QUAND MON PALAIS DEGUSTE AU CHÂTEAU…
Léonard de Vinci. La vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne.
Dans ma quatre-roues non motrices que j’aime, j’ai glissé sur la RN 10 comme un céphalopode entre les hannetons aux carapaces luisantes, lourds (dans tous les sens du terme…) en caravanes longues. Rien à voir alentours, le regard fixe, les lombaires humides, attentif aux yeux rouges du cul des monstres. Les routes encombrées tuent les paysages. Puis j’ai franchi le pont qui n’est pas d’Avignon. Personne n’y danse sous les radars affamés. Mon copilote, dame à la voix morne, me guide. Je l’écoute comme un enfant sa mère. Les mères, mais pas toutes, aiment leurs enfants petits, et même vieux parfois. Celle-ci, pourtant inhumaine, qui me porte dans son ventre binaire, m’entraine ensuite, passé les voies aussi rapides qu’impénétrables, sur les départementales buissonnières. Là je tourne et vire dans le secret des paysages qui offrent à ma sérénité retrouvée, le calme des arbres en touffes feuillues, la paix des plaines herbues et des reliefs doux. Cette femme dyadique est plus tendre que ces vieilles marâtres aux seins secs, qui maltraitent encore leurs vieux enfants douloureux. Quelque chose de la rencontre à venir me pacifie. Mon cerveau droit déconnecte, le gauche s’exprime où loge, d’amour et de soie, de paix et de joie pure, primesautier, mon ange, mon maître qui me guide. Mon pied se fait léger, je musarde, je me glisse en douceur et roule sur le bitume étroit entre les premières vignes du Médoc. Petits châteaux, domaines inconnus des médias cannibales, ceps tordus aux entre-rangs encore trop souvent roussis, villages immobiles se succèdent.
Puis vient Labarde, Cantenac enfin.
Timide, j’entre dans pâle mère (?). Palmer de son vrai nom. Place Mähler-Besse, je me range et m’extraie de mes tôles. Quelques secondes déplient mon corps contraint par le voyage. Sous mes pieds les galets blancs me massent. Les énergies circulent à nouveau dans les méandres fatigués de ma vieille carne. Des bâtiments anciens, petits et grands m’entourent, comme dans un village qui en a vu d’autres. Légère, elle apparaît à l’angle d’un bâtiment aux volets vert d’eau. Un corps menu, que souligne et mets en grâce un jean étroit sous un coton tissé translucide mais pas trop, me sourit de ses yeux clairs pétillant de bulles. Un sourire vrai sur des lèvres ourlées. Le teint frais, rose hâlé, découvre des ivoires réguliers. La T’Chad herself, dans toute sa splendeur, se matérialise. Elle ne se penche pas vers moi. Pour une fois, je suis à la hauteur. La petite est menue, gracieuse. Elle sent bon le cuir frais et les fleurs de printemps, quand nos visages se touchent un instant. Ses lèvres n’embrassent pas le vague du ciel blanc de brume, mais mes joues. Je le lui rend bien. Oui, c’est bien elle que j’avais pressentie. Une fois encore, La Toile n’a pas menti. « Rouge, Blanc et Bulles » sera mon guide, intelligente, finaude, joueuse et habilement bordélique. Vivante !
Comme j’aime !
Palmer, que je n’aurais pas l’outrecuidance de présenter, grand Troisième Margalais, est en révolution douce. On s’active, on casse les murs pour mieux dévoiler le Château, on retrace un parcours. Palmer veut se donner au yeux de ses visiteurs. Annelette m’explique. Nous cheminons. Derrière la bâtisse, arrêt et échanges à baguettes rompues avec le paysagiste qui restructure jardins et chemins. Tête burinée, poils blancs et visage de vieux faune au regard droit. Les mains terreuses, épaisses, faites pour tailler, planter. Au service de convictions, de projets, d’amour de la nature, qui nous parle de liberté, de terre propre, de plantes et fleurs vivantes, à marier en bouquets comme des taches de couleurs en désordre apparent, sur l’herbe verte du parc, entre les vieilles essences centenaires. Chêne liège, tout en superbe, à la peau grumeleuse, platane altier, châtaignier imperturbable, arbre mystère (pour moi) comme un croisement hasardeux entre un érable et un vieux plant de cannabis, aux feuilles pointues et dentelées à la fois… Mais je délire.
Nous tournons autour du château. Le mur qui longeait la route est tombé, puis reconstruit très bas, plus en retrait, après qu’une porte d’angle, fermée d’une grille bleue, finement et étrangement sculptée, pierres et fines briques rouges en strates, a été magnifiquement restaurée par des tailleurs de pierre respectueux des traditions et de leurs beautés. Le château, en majesté, régale désormais le regard du chaland. Nous remontons un instant la départementale et entrons au chai à barriques en construction. Ici encore, tradition et histoire sont au service de l’architecture. Le bâtiment immense abritera et protégera des aléas climatiques les vins entonnés qui patiemment attendront la fin de leur élevage. La vaste salle reproduit à l’identique les allures et frontons du passé.
Retour au « village » existant. Une porte discrète s’ouvre sur une salle de dégustation immaculée. Sur les murs, aux deux tiers de la hauteur, une frise à la gloire du raisin brise de ses couleurs vives, l’austérité quasi monacale du lieu. Au centre une table haute, carrelée. Sur la table une batterie de grands verres attendent. Alter Ego et Château Palmer 2010 à leur côté. Elevage en cours bien entendu.
Quelques lustres avant que l’âge m’ait assagi, je fréquentais ces vins. Les étiquettes noires et ors m’étaient familières. C’était au temps où les grands vins de Bordeaux étaient encore abordables aux bourses plates des amateurs énamourés. Alter Ego est château noir sur fond or. Palmer est son inverse comme l’est une photo à son négatif. Château d’or sur fond noir. Comme deux eaux fortes gravées dans un intangible passé. Seul pour moi le millésime est nouveau. Les jus sont d’encre, violette comme purée de myrtilles fraîches. Alter n’est pas austère, qui s’étale en largeur à mon palais consentant, après qu’il m’a lâché au nez ses parfums floraux puis rouges et noirs de fruits mûrs et crémeux. Le millésime fait son office, ajoutant à ce vin « horizontal » fait pour être avenant dès sa jeunesse, une droiture, une rectitude, une « verticalité », qui augurent d’une belle évolution à terme. Puis vient le temps de Palmer. Qui se goûte parfaitement. Une belle boule de vin, parfaite sphère de purs fruits purs d’une précision et d’une définition nanométriques, sussure à mon palais, avec race et élégance. Certes le yearling est fougueux, pas complètement assagi et « débourré », mais la matière, pas brute pour autant, est splendide. C’est une soie sensuelle de tanins, poudre de craie finement épicée, qui laisse au palais ses fines touches réglissées. Le vin semble se plaire en bouche, et luette franchie, il semble toujours présent, et… longuement. Déguster c’est recracher, mais là, je ne sais pourquoi, atteint d’une amnésie aussi subite que partielle, j’ai oublié.
Bacchus, dans sa mansuétude, m’a pardonné !
Annabelle, du château elle aussi, qui veille sur le 2,0, se joint à nous. Nous débarquons en « Gare gourmande » restaurant de poupée, minuscule, avenant qui ne peut accueillir qu’une poignée de voyageurs gastrolâtres. Les deux brunettes s’entendent comme larronnes en goguette. Regards complices et sourires jumeaux. Anne s’est éclipsée, Laurence est apparue… Sur la table apparaissent deux bouteilles du château, dans les millésimes 2007 et 1991, auxquelles courte vie est promise. La première est ouverte, rieuse, qui se donne sans détour comme un enfant confiant. La seconde issue d’une année difficile – la vigne a connu un gel printanier qui a détruit la récolte (20 à 80% selon les endroits) – et pluvieuse pendant les vendanges. Carafé le vin est un rubis brut, peu brillant mais sans aucune turbidité. Les notes mentholées dominent un nez automnal fait de fines touches d’humus humide, de champignon frais (certainement des ceps « Têtes de Nègres », bordelais oblige !!), au travers desquelles quelques notes myrtillées subsistent. C’est une dentelle de Bruges qui honore mon palais. Le vin, à son sommet, est d’une exquise délicatesse de toucher et de texture. Il roule en bouche, caressant comme l’aile d’un papillon poudré une paupière. Me vient à l’esprit l’image de la Fée Clochette ! Mystère des analogies fulgurantes. A l’avalée, les épices douces accompagnent les tannins, si fins, qu’ils semblent, poètes, avoir disparu…
Retour au village. Conversation à blogs rompus. Tendances, chapelles, guéguerres picrocholines, embrouillaminis de la Toile, papotages diserts, le temps doux s’étire…
La dame à la voix plate, patiente, me parle. Je roule en mode automatique. Les sourires légers des filles de Palmer m’accompagnent au creux de ma mémoire immédiate. Je franchis à nouveau le pont laid recouvert de fourmis affairées. Regards las, sourcils froncés, sourire béats, doigts qui fouillent, qui tapotent, qui grattent, spasmodiques, les volants brûlants sous le soleil blanc. Carcasses multicolores impavides, odeurs de gomme et de bitume chaud.
Retour vers les vignes, trop souvent rouquemoutes des maltraitances chimiques réitérées de la Champagne, qui se dit Grande… Cognac pointe le bout de mon logis…
Je souris à mon palais qui garde le souvenir secret des vins et du bonheur des filles du Château.