Littinéraires viniques » 2009

LE VERTIGE ET L’IVRESSE…

Chinikov. Promenade dans le bleu de nos rêves.

Jean-Do, l’œil mi-clos, le cortex au repos, n’est plus qu’à moitié lui.

Il s’est réfugié tout au fond de son humanité, en relation étroite avec ses pères tutélaires. Dans son champ de vision, les jambes soyées de l’hôtesse crissent à chaque pas. Aux temps anciens de la survie, il aurait bondi, griffes acérées et pénis conquérant, mu par ce vieux cerveau reptilien qui lui ordonne, encore souvent, de saillir coûte que coûte. Oui, prendre la femelle et la remplir, séance tenante, de bon sperme chaud, gluant et riche en protéines fraîches. Cet élixir de vie qui lui déchire les reins de plaisir et le laisse sur le flanc, qu’il a large, épuisé mais en paix. Un moment. Que l’espèce survive demeure impératif. Tout se mélange dans sa tête. Ça arrive comme ça d’un coup, alors qu’il est plongé dans de profondes analyses politico-économiques. Pourtant il ne bouge pas, se contentant de cette demi érection douce qui lui mouille à peine le bout de la bite. C’est ainsi qu’il se murmure in petto, dans un langage très cru, car les mots ont un puissant pouvoir évocateur. Il lit souvent les textes sacrés, les grands livres. Cela lui suffit pour le moment. La brune grassouillette qu’il a vitement honoré dans les toilettes de la classe affaire, il y a moins d’une heure, l’a apaisé. Un peu. Une poignée de dollars arrachés à la liasse l’ont calmée. Derrière lui, affalés comme des huitres grasses dans leurs larges et luxueux fauteuils de cuir, les membres de son staff, ont déconnecté. C’est ainsi qu’il aime que l’ordre du monde soit.

Lui devant.

Toujours à demi vivant, il se penche vers le hublot. Là-bas, tout en bas, les Alpes sont blanc d’œuf écrasé. La vie semble avoir disparu, la terre, déserte n’est plus qu’à-plats colorés, comme une œuvre abstraite qui s’étendrait, vide de sens, au mur d’un musée cosmique. Cette relativité mouvante lui plait. Plus haut encore, la planète retrouverait sa forme presque ronde, dodue, appétissante. Il se dit qu’à bord d’un vaisseau spatial, il tendrait la main vers elle, qui reposerait, lumineuse, dans le creux de sa paume, comme un sein consentant qu’il écraserait lentement, lui tirant un jus sombre de sang, d’eau, de pierre broyée, de feu et de chlorophylle mêlés. Un sourire enfantin étire ses lèvres fines. Béatitude satisfaite qui le comble et le plonge dans un demi sommeil.

God is on his side…

La mère qui l’a porté papillonne. Belle et plantureuse, de larges seins oblongs tendent sa blouse légère qu’ils percent à moité. Autour d’elle, l’assemblée de ses admirateurs est sous le charme de ses yeux zinzolins. Dans son couffin étroit, emmailloté dans ses langes serrés, jambes bouillantes et cœur énamouré, l’enfantelet attend sa tétée de lait et d’amour. Mais emportée par un irrépressible besoin de séduire, elle l’oublie souvent. Il pleure d’une voix douce, triste et implorante. Le regard baveux et les moustaches frisées de l’homme au feutre élégant qui couve sa mère d’un regard gourmand, sont plus forts que sa souffrance d’agneau affamé. Là, dans l’obscurité de son jeune âge, Jean Do décide confusément qu’il n’attendra plus jamais, qu’il ne supportera plus que femme lui résiste, le prive, quand le temps faisant, il pourra décider. Tout lui sourit pourtant et continuera de lui sourire. Confort à tous les étages, les grâces sont sur lui…

Dans le pullman de cuir brun qui jouxte le sien, Chani sa femme que l’âge arrondit et détend, les paupières closes sur des yeux lumineux de faïence azurine, sourit comme elle le fait en toutes circonstances. Seule l’intensité variable du ciel de ses pupilles cérulescentes signale à qui sait la lire, son humeur de l’instant. Paradoxalement, le bonheur les noircit. Au comble de la rage contenue, ses yeux sont lacs d’altitude. Elle sait Jean-Do, du plus tenu de ses synapses au plus obscur de ses barathres. Le moindre de ses tressaillements secrets résonne au profond de son être. Au-delà des affections mièvres que recherchent et célèbrent les mollesses humaines ordinaires, la même ambition les habite, les hante, guide leurs pas et tord leur sommeil de cauchemars sidérants. Ils sont un, jusque dans la sueur qui glace leurs reins. De loin en loin, Jean-Do la maltraite. Sous le ventre flasque et pendant du vieux bison, ses fesses, débordantes, trop ductiles maintenant, roulent en vagues mollissantes, sous les coups de boutoir trop rapides. Elle n’a plus de plaisir, si ce n’est celui de faire philippine quelques minutes. Pour le reste, tout est parfaitement double, clair, consenti. La conquête des cimes leur mange le ventre, les garde contre vents mauvais et pulsions charnelles, dans un continuel vertige. Ils oscillent constamment, comme des culbutos extatiques, entre les brûlures du pouvoir presque total entraperçu, et les pièges mortels qui peuvent encore les engloutir, comme une dernière succion, à quelques mètres de l’extase absolue de l’ultime sommet. C’est un pacte infernal qu’ils n’ont pas eu à signer.

Jean-Do ne sent plus son épaule gauche. Hypnotisé par la mer vide de vie visible qui déroule sous lui sa pellicule de lapis sans rides, il ne bouge toujours pas. A ces hauteurs les hommes et leurs temples de toutes natures ont disparu, la planète est déserte. Seul l’espace des ténèbres supérieures le domine encore. Mais il sait qu’en bas, sous le manteau bleu des eaux figées, règnent les abysses dans la noirceur desquels couvent les feux de Vulcain, ces bouches de lave carmines que les eaux ne peuvent éteindre. La crainte d’y plonger, de réduire à néant son rêve, leur chimère de domination glorieuse, lui glace les tripes et calme un moment l’amativité qui le consume.

Chez lui la peur est ivresse qui nourrit le vertige.

La climatisation chuinte, s’apaise puis repart, les hôtesses glissent dans l’allée centrale, au bruit sec de leur cuisses gainées de fines résilles qui se frôlent. Ces chants polyphoniques, qu’il est seul à ouïr et jouir, ne troublent qu’à peine le silence luxueux de la classe affaire. Son corps a soif, tout le temps. Alors, pour le tromper, il se décide à boire. Sur la carte des vins, brillent en lettres repoussées les noms des très grands. Tout au bas, il repère un Château, petit Gamay de peu, qui plait au gamin en lui. « Thulon » 2009, ce nom l’attire qui conjugue la mort donnée sur le mode indéfini. L’avion amorce sa descente vers New York, il a du temps devant lui. Puis sa suite luxueuse, ses habitudes l’attendent, comme une respiration torride entre deux réunions de haute importance. Chani poursuivra vers les plages cossues de la côte ouest. L’alien qu’est devenu l’enfant frustré, dans l’enfer secret de sa conscience sourde, entrouvre ses yeux tristes. Entre son regard et la lumière crue du hublot, le vin tourbillonne dans le verre. Sa robe de velours grenat, moirée d’encre violette, rutile, brillante et pure comme un soleil couchant sur les monts du Beaujolais.

C’est pile le milieu de la nuit.

L’heure des équilibres, des funambules qui vacillent sur la lame. Yeux grands ouverts j’ai du dormailler par instants. Au tiers, mes bras sont marqués d’un trait rouge par le rebord du bureau. Le cou me tire. C’est moins bien ! Pas de monts du Beaujolais à me mettre sous les pupilles mais un de leurs meilleurs jus à me lisser les papilles. Tout est fleur, grâce et fruits dans le haut verre. Un vin du Jean Marc Burgaud qui va me ramener dans les clous du réel. Sous mes pieds le parquet. Sous le parquet le monde. Calme et paisible. Bruissant du silence nocturne. Dieu qu’il est bon de n’être rien ni personne. Qu’un vermisseau tout au fond de l’insondable.

Qu’un soupir dans la voix de Dieu…

Dans la solitude de la nuit les parfums sont plus intenses. Il prennent comme un relief supplémentaire. Les sens aussi sont plus aiguisés, des crocs de goule en maraude. Les possibles itou. Le verre revient à moi et aguiche mes sens de ses parfums espiègles et friands. Je la vois sur l’écran de mon front, cette grasse pivoine aux pétales serrés qui exhale ses parfums sucrés sous mon nez épaté. Elle enroule dans ses plis humides de rosée, les framboises et les fraises fraîches du matin. C’est bon, revigorant, de cette simplicité apparente du complexe. Ça sent la vie de la pierre et de la terre. La corolle de cristal fragile verse dans ma bouche une belle goulée de gamay qui attaque au son de velours d’un tambour d’apparat, le tapis turgescent des papilles frissonnantes de ma langue incurvée. Qui accueille le nectar goûteux, comme la nonne extasiée, le sang du Christ Doloroso. Une boule, une balle de fruits mûrs qui roule et rebondit du sol au palais. Qui tapisse, qui s’insinue, libère son bonheur pour mieux me ravir, lentement. La matière est conséquente, millésime oblige, et talent du vigneron pour sûr. La sphère fait sa bombe puis s’ouvre en une vague de fraises, de framboises et poignée de myrtilles à l’acidité tendue. Puis la vague finit sa déferlante dans les obscurs abysses qu’il vaut mieux taire. Je claque du bec de plaisir. Le vin rechigne à se faire souvenir. Ses tannins imperceptibles laissent longtemps leur craie fine à l’envers de mes joues.

Mes yeux, à mon insu, se sont fermés de plaisir.

Dans son fauteuil, Jean-Do savoure ce vin d’en-bas qui apaise un instant l’enfant fou des douleurs enterrées. La gomme des pneus cogne comme un poing mou le béton rugueux de la piste…

Brutal, le désir lui fouaille à nouveau les reins…

EMOABTIJECTECONE.

ACHILLE ET L’ENFANT …

Marianne Stokes. la vierge et l'enfantMarianne Stokes. La Vierge à l’Enfant.

 

C’est l’heure …

Achille s’ébroue. Du mal à décoller de sa couche qui le réchauffe. Landonne ne va pas tarder. Deux semaines qu’il esquive, louvoie, emmuré dans un silence buté, la tête prise dans un ciment épais, collant, qui lui englue les neurones dans une sauce épaisse, une béchamel grasse, une soupe de légumes broyés à la moulinette émotionnelle. Il sent bien que son plexus qui irradie nuit et jour une chaleur brûlante le bloque, l’empêche, comme si le passé délétère ne voulait pas remonter, de peur de se dissoudre, de disparaître à la lumière crue de sa conscience claire. Alors il s’assied à chaque fois face à la dame, le dos droit sur sa chaise, jambes croisées, serrées à se faire mal aux génitoires. Visage fermé comme celui d’un enfant capricieux, tête baissée il se perd dans la contemplation des chaussures noires de cette femme si patiente, se noie dans le cuir verni, se dissout dans les boucles argentées qui les ornent. Achille se dilue, s’échappe, se ferme de peur de mourir. Cela vient de loin, il le sent bien, quelque chose d’avant la parole, d’avant les premières idées, du temps très ancien, archaïque des premières croyances élaborées d’instinct au creux de son ventre de bébé en pleurs. Mais il repousse ces émotions, ces idées confuses, comme si les reconnaître le tuerait, le renverrait à l’avant vie, petite tête agitée au bout d’un spermatozoïde à flagelle, qui grimpe, qui grimpe …

Nan bredouille l’enfant en hurlant qui s’agrippe de toute la force de ses petites mains potelées aux barreaux du lit blanc. C’est qu’il est puissant l’enfantelet, il tient Achille par la nuque et lui écrase le cœur de toutes ses forces décuplées par la rage de survivre. Ce cœur en purée incarnate, chaude, dégoûtante, coule dans sa poitrine, l’étouffe, le paralyse, s’immisce en grumeaux paralysants jusque dans ses extrémités, lui transforme la verge en pousse de radis, lui broie les tripes et lui crame le ventre. Achille se recroqueville tant bien que mal, un goût métallique de vieux sang séché lui mange la bouche. Le soupir d’un enfant au cœur gros s’échappe de sa bouche, malgré lui. Landonne le regarde, son regard brille mais pas trop, ce qu’il faut pour qu’il ne sente pas sollicité mais discrètement encouragé cependant à dire ou non. Mais qu’il lui est difficile de se redresser, de lever la tête et de regarder le visage de cette femme ! Rien à voir avec Marie-Madeleine, avec cette rousse charnue, charnelle, bandante. Impossible de la regarder d’un œil spermatique, de jouer la séduction, de faire la voix sourde, de la fixer dans le blanc des seins jusqu’à la faire bafouiller, tant et tant qu’à la fin les obus pointent, prêts à craquer!!! Non, Landonne a quelque chose de sexuellement neutre pour Achille, quelque chose de doux, de réconfortant, son corps n’est pas fait de courbes audacieuses, de défis à l’équilibre, de sucs succulents, il est même un peu massif, mal dégrossi, d’un bloc, mais rassurant. Sa mise n’est pas triste, elle est vêtue élégamment pourtant mais elle ne sent pas le cul. Elle dégage des vibrations douces, à s’y blottir, elle l’apaise, l’autorise à se taire, à attendre, c’est bon .

Achille a regagné sa tanière, son antre, son refuge, il s’est allongé la nuit venue, nuit sans lune, silencieuse, effrayante, sidérante. Fœtal, poings serrés sous le menton, dos courbé, genoux sur la poitrine, il fait son œuf sous sa coquille de laine chaude, il bout, macère dans son jus, renifle, cherche des odeurs qu’il ne retrouve plus, si proches mais oubliées. Sous l’os épais de son crâne obtus, dans son hémisphère gauche Descartes pontifie, analyse, dissèque, relie, écarte, juge, soupèse. En vain. Les brumes du passé, enfouies sous les injonctions, les interdits, les refoulements, les reniflements du mental, sont floues, insaisissables, comme des fumerolles, comme les mirages au désert. Achille patauge dans l’indicible comme un chien lourdaud. Alors il respire, lentement, longtemps, avant de s’endormir …

L’ourson n’a plus qu’un œil, mais un œil au regard étonné plein du regret de qui lui arrive, lui qui n’est que pur amour, il ne dit rien et sa bouche qu’il n’a pas reste close. Sous les gencives édentées de l’enfant qui le mord, il subit. Sa peau pelée, au poil arraché, n’est plus que tissu élimé, prêt à craquer, mais l’ourson, compagnon des douleurs, aime à mourir ce petit bout de chair rose qui le martyrise pourtant. Tant et tant, tant et plus, qu’à la fin il cède. Un peu. Et la paille rêche qui pointe du petit trou au creux de son flanc griffe l’enfant. Et nounours verse les larmes absentes de sa souffrance sur la joue rebondie du bambin qui piaille. Le bébé trépigne de joie mauvaise quand craque le bras gauche de la peluche qu’il l’agite convulsivement. La paille éparpillée dans le petit lit blanc lui fait la couche de l’enfant de Noël. Dans le grand lit d’à côté, ça gémit, ça soupire, ça se retient pourtant. Alors soudain les cris aigus de l’enfant en terreur éclairent la chambre.

Dans son lit d’adulte Achille gémit dans son sommeil, ses mains s’agitent sur le vieil ours disparu. Ses propres cris le réveillent, corps tendu, douloureux. Il se lève comme un automate un peu rouillé et se dirige au radar vers les toilettes. En traversant le couloir il se traîne, maladroit comme un automate rouillé, ses genoux cognent contre la porcelaine et sa vessie pleine obstrue sa conscience en demi sommeil. Et le voilà penché vers l’œil en pleurs qu’il regarde, un peu hagard, du haut de ses trois ans. Maladroit il se met à pisser comme un enfant qui vise le fond de la cuvette. Il lui semble ne tenir en main qu’un appendice minuscule, fragile et tremblant. Il est là, debout sur ses jambes, d’adulte pourtant, il le sait bien, qui contemple du fond de son âge le jet de gouttelettes très pâles qui giclent sur les parois lisses de la céramique. Comme autant de petits soleils jaunes remontés d’un hiver lointain qui se suivent en guirlande lumineuse, la pisse des soleils couchants coule en flots drus qui éclatent en écailles de lumière crue et sonore sur les chiottes immaculés. Ce matin Achille rejette tous les soleils de tous les soirs de sa vie. Ce soir une intuition aveuglante le frappe, il pissera tous les soleils levants, morts et perdus depuis le jour de sa naissance. Achille pisse les temps à l’envers et cela le soulage. Autant que sa vessie qui soupire de plaisir. Dans l’eau croupie des gogues l’araignée à demi noyée se débat, ses pattes crochues glissent sur la céramique humide, elle couine et menace toujours, pourtant …

Ce matin Landonne a changé de tenue, elle s’est recouverte de feuilles d’automne, aux pieds ses chaussures marrons parfaitement cirées attendent qu’Achille veuille bien. C’est à chaque fois pour lui une douleur immense de lever la tête, de regarder dans les yeux cette femme paisible, cette femme si patiente qui ne demande rien. Le temps passe inexorablement. Entre ses mains serrées Achille compte les secondes de sable de ce temps si précieux qu’il s’obstine à gâcher. Ses lèvres s’entrouvrent parfois, balbutient un peu d’air en bulles, mais aucun mot articulé ne sort d’entre ses mâchoires crispées. Le temps s’étire comme une patte molle sous un rouleau enfariné. Les chaussures brillantes de Landonne sont immobiles. De temps à autre elle décroise les jambes pour les recroiser à l’inverse, on dirait les aiguilles d’une horloge invisible qui marque les minutes lentes, elles lui disent que le présent n’est qu’un leurre, qu’il est impossible le retrouver le temps passé, le temps imparfait de son passé pas simple. Il a beau serrer les doigts très fort, le passé dévore le présent, le présent n’existe pas.

Achille n’a pas pu, il s’est levé l’heure échue, s’en est allé sans avoir pu relever la tête. Il se sent lourd comme un sac d’éclats de pierres. Et noir de rage intérieure. D’un coup de tête rageur il veut ouvrir sa porte. Elle claque violemment contre le mur et rebondit, joueuse, pour lui ouvrir le front.

Achille a chaussé ses bottes de sept lieues, il fonce dans les allées, dérape sur les herbes mouillées, se griffe aux branches basses qui laissent sur ses jambes des limaces de sang et de lymphe. Le vent qui s’est levé le fouette et le freine. Sous ses côtes meurtries son cœur s’affole, quitte sa poitrine et s’envole comme un soleil blessé. Sous son crâne en surchauffe un tambour sauvage imprime le rythme sourd de la montée à l’échafaud. A courir au-dessus de ses forces son regard se voile, ses chairs crient, ses tendons sont à la rupture, ses jambes moulinent son désespoir. Le vent redouble, il croit entendre l’enfant hurler dans les branches. Oscar ne se montre pas, seul, immensément seul Achille trace sa route. Une dernière racine qu’il ne peut éviter le jette à terre, il s’écroule d’un bloc, son front heurte la terre grasse et trace un sillon dans les feuilles pourries, un goût de champignon lui envahit la bouche, il étouffe à moitié, se débat, crache et se retourne sur le dos, jambes flasques, haletant. Le ciel gris vire au rouge, les chants des oiseaux cessent, le vent tombe lui aussi, les sons du monde s’éteignent, il ferme les yeux, la peur le déchire.

Éberlué, n’en croyant pas ses yeux qui ne voient plus, pétrifié par les deux grands yeux bleus qui le regardent plein de rage et de fureur, Achille ne bouge plus. C’est un éclair blanc, aveuglant qui le dessille, lui déchire le cerveau.

L’araignée est un enfant !

Achille le désintégré rit en silence sous la pluie jaune qui inonde son bureau. Sa lampe se fout bien du temps qui passe, elle lui donnera le jour au creux de ses nuits blêmes jusqu’à son dernier rayon. Montlouis, à moi ! Ce qui le fait ricaner plus encore. A regarder la robe d’or fin de ce vin qui lui renvoie les feux vifs de la lampe, il se calme un peu. Son rire mouillé s’affaisse, comme lui, alors qu’il se souvient de sa chute douloureuse, de cette révélation sous le ciel rouge qui s’est éclairé jadis avant que la mort l’emporte. Quand l’araignée a mué, quand l’enfant s’est montré. Ce petit con puissant, assis ce soir, très sage, juste contre lui. Un pauvre môme devenu alcoolique depuis qu’il l’incite à sucer le goulot. Rires ! Tous deux se marrent. Le vieillard et l’enfant. Achille lui fourre sous le nez le lac d’un vin clair, ce chenin « Les Tuffeaux » 2009 de François Chidaine, un vin de tendresse pour célébrer les retrouvailles nocturnes et graves du vieillard et de l’enfant. Sous la fleur d’acacia l’enfant éternue, il salive quand le miel parfumé le caresse, quand le jus mûr lui offre son très fin botrytis, il sourit ; et s’affole un instant, avant qu’Achille ne le calme de la main, quand la cire de la ruche lui fait croire aux abeilles piqueuses, et salive quand la mangue et l’ananas, en fragrances sucrées, lui montent aux narines. L’enfant sourit à nouveau, Achille a larmoyé. Mais le jus frais coule dans sa bouche, les fruits jaunes que la pêche a rejoints, gonflent, soyeux et mûrs sur sa langue aux papilles fatiguées, puis la cire des abeilles, le miel léger, le poivre blanc dansent et rient comme l’enfant ébahi sous la caresse goûteuse de ce vin qu’il ne boit pas. Achille a fermé les yeux et ceux de l’enfant quand le jus, gagné par la fraîcheur, coule dans sa gorge. Sur leurs langues turgides, le tuffeau, le poivre et la réglisse s’éternisent …

Achille a posé,

Sur les épaules frêles

De l’enfant blond

A demi endormi,

Légèrement,

Son bras …

 

ERASSÉMORÉTINÉECONE.

BRET BROTHERS. POUILLY-FUISSÉ.

pouilly-fuisse_bret_brothers_cuvee_terre_vergisson_large

 « Terre de Vergisson » 2009.

La lumière traverse l’or pâle de ce vin d’année chaude, quelques moires vertes et grises y jouent. C’est que le paysage, derrière la fenêtre, que je vois se refléter tandis que je sonde la couleur du vin, a la tête en terre et le sol au ciel. Les branches encore nues de l’arbre qui nage dans le verre plongent dans la tige de cristal que je tiens à deux doigts. Hermès Trismégiste, supposé père de la Table d’Émeraude, si tu me lis.

 Rires …

Riche ce vin, me dit le nez qui hume sous mes yeux clos. Comme si le fait de fermer les yeux avivait la perception olfactive. Non sans doute, une habitude sans plus. Plutôt un rituel. Le vin n’est pas boisson ordinaire, qui traversé bien des religions. Et bien que profane la dégustation est une messe. Les épices dominent sous la branche d’un poivrier vêtu de blanc penché sur une corbeilles de fruits jaunes, pêches surtout entourées de quelques abricots aux joues rebondies à craquer et rouges de soleil. Une touche sucrée d’angélique confite, aussi. En somme un nez qui donne envie de mordre. Mais le tout avec une certaine retenue encore. C’est que sous sa robe, la belle est bien jeune …

 Rires encore.

A peine happé, derrière un toucher de bouche timide, le vin explose de fruits mûrs au palais, de mille et une douceurs. Comme l’odalisque dont les hanches roulent au rythme de la musique, la pêche libérée, l’abricot éclaté, qu’exhaussent les épices, à peine tempérés par le gras du vin, ondulent et charment mes papilles. Du cœur du jus monte la fraîcheur qui accompagne, s’intensifiant, le vin jusqu’au bord de la gorge. Puis qui passe la luette, bascule et tombe. Une onde de chaleur douce apaise mes cellules. Ce qu’il faut pour que la caresse reste élégante. La roche de Vergisson, alors tapisse ma bouche, la réglisse poivrée s’installe longuement. Je vibre de plaisir.

 Dans ma bouche conquise, le sol qui a porté ce vin s’attarde …

ACHILLE SOUS L’ORGANSIN DE LA PEAU DE SOPHIE …

..........E. Sonrel. Our Lady of the Cow Parsley.

 

Ils prirent l’habitude …

Tous les matins de passer un moment ensemble. Après que Achille a couru, il se fait beau, rejoint Sophie, lui parle. Le regard accroché au sien, elle écoute et ne répond jamais. Souvent, elle lui tend un CD, sans un mot, accompagné d’un sourire ébauché, énigmatique toujours. Elle ne sort jamais du pavillon, alors il lui peint le parc, les allées, le patchwork de feuilles mortes qui défilent sous sa foulée, la tête qui lui tourne, l’or des dernières feuilles suspendues aux branches souffrantes, tordues comme les griffes des sorcières terribles qui hantent leurs nuits. Octave qui l’attend, le suit ou le précède, le corps qui brûle, le sang qui bat aux tempes, et l’araignée qui se tait tant qu’il cavale. Dans le regard de Sophie les brumes se dissipent, la lumière revient et sa bouche tremble. Quand le soleil veut bien l’éclairer, il voit son propre reflet dans le miroir aigue-marine de ses yeux. Aux longs cils vibrants il s’accroche, pour ne pas se laisser entraîner dans les ombres liquides qui parfois brouillent son visage. Quand les lacs languides retrouvent leur cristal, il respire mieux, Circé s’en est allée. Quand elle lui a dit, le coupant au milieu d’une phrase, «j’aime aussi les hommes», il n’a su que répondre, pas même bredouiller quelque chose. Il s’est senti stupide, bouche ouverte, phrase pendante, regard baissé, muet comme un bulot, ébouillanté. Sophie l’observe un moment en silence, comme jamais, puis se lève. Comme à son habitude elle lui touche furtivement l’épaule, puis lui tourne le dos et s’en va. Elle s’était ce jour-là emmanchée dans un pantalon vert, et portait une blouse de soie grège largement échancrée, dans laquelle elle flottait, plus que nue. Achille la suivit, qui partait lentement à longs pas souples. Ses hanches, comme des amphores étroites, roulaient, ses seins libres et épanouis bougeaient à peine. Quand elle bifurqua vers sa chambre, il vit une étincelle dans le coin de son œil qui riait.

Le soir dès vingt et une heure Achille regagnait sa chambre. Extinction générale des feux. Les couloirs bleuissaient, le bâtiment désert sombrait dans un silence, que rompaient à peine les ronronnements assourdis des dormeurs en proie à leurs cauchemars solitaires. Les veilleuses de nuit régnaient, seuls leurs légers pas feutrés trahissaient leur présence attentive aux moindres déplacements des quelques insomniaques qui résistaient vaillamment aux psychotropes abrutissants. Achille prenait un plaisir malsain à sortir de sa chambre pour aller aux toilettes. Rien à pisser en fait, mais il se régalait à quitter sa tanière pour les attirer hors de leur bunker. Quand il débouchait, débraillé, des gogues, il aimait la voix douce qui lui disait invariablement, feignant de regarder ailleurs, «Monsieur Achille ça va ? Allez, il faut dormir maintenant». Il ne répondait pas, jubilait en silence, et regagnait docilement sa cellule. Debout derrière la porte, il entendait le souffle patient du cerbère qui attendait un moment que le silence revienne. Cela le rassurait, c’était comme un rituel tous les soirs répété, il n’était pas seul avec la chitineuse occupée à lui sucer la moelle.

Ce soir là il sommeillait, nageant entre deux eaux, à demi endormi, ne sachant plus pleinement où il était, quand une ombre odorante se pencha sur lui. La pleine lune, très basse à ce moment de la nuit, inondait à demi sa solitude de sa lumière argentée. Le volet mécanique de la fenêtre, baissé aux trois quarts, laissait passer une lame laiteuse qui n’éclairait que la partie basse de la chambre. Un parfum de jasmin et de peau chaude le ramena au ras de la réalité. Il ouvrit les yeux, sur deux jambes nues aux muscles fins et déliés, aux attaches fragiles, à la peau ivoirine délicatement veinée. A mi cuisses, un peignoir de soie rouge entrebâillé ondulait doucement, au gré du souffle paisible de la silhouette, dont le haut du corps disparaissait dans les ténèbres. Achille crut à une apparition céleste, mais entre les pans flottants du peignoir, la vision d’une nuisette translucide, qui ne couvrait qu’à moitié la tâche claire et mousseuse d’un triangle plein, aux bords réguliers, finit de le réveiller. Sophie, déjouant la vigilance des veilleuses, s’était glissée jusqu’à sa chambre. Le peignoir tomba de ses épaules en crissant, et s’étala à ses pieds comme un parachute dégonflé ; puis la nuisette de soie grège suivit le même chemin. Une main aux longs doigts émergea de l’ombre et rabattit le drap qui le recouvrait. Achille dormait presque nu, vêtu seulement d’un caleçon de coton bleu décoré de nounours enfantins. La jeune femme s’allongea doucement sur lui, enfouit sans un mot son visage au creux de son épaule, sa main gauche caressa la hanche droite du garçon, lentement, tandis que sa main droite se posait le long de sa joue gauche. Elle respirait doucement, et le zéphyr fruité de son souffle qui filait sous l’oreiller, lui chatouillait agréablement la nuque. Achille ne respirait plus, la tête lui tournait, sur son corps tendu, le corps de Sophie ne pesait pourtant pas plus que celui d’une oiselle. Il rougit, entre ses jambes entrouvertes son sexe gorgé de sang, coincé contre le pubis spumeux de la belle qui bougeait imperceptiblement, battait comme un cœur en détresse. Sur sa poitrine, les seins de sa visiteuse s’écrasaient à moitié, et leurs tétins turgescents l’agaçaient, se relevant par instant pour s’écraser à nouveau contre sa peau hérissée.

A voix basse elle se livra.

Un chant modulé très doux lui montait à l’oreille, passant du grave à l’aigu, et coulait comme une mélopée orientale en arabesques ensorcelantes joliment ornementées. Il sut qu’elle était musicienne, jouait de la guitare, du luth, du théorbe et de l’oud surtout, dans un groupe de musiciens amateurs. Qu’elle ne pouvait en vivre, qu’elle ne supportait plus de faire l’assistante sociale dans une banlieue déshéritée, qu’elle avait craqué un soir de salle vide et d’âpres disputes. Prise de rage et de désespoir mêlés, elle avait quitté les autres, s’était enivrée dans un bistro, n’avait pu payer, et s’était jetée comme une furie sur un homme qui l’avait serrée de trop près, puis s’était sauvagement ouvert les veines, à l’aide d’un plectre d’ivoire trouvé au fond d’une poche, dans la cellule d’un commissariat, où elle avait atterri. L’oud, auquel elle tenait tant, avait explosé sur la tête de son agresseur. Achille ne disait mot, de peur d’interrompre le flot jaillissant, il lui semblait qu’elle se vidait du plomb fondu qui voilait ordinairement son étrange regard. Elle se redressa, la lumière rasante de la lune éclaircit le cobalt de ses yeux, ses lèvres s’entrouvrirent sur un sourire étrange, ses grands lacs s’embuèrent subitement, pour se vider d’un coup, et le jet tiède de ses souffrances libérées l’inonda. Sur ses lèvres humides, comme un chiot affectueux, Achille lécha le sel de sa douleur. Ne se contrôlant plus, il lui lava le visage à grands coups de langue, comme s’il voulait goûter au plus profond de son malheur, puis il lui baisa tendrement le front, les joues et les lèvres, à coup de bécots suceurs. Il se sentait en profonde harmonie avec cette jeune femme désemparée. Du fond de ses entrailles montait une irrépressible vague de tendresse. Il était cette marée fraîche et purifiante qui se déversait en elle.

Sans qu’il pût esquisser un geste Sophie se redressa. Comme une Amazone chevauchant un belluaire, elle l’absorba d’un coup de rein, le plongeant au fond de son ventre offert. Elle dominait Achille de la hauteur de son torse en mouvement, son regard apaisé plongé dans le sien. Elle caracolait en silence, à foulées amples, lentes et profondes, accélérant à mesure que l’ovale de son menton se relevait vers le plafond. Achille l’accompagnait à contretemps, se soulevant à demi pour rester en elle au plus loin. Ils galopèrent ainsi longtemps, ne faisant qu’un, travaillant à dompter le temps, répugnant à se désunir. Sophie se cambrait de plus en plus, Achille la retenait les mains crispées sur ses hanches fermes. Il la portait sur son ventre comme un Saint Christophe profane. Les cheveux de l’amante, déployés au ras de ses épaules en longues boucles épaisses, voilaient au gré de ses balancements le lait opalescent de la lune, et brillaient par instant. Au bout de sa course Sophie se mit à trembler spasmodiquement, elle tendit les bras, et ses mains se crispèrent pour griffer la poitrine d’Achille. Hypnotisé par le balancement harmonieux des seins crémeux de sa cavalière, Achille ne sentit rien, tout entier qu’il était dans le flux synchrone qui lui vidait les reins. Le ciel venait d’éteindre la lune, et dans la totale obscurité qui tombait sur la chambre, Sophie s’écroula sur sa poitrine. Ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre, respirant lourdement, soupirant par instant, partageant le même sentiment de plénitude béate, et redoutant déjà la séparation.

Achille, tout entier collé à cette peau moite qui sentait si bon, fut surpris quand Sophie se raidit, sauta à terre d’un coup de rein souple et se glissa sous le lit étroit, au juste moment où la porte de la chambre s’ouvrait. La veilleuse promena le faisceau de sa lampe sur la nudité d’Achille, ne s’étonna pas qu’il fût ainsi découvert alors que la chambre était froide, la lumière trembla à peine, puis la porte se referma. Sophie resta encore cachée un temps, puis se rhabilla en silence, se pencha sur Achille, lui effleura la bouche du bout de la langue, murmura quelques mots qu’il ne comprit pas, et s’éclipsa sans un bruit. Au dehors les nuages couraient dans le ciel, filtraient la lune, dans la chambre les ombres jouaient avec les reliefs ; le noir absolu, comme le blanc éclatant, avaient disparu, et l’on pouvait dénombrer bien plus de cinquante nuances de gris …

Achille s’absorba dans la contemplation des fines particules de poussière, qui scintillaient dans l’atmosphère immobile. Dans sa chambre, Sophie se blottissait en boule sous ses draps. Sur sa peau elle sentait encore, comme des brûlures délicieuses, glisser les doigts d’ Achille.

Sous la lumière chiche de sa lampe de bureau, Achille le déflagré s’est perdu sous la robe jaune du vin. Dans le cœur du liquide brillant, le rayon de sa lampe a déposé un pur diamant mouvant, au cœur duquel il lui semble voir nager la silhouette nue et changeante de la Sophie d’antan. Ses doigts se crispent sur la longue tige du verre, il souffre de ne plus pouvoir la caresser que du bout de sa mémoire. Alors, il se noie dans les reflets verts changeants qui traversent l’or pâle du Chassagne Montrachet « En Remilly » 2009, pur jus du Domaine Morey-Coffinet, qui s’étale paisible dans le giron de cristal. Puis il plonge le nez au dessus du disque, à la recherche des jasmins perdus. En pure perte. Ce sont des fragrances de fruits qui l’attendent, pêches blanches, agrumes et citrons mûrs, qu’effleure à peine une note fumée fugace. Le temps du jasmin est révolu : à tout jamais Sophie s’est envolée et ne reviendra pas. Le jus maintenant glisse dans sa bouche, sa matière charnue, qu’une sensation grasse accompagne, lui charme l’avaloir. Le vin est puissant, millésime oblige, et déverse ses pêches délicatement miellées, abondamment. Les épices les exhaussent, la réglisse surtout, que renforce une pointe salée. Le vin ne faiblit pas et lève la queue jusqu’au bout, sous-tendu qu’il est par une fraîcheur certaine, que le plein soleil d’été n’a pas affaibli. La finale longue se dépouille peu à peu, laissant apparaître sans faiblir la réglisse, et le calcaire natal marqué par le sel fin.

Achille songe.

Au loin, très loin,

Bien plus que le verre vide,

La peau tendre de Sophie

A depuis longtemps perdu

Le souvenir de ses doigts …

 

EMONATIVRÉECONE.

ACHILLE ET LE TEMPS ARRÊTÉ …

Anonyme. Tag de rue.

 

Vivait en pilotage automatique …

Chatons dans leurs paniers, pompiers au garde-à-vous, bouquets de roses, de lys, de marguerites, chiots larmoyants, les calendriers se succédaient. Achille était encore à l’âge qui n’en prend pas. Et ne se souciait de rien ou presque. Il avait oublié l’accident de voiture, le rictus de la mort déçue, il avait renié sa «méthode», il était redevenu de ceux que l’institution façonne, sa position de franc-tireur n’avait pas tenu longtemps sous les assauts amicaux des «collègues» et des proches. Au fond de sa conscience sourde, quelque part derrière sa nuque, sous l’os, ses idéaux, sa générosité, son besoin d’authenticité, son goût pour la vérité des êtres s’étaient réfugiés pour survivre au ralenti, en apnée. Il n’avait pas pas cru bien longtemps aux niaiseries soixante huitardes, pas plus qu’au stalinisme déguisé, aux chinoiseries du petit livre non plus. Les fleurs, les bouclettes, les combis WW, les « Gardarem lou Larzac », les pétards qui tournent, les « Peace and Love » un peu niaiseux l’avaient laissé indifférent, complètement de marbre lisse et glacé. Cette époque, ou plutôt ces époques qui s’empilaient sans qu’il s’en aperçoive lui donnaient pourtant des joies aiguës. Ces moments forts, intenses, quand le plaisir est au bord de la douleur, quand les larmes sont de souffrance et de joie à la fois, il les trouvaient au cinéma et dans la musique.

Aux guimauves aspartamées qui envahissent les radios, aux Juvet, Sardou, Dalida, Dassin … Achille préfère Le Forestier, Y. Simon et son « Au pays des merveilles de Juliette », Polnareff, Nino Ferrer qui l’emporte au « Sud » et Christophe, même s’il chante faux «Les mots bleus». Mais plus encore, il se bourre les oreilles des riffs flamboyants de Knoepffler, des dentelles de Jethro Tull, du blues saignant de Clapton, des évanescences du Pink floyd, des rythmes de Stevie Wonder, du rock carré de ZZ Top, des subtilités de Police et des plaintes décadentes des Doors. Gainsbourg ce faux dandy, ses concessions au show-biz et ses mélodies souvent «empruntées» le débectent.

Il se réfugie avec délice dans les salles obscures, dans ces ténèbres habitées que perce le faisceau du projecteur. Les silhouettes des spectateurs qui se découpent sur l’écran le fascinent ; rien de plus émouvant qu’une bouclette sombre qui tire-bouchonne au tombé d’une nuque, que la ligne pure d’un cou gracile, que ces mains qui essuient sporadiquement des foules d’yeux embués par l’émotion ; leur présence le rassure, il se sent bien parmi les gens de son espèce, de sa « race », parmi ces humains qui l’entourent, qu’il ne connaîtra jamais, mais qui habillent sa solitude. C’est le riche temps de « La grande bouffe », de « La nuit américaine », des « Valseuses », du « Juge et l’assassin », de « Cet obscur objet du désir », de « Série Noire » et du « Dernier Métro » … autant d’œuvres fortes qui le ravissent et le nourrissent à la fois. Et le maintiennent en vie, à côté de la vie.

Immobile mais attentif Achille mûrit comme une viande au frigo. Une de ces parenthèses apparentes, comme le temps long d’un rien de la vie qui prépare, rabote et polit, aiguise les angles ou les arrondit, lentement, à l’insu même de nos perceptions, trop grossières pour le très subtil des heures, si ralenties qu’elles paraissent arrêtées. A s’être laissé croire que le progrès est dans l’action, les projets, la science, Achille a oublié l’importance de l’ennui, de la contemplation, de la puissance du vide, de la vacuité dans l’évolution de l’être, des bienfaits de la rumination inconsciente. Comme s’il ne savait pas qu’entre les semailles et l’improbable venue de l’épi, passent les nuages, tombe la pluie, chauffe le soleil.

Il faut toujours …

Un beau matin le ciel était vert, l’herbe rouge, il pleuvait du soleil humide, de l’eau salée aussi, tombée de la mer, le bitume jaune de la route des fous reflétait ce spectacle insensé, Achille marchait les mains dans ses chaussures, les Ginkgos Bilobés plantés à l’envers agitaient leurs racines sous le vent qui sourdait du sol, soulevant la terre et les jupes des filles. Chaque mauvaise nuit lui mettait le monde à l’envers, il se disait qu’il le voyait peut-être tel qu’il était vraiment ce foutu monde de merde et que lui seul le savait. C’était vacances d’hiver, il était seul, il ferma les yeux, pointa un doigt sur la carte et prit le train. Sur la promenade en bord de mer, il insulta longuement Proust et Chanel, demandant à l’un de sortir de son plumard, à l’autre de se mettre au tricot mais le vent mangea ses mots que nul n’entendit. Seules les mouettes crièrent et lui chièrent dessus. Le sable humide fouetté par les bourrasques le cinglait à rougir. Il eut bientôt les dents crissantes, les yeux rubis et les oreilles bouchées. Bouche ouverte, il laissa les graines de silice lui gifler les amygdales et hurla en silence son dégoût de Deauville où le hasard l’avait porté. Tous ces visages célèbres, ces hôtels cossus aux yeux fermés par l’hiver défilaient devant lui tandis qu’il arpentait les planches sous les congères de sable accumulé. Par extraordinaire en ces lieux si prisés par tout ce qui conte et compte, il était seul, un survivant dans la ville déserte. Le vent avait arraché les aiguilles des horloges, la pluie fine lissait les paysages que le gris de la brume humide uniformisait. La rage convulsait son visage ravagé, il braillait comme un fou échappé des camisoles, il insultait les hommes, le monde, la vie, appelait la mort, la défiait, qui ne le regardait même pas ! Achille un instant fut au bord de larguer les amarres, de carguer les voiles vers l’empire des fous, de quitter les rivages de la raison, de foncer vers la ligne fine de la mer, là-bas, grise, frangée d’écume, pour marcher sur les vagues, vers l’Atlantide, vers ces êtres merveilleux et leurs villes englouties, y retrouver Platon et Diogène, boire de l’hydromel et se gaver d’encens ! Parler avec les ombres et puiser au tonneau. Sur le sable il se mit à courir, on ne voyait plus à dix mètres, il était vers seize heures, la nuit tombait déjà, seule la mer phosphorait avec la marée. Achille brûlant ne sentait rien du froid humide de ce sinistre Février 1979, il était comme insensible, plus décérébré qu’une grenouille au labo il gueulait des mots qui n’existent pas, crachait sa haine par la bouche du diable, suait sa misère à grosses gouttes odorantes qui lui faisaient face de gargouille, titubait, tombait, se relevait comme un automate aux articulations grippées. Sous le voile gris qui mangeait les reliefs le monde avait perdu sa troisième dimension, un fantôme blanc vêtu de soie moirée scintilla un instant avant de se diluer dans les ombres montantes. Cette vision furtive l’électrisa comme un électrochoc qui le fit tressaillir jusqu’aux os. Natacha ??? Le cri sauvage qu’il poussa déchira si peu la puissance des éléments qu’il lui revint en pleine face. Pétrifié Achille s’arrêta, perdu entre terre et mer. Le monde disparut à ses yeux, il venait de comprendre que le manque de Natacha, emprisonné depuis des années derrière la façade animée de sa vie arrêtée, avait brisé les digues, que la force de vie qui l’habitait se débarrassait de ce cadavre exquis.

Achille tomba à genoux puis sur le sable griffant il se lova, genoux contre poitrine et visage entre les bras.

L’ampoule de la lampe a grillé, la nuit a englouti Achille le désagrégé qui s’est levé en maugréant de son vieux fauteuil. Sans le cône blond qui agite la poussière du passé la magie n’opère pas et dans le verre le vin se tait. La vis de la lampe grince et l’ampoule lui brûle les doigt. Il se rassoit. Dans la nuit plate, seule la virgule de lumière dorée distingue les reliefs de son tout petit monde tiède. Ce soir Achille a le visage décomposé par les vieilles émotions remontées du fond du puits. Dans le verre le vin scintille, alangui dans son joli berceau à long pied. Au travers du cristal épanoui le disque liquide déformé semble noir sur l’eau claire, pâle comme un soleil quand l’hiver est à la glace. La rivière de lumière fauve agite des capes vertes et mouvantes qui ondulent comme des espagnoles au son des guitares et des voix rauques de ventres dans les cabarets de Séville. Il a bien besoin de vie brutale, d’eau qui enchante les sangs après cette douloureuse remembrance et ce « Coteaux sous la roche » 2009, ce Santenay blanc du Domaine Olivier l’a bien aidé quand il a plongé son regard sous sa robe blanche. C’est à ce juste moment qu’il a basculé, quitté la nuit d’aujourd’hui pour les ténèbres d’il y a si longtemps, les obscures douleurs de ce jour blême de vomissure et de fureur.

Maintenant que le souvenir a passé, maintenant qu’Achille sent son pouls se calmer, il ose cueillir le verre par la tige, comme une rose de cristal fragile, y plonger le nez, inspirer longuement, se plonger dans la vigne en fleur, percevoir déjà la fraîcheur du jus, inhaler ces fragrances de fruits blancs, d’agrumes et d’herbes sèches qui lui disent qu’il a eu fait chaud cette année là ! Longuement l’air l’a caressé et le vin s’est ouvert, Achille est remonté libéré des fantômes, le vin l’était aussi. Après les rudesses du passé Achille est tenté de se noyer, mais de plaisir, dans les eaux du vin cette fois. Les yeux clos, il se recueille et accueille en bouche l’onde de ce lac limpide. Sa bouche qui ne demande que ça comme les filles quand elles aiment. Le jus pur lui prend les lèvres, frais comme un lac de montagne, tendu comme la flèche qui cherche le cœur. Puis la matière enfle au palais, plus encore que le courtisan devant son Prince, inonde sa bouche et le plaisir s’installe. Le jus fait le dos rond puis la langue écrase le fruit et le vin repart tout droit comme un Masaï à la danse. Ce jus si frais est cristal en bouche marqué par les épices vives finement réglissées. Bouche vide, Achille sent le vin toujours, qui l’a quitté pourtant, basculant, passée la luette, dans le mystère des profondeurs. L’acidité mûre rechigne à fléchir. Comme l’image d’une lame de fruits tendue dans son écrin calcaire et le sel encore lui lèche les lèvres.

EMOMOTIROCOSENE.

LE BON PASTEUR, BON PIED, BON OEIL …

Grande Clotte à bouts de doigts sur meuble ancien cérusé.

Les voies du Fatum sont impénétrables …

En ce 19 Juillet 2012 elles me guident vers Pomerol. La pierre noire de la Mecque Bordelaise, terroir des finesses dit-t-on, patchwork de propriétés minuscules aux tailles inversement proportionnelles à leur notoriété internationale : enclavées les unes dans les autres, parcelles imbriquées entre les Châteaux, qui paient moins de mine – hors quelques chais fastueux – que les altières célébrités de la Rive Gauche. Pour une fois que la droite n’étale pas !

Sous la pluie battante, je quitte Cognac, m’évade de l’atmosphère recluse (de cette ville endormie sous la domination des grandes maisons florissantes dont les eaux de vie inondent les continents), me faufile entre les mammouths en files compactes qui engorgent la Nationale 10, puis me sors des vapeurs odorantes des trente tonnes rugissants pour me glisser sur le bitume étroit des départementales désertes, à zigzaguer comme une puce énervée entre les rangs de vignes, à me faufiler entre les velours céladons porteurs du millésime à venir. Et de couper les virages, et de jouer comme un idiot avec freins et accélérateur, loin des radars embusqués et des képis mandatés par le Trésor Public, qui n’en finit plus de dépouiller les hommes troncs dociles accrochés à leurs volants. Bon pied donc et bon œil aussi, grand ouvert par la grâce d’un soleil absent en ce matin estival.

C’est que Madame Rolland nous attend, l’Abbé, la Nonne et moi ! Dany de son prénom, ni rouge ni rousse, mais blonde comme les blés mûrs, nous a conviés à « Le Bon Pasteur » himself, propriété familiale de sept hectares en parcelles disséminées, à goûter ses vins, « Le Bon Pasteur » « Fontenil » et son « Défi » et d’autres encore, comme deux « Argentins » de haute volée « Val de Florès » (Mendoza) et « Yacochuya » (Salta). De ces vins de l’hémisphère sud, je ne connais rien, si ce n’est une Argentine rencontrée dans mes rêves torrides. Nous ne croiserons pas le « Flying Winemaker » ainsi finement baptisé par le gotha journalistique pas toujours énamouré. C’est qu’il « flaille » l’époux de Dany, prénommé Michel, du côté de l’Argentine précisément. Tant pis pour lui ! A la vérité, inutile de mentir comme un courtisan, je flippe un peu. C’est que le pékin que je suis, qui écrivaillonne vaguement à la frontière incertaine du monde des vins, n’a pas l’habitude de traîner ses baskets usés sur les parquets vernis, ni d’être ainsi gentiment invité à tremper son vieux bec dans les nectars encensés des hauts rangs de vignes basses. Va falloir que je fasse mon courtois, politesse oblige, que je tourne sept fois ma langue de vipère dans ma bouche impolie (je ne tweete pas!), que je ne me comporte pas comme un furet déchaîné dans un poulailler !

Mais ma bonne étoile veille sur moi.

L’esprit de finesse aussi …

Or donc, je chemine, et laisse mes pensées vagabonder. Surpris je suis, moi qui n’imaginais pas me retrouver un jour à lipper les jus d’un grand (c’est ainsi que beaucoup disent) Pomerol, même pas d’un beau Fronsac, encore moins d’un supposé élixir de fleurs, et surtout pas d’une pulpe mûre de cactus géant. Ainsi va la vie d’un découpeur de mots de rien, buveur de vins d’ici et d’ailleurs. Mes comparses et moi sommes à pied d’œuvre. Suis propre sur moi, de jaune vêtu, comme un vieux poussin pépieur. L’Abbé cache sa robe cardinalice sous de discrets habits profanes, La Nonne, fidèle à ses vœux, polie comme un onyx de belle eau, est toute de nuances, qui vont du noir térébrant au gris pâle, vêtue. Tissus et soies légères qui ondulent au gré des brises mutines sur son corps callipyge. Nous sommes tout sourire, même mézigue qui d’ordinaire fait la gueule, s’efforce. L’épouse du bon pasteur s’avance. Il est des gens qui se présentent en se cambrant légèrement en arrière, épaules dégagées et tête relevée. Ce n’est pas bon signe. Dany au contraire se penche plutôt légèrement vers l’avant, joli port de tête sur un long cou gracieux, en venant vers nous, mains à demi tendues. Cette femme semble tactile, me dis-je in-petto (in-petto, je vous le présente, est mon meilleur ami du dedans), une de ces personnes qui a spontanément besoin de toucher, pour ressentir et affiner sa perception de l’humain. Et ça j’aime bien, et je n’aime pas, oh non je n’aime pas (!), celles et ceux qui refoulent les animalcules qui les habitent. La Nonne sourit ; elle sourit la Nonne, elle est comme ça, pulpeuse et tendre, mais pas que. L’Abbé lui est en phase pré-aqueuse, ses yeux sont expressifs, chaleureux, sa bouche sourit elle aussi, aimablement, mais dans le fond de son regard, perce déjà la concentration aigüe du tasteur averti. On se rapproche, un peu intimidés quand même (c’est toujours comme ça les premières fois), visages ouverts et mains tendues (on n’est pas des Bonobos quand même!) qui se frôlent pour finir par aller jusqu’aux bras, tandis que l’on se bise juste après que l’on s’y soit verbalement invités et mutuellement autorisés. La bise, ou du moins la nature de bise, c’est fichtrement important ! Entre des joues qui se rapprochent alors que les lèvres picorent le vide, et des bouches qui claquent sur des peaux qui disent oui, il y a autant de différence qu’entre un coït de lapin anémié et un grand orgasme – toutes proportions gardées – qui sent bon. Mais si, mais si, j’vous jure ! Pas besoin de glace ; nous ne sommes pas là pour une rencontre en macération carbonique.

La salle de dégustation est vaste et bellement agencée, avec goût mais sans ostentation. Le blanc cassé des murs domine, quelques vieux meubles cérusés dans les tons œuf pâle, finement grisés, habillent ce qu’il faut l’espace. Une cheminée ancienne aux pierres ouvragées s’offre aux regards pacifiés. Quelques touches de couleurs égayent les lieux, dont l’atmosphère est aussi doucement vibrante que le toucher de bouche d’un vin à l’équilibre. Au centre, une grande table de marbre clair aux bords arrondis, montée sur pierre, sur la quelle deux Jéroboams (?) encadrent deux coupes de verre garnies de fleurs blanches, en opposition – apparente seulement – avec les dossiers et assises noires de quelques chaises anciennes, cérusées elles aussi, donnent de la profondeur, ainsi qu’une légère touche de mystère, à l’ensemble. Rien d’excessif qui pourrait insidieusement influencer la dégustation de la belle brochette de vins proposés. Quelque chose, de l’ordre de la dualité humaine, plane.

Monsieur Prévot, directeur technique du domaine, prévenant et précis, moins « Benoît » que son prénom ne pourrait le laisser supposer, veille sur les vins. Qui coulent dans les verres et se succèdent tranquillement. La Nonne et la maîtresse des lieux conversent (sic) à voix douce, l’Abbé griffonne en marmonnant in petto, dans son carnet à coups de pattes de mouches illisibles. Je volète tous sens aiguisés, m’imprégnant des subtilités de l’instant et de la qualité des vins. Les violettes me chatouillent le nez, les fruits rouges me racontent leurs jardins, la truffe puissante me chatouille les neurones, la réglisse me « turgesce » les papilles, le toucher d’un jus crémeux, un instant m’emporte, la ronde onctueuse des tannins soyeux me ravit plus d’une fois, tandis que la race d’un vin à la puissance maîtrisée m’emmène en Bourgogne, le temps d’une lampée. Le simple Bordeaux, Château La Grande Clotte, 2010 * né sur les terres de Lussac Saint-Emilion, clôt le bal des rouges. Ses arômes de raisins mûrs, de pêches, infime pointe d’agrumes, soupçon de miel et touches exotiques, embaument. Sur les parois fines de mon verre, le gras du vin dessine les jambes fines et les arrondis plantureux du Pont du Gard. Ma bouche le remercie qui le boit et s’en rafraîchit …

Ni conseilleur bêlant, ni prescripteur reconnaissant, ni même ministre intègre, je m’enivre plus de l’instant que des vins.

Pour la précision, l’essentiel,

Et l’analyse scrupuleuse,

Lisez l’ Abbé.

Vous serez comblés.

Or donc bis, le temps a passé en quelques minutes qui ont duré plus d’une heure. Et voici que nous nous sustentons aimablement, à la table d’une bonne table sise à Pomerol, de fraîcheurs et de carnes fines qu’accompagnent avec bonheur quelques uns des vins dégustés peu avant. Le temps est au plaisir, au partage, aux échanges simples, à l’humanité, urbaine, simplement.

Mon hôtesse et mes complices retournent à leurs pénates, Mozart chante dans l’habitacle de ma quatre roues. Le bitume du retour chuinte sous les pneus, je rêvasse comme à l’habitude, quelque part, en vie retenue, dans les nuages de mes impressions récentes pas encore débourbées. Patience et gravité y pourvoiront, et me repaîtrai des lies fines de mes souvenirs à peine pigés.

La vie est alchimie subtile,

M’en vais écrire œuvre au blanc.

* 60% Sauvignon (qui ne sauvignonne pas), 25% Sémillon sémillant, 15% Muscadelle qui fait la ritournelle.

ESONMOGEUTISECONE.

ACHILLE EN FUGUE MINEURE …

Roger Corbeau. B.B 1958.

 

Le quatre janvier 1960 Albert Camus se tue en voiture …

Achille qui va sur ses quatorze ans l’ignore. Plus tard, beaucoup plus tard, au lycée il lira par bribes son œuvre à peine esquissée puis s’y plongera, la dévorant de bout en bout quelques années après. La disparition « injuste » et précoce de cet écrivain-philosophe-penseur fut une perte majeure. Son regard sur les êtres et les choses, sur le respect de l’autre, sur la dignité humaine, sur la politique, aurait peut-être nuancé, sinon modifié, au moins compté, dans le cours de l’histoire. Mais Sartre a occupé le vide ainsi laissé.

Hélas !

A quatorze ans, on se contente de faire ses devoirs au mieux pour dévorer au plus vite la vie, goûteuse comme une tranche dorée de pain perdu. Achille la croquait à grandes fourchetées gourmandes, prenant soin du bout de la langue de ne perdre aucune des miettes du sucre de ses jours, à défaut de ses nuits amères et fiévreuses. Oui Achille se tourmentait, ou plutôt attendait la chute du jour avec crainte, son repos était agité, perturbé, mi par les exigences du corps, mi par les atrocités traversées dans l’enfance qu’il croyait oubliées. Dans la même logique, fatigué par ses nuits éprouvantes il répugnait à se lever le matin. L’enfance est une bulle, certes, mais aucune bulle n’est étanche; le pays était en guerre, les tensions s’accroissaient et tout cela l’imprégnait à son insu. Il entrait dans les âges de la « fleur de peau » qui craint le sel de la vie montante, au pays de la sensibilité exacerbée, du sentiment quasi constant d’injustice, ces âges interminables du mal-être où la vie semble insupportable.

Le dimanche c’était cinéma !

La petite salle ouvrait sur un square derrière la Mairie au centre duquel un eucalyptus pointait sa tête feuillue, tout là-haut comme un gratte-ciel odorant. Achille ne la connut qu’archi-pleine, bourrée à craquer. Il fallait faire cinquante mètres de queue avant de pouvoir acheter un petit billet de carton bleu, dentelé sur les côtés, que la caissière arrachait à un gros rouleau. C’était un rituel familial incontournable. Les mémés, les pépés, pères, mères, enfants, nourrissons, en smalas joyeuses se payaient des cornets de cacahuètes fraîches aux marchands ambulants dont les couffins se touchaient de part et d’autre de l’entrée étroite. Après la projection le sol était recouvert d’une épaisse couche de coques craquantes que les plus petits aimaient à piétiner. A l’intérieur l’ambiance était joyeuse, colorée, ça s’apostrophait d’un bout à l’autre de la salle, ça grimpait sur les sièges de bois rouge, ça fumait, ça hurlait pour que la séance commence : « Com-men-cer l’ci-né-ma, com-men-cer l’ci-né-ma, com… » ! L’extinction des lumières déclenchait un « AAAAAAhhhhhh ! » collectif assourdissant. Le silence ne durait qu’un court moment pendant lequel le bruit des arachides décortiquées évoquait le concert des criquets déchaînés au lever du soleil. En plus gras et sonore. Dès les premières images les commentaires fusaient, qui reprenaient, déformaient, enrichissaient les dialogues. Les spectateurs jouaient avec les les acteurs et le film était dans la salle autant que sur l’écran. Dans les travées les enfants mimaient les combats, les pères grondaient, les baffes volaient, les cacahuètes aussi. Les jours fastes Achille s’achetait de gros rouleaux de réglisse qu’il déroulait et suçait lentement. Mélangée aux arachides la grosse boule juteuse devenait un étrange délice. Parfois mais rarement, il se gorgeait de malabars sucrés enfournés par deux qui finissaient, décharnés et collants, dans les cheveux des filles quelques rangs plus loin. Pendant la séance les garçons se flanquaient de lgrands coups de poing qui leur bleuissaient les épaules à pleurer. C’était à qui matraquerait le plus fort. Achille prudent s’asseyait en bout de rang pour garder au moins un deltoïde à l’abri. A force les marrons les énervaient et ça finissait en crachats sucrés et gluants. Mais malgré tout ça Achille adorait le film du dimanche. Entre les bruits et les horions il arrivait à s’abstraire par moment pour entrer dans l’intrigue. John Wayne dans « Le cavalier » de John Ford l’entraînait au cœur de poursuites infernales, il sentait sur sa peau les rênes qui cinglaient les flancs des chevaux écumants. Lino Ventura dans « Le fauve est lâché » le rendait sourd aux cris et aux glapissements des spectateurs. Il en oubliait de mâcher convulsivement sa mixture, il ne sentait plus les coups répétés qui lui broyaient le bras. Devant la beauté sculpturale d’Annette Stroyberg dans « Les liaisons dangereuses 1960 » de Vadim, face aux formes épanouies de Brigitte Bardot, féline et provocante dans « La femme et le pantin » de Duvivier, il frôla discrètement l’orgasme à plusieurs reprises. La musique de Délerue et la force de Duras, bien au-delà des images austères de « Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais, indiciblement le touchèrent tandis que dans la salle ça hurlait et jetait à l’écran les cornets de papier roulés en boules, des vêtements et autres signes d’incompréhension rageuse. Ce soir là Achille sortit de la salle intrigué, laissant les copains chahuter et fumer dans un coin du square, pour rentrer seul à la maison tête basse et cœur dans la brume, sans savoir pourquoi. Un jour que Dieu était sans doute à la plage, en plein milieu du film une déflagration assourdissante sidéra le public; les éclats de bois de la porte pulvérisée couvrirent le sol et la verrière de la galerie explosa. La panique s’empara des cerveaux électrisés et la foule se rua en paquet compact vers la sortie. La bousculade fut brève mais intense. Personne ne fut sérieusement blessé. Quelques chevilles tordues et des chaussures oubliées dans la débandade jonchaient les sol. Des cris hystériques, des pleurs, des tremblements et des lamentations aussi. La peur installée définitivement, surtout.

Les attentats avaient fini par toucher la petite ville.

Le couvre feu tombait à vingt heures. En été à cette heure là le jour déclinait à peine. Les patrouilles sillonnaient la ville, tout le monde se calfeutrait dans la fournaise des maisons. Plus possible de « prendre le frais » dans la rue, de discuter entre voisins paisibles assis sur des chaises en cercles chaleureux et bruyants jusqu’à plus d’heure. L’air était épais, poisseux, l’inquiétude humide polluait les esprits. Un de ces soirs là la famille soupait chichement de café au lait, de pain et de fromage; ce fromage de pauvre, boule orange sous sa gangue rouge de cire industrielle, que les enfants roulaient en boulettes. Les soucis plissaient le front du père, tendu, muet, enfermé dans des pensées sombres. Achille, plus énervé qu’à l’accoutumée, parlait à voix basse à sa sœur pour la faire rire. A plusieurs, reprises son père lui avait crûment intimé l’ordre de se taire. L’adolescent pris dans son jeu ressentait bien la peur qui crispait les adultes mais ne comprenait pas la dureté des mots de son père, à qui, depuis quelques temps il s’opposait pour un oui pour un non. Comme dit Alain, Achille « s’opposait pour se poser » … L’orage éclata d’un coup, brutal comme un coup de massue. Achille dut sortir de table; son père, debout, livide, lui ordonna le doigt pointé vers lui comme le sceptre d’un roi tout puissant, de sortir et s’asseoir sur le banc de pierre dans la courette fermée devant la maison. Il ne rentrerait qu’une fois calmé ! La tête en feu, le garçon se sentit désaimé, rejeté, il partit en rechignant et se mit à ruminer sur la pierre chaude. Les mots de son père résonnaient dans sa tête et lui mordaient le cœur; il chercha comment se venger. La solution lui apparut d’un coup, violente et crue. Puisqu’on ne l’aimait plus il allait disparaître, braver l’interdit et se cacher dans les rochers en bord de mer, là-bas tout près, à une centaine de mètres de la maison ! Le soleil comme un œil de lave incandescente commençait à fondre dans la mer calme. Il traversa la place en courant effrayé par le silence de la ville morte. Allongé sur le sol, derrière une dépression de latérite compacte, à ras des rochers, il pleura en silence, dessinant d’un doigt fébrile, bientôt saignant, des motifs sans suite, convulsivement. La nuit s’installa, le ciel d’encre bleue devint plus noir que rage et chagrin jusqu’à ce que la peur le gagne et qu’il n’en puisse plus … Tremblant, terrorisé, il revint vers la place. Aplati contre le mur de l’école maternelle, le tee- shirt collé au corps par l’angoisse, il aperçut du bout d’un œil dont la sueur déformait la vision le ballet flou des voisins qui entouraient sa mère en larmes, les yeux jaunes des jeeps de police qui trouaient l’obscurité, les hommes en grappes qui parlaient à voix forte, les camions de l’armée qui déversaient des soldats casqués, les lueurs des armes agitées, les claquements des ordres brefs. Médusé Achille était partagé entre la crainte d’être repéré et la fierté d’avoir provoqué cet énorme charivari ! Son père qui lui tournait le dos, mû par une intuition soudaine se retourna d’un bloc, son regard bleu acier le transperça comme une lame. Il lui sembla que son cœur s’arrêtait. En un bond le paternel fut sur lui, le crocha fermement, le décollant du sol et l’entraînant dans la lumière acide des phares. Achille volait, il sentait les ondes pétrifiantes de la colère du Pater. Bientôt il fut entouré de femmes larmoyantes qui le serraient et se le passaient comme une peluche. S’extirpant avec peine des mains collantes qui l’absorbaient dans une espèce d’accouchement monstrueux à rebours, il se réfugia dans la colère de son père. Et la danse commença autour de la grande table de la salle à manger. Le ceinturon à la main le père coursait le fils qui filait comme la souris devant le chat. Mais le grand matou finit par gagner. Le premier coup le prit à la cuisse qu’il orna d’une marque écarlate. La boucle lourde de l’épaisse ceinture volait en sifflant, revenait, basse, haute, le frôlait le plus souvent mais parfois le cinglait, visant le charnu de ses fesses fuyantes. Achille à bout de feintes, se retrouva coincé entre la porte qu’il n’avait pas eu le temps d’ouvrir et le lourd bahut familial. Il fut surpris de n’avoir plus peur la course l’avait calmé. Au fond il savait bien que la peur, l’amour et la rage sont des sentiments si proches qu’ils se confondent parfois. Alors il ferma les yeux pour avoir moins peur encore. Et ça se mit à tomber dru ! Cuisses et fesses furent décorées de fleurs sanglantes ! C’est sans doute pour ça qu’adulte il détesterait les tatoos ? Les dents serrées – pas question de pleurer – il reçut large dose. Épuisée la colère de son père cessa comme une bourrasque d’été. Ce fut un instant de silence comme il n’en revécut jamais plus. Un silence mouillé et sec à la fois, glacial et chaud. Chair et cœur en grand écart. La fatigue leur tomba sur le dos, ils se ressemblaient, visages haves, creusés, regards sombres. Le bleu de leurs iris virait à la nuit. Leurs yeux cernés de noir, vacillants, étaient enfoncés dans les orbites comme ceux des cadavres un peu mûrs. Dans la pièce ça sentait l’aigre et le chaud, la colère et la peur.

Ils n’en reparlèrent jamais …

Au soir de son âge, Achille le vénérable revoit la scène en souriant derrière ses yeux clos. Sur l’écran tremblotant, derrière ses paupières, la scène remontée du passé se déroule à nouveau, claire et crue, violente, terrible, comme un amour en creux. C’était justice pense t-il. La peur de perdre le précieux transforme souvent l’amour en rage. Et les combats initiatiques entre vieux mâles et jeunes loups sont toujours tendrement féroces. Il fait noir sur le monde en ce milieu de nuit. Le cuivre qui tombe de sa lampe dessine un cône parfait de lumière vive. Dans son verre Saint Vincent le visite à la sorgue. Il est là, vibration douce, au coeur de ce Morgon qui scintille dans son cristal gracieux. En 2009 au Domaine L.C Desvignes il a donné son sang, cette pivoine qui chatoie dans son berceau liquide de grenat sombre. « La Voûte Saint Vincent » est son nom. Achille sait que ce vin va l’apaiser, que le souvenir douloureux va fondre en lui comme larmes écarlates. Alors il lève le verre et s’y plonge. Les fruits rouges se mettent à chanter leur aria colorée. La framboise, la fraise, mûres et juteuses, dansent sous son nez et mettent en joie ses chémorécepteurs; une pincée d’épices douces accompagne le ballet. Sous la voûte Saint Vincent frétille. Puis le sang du Saint, comme un saint sang profane, rencontre les lèvres d’Achille recueilli et ému. C’est un jus gourmand qui lui remplit la margoulette, sphère joueuse qui roule et répand sa manne de fruits rouges et frais. Les épices douces les exaltent et la réglisse les graisse. En paix, il avale enfin le jus salvateur qui roule dans sa chair pour lui laver le coeur. Là-haut son père sourit, de cet ineffable sourire qu’il aimait tant. Lui reste au palais la caresse douce des tannins mûrs et crayeux comme la main de son père quand il prenait la sienne.

Le miracle de Saint Vincent

Lentement s’accomplit,

Dissolvant tendrement

Le bois noir

De son ancienne croix …

ERÉMODEMPTITRICOCENE.


ACHILLE, LE RÂTEAU ET L’EXCAVATRICE …

Stanley Kubrick. Lolita.

 

Achille allait sur ses dix-sept ans. Il avait oublié le goût du lait, de l’eau et du cidre, depuis que petit bout d’enfant il trônait sur les genoux ronds des monos de la colo

C’était plein hiver, pourtant elle était habillée en Juin …

Un pantalon pas trop collant. En ce temps là, le collant était réservé aux dessous ou aux fins de soirée, à s’être trop serrés, frottés, malaxés. Fallait rentrer à pieds, dans le noir, tête dans les nuages et culotte poisseuse. Pantalon donc, près des fesses, mais pas dans l’entre deux. En toile légère,à petits carreaux vaguement vichy. Tissu mou qui faisait des marques aux genoux. Une cotonnade de pauvre aussi moche que le lin des riches. Un genre de blouse large au dessus, de style vague, qui atténue les formes mais n’empêche pas l’imagination. Informe, un peu sac mal taillé. Une paire de ballerines sans grâce en cuir noir. Mais des yeux, une peau, des cheveux … Putain, on ne voyait que ça ! Après ça, le reste devenait habits de princesse, fringues haute couture, soie et falbalas. On voyait, on regardait, on rêvait, on idéalisait, on fantasmait. De loin, à la sortie des filles, de l’autre côté du lycée. On rosissait, on rougissait, parfois, en secret, à l’intérieur de soi.

La môme carotte aux cheveux en cascade d’automne l’hypnotisait. Une menue mangouste, vive, agile, déroutante, qui le tenait sous son œil de menthe fraîche piqueté de pépites dorées. Selon son humeur versatile, elle souriait, le regard franc, ou boudait, tête baissée et lèvres plissées. Ses surprenantes sautes d’humeur se lisaient à la couleur de ses yeux qui pouvaient passer, le temps d’un subreptice cillement, du jade limpide au lapis profond, tandis que son babil de perruche devenait silence menaçant. Achille, innocent, y cherchait des raisons, une logique subtile, qui lui échappait, le dépassait et lui serrait le cœur. Souvent il en parlait à son copain Hector, esprit terrien, qui lui conseillait de s’en foutre et de rester concentré sur un seul objectif, vital celui là : « se la faire » ! Mais à l’aube de sa vie, Achille souffrait de mille angoisses, et l’acné tenace qui lui ravageait la face du front au menton, purulente et disgracieuse, lui mangeait aussi l’insouciante confiance en soi qu’il avait un peu eue dans son enfance. Le soir, dans la moiteur de ses draps rêches, le juvénile voguait longtemps sur les rives du sommeil, tournait et retournait, passait des grandes chaleurs brûlantes des espoirs excessifs, aux plaines glacées des plus sombres tourments. Et les obscurs devoirs de math au dessus desquels il dévorait son bic, l’esprit noyé dans les froides émeraudes de la belle insaisissable, le laissaient sec comme peau d’orange au désert, et n’arrangeaient rien à son état.

Or donc Achille espérait, œil de caniche, échine ployée, accepté et rejeté à longueur de temps. Il multipliait les tentatives, essuyant échecs et humiliations répétés. Ses poèmes, endiablés, évanescents ou torrides, se heurtaient au rire idiot de la sorcière qui n’y comprenait que pouic. Elle avait de beaux yeux, certes, mais était basse de plafond, désespérément futile, violemment addicte à la surface des choses. Parfaite petite consommatrice égoïste, elle était plus attachée à son image qu’un imprimeur Spinalien, plus soucieuse de son apparence qu’une fashion-victim. En un mot comme en mille, elle était d’esprit superficiel, mais de complexion angélique. Rien de surprenant à ce qu’elle s’appelât Candice, comme le sucre, quasi éponyme, qui fond sous la langue et laisse bouche poisseuse…

Après s’être gorgé d’elle, mirage lointain et vibrant, comme de l’eau d’une fontaine d’hydromel, Achille se résigna à la défaite. Il la voyait, au sortir du lycée, qui enfourchait la vespa blanche d’un garçon dégingandé, à la mèche savamment rebelle, qui se serrait contre lui en crépitant comme une crécelle. A l’angle de la rue, il comprit qu’il lui faudrait l’oublier. Mais à dix sept ans, les émotions sont nouvelles, fortes, tenaces et douloureuses, plus encore que sur le vieil âge. Alors Achille dégusta le pire vin d’amertume de sa vie. Le soir dans son lit étroit, il pleurait et se vidait des humeurs bilieuses qui lui cartonnaient la gorge. Étrangement, il constata qu’il aimait ça aussi. Son ego exultait, il était seul au monde à connaître tant de souffrance, nul n’égalerait jamais sa désespérance. Mourir, oui mourir délaissé, il ne voyait que ça.

Hector ne le lâcha plus et l’entoura de son amitié bourrue, le rudoya et lui mit le nez dans sa complaisance malsaine, en face des trous. Lui parla d’une de perdue pour dix pintades à farcir, l’initia aux joies de la bière tiède et aux riffs des Stones. Insensiblement Achille délaissa ses très saints Beatles, adulés jusqu’alors, pour s’enflammer aux sauvageries de groupes inconnus. Jusqu’à se fondre comme acier en sidérurgie, aux éructations rauques des nouveaux hardeurs naissants. Il entra dans la secte des excessifs en toutes choses. Lui qui n’était que duvet d’oiseau tendre, donna dans le psychopompe et les catacombes, la musique hurlante et les beuveries sauvages. Son acné disparut ! Ses eaux lustrales furent plus noires que jus de charbon.

Son corps s’allongea, son visage s’émacia, son regard se durcit. Il comprit – du moins le crût-il un temps – que l’aristocratie des goûts est affaire de groupuscules durs et intransigeants. A mépriser le monde des « mous de la tronche », comme il les nommait, lui attira les grâces des groupies éperdues qui cherchaient à travers l’espoir d’être adoubées, une raison de combler leur vide abyssal. Il reconnaissait les plus prometteuses d’entre elles à la qualité de leur rire ainsi qu’à leur regard en deux dimensions. Achille s’en gava, devint un prédateur froid, sans foi ni cœur (sic), et s’évertua à épuiser le cheptel des rousses à bouches souples de la ville. Nombre d’entre elles, plus rouges qu’acier fondu, souffrirent. Il s’en repu et les croqua comme noix fraîches … Du haut de sa suffisance, il apprit la puissance des mots, bien plus dévastatrice que celle des poings. Son verbe devint acier de Tolède. Il en usa et abusa sans états d’âmes. La musique intensifia son pouvoir. Quant il tapait comme un damné sur les peaux tendues de sa batterie, au cœur de son groupe de gratteurs de grattes éructantes, il se croyait maître du monde. Et ramassait à l’excavatrice des chapelets de donzelles consentantes. La vengeance est une rousse qui se mange chaude. Il lui fallut du temps pour passer de la boucherie industrielle, à la génisse bio élevée sous la mère.

Mais …

Le soir, en secret il écoutait Joan Baez …

Sous sa couette noire, il n’était que douceur,

Derrière les eaux sombres de son regard,

Le bleu azur attendait,

Que la vie revienne.

————–

Le temps a passé …

Les Lolitas ne sont plus,

Que fades égéries de Lempika …

Au cadran de l’horloge absente, le temps, toutes les nuits, s’arrête, comme par miracle. Ces moments d’extrême solitude, Achille les aime. Les chérit. Les attend. L’espace s’entrouvre. À sa mémoire remontent les émotions, les images, la compréhension silencieuse de l’histoire de sa vie. Toutes ces années, ces heures, ces secondes, souvent plus intenses que des lustres, il les fête, les visite, les revit, les regrette ou soupire du bonheur de n’avoir plus à les affronter. Il y a belle lurette qu’il a délaissé les plaisirs frustes des alcools improbables, pour l’univers subtil du jus des treilles … Mais cela est une autre histoire. Dans le silence, sous la lumière jaune de sa lampe, il se perd dans l’or pâle du soleil d’hiver liquide qui pulse dans son son verre ventru à long pied. Sa conscience se noie dans la robe tendre du vin. Autour de lui les parois de cristal fin l’enveloppent. Une fraction de seconde, les yeux clos, il est hors de lui et communie avec le vin.

C’est un jus aérien du Domaine Pattes Loup, un Chablis 1er Cru « Beauregard » 2009 de Thomas Pico, longuement aéré qu’il s’apprête à déguster. C’est d’abord la précision des arômes qui le surprend et l’émeut. Des fragrances de fleurs blanches, de melon, de fruits de la passion, puis d’ananas à peine rôti, et de citron mûr enfin, montent en guirlandes odorantes jusqu’à ses narines recueillies. C’est une belle matière, ronde, onctueuse, grasse en bouche, sans trop, fourrée aux fruits exotiques, gourmands mais sans excès, qui lui remplit la bouche. Puis le jus pur et précis du citron fend la boule de fruits tendres, et donne au vin une belle énergie qui le relance et l’équilibre. Le vin, une fois disparu au delà de la luette, laisse sur langue et palais sa double empreinte suave et fraîche, très longuement. Longtemps après l’avalée, l’avaloir marqué par la soie crayeuse et finement salée des coteaux marneux à exogyra virgula de Courgis, retrouve le goût désaltérant du citron de Menton qui revient en rétro.

Rien à voir avec les Chablis ordinaires,

Décharnés et détartrants,

Qui encombrent les linéaires …

EROUMOGEOTIYANCOTENE.

QUAND MALDOROR CHANTE EN BOUTEILLE …

William Turner. Le matin après le déluge.

« J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire ». Lautréamont. Les chants de Maldoror. Chant I.


Simone, petite Grande Personne Soigneuse à la voix virtuelle, me guide dans le petit matin voilé. Tout de blanc impalpable vêtus, les bras tourmentés des vignes taillées courtes, surgissent parfois sous le pinceau étroit de mes phares écarquillés, comme des cris noirs et muets, dans le mur étouffant du brouillard ouaté. C’est mon ami, le Cardinal Flamboyant, arpenteur infatigable de la Rive dite « Droite » – et pourtant ô combien tortueuse – de la Garonne Bordelaise, que je m’en vais rejoindre, à Saint André de Cubzac, non loin de l’embouchure de l’estuaire Girondin, que creusent sans cesse, les élégantes ragondines et les facétieux ragondins, trop souvent improbables, qui se répandent doctement autour du vin … Ce matin, point de glossateurs alentour. A l’abri, bien au chaud des rédactions, ou bien au confort de leurs officines indépendantes, ils ne risqueront pas leurs plumes frileuses au frimas. « God is on our side », ce faisant.

Or donc, Simone m’a mené à bon port. L’Ecclésiaste, en prières, chemine encore, quand je parque mon carrosse au flanc de la gare de Saint André de C. Les frimas de ce Janvier, tant attendu par les vignes, me mord les joues, tandis que je baguenaude, en fumant un de ces « Harengs », dits « de la Baltique », par mon complice « es » promenades viniques … Temps d’hiver, atmosphère particulière, les gens transis ont une démarche hésitante, et tous les bâtiments sont des châteaux hantés … Dans un état proche de la période glaciaire, j’erre, tourne autour de la station, en fouille les moindres recoins, zoom à la main, la démarche prudente et l’œil passé au « papier de verre » (Cartier-Bresson dixit). Bien m’en prend, je clichetronne à tout va.

Enfin, le Prélat se présente. Magnifique, la démarche chaloupée, chaussé d’un galure digne des plus beaux aventuriers des vignes, le sourire aux lèvres, et l’amitié en bandoulière. Foutre de moine syphilitique (!!!), petit grand bonheur, qui dissipe la brumaille et nous mène à discuter devant un café chaud. Il est des moments, comme ça, qui valent toutes les Rolex et les Fouquet’s – il faudra qu’on m’explique le pourquoi de la tournure Anglaise ? – du monde, quand au comptoir d’un bistrot perdu, on se sent bien, paisiblement, chaleureusement. En vérité. Un putain de AAA+ que nul « Norme et pauvres » (Standard and Poor’s) ne pourra jamais dégrader.

L’humanité serait-elle l’avenir possible de l’homme ?

Pour l’heure on s’en tape, trop occupés que nous sommes à chercher autour de Bourg, le Château Fougas, au ventre duquel nous espérons faire belles découvertes. Marche avant, marche arrière et demi-tours aidants, nous voici dès onze heures, rendus au pied des lambrusques cachées dans la brouillasse. Jean-Yves Béchet, père des vins de ces vignes en appellation « Côtes de Bourg », nous accueille, sans façons, sans Bordeauniaiseries suffisantes. L’homme est discret, peu disert, préfère répondre que débiter le salmigondis habituel des choses convenues du vin. Grand, solidement charpenté, pieds bien ancrés au sol, le cheveu blanc, d’âge affirmé, le visage marqué par les années passées entre les rangs, battoirs puissants et voix douce, cet homme est le parfait contraire du « winemaker » discrètement élégant que les salons s’arrachent ou exècrent, selon qu’ils règnent ou aspirent à régner. Nous conversons à trois voix, questionnons en stéréophonie, prenant notre temps et notre plaisir, paisiblement. Le Cardinal Rutilant, ex géologue à l’esprit scientifique (les informations sérieuses sont chez LUI), à qui on ne la raconte pas, s’informe. J’écoute un peu et m’imprègne beaucoup, comme une vieille éponge sèche, de l’atmosphère des lieux et des « vibrations » de l’homme ; tourne et vire, observe, respire et photographie.

La cuvée « Maldoror » qui tourne bon an, mal an, autour des 35 hectolitres à l’hectare, vient du sirop des plus vieilles lambrusques, choisies sur les meilleures parcelles des 17 hectares du château. Jean-Yves Béchet, qui ausculte et soigne ses vignes depuis 1976, affirme que l’homme et la terre, intimement unis, font et sont ensemble le « Terroir », et que dans une appellation dite mineure, on peut aussi faire de bons, voire d’excellents vins. Des évidences, certes, mais qui méritent d’être ressassées. Et il n’est pas non plus surprenant que ce vin de Maldoror, précurseur des Côtes de Bourg de qualité, porte le nom de la plus célèbre des œuvres polyphoniques d’Isidore Ducasse qui fut, de la bouche même d’André Breton, un surréaliste avant l’heure. A ce titre, monsieur Béchet est un « surréaliste des vignes », qui s’est rebellé en douceur contre l’image rustique des vins du cru, et qui a su interpréter la nature, en respectant puis en soignant sa terre, pour en tirer le meilleur et la purger des traitements « ordinaires ». C’est ainsi que certifié « Bio », il est en conversion à la Biodynamie, en marche donc, vers la « sur-réalité » (sic), par opposition à la réalité de la production traditionnelle de l’appellation. Petite confidence au passage, sa femme Michèle est une admiratrice de longue date du « rastaquouère sublime », grand désosseur de syntaxe, selon l’expression de Léon Bloy. Tout ceci, donc, explique cela … Les chemins du vin sont parfois impénétrables.

Chemin faisant, donc, conversant, bavardant et jabotant parfois autour de l’importance du choix des verres dans la dégustation, nous voici face aux bouteilles. Maldoror, que nous espérons chantant, coule généreusement dans les verres. Dans sa robe pourpre aux franges roses que gagne l’orangé, le millésime 2001 fait franchement sa truffe sous nos nez attentifs. Le tuber melanosporum laisse ensuite affleurer des fragrances de cerise mûre, de fraise en purée mêlées aux épices douces. Au bout de l’olfaction, quelques notes de café et de cacao apparaissent. En bouche la matière est conséquente, sans trop, l’élevage a poli les tannins, les fruits s’expriment en finesse accompagnés par des épices fondues et douces. La finale est longue, fraîche, délicieuse.

Le deuxième chant du vin est dédié à l’année 2005. C’est un jus sombre, au cœur noir comme un lac volcanique, qui déroule ses jambes grasses aux flancs du verre. Seul un fin liseré, sang de bœuf, laisse à peine passer la lumière pâle du jour. Du disque de jais montent en vagues successives, des parfums de fruits mûrs que la cerise domine. La mûre douce, qu’exaltent épices et réglisse en bâton, pointe le bout de sa fragrance discrète. Quelques notes élégantes d’un élevage bien conduit, aussi. Tout cela reste en demi puissance olfactive, le vin ne se donne pas encore complètement, « loin s’en faut » comme disent nos orateurs ordinaires, friands de locutions adverbiables ronflantes. Le millésime parle, la matière est pleine et remplit en rondeur la bouche d’un bout à l’autre; sa puissance est patente et la charpente constitutive du vin parle déjà des temps à venir. Bien qu’à l’aube de son âge, le jus ample, de purs fruits mûrs, laisse augurer, à terme, grand plaisir et race certaine. A l’avalée, la persistance est impressionnante, la fraîcheur finale retend l’animal, et laisse aux lèvres de fines notes salines. Une superbe bouteille, à laisser reposer en paix quelques années.

Le troisième Aria de Maldoror est encore dans l’enfance. Mais le millésime 2009 a ceci de gracieux, que pour l’heure, il s’offre comme l’ingénue au premier sourire du galant. Des tréfonds enténébrés de sa robe opaque, qu’égaient quelques reflets de sang vermeil au juste bord du cercle parfait, le juvénile disperse alentour ses poignées de cerises et de cassis frais, juste après que la violette a poussé furtivement le bord de sa corolle sous mon appendice recueilli. Les épices, aussi, sont de la fête olfactive, qui exhaussent les fruits. La pointe de vanille qui se joint au cortège, élégante et mesurée, me rappelle que bel élevage ne nuit pas au vin. En bouche, le cru, plantureux comme une odalisque épanouie, fait sa houri et déclenche « in petto » des hourra silencieux. Le nectar est sensuel, plein, charnu comme belle combe de femme ronde. On sent que la belle sera à la hauteur des promesses esquissées. Les fruits roulent en bouche, gourmands et mûrs, la bouche est à l’extase. Sous mes paupières closes, je sens mes yeux rouler comme aux plus beaux moments des plaisirs intimes. Puis l’élixir puissant caresse l’œsophage, sans faiblir pour autant. Longuement, il persiste et rechigne à s’éteindre; ses tannins, frais, aux reliefs crayeux, ont encore à se fondre, qui laissent la réglisse au palais, longtemps après que la belle s’est envolée …

Que dire, sinon que le vin, en ces lieux, honore Maldoror!

Petite graine copieuse, cassée à Saint André « Chez Tonton », au débotté. Grand moment de bonheur à l’ancienne ! Petit bistrot qu’aurait bien plu au Bruno de Perret. La patronne est accorte, elle a le balcon plus à Noël qu’en janvier, l’œil triste et rieur des femmes de Reggiani, qui ont vécu bien plus que la moyenne …

Sur le retour, Simone fait des siennes. Perdu dans mon souvenir tout frais, sous le charme du concerto pour piano N°2 de Rachmaninov, je me perds dans les chemins vicinaux, puis pédestres, de la Charente profonde. A moitié embourbé, je m’ébroue, reprogramme ma guide facétieuse et retrouve mon chemin de misère.

A ne pas vouloir, vraiment, m’en aller, perdu je me suis!

Les chemins des retours sont souvent, eux aussi, impénétrables …

Spéciale dédicace, expressément mal écrite, à Hervé Lalau, journaliste et célèbre père des «Chroniques Vineuses », Empereur des lettres, qui n’aime pas, non pas qu’il y ait trop de notes dans la musique de Mozart, ainsi que l’affirmait Frédéric II, mais que trop de mots indisposent …

 

EPAUMOTIMEECONE.

CES JOURS SI BEAUX À BEAUSÉJOUR …

Les rêves du Grand Sachem…

—-

Septembre, l’arrivée des Indiens et de l’été éponyme …

Hé oui, pour la plupart, frères et sœurs, beaux et belles du même métal, sont à pied d’œuvre, déjà. Ami(e)s aussi qui, ont posé leurs wigwams à roulettes et auvents dans la cour et alentours … Derrière les sourires affichés du Grand Sachem et de sa Pocahontas, « Sean White Beard » et « Squirrel the Little », sourd l’inquiétude qui précède la saison de la grande cueillette des baies juteuses.

Toute une année à chérir la lambrusque, à la tailler, la protéger, l’écouter, la chérir, pour qu’elle donne à l’automne, enfin, le meilleur de ses grains rouges, gonflés des eaux d’hiver et du soleil en sucre de l’été finissant, à lui caresser les feuilles, à parler à l’oreille des bourgeons, à sentir sa fleur odorante et subtile exhaler ses parfums aux beaux jours de juin, dans les entre-rangs, sans cesse arpentés à petits pas précautionneux, mains douces et sécateur judicieux. Toutes ces soirées aux ciels roses, au vents coulis, à murmurer des mots d’amour et de crainte mêlés, aux grappes vertes et dures que gagnent les rougeurs hésitantes, timides d’abord, puis qui tendent à craquer les peaux, pour enfin s’installer et gagner les vieux ceps patients. La houle verte de la mer feuillue, sous les rayons du couchant, clignote de tous les yeux noirs des grappes ventripotentes. En vagues lentes, les folioles qui dansent la valse joyeuse des maturités atteintes, brassent l’air doux à l’unisson. Seul au sommet de sa montagne, le Sachem aux mains rudes, communie. Dans l’air et sous ses pieds, la nature, paisible et symphonique, lui parle le langage secret des amours partagés. La nuit tombe, le ciel vire au cobalt, le temps de la gésine est proche …

Ce soir, il dormira serein.

Allongé sous la couette, je regarde au plafond. Chaque soir, je promènerai, les yeux lourds des fatigues du jour échu, mon regard, au fil des paysages abstraits que dessine le plâtre craquelé du plafond. Cette chambre en chantier, au confort spartiate, qui se meurt, me plaît. Murs en suspens, lattes apparentes, vivent les derniers instants de leur ancienne vie de château. Dès après les vendanges, la pièce fera murs neufs. Enduits humides, appareillages modernes, plomberie, goulottes, bois neufs et peintures fraîches, recouvriront la pièce, figeant à jamais les vibrations mystérieuses des vies qui l’ont habitée, naguère, et même jadis. Pour l’heure, je m’en délecte, je perçois les effluves mourantes des parfums anciens, l’air que pulse à peine, les volants des robes lourdes, les soies vivantes des atours légers des femmes, qui churent au pied du lit, les soirs de fêtes et de noces arrosés, les cris des pudeurs dépassées, de celles que prirent les désirs enflammés des amours ancestrales. Les vies qui passent laissent traces infimes que d’aucuns peuvent capter, s’ils laissent volonté s’envoler et cœur s’ouvrir …

Très vite, la conscience me lâche et je m’enfonce, comme plomb en plumes, dans ma première nuit de vendangeur, fourbu à l’idée même d’avoir à me pencher …

Le ciel est bleu, très pâle, comme un regard pur et délavé. Le soleil naissant peine encore à dissoudre les blancheurs de l’aube. La pomme croquante crisse sous mes dents. « Squirrel the Little » est sur les crocs, inquiète, et tient, en mains crispées sur le ventre, la liste des coupeurs attendus. Son regard vif, va et vient, de la route montante à la feuille déjà froissée. Elle s’apaise, un peu, les premières voitures arrivent, par paquets. Les portières claquent, les habitués s’interpellent, enfilent leurs godasses, se glissent sous les tissus passés qui connaissent les vignes. Ça tire à bouffées convulsives sur les clopes surchauffées, ça vanne déjà tous azimuts, les cheftaines de meute prennent leurs marques et encadrent leurs clans. Sourires enfantins, museaux crispés, voix aiguës, Les silencieux parlent avec leurs yeux. Plus bas, dans la cour, les inox rutilent sous le soleil montant, l’équipe du chai s’apprête à recevoir les cagettes, pleines à ras bords, de raisins bleus. Les vignes encore endormies se préparent à pleurer leurs enfants. Les hommes se rient des petits meurtres à venir …

Sept jours durant, les cisailles rouges, aux gueules de crocodiles nains, mordront à pleines mâchoires, sous les feuilles larges qui les protègent sans espoir, les petits doigts ligneux des grappes accrochées à leurs mères. Jarrets douloureux et fesses diverses, fines, mafflues, accortes, écroulées, tendues à craquer, sous une quinzaine de dos humains, prendront peu à peu les couleurs de l’automne en suspens.

Un temps beau, puis radieux encore, et toujours chaud, à perdre la notion des saisons. Les vignes énamourées se pâment sous les ardeurs de Phoebus, à ne pas vouloir roussir, à oublier les mains agiles qui leur volent leurs enfants. Il se dit que Dieu a mit sept jours à créer le monde ? Mimétisme involontaire, il faudra la semaine à la troupe multicolore des coupeurs industrieux, pour alléger les lambrusques de leurs diamants noirs. Chaque matin différent est le même, seules quelques raideurs, accumulées au fil des jours, me disent que le temps passe. L’escadrille des étourneaux sans ailes vole d’une vigne à l’autre, parfois d’une parcelle d’une vigne, à la parcelle d’une autre, en fonction des maturités et des nécessités, sous la baguette du maître de chai. Sept jours de ballets, de voltes, grands écarts et entrechats entre « Paradis » et « Caillou », « Moulins » puis « Clos 1901 », ou « Clos de l’Église ». Il me souvient de la lumière pure d’un matin, sur le haut du haut de Montagne, aux pieds des Moulins. Le soleil était doux, l’air cristallin, on voyait sans peine au loin Saint Emilion, et Pomerol plus à droite, noyés dans le velours ondulant des jonchées de vignes. Toutes les nuances du vert, de céladon à pistache en passant par malachite, émeraude et chartreuse, se mêlaient aux ors fanés, aux rouges noircissants et au rousseurs ternes et basanées des lianes foudroyées par les machines à vendanger. Par delà la concentration qui me menait de grappe en grappe, malgré la sueur salée qui roulait jusqu’aux coins de mes lèvres, dans un coin de mon vieil i-pod à neurones, la Symphonie N°7 de Beethoven, m’apaisait, dissolvait les douleurs qui m’assaillaient les reins, roulait dans mes muscles gourds, pour m’élever hors de l’espace-temps. Au dessus de la vigne, je plane, me regarde oeuvrer, couper et vider mes seaux dans les caissettes des hotteurs. Alentours, les tâches multicolores de mes compagnons, courbés au hasard de leurs avancées, piquètent la scène, à la manière des nymphéas sous le pont Japonais de Monet.

Au soleil en zénith, autour de la tablée familiale, Madi me sourit, ailleurs et présente à la fois. C’est qu’elle est belle la dame. Ses cheveux immaculés bouclent encore autour de son visage d’ivoire patiné, qu’illuminent deux yeux clairs. J’aime à l’embrasser et à poser mon nez sur ses joues douces, nervurées en creux par un fin réseau de rides élégantes. A côté d’elle, Octave, règne en patriarche souriant, jamais à court d’anecdotes, puisées au souvenir des temps anciens, par là-bas, outre-méditerranée, dans les vignes, les champs et les cours des écoles. Les autres, qui ne sont à ses yeux que grands enfants plus ou moins sages, se pressent sur leur assiettes, car le temps est compté. J’aime ces moments brefs mais intenses, le sourire des femmes, leurs mains agiles, le rayon de lumière qui passe la porte, pour donner à la scène quelque chose de la Cène, du partage du pain.

L’après midi n’en finit pas, les corps souffrent, les vignes sont de plus en plus basses, les gestes mécaniques. C’est l’heure où les crocos à queues rouges saignent les bouts des doigts de ceux que les rêves emportent, que la fumette anesthésie, ou que la distraction gagne. L’eau coule à flots frais dans les gorges en carton, sur les nuques raidies, entre les doigts collants. Tout à la fin, il est temps que cesse le temps. La troupe revient en vrac au Château, ça traine, ça tire la patte, la fumette redouble. Dans les vignes, au soleil bas qui les vieillit à l’or, et les culotte au bronze, ça embaume les herbes qui ne sont pas de Provence … Sous la douche, l’eau froide assomme, puis le corps durci se détend, les muscles, à la glace, pompent le sang qui les nettoie. Le sucre, la sueur, la crasse, coulent en rigoles brunes, c’est Jouvence. Au sortir, la chaleur extérieure rassérène. Assis sur un banc, je savoure une bière froide. Elle m’étourdit un peu. Plus bas, le chai a rentré toutes les baies. Égrappées, les boules violettes ont vibré sur le tapis de tri. Propres, intactes, saines, elles ont gagné les cuves, à l’abri de l’air corrupteur.

C’est maintenant l’heure des lavures, des eaux lustrales qui jaillissent des tuyaux, du grand nettoyage du soir. Le karscher décape les inox rougis, les caisses entartrées, les serpents jaunes et bleus des jets – qui évacuent rafles brisées, insectes égarés et quelques rares grappes marquées par la pourriture grise – dessinent au sol d’étranges arabesques changeantes. Au contact de l’eau, les hommes sourient, les visages des femmes, aux grands yeux de koalas fatigués, se détendent, quelques giclées s’égarent parfois, les rires fusent… C’est Versailles, les Grandes Eaux au Château, l’été … Penchée, la tête sous le plateau, « Small Squirrel » récure la table de tri, l’eau gicle, éclabousse, rebondit sur le métal brillant. « Singing in the rain » chante dans ma tête. Dos au soleil, le mercure aveuglant des eaux irisées, comme une auréole d’argent, souligne les courbes tendues de son corps mince. Catherine a des temps, d’arrêt, les grands puits de ses yeux de cobalt mangent son visage marqué par la fatigue. Jacques, Claude et René, mitraillent les cagettes souillées par la terre et les jus. La puissance des jets qui résonnent, mats et sourds, sur les plastiques durs et les tôles rigides, battent le rythme liquide des tambours de Beauséjour. Par instant, les serpents albinos aux écailles liquides, s’égarent et les hommes sourient… L’enfant n’est jamais loin, à tout âge ! A l’écart, les larges pieds nus bagués de sparadraps roses du grand Yves au sourire immuable, pataugent dans les flaques rougies qu’il repousse méticuleusement. Pendant sept jours la haute silhouette silencieuse de cet homme doux, et dur au mal, m’a servi de repère, qui dépassait le haut des vignes, caisses lourdes au dos, discret, amical et constant. Au flanc d’une benne rouge et or, le visage fin du « Fennec from Man’ttan » scrute le fond, débusque les moindres scories, qu’elle chasse à grandes rafales précises. Cette New Yorkaise bon teint, importatrice sérieuse, passera six semaines de son temps aux travaux du chai, souriante, accompagnant, pas à pas, infatigable et précieuse, l’élaboration de son « Penimento » special one, et des autres cuvées du Château.

Le soir tombe, le soleil est à l’agonie. Grosse boule dorée en chute lente, il bronze, peu à peu, vire à l’orange, au rouge sanglant, puis au bleu violacé dès que son bord tangente l’horizon. A l’arrière du Château, je vaque à mes occupations domestiques, lave, rince et étend mes frusques, aère tout ce qui peut l’être. D’un œil, j’admire « Juppé ». La lumière vermeille du jour mourant entoure sa silhouette noire et musclée d’un halo flavescent. Les derniers rayons liquides du jour roulent sur la toison courte du petit cheval noir, dont elle souligne les ondes qui frémissent sous sa peau. Il broute sans se lasser les herbes du parc. Sa longue queue touffue chasse les mouches d’un mouvement élégant et régulier. Par moments, il relève la tête et me fixe en mastiquant de longues herbes. Ses grands yeux, ourlés de longs cils noirs, lui font regard profond de femme émouvante. Je lui dis que je l’aime. La pomme que je lui jette craque sous ses dents, puis il secoue tête et crinière, silencieux …

C’est l’heure de la tablée du soir. « Sean white beard » le châtelain sourit, le ciel est avec lui, les grappes sont belles et les jus odorants. What else ! Autour de la grande table, les fumets du repas retroussent les babines. Les sourires se font rictus. Le temps du ballet des mandibules claquantes est arrivé. Le silence se fait sur la troupe. Colette et Michèle ont veillé aux fourneaux. Soupe chaude, poisson, viandes, fromages, gâteaux et fruits, disparaissent dans l’ombre inquiétante des gosiers affamés. Les soupirs d’aise, les petits cris de plaisir des estomacs comblés, parlent à l’oreille de qui sait entendre. Sous la table, les doigts de pieds des convives repus, délestés des lourdes chaussures du jour, font éventails. Je regarde mon verre qui luit du pourpre chaud d’un « Charme » 2009, ce soir. Au hasard des repas, il verra passer, de mémoire, « Kirwan » 1986, «Coteau de Noiré » 2003, « 1901 » 2008 et 2009, « SaintRomain » 2008, et d’autres encore … Comme un faon au sein de la harde, Chloé, petit bout de presque femme, tient la dragée finaude aux adultes conquis. Papa et tonton sont à ses pieds. Ses billes bleues maya pétillent au dessus d’un sourire à la malice experte. Fraîche comme la finale d’un vin sur argilo-calcaire ! Elle tient bien son rang au milieux des barbons, sous l’aile de maman … Les rires fusent encore un moment – flûtes à becs des femmes et contrebasses masculines en harmonie – quand David tient l’auditoire hilare, au récit des travers et misères de l’Assemblée Nationale

Par la fenêtre aux vitres fendues de ma cellule monacale, je regarde la nuit de jais. Dans le ciel, les lueurs aiguës des étoiles dessinent les mondes lointains, la lune blanchit les vignes, la fatigue me prend les reins, mes yeux sont boules de plomb fondu. Dans mes veines coulent des ruisselets paisibles. Les petits bonheurs engrangés de ces jours, passés aux combes et aux coteaux, m’ont caressé l’âme et la peau. Au centre de la toile, à l’angle de la fenêtre, l’araignée au ventre jaune, compagne fidèle de mes jours de vraie vie, s’est endormie …

Le sommeil me prend comme femme amoureuse,

Je plane aux cieux profonds,

Où croisent la lune gibbeuse,

Le Grand Sachem et son chariot, en assomption …

EMOEXTIHAUSCOTEDNE.