APRÈS.

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Pietas. Roberto Ferri.

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@christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Le ventilateur barométrique s’arrêta, sa fenêtre s’illumina dans le noir total de la chambre. Le silence se fit. Définitif.

Il faisait très froid dans cette chambre, il aimait à dormir fenêtre entrouverte, même au cœur glacé de l’hiver. A trois heures et quarante deux minutes de cette nuit de février deux mille ce qu’on voudra, à l’heure exacte du véritable milieu de la nuit, à l’heure où les tardifs enfin se glissent comme des morts sous leur linceul nocturne, à l’heure où les matinaux ne sont pas loin de s’agiter comme des pantins dérisoires, à l’heure des équilibres furtifs, quand les regards aveugles des maisons effraient les chats errants, quand les vitres ternes ne reflètent plus les ombres floues des vies fragiles en mouvement, quand la ville, l’espace d’un court moment, semble gélifier le temps, l’homme passa de l’ici à l’ailleurs. Comme ça. Abruptement. Pour lui le coucou de la pendule s’étrangla, bec ouvert, son tic tac se figea, l’homme venait de quitter le présent. Dégagé de l’implacable tyrannie du temps, il ne vieillirait plus, comme s’il avait préféré la liquéfaction de ses chairs à l’érosion lente de son être.

Des années durant l’air sous pression lui avait fouetté le visage toutes les nuits. Sous le masque de silicone qui lui irritait l’arête du nez, qui l’emprisonnait jusqu’au ras du menton, au plus fort de ses apnées, la machine lui balançait quinze bars en pleine face. C’était à ce prix là qu’il respirait correctement, c’était grâce à cette terrible machine que ses arrêts respiratoires avaient quasiment disparu. L’air violent qui lui déformait la bouche, lui desséchait les muqueuses, il s’y était habitué, il n’entendait même plus le bruit irritant du long tuyau qui reliait le masque à la machine et qui frottait contre le bois du lit au moindre de ses sursauts. Les bouchons d’oreille qu’il s’enfonçait tous les soirs au plus profond des conduits auditifs l’isolaient du monde, il n’entendait plus rien, ne voyait plus rien, sa chambre baignait dans le noir absolu. L’homme aimait ça. Il se centrait sur lui même, rien ne le distrayait. Il n’était pas du genre à s’endormir comme un plomb dès la tête posée sur l’oreiller, bien au contraire le sommeil mettait bien une heure pleine, voire plus, à lui voiler la conscience pour l’amener dans un ailleurs toujours différent. Pendant ce long moment avant qu’il ne s’endorme, dans cet entre deux états, il se laissait aller aux extravagances de son imagination, ça fusait dans tous les sens dans la matière molle de son cerveau. L’homme était un pur visuel, sous sa boite crânienne les images défilaient à vive allure, si vite qu’il avait des difficultés à se suivre ! Mais ça commençait toujours de la même façon, il se voyait se regardant. Le dos collé au plafond de sa chambre il observait la scène, sa scène : un grand lit recouvert  d’une couette fleurie, sous la couette, un corps immobile couché sur le côté droit, un visage blanc sous des cheveux sel et poivre, équipé comme un pilote de chasse. Lui. Et sous l’os de son crâne, cette scène étrange, chaque soir rejouée, immuable, rituélique, bercée par le ronronnement modulé de la machine, et l’état de plaisir, de bien être qu’il ressentait. Dans ces moments là les phrases affluaient, se bousculaient, impatientes de naitre, les poèmes naissaient comme des corolles qui s’ouvrent ces instants là, juste avant le basculement, la chute ou l’ascension dans les volutes incolores de l’ensommeillement, il écrivait sur le voile mouvant de la nuit noire des pages entières, belles, émouvantes à faire sangloter les plus endurcis des cœurs, les mots jaillissaient en geysers incandescents, en gerbes multicolores, en bouquets magnifiques. La beauté devenait son amante, sa muse, sa complice et son amie, il lui était totalement asservi comme un esclave, pour rien au monde il n’aurait aimé être affranchi du joug délicieux que sa superbe maitresse lui infligeait.

L’homme aurait bien voulu garder mémoire intacte de ces merveilles, étonnamment à la moindre inattention la source tarissait. Il avait bien près de sa main un dictaphone numérique de la dernière génération, mais avec ce domino de plastique qui lui couvrait la bouche et le nez, impossible de murmurer à l’oreille de l’enregistreur les somptuosités que son esprit engendrait. Au moindre mouvement du petit bout du bout de son petit doigt le miracle s’évanouissait. Le lendemain, il se brisait la tête à retrouver un peu de ces perfections, alors il besognait, butait, assemblait, souffrait de ne pas se souvenir. De jour, le lien avec la source était coupé, il avait beau fermer les yeux, faire silence, mettre cent fois l’ouvrage sur le métier, foutre de Boileau ! Rien n’y faisait !

Une fois encore il se retrouva d’un coup dos collé au plafond, il revit la même scène, exactement crut-il un instant, puis la lumière qui baignait la chambre ordinairement sombre, une lumière à la fois douce, puissante, dont il ne distinguait pas la source, une lumière qui ne faisait pas d’ombre, comme si les objets, le corps inerte allongé sous la couette, étaient illuminés de l’intérieur, lui parut étrange, différente, presque vivante, palpable. Et la chambre semblait animée, les contours du lit, de l’armoire, tremblaient légèrement, se déformaient, les objets entourés par un halo de lumière rosâtre, passaient du bleu électrique au vert smaragdin, au jaune safran puis à d’autres étranges couleurs inconnues. L’homme, mort au sens où l’entendent les humains, voulut instinctivement regagner son sac de chair inerte, mais il ne le put pas. Il se sentait déchiré entre cette impossibilité nouvelle et l’étrange langueur qui le prenait, entre la tristesse et la plus totale indifférence pour ce qui apparaissait n’être plus qu’un théâtre. Puis le spectacle se figea un court instant avant que les images du lieu ne se mettent à défiler à toute vitesse et à rebours. Jours et nuits, lit fait, défait, les couettes se succédèrent comme les pages d’un livre giflé par le vent, puis les murs de béton brut apparurent, le plancher s’évanouit. Très vite il ne vit plus qu’un sol de terre parsemé de détritus et de gravats.

Et la nuit totale tomba. Fondu au noir.

Alors le mouvement s’inversa. Vertigineusement. Quand il s’arrêta, la maison avait à nouveau disparu, désagrégée, dissoute par le temps, enfouie dans le sol. A la place s’élevait très haut un gigantesque amas de tôles épaisses, de canons tordus, de chenilles d’acier brisées, de ferrailles diverses. Tout cela sans qu’il ressente la moindre émotion.

Puis tout cela s’effaça comme un papier que l’on froisse rageusement.

AUTRE sut qu’il n’existait plus, n’appartenait plus au vivant, il n’était plus qu’une vague clarté palpitante. Plus d’empathie, de détestation, d’émotion, de sentiment, insensiblement il devenait autre, il se sentait étranger, libéré des chaînes propres à l’humanité, il était en voie de transformation. Coupé de ce qu’il avait été, il flottait, complètement insensible, mais il voyait, non plus avec des yeux, mais avec tout son nouvel être. Comme s’il était en pleine néo parthénogénèse, il se développait, découvrait. Il percevait à 360°, entendait les bruits du vivant dont il ne faisait plus partie. Il fut étonné par tant de stridences, de souffrances, d’abominations suggérées par les souffles à la raucité douloureuse, par les cris suraigus qui n’en finissaient pas de résonner. Plus étrange encore, l’atmosphère donnait l’impression d’être épaisse, alors qu’elle ne l’était pas, ce n’était pas de l’air, mais une sorte de chair aux atomes distendus, une luminescence plutôt qu’une lumière.

Parallèlement, alors qu’il se sentait immobile dans la lueur ambiante, il eut la sensation de s’élever dans cette ouate diffuse qui n’était ni air, ni chair, ni lumière. Aucun repère ne lui permettait d’être sûr de ce qu’il ressentait, non pas dans son être, son corps, mais dans sa nouvelle inqualifiable existence. Dans cet hic et nunc dont il ressentait l’intensité et la vie par tous les pores de son nouvel état il lui semblait insensiblement monter, du moins il en avait l’intuition. Ses modes de perception changeaient, pourtant il continuait à savoir, à ressentir, comme s’il y était encore, absolument tout de l’ancien monde qu’il venait de quitter. Il s’aperçut aussi qu’il ne pensait plus, au sens humain du terme, c’était autre chose, il avait la connaissance immédiate,  sans commencement ni fin. Oui c’était ça, le temps, l’espace, les limites en général avaient disparu, toutes sans exceptions !

L’ailleurs était autre, comme lui même qui devenait cet ailleurs et cet autre à la fois. Qu’était-il en train de vivre? Le temps aussi s’était dissous, l’avait quitté comme il avait abandonné le monde. De quoi noircir, verdir, blêmir de terreur. Mais rien de son ancien ordinaire ne l’habitait plus. Il ne baignait pas non plus dans le bonheur, le ravissement, la félicité, l’extase ou tout autre émerveillement dont lui avait, toute sa vie humaine durant, parlé les livres. Non les espérances humaines avaient fondu comme Jeanne au bûcher. Un sentiment de plénitude paisible, lentement le pénétrait, enfin façon de parler car en ce lieu plus rien ne pénétrait l’impénétrable qu’il était devenu.

Et le jour total fut. Fondu au blanc.

Tout autour de lui flottaient une infinité de formes géométriques d’un blanc translucide, parfaites et parfaitement invisibles dans cet univers lactescent aux pulsations régulières. En termes humains, on aurait pu penser qu’il naviguait dans un organisme sans limites. Ce n’était que lorsque sa nouvelle conscience frôlait ces objets étranges qu’il percevait leur contours délicats. Les innombrables étaient partout, il les traversait sans que jamais, bien que cet adverbe soit à proprement parler inapproprié en la circonstance, l’ordonnancement de leurs mouvements en fût affecté.

Alors il sut et vécut ce qu’est l’ineffable quand il berça dans une musique cristalline, une musique parfaite d’une douceur violente, inaudible et tonitruante, qui lui parvenait de partout à la fois et de lui même tel qu’il était devenu.

Au fur et à mesure qu’il se transformait en l’autre le blanc pâlissait encore, quelques éclairs d’albe aigus et lents jaillissaient de nulle part. Puis ils disparurent tandis que toutes couleurs s’évanouissaient, laissant place à ce que l’absence de mots ne permet pas de décrire.

Alors le silence bruyant se fit, l’autre sut qu’il était mort à la vie et qu’il était la vie.

Dans son ancien monde mille ans venaient de s’écouler.

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