Littinéraires viniques » NATACHA

ACHILLE ENTRE CHAT ET LAPIN …

Guido Mocafito. Nature morte au lapin.

 

Mais la vie n’est pas bangka fuyant sur l’huile des eaux calmes.

Le plus souvent elle est barcasse fragile roulant sur les vagues écumeuses des jours, esquif désorienté, maltraité par les fureurs rugissantes de la mer à l’aigre. Achille l’a, croit-il, bien compris. Petit bouchon de champagne il flotte, roule, plonge et remonte ; malmené par les vagues gigantesques qui le rudoient il ne coule pas. Il sait bien désormais que rien ne lui sert de se vouloir dur comme vieux teck sec, sauf à sombrer.

Ce matin Novembre fait son Avril, le ciel est pur, d’un bleu intense, luminescent. Les arbres que l’hiver rampant dépouille peu à peu sentent leur vitalité décroître et jettent leurs derniers feux. Jetés au hasard des forêts, les touches d’incarnat vif, les flavescences étincelantes, les marcs fondus qui peignent les feuilles trilobées des érables illuminent le pelage fauve et havane brûlé des bois de leurs flamboyances brasillantes. Comme un vieux volcan prit d’une folle et dernière ardeur dont les spasmes mourants raviveraient les laves depuis longtemps figées. Novembre est un menteur et Achille le sait ! L’automne 1983 est ainsi, qui a vu le Sauternais exulter.

Tout au bout de la rue, en son plein milieu, un lapin immobile corps en travers et tête tournée vers lui, le regarde. Il est environ quatorze heures, un linge blanc, albâtre translucide, voile lentement l’azur du ciel ; l’atmosphère phosphorescente est au changement de temps, l’humidité imperceptiblement gagne. Achille à l’arrêt rit en silence, ce lapin aux oreilles trop courtes n’est qu’un chartreux inquiet d’être ainsi surpris. Quand la pluie arrive, se dit-il, les chats ressemblent à des lapins. Il frappe le sol d’un coup sec et le matou, d’un coup de rein gracieux, se glisse dans une haie touffue et disparaît à sa vue. Achille est triste, il aimerait être ce lapin capable de se transformer à volonté, pour traverser la rue de sa vie présente et réapparaître incognito et libéré, dans un ailleurs tout neuf .

Le vent forcit, arrachant aux eaux agitées des brouillards d’eau pulvérisée qu’il emporte en tourbillons salés aux ventres des nuages noirs gavés qui alourdissent le ciel. Le bouchon, qui fut de champagne, glisse sur les vagues gigantesques qu’il remonte à toute allure pour retomber toujours plus loin, les tripes saignantes et le cœur entre les dents. Brutalement le ciel s’ouvre comme une mer rouge et des trombes d’eau tombent en flèches tièdes. Achille planté au milieu de cette foutue rue déserte est instantanément trempé. Les nuages se referment aussitôt, la pluie cesse tout aussi brusquement. Bleu, tout bleu, de suite le ciel est à nouveau bleu. Se pourrait-il que le temps reparte en arrière, que le chat au milieu de la rue refasse son lapin puis que ça recommence, encore et encore ? La rage l’étouffe mais la vie s’en tape, un sentiment d’impuissance l’écrase au sol, il a beau se débattre rien n’y fait, la vie est plus forte que lui, il ne sortira pas de ses rails ! La liberté n’est qu’une invention de philosophe rêveur, Achille est pétrifié par l’évidence. Pas plus que les arbres il n’empêchera ses feuilles mortes de tomber qui repousseront ensuite, jusqu’à ce qu’il pourrisse sur pied, un jour, un soir, une nuit, va savoir ! Ou que la foudre le décapite un matin qu’il ne s’y attendra pas. La nécessité est plus forte que le hasard, Achille se sent pion dans l’ordre des choses qui le dépassent et lui échappent.

En ce jour du lapin-chat il ravale sa suffisance, son insolence de gommeux, son petit ego qui lui crevait les yeux se dégonfle sous la pluie froide et, nu sous ses vêtements mouillés, Achille tremble plus de rage que de froid. Un tourbillon de feuilles mortes qu’entraîne le vent qui s’est levé, l’entoure. Sur les trottoirs pas un arbre n’a bougé.

Depuis ce jour, il lance des pierres aux chats de rencontre mais n’a plus jamais tiré un lapin de passage.

La nuit qui suivit fut nuit de garenne, de courses échevelées dans un paysage d’après l’Apocalypse, fumant et minéral, derrière un lièvre fuyant qu’il ne rattrapait jamais. Il avait beau hurler «Lapin attends moi, je ne veux que te sauver des fous qui veulent te mettre dans leurs casseroles !», celui-ci détalait de plus belle et ses zigzags foudroyants le faisaient souvent choir comme chiffe molle. Il s’accrochait pourtant, saignant et chuintant comme un soufflet de forge, les jambes en sang, les yeux hors de la tête. Derrière lui les poursuivants armés tiraillaient et gagnaient du terrain. Au détour d’une combe abrupte un chat gigantesque surgit, tous poils hérissés, crachant et feulant, négligea Achille et fit barrage aux assaillants. La mitraille s’intensifia. Achille entendit les cris de douleur de l’animal et le bruit sourd des impacts dans la fourrure épaisse. Le lièvre stoppa net et se retourna, redevenant le lapin-chat de l’après-midi ; Achille, à bout de force et de souffle en fit autant. Non loin d’eux sous les volutes de poussière, au cœur cette nuit blême qu’éclairait une lune rousse cyclopéenne, l’énorme masse du chat, immobile désormais, lui tournait le dos. Comme un mirage au désert le lapin trembla, sa silhouette se dilua lentement pour disparaître au bout d’un dernier soupir. Le chat rapetissa, retrouva sa pelisse de l’après-midi, s’allongea en ronronnant doucement, regardant Achille de ses yeux d’ambre. Puis se mit, langue crissante, à sa toilette. Le paysage terre de sienne était vide, ni cadavres, ni pétoires, le chat était indemne. Achille eut beau chercher de tous côtés, rien, il ne trouva rien, que des pierres coupantes au flanc des talus et la poussière soulevée par ses pas. Il crut devenir fou.

Puis le jour se leva instantanément sous un soleil ardent.

Et le ciel est pur, d’un bleu intense, la rue est vide qu’aucun lapin-chat ne traverse … Il lui semble voler dans l’enfilade de la rue, il a beau regarder de tous côtés, il n’est pas là non plus.

Au réveil de cette nuit troublante, Achille pria Freud en pensée et regretta qu’il fût mort si tôt, ou plutôt qu’il fût lui même né si tard. Car il avait beau revivre son rêve, encore et encore, scène après scène, il n’y comprenait rien. Cela le mit dans une forte colère, une de ces colères latentes, une de ces rages qui couvent sous le sourire ; il ressentait bien comme une effervescence intérieure plutôt inhabituelle mais il ne savait pas que c’était cette lèpre rampante qui le consumait lentement et lui gâchait ses heures, ses jours et ses nuits plutôt bleues entrecoupées d’insomnies récurrentes. Au bout de quelques jours il finit par comprendre que ce rêve à l’interprétation résistante l’agaçait en sous main ! L’image du bouchon de champagne fragile, malmené par la mer démontée, lui revint en mémoire. Il rit, amèrement, peu fier de lui, mais il rit et se mit en configuration liégeuse. Ce qui l’apaisa sans résoudre le mystère. Mais dans les méandres de son cerveau, de son cervelet ou de son inconscient, l’étrange rêve faisait son chemin, ouvrant des portes, en fermant d’autres, le transformant si lentement qu’il ne s’en apercevait pas.

De la clepsydre,

L’eau du temps

S’écoulait lentement,

Et dans son coeur, l’hydre

Avait encore des dents …

Sur le bureau d’ Achille le décharné, un lièvre est passé en courant quand il a mis le nez au bord de son cristal perché, fragile sur sa tige gracile. Comme à son habitude, perdu dans la nuit du temps et de ses souvenirs, le fumet léger échappé du verre à peine versé lui a pris le coeur et voilé le regard. Alors Achille, sous la lumière ambrée de sa lampe a sombré. Au profond du passé surgi de « Les Évocelles », l’étrange lapin-chat à déboulé du creux de ce vallon de Gevrey Chambertin. Dans la bouteille du millésime 2010 du Domaine des Tilleuls il était tapi, attendant sagement qu’Achille le débusque. Puis il a bondi, entraînant Achille dans son sillage odorant, pour disparaître, à peine humé. Après une longue aération, alors que l’animal se perdait dans la pénombre, la pivoine, la rose, le sureau et l’églantine se sont échappés en fragrances légères de la robe grenat du vin. La cerise burlat, le cassis, la framboise ont pointé le bout de leurs chairs mûres ; en second rang, dans un léger nuage fumé, presque lardé. L’élégance olfactive et la précision des arômes arrachent un sourire aux lèvres crispées d’Achille qui ferme les yeux, renvoyant l’évocation de son rêve ancien aux gémonies avant de porter la bouche au buvant du verre. La fraîcheur de l’attaque lui plaît, le vin en bouche affirme sa présence, donne à aimer la finesse de son toucher puis fait le gros dos, belle matière qui s’étire ensuite et libère ses fruits. C’est un ru de fruits rouges et d’épices douces, marqués par le noyau de la cerise, qui roule dans sa bouche, s’ouvre sous l’acidité impatiente de sa jeunesse, qui lamine le jus comme le fait un chat au réveil. Achille rouvre les yeux tant ce vin au parfait équilibre, fin et élégant, l’émeut. Gourmand il le garde longuement au bord de l’avaloir, le mâche, le croque, le fait gicler sous la langue, le monte au palais, jusqu’à qu’il se soit entièrement donné. Avant de l’avaler à regret. Le vin s’en va, dévale son gosier mais lui laisse un peu plus que longtemps au palais sa marque, son empreinte, ses tannins ciselés, la légère amertume du noyau de la cerise et son grain de sel au coin des lèvres.

EFÉMOLITINECONE.

ACHILLE ET LA DANSEUSE ESPAGNOLE …

Et sur terre aussi, la Danseuse Espagnole ..

 

Des doigts tendres et fermes lui dénouent le dos …

Achille allongé sur le ventre, l’œil mi-clos se laisse faire. Le soleil baisse et sature les couleurs. Le sable blanc est chaud, doux comme une peau de levantine.

Sous la poigne agile qui glisse sur sa peau, puis par endroit s’enfonce dans ses muscles durcis, Achille récupère des fatigues aquatiques de sa journée, à explorer les eaux claires des Philippines. De la pulpe aveugle de ses doigts la jeune femme aux mains d’huile odorante lit son corps mieux que les plus modernes scanners. Elle possède cette science infuse héritée de sa mère, de sa grand-mère et de toutes celles qui l’ont précédée, ce don subtil du soulagement,qui décrispe les muscles et relance les énergies. La jeune femme n’est pas belle comme le sont nos fardées occidentales mais la douceur de son regard confiant et ses cheveux de jais luisant lui donne une grâce rare, délicate et fragile.

En ce mois de février 1990 qui lâchait sur le nord de la France ses rafales de neige en flocons collants, Achille s’était envolé de Bruxelles vers l’inconnu, comme ça, sans réfléchir. Partir pour fuir. Naïf besoin de caleter pour esquiver quelque chose qu’il ignorait mais emportait néanmoins avec lui. Depuis quelques années déjà, il s’était pris de passion pour la plongée sous marine qu’il avait découverte au hasard d’un voyage en Égypte sur les bords de la mer rouge, peu encore dévastée en ce temps-là. Pour lui, plonger sous bouteilles c’était comme vivre, enfin presque, ce rêve récurrent, quand il volait, sans effort au dessus du sol des petits hommes lourds, libre, absolument. Léger comme une bulle de savon sous la brise ces nuits d’oiseau planant le lavaient des lourdeurs de la vie. De son enfance il avait gardé le goût du sel sur la peau et celui de la caresse purifiante de la mer Méditerranée. Sous l’eau, à se laisser dériver dans les courants il retrouvait ses douze ans, l’insouciance et la joie.

A Hong-Kong, il avait retrouvé une bande de plongeurs inconnus avec lesquels il allait bordailler sous la surface lisse de la mer des Visayas. Ils s’étaient apprivoisés à force sourires et gentillesses échangées puis avaient atterri à l’aéroport de Mactan-Cebu après un dernier vol de quelques heures. La bonne ambiance, de rigueur en ce genre de circonstances, augurait d’un séjour agréable. Ni dindes piaillantes, ni mâles en rut dans la troupe. Non, des amoureux des dérives aquatiques, des plongées profondes, des courants obstinés, des nuits étoilées et des partages sans façons, une équipe de passionnés, mais pas trop.

La bangka à balanciers, fine, longue, étroite comme une lame, file d’îles microscopiques en îles minuscules sur la mer métallique. A cheval sur l’avant Achille fait sa figure de proue, le vent chante, il ne sent pas le grill du soleil ardent sur sa peau, le bateau, comme un scalpel de bois déchire la surface fragile des eaux qui cède en chuintant. Comme un homoncule égaré, balancé entre deux tranches d’organsin bleu. Entre l’azur du ciel brodé d’impalpable mousseline blanche et l’infini marin que cisaille le sillage d’ivoire de l’esquif lancé à pleine allure. Sous les flots cristallins les marlins naviguent en silence et leurs éperons ne déchirent que les rêves. Les trajets entre les îles minuscules enchantent Achille, la barque file sur le chant des eaux, il lui semble vivre sa vie en accéléré quand il tranche l’immobile cérulescent, mais il sait bien que le vent peut se lever et surgir du paisible, les vagues enfler à devenir mortelles, que l’azur peut passer au cobalt puis à l’encre noire, que le paisible voyage peut devenir géhenne, qu’il pourrait avoir à se battre sans espoir certain contre les éléments si l’envie leur prenait de le rudoyer. Comme une métaphore de la vie, toujours incertaine et changeante, radieuse ou délétère. Alors, Achille déguste chaque seconde du présent à petites bouchées précieuses. De Moalboal à Panglao, en passant par Apo Island et Siquijor, de sable d’albâtre en rocher hérissé, il sautille d’îles en îlots.

Quand il saute du bateau, harnaché comme un extra terrestre maladroit, dents serrées sur le détendeur, Achille quitte le monde de surface pour celui des aigues fraîches qui le portent comme un oiseau sans ailes. La mer n’est pas silence, elle est craquements, crissements, chuintements des bulles qui remontent en zigzaguant vers la surface comme des yeux de mercure fragiles, cris aigus, pleurs, sanglots liquides, mais elle est aussi mort des mots et des criaillements humains. Et le mental s’apaise qui laisse au regard le bonheur de ne pas savoir juger. Le regard qui ne sait plus où donner de la pupille tant les fonds sont riches, beaux et harmonieux. Un peu à l’écart du groupe Achille pédale à lentes brassées de palmes souples et survole les paysages changeants, multicolores de ces anciennes terres englouties. Toutes les mers sont d’anciens continents et toutes les terres deviendront mers un mauvais jour, quand il ne sera plus. Surgie des profondeurs une chaussette rayée file entre ses jambes, gondole, s’arrête, se retourne et le fixe un instant de ses yeux de mystère qui lui mettent le frisson à fleur de peau. Laticauda colobrina garde son venin mortel pour les proies à venir, l’ignore et repart en larges ondulations pour plonger au cœur du noir abyssal. Parfois la bangka lâche sa palanquée de petits pois noirs à l’entrée d’une passe, le courant violent les emporte comme graines sous le vent, les remous puissants jouent au ping-pong avec les corps légers qu’ils brassent, secouent et propulsent au hasard. Achille ne lutte pas et se laisse entraîner, membres écartés par l’infernale machine à laver, monte et remonte jusqu’à ce qu’elle l’abandonne. Il nage vers le fond proche, s’accroche au récif tête levée que gifle le fort mouvement du cristal bleuté des eaux et contemple d’en dessous, hypnotique, la surface aveuglante de la mer. Au bout d’un moment il distingue les silhouettes profilées des squales immobiles en maraude, les tourbillons multicolores des poissons tropicaux affolés, les carangues argentées et les bancs de barracudas rassemblés en rangs, les uns contre les autres, comme des flèches prêtes à jaillir du carquois. Au-dessus de la foule les requins marteaux brassent lentement, sans effort, le courant ; au bout de leurs têtes étranges leurs petits yeux d’escarboucle brillent et menacent. Comme une sangsue noire Achille, collé au sable, rit entre ses bulles, de sa bêtise, de son puéril égotisme, de ce putain d’orgueil humain qui emprisonne toutes les formes de vie dans un anthropomorphisme ridicule. «Mais laisse donc vivre la vie qui n’est pas la tienne» se dit-il entre deux respirations, «si tu ne veux pas que les requins te prennent pour une grosse loche affriandante». Alors le monde change quand Achille reconnaît qu’il est autre. Et cela l’apaise. A ne pas chercher de sens il ressent l’harmonie des lieux et de l’instant. Le temps s’efface, l’oubli le gagne, bientôt il est seul, perdu, tellement absent. Tous sont déjà remontés quand il pense à regarder son Suunto. Il affiche cinq bars !!! L’horizon est vide, le ciel s’est couvert et se fond dans la mer qui s’est creusée. La main de son binôme lui touche l’épaule, il tressaille de surprise et de peur. L’engueulade est courte mais intense, Achille conscient de son erreur se tait. Derrière eux le parachute rouge pointe sa tête à deux mètres de la surface. De la vague pliure, juste entre le ciel noir et la mer grise, la bangka surgit qui patrouille à leur recherche depuis un bon moment. Ça braille, ça rit et ça chambre dur tout le soir, ça boit aussi.

Sur le compte d’Achille, le rêveur des profondeurs …

Le dernier soir sur le pont humide qui brille comme une patinoire sous la pleine lune tous s’équipent pour la dernière, la plongée de nuit. Plus rien, plus de repères, comme un aveugle dans la poisse liquide et les peurs ataviques, acides et incontrôlables. Le faisceau étroit des torches fouille l’épais charbon, vite elles se rapprochent, frileuses, tremblantes, les mains se cherchent, se touchent et se rassurent, la mer grouille de vie. La nuit des peuples aquatiques c’est le jour des humains. Les épaisseurs liquides deviennent phosphorescentes, le plancton s’agite et s’égaie deavnt les gueules affamées. Sous la lumière ardente les couleurs resplendissent, le poisson lion vogue lentement toutes ailes déployées, les balistes scintillent, les coraux brillent de leurs feux variés comme des lumignons à l’envers. Le ciel est en bas ! Les anémones grasses balancent sous la faible houle et les poissons clowns, rouges, jaunes, noirs, violets s’y nichent. Achille s’approche d’un de ces bouquets de chairs veloutées et les clowns l’attaquent, frappent son masque à coups de nez cornés pour protéger leurs petits cachés entre les filaments. Les langoustes passent de roches en roches, seules leurs antennes mobiles les trahissent. Les coraux de feu, les sclératinaires tordus, les coraux roses, rouges, durs ou mous scintillent, les gorgones allongent leurs ailes rousses ou jaunes, les anthozoaires étalent leurs pétales raides. Le fond est un jardin de pierres aux couleurs surprenantes, de fleurs de chairs molles balancées par le rythme des eaux, tel un patchwork vivant. Achille nage au ralenti entre les récifs, tourne autour des patates coralliennes, se gave de couleurs, s’enivre de beauté.

Juste avant de remonter il défaille presque tandis que le nez au ras des pierres il se perd dans la contemplation des minuscules nudibranches, tâches flashies, électriques ou pastels tendres, aux gueules de monstres, effrayants et ravissants à la fois. Pendant qu’il se gorge de couleurs, au détour d’une colonne de corail une hexabranchus sanguineus, apparaît. Large et charnue, écarlate, elle est là, juste devant lui. Sa longue robe fragile ondule de tous ses plis de rose. Gracieuse, surnaturelle, la danseuse espagnole chaloupe au son d’une guitare absente, un flamenco lent, envoûtant et lascif.

L’incarnat brûlant de sa robe le fascine.

Achille suffoque de surprise,

Puis Natacha se met à vibrer

Dans sa mémoire émue …

Accroché aux ailes repliées de son bureau,dans la lumière jaune du phare de sa lampe Achille le rapiécé tangue encore, comme s’il revenait lui aussi d’avoir dansé. L’almée espagnole balance dans sa mémoire, le rouge étincelant de sa robe fulgure dans le cristal sous ses yeux. Une larme roule sur sa joue, qu’il essuie d’un revers de manche. Dans le giron du verre immobile un lac de rubis sombre ne danse pas. « Syrah Leone » la lionne ne bronche pas, un lit de rose borde sa robe. C’est qu’elle a déjà bien vécu. Au creux du cristal son regard noir le fixe. Ce Coteaux du Languedoc, né au Domaine Peyre Rose en 1996 embaume les épices douces qui enchâssent un confit de fruits noirs, de mûres, d’eucalyptus, de tapenade goûteuse, de vieux cuir, de tabac, de cacao, de café, de thym et de garrigue. Mais plus prégnantes encore, des fragrances de truffe, de zan, de fumée et de poivre noir lui montent aux narines qu’elles épatent. Largement. Natacha le regarde furtivement puis se dilue comme tannins évanescents. Alors Achille que gagne la soif se penche sur le buvant. Un jus crémeux un peu sucré glisse dans sa bouche, enfle, puissant, presque trop, la réglisse et le zan s’affichent violemment, envahissent et s’installent. La fraîcheur qu’il attend ne vient pas, la puissance domine et la matière imposante ne crève pas son cœur, ne libère pas la fraîcheur qui l’aurait relancé. Achille avale enfin. Sur sa langue attentive, les tannins polis, fins mais encore conséquents, augurent d’une longue vie longue de patience. Plus que la sienne peut-être. Le zan dure et dure toujours, le poivre aussi.

Achille est perplexe.

Quelque chose lui manque,

La danseuse espagnole,

Et sa grâce ?

Ou Natacha,

Toujours ?

 

EONMODUTILANCOTENE.

ACHILLE ET LE TEMPS ARRÊTÉ …

Anonyme. Tag de rue.

 

Vivait en pilotage automatique …

Chatons dans leurs paniers, pompiers au garde-à-vous, bouquets de roses, de lys, de marguerites, chiots larmoyants, les calendriers se succédaient. Achille était encore à l’âge qui n’en prend pas. Et ne se souciait de rien ou presque. Il avait oublié l’accident de voiture, le rictus de la mort déçue, il avait renié sa «méthode», il était redevenu de ceux que l’institution façonne, sa position de franc-tireur n’avait pas tenu longtemps sous les assauts amicaux des «collègues» et des proches. Au fond de sa conscience sourde, quelque part derrière sa nuque, sous l’os, ses idéaux, sa générosité, son besoin d’authenticité, son goût pour la vérité des êtres s’étaient réfugiés pour survivre au ralenti, en apnée. Il n’avait pas pas cru bien longtemps aux niaiseries soixante huitardes, pas plus qu’au stalinisme déguisé, aux chinoiseries du petit livre non plus. Les fleurs, les bouclettes, les combis WW, les « Gardarem lou Larzac », les pétards qui tournent, les « Peace and Love » un peu niaiseux l’avaient laissé indifférent, complètement de marbre lisse et glacé. Cette époque, ou plutôt ces époques qui s’empilaient sans qu’il s’en aperçoive lui donnaient pourtant des joies aiguës. Ces moments forts, intenses, quand le plaisir est au bord de la douleur, quand les larmes sont de souffrance et de joie à la fois, il les trouvaient au cinéma et dans la musique.

Aux guimauves aspartamées qui envahissent les radios, aux Juvet, Sardou, Dalida, Dassin … Achille préfère Le Forestier, Y. Simon et son « Au pays des merveilles de Juliette », Polnareff, Nino Ferrer qui l’emporte au « Sud » et Christophe, même s’il chante faux «Les mots bleus». Mais plus encore, il se bourre les oreilles des riffs flamboyants de Knoepffler, des dentelles de Jethro Tull, du blues saignant de Clapton, des évanescences du Pink floyd, des rythmes de Stevie Wonder, du rock carré de ZZ Top, des subtilités de Police et des plaintes décadentes des Doors. Gainsbourg ce faux dandy, ses concessions au show-biz et ses mélodies souvent «empruntées» le débectent.

Il se réfugie avec délice dans les salles obscures, dans ces ténèbres habitées que perce le faisceau du projecteur. Les silhouettes des spectateurs qui se découpent sur l’écran le fascinent ; rien de plus émouvant qu’une bouclette sombre qui tire-bouchonne au tombé d’une nuque, que la ligne pure d’un cou gracile, que ces mains qui essuient sporadiquement des foules d’yeux embués par l’émotion ; leur présence le rassure, il se sent bien parmi les gens de son espèce, de sa « race », parmi ces humains qui l’entourent, qu’il ne connaîtra jamais, mais qui habillent sa solitude. C’est le riche temps de « La grande bouffe », de « La nuit américaine », des « Valseuses », du « Juge et l’assassin », de « Cet obscur objet du désir », de « Série Noire » et du « Dernier Métro » … autant d’œuvres fortes qui le ravissent et le nourrissent à la fois. Et le maintiennent en vie, à côté de la vie.

Immobile mais attentif Achille mûrit comme une viande au frigo. Une de ces parenthèses apparentes, comme le temps long d’un rien de la vie qui prépare, rabote et polit, aiguise les angles ou les arrondit, lentement, à l’insu même de nos perceptions, trop grossières pour le très subtil des heures, si ralenties qu’elles paraissent arrêtées. A s’être laissé croire que le progrès est dans l’action, les projets, la science, Achille a oublié l’importance de l’ennui, de la contemplation, de la puissance du vide, de la vacuité dans l’évolution de l’être, des bienfaits de la rumination inconsciente. Comme s’il ne savait pas qu’entre les semailles et l’improbable venue de l’épi, passent les nuages, tombe la pluie, chauffe le soleil.

Il faut toujours …

Un beau matin le ciel était vert, l’herbe rouge, il pleuvait du soleil humide, de l’eau salée aussi, tombée de la mer, le bitume jaune de la route des fous reflétait ce spectacle insensé, Achille marchait les mains dans ses chaussures, les Ginkgos Bilobés plantés à l’envers agitaient leurs racines sous le vent qui sourdait du sol, soulevant la terre et les jupes des filles. Chaque mauvaise nuit lui mettait le monde à l’envers, il se disait qu’il le voyait peut-être tel qu’il était vraiment ce foutu monde de merde et que lui seul le savait. C’était vacances d’hiver, il était seul, il ferma les yeux, pointa un doigt sur la carte et prit le train. Sur la promenade en bord de mer, il insulta longuement Proust et Chanel, demandant à l’un de sortir de son plumard, à l’autre de se mettre au tricot mais le vent mangea ses mots que nul n’entendit. Seules les mouettes crièrent et lui chièrent dessus. Le sable humide fouetté par les bourrasques le cinglait à rougir. Il eut bientôt les dents crissantes, les yeux rubis et les oreilles bouchées. Bouche ouverte, il laissa les graines de silice lui gifler les amygdales et hurla en silence son dégoût de Deauville où le hasard l’avait porté. Tous ces visages célèbres, ces hôtels cossus aux yeux fermés par l’hiver défilaient devant lui tandis qu’il arpentait les planches sous les congères de sable accumulé. Par extraordinaire en ces lieux si prisés par tout ce qui conte et compte, il était seul, un survivant dans la ville déserte. Le vent avait arraché les aiguilles des horloges, la pluie fine lissait les paysages que le gris de la brume humide uniformisait. La rage convulsait son visage ravagé, il braillait comme un fou échappé des camisoles, il insultait les hommes, le monde, la vie, appelait la mort, la défiait, qui ne le regardait même pas ! Achille un instant fut au bord de larguer les amarres, de carguer les voiles vers l’empire des fous, de quitter les rivages de la raison, de foncer vers la ligne fine de la mer, là-bas, grise, frangée d’écume, pour marcher sur les vagues, vers l’Atlantide, vers ces êtres merveilleux et leurs villes englouties, y retrouver Platon et Diogène, boire de l’hydromel et se gaver d’encens ! Parler avec les ombres et puiser au tonneau. Sur le sable il se mit à courir, on ne voyait plus à dix mètres, il était vers seize heures, la nuit tombait déjà, seule la mer phosphorait avec la marée. Achille brûlant ne sentait rien du froid humide de ce sinistre Février 1979, il était comme insensible, plus décérébré qu’une grenouille au labo il gueulait des mots qui n’existent pas, crachait sa haine par la bouche du diable, suait sa misère à grosses gouttes odorantes qui lui faisaient face de gargouille, titubait, tombait, se relevait comme un automate aux articulations grippées. Sous le voile gris qui mangeait les reliefs le monde avait perdu sa troisième dimension, un fantôme blanc vêtu de soie moirée scintilla un instant avant de se diluer dans les ombres montantes. Cette vision furtive l’électrisa comme un électrochoc qui le fit tressaillir jusqu’aux os. Natacha ??? Le cri sauvage qu’il poussa déchira si peu la puissance des éléments qu’il lui revint en pleine face. Pétrifié Achille s’arrêta, perdu entre terre et mer. Le monde disparut à ses yeux, il venait de comprendre que le manque de Natacha, emprisonné depuis des années derrière la façade animée de sa vie arrêtée, avait brisé les digues, que la force de vie qui l’habitait se débarrassait de ce cadavre exquis.

Achille tomba à genoux puis sur le sable griffant il se lova, genoux contre poitrine et visage entre les bras.

L’ampoule de la lampe a grillé, la nuit a englouti Achille le désagrégé qui s’est levé en maugréant de son vieux fauteuil. Sans le cône blond qui agite la poussière du passé la magie n’opère pas et dans le verre le vin se tait. La vis de la lampe grince et l’ampoule lui brûle les doigt. Il se rassoit. Dans la nuit plate, seule la virgule de lumière dorée distingue les reliefs de son tout petit monde tiède. Ce soir Achille a le visage décomposé par les vieilles émotions remontées du fond du puits. Dans le verre le vin scintille, alangui dans son joli berceau à long pied. Au travers du cristal épanoui le disque liquide déformé semble noir sur l’eau claire, pâle comme un soleil quand l’hiver est à la glace. La rivière de lumière fauve agite des capes vertes et mouvantes qui ondulent comme des espagnoles au son des guitares et des voix rauques de ventres dans les cabarets de Séville. Il a bien besoin de vie brutale, d’eau qui enchante les sangs après cette douloureuse remembrance et ce « Coteaux sous la roche » 2009, ce Santenay blanc du Domaine Olivier l’a bien aidé quand il a plongé son regard sous sa robe blanche. C’est à ce juste moment qu’il a basculé, quitté la nuit d’aujourd’hui pour les ténèbres d’il y a si longtemps, les obscures douleurs de ce jour blême de vomissure et de fureur.

Maintenant que le souvenir a passé, maintenant qu’Achille sent son pouls se calmer, il ose cueillir le verre par la tige, comme une rose de cristal fragile, y plonger le nez, inspirer longuement, se plonger dans la vigne en fleur, percevoir déjà la fraîcheur du jus, inhaler ces fragrances de fruits blancs, d’agrumes et d’herbes sèches qui lui disent qu’il a eu fait chaud cette année là ! Longuement l’air l’a caressé et le vin s’est ouvert, Achille est remonté libéré des fantômes, le vin l’était aussi. Après les rudesses du passé Achille est tenté de se noyer, mais de plaisir, dans les eaux du vin cette fois. Les yeux clos, il se recueille et accueille en bouche l’onde de ce lac limpide. Sa bouche qui ne demande que ça comme les filles quand elles aiment. Le jus pur lui prend les lèvres, frais comme un lac de montagne, tendu comme la flèche qui cherche le cœur. Puis la matière enfle au palais, plus encore que le courtisan devant son Prince, inonde sa bouche et le plaisir s’installe. Le jus fait le dos rond puis la langue écrase le fruit et le vin repart tout droit comme un Masaï à la danse. Ce jus si frais est cristal en bouche marqué par les épices vives finement réglissées. Bouche vide, Achille sent le vin toujours, qui l’a quitté pourtant, basculant, passée la luette, dans le mystère des profondeurs. L’acidité mûre rechigne à fléchir. Comme l’image d’une lame de fruits tendue dans son écrin calcaire et le sel encore lui lèche les lèvres.

EMOMOTIROCOSENE.

ACHILLE ET LE VOYAGE INTÉRIEUR …

Francis Bacon. Selfportrait.

 

Rangé des voitures …

Achille s’était. Sans même s’en apercevoir. Pris dans le rythme ordinaire des vies à l’entour, sans le vouloir jamais vraiment, sans le refuser non plus. Conscience sourde qui balaie d’un revers de la pensée désirs et idéaux. Et le voilà sagement rangé dans le garage des vies sans histoires, moteur éteint et freins serrés, cœur absent, devoir rempli, insertion réussie, bien loin des paysages tourmentés entraperçus, frôlés, enivrants, des jeunes années. Forces corrodantes des habitudes rassurantes, comme ces courants suceurs qui vous entraînent et vous noient au fond des baïnes. Conformisme rassurant qui calme les angoisses ; à se couler dans la norme, la moyenne, il gagnait en confort, perdait en folie, vivait au tiède, invisible au creux de la horde des tous pareils. En avance sur son temps – 1971 – il avait découvert l’arme du casanier, le copier-coller. Copier à grands traits la vie des autres pour la coller sur la sienne.

De loin en loin, le visage de Natacha défiguré par l’acide du temps le visitait. Seul ses grands yeux liquides, émeraudes fondantes, résistaient à l’oubli et mangeaient son souvenir. Alors de gros nuages noirs chargés d’eau glaciale traversaient son regard et gommaient son sourire. La grêle le cinglait.

Un an après son renoncement, il abjura un peu plus et se maria comme on pèle un fruit d’un couteau distrait ; puis eut une belle enfant l’année suivante sans que cela, jamais, ne le ramenât à l’intensité. 1972. La vie suivait son cours, rivière aux méandres oubliés, sans heurts ni enchantements. Julien Sorel avait abdiqué pour entrer dans la peau d’un ersatz affadi de Meursault; à ceci près qu’il lui restait les emportements – faciles par procuration – imaginaires et douloureux des grands héros de roman. Il baignait dans une sorte d’insensibilité souriante, se donnait en vibrant à ses classes mais assurait plus mal que bien, dans une sorte de détachement mécanique et tremblant, ses devoirs d’homme et de père. Son visage affichait l’air satisfait de la petite réussite molle obtenue sans risques ni orages. Souvent au petit matin, seul devant son miroir, son visage lisse lui renvoyait l’image en deux dimensions de sa lâcheté. Dans ses yeux grand-ouverts brillait l’intelligence sans surprise d’un regard dépassionné. Ses iris bleus ne vibraient plus, alors il baissait les yeux et faisait mine de ne pas s’être vu. Au quotidien il faisait illusion, il avait la fadeur amusante, l’humour poussif des petits maîtres, le charme ordinaire de la jeunesse, tiède, rassurant, tellement normé qu’il attirait sous le halo blême de son lampadaire quelques mites rosissantes autour de sa lumière blafarde. On louait sa causticité, la séduction de sa voix sourde qui caressait les mots, ses regards moqueurs et l’azur innocent de ses yeux. Achille en jouait avec grâce et perversité, envoûtait du velours modulé de sa voix, attachait d’un sourire, puis la belle ferrée, l’achevait d’un mot assassin et se repaissait de ses larmes. Une joie fielleuse l’envahissait, lui montait aux narines comme un musc sauvage qui l’enivrait. Comme un flash, un shoot puissant qui lui encrassaient l’âme plus qu’ils ne la comblaient. Souvent la nuit au flanc de sa femme qui lui réchauffait la hanche il était visité par le souvenir de Natacha aux yeux crevés. Alors il soupirait en silence, balançant entre la nostalgie de cet amour avorté et le goût âcre de ses vengeances aveugles.

Entre devoirs et devoirs il courait aux accalmies, s’essoufflait en courses longues, partageait la balle avec d’autres vieux enfants, dribblait, frappait, feintait, s’épuisait et riait, faussement désinvolte, à se montrer vivant. Partageait les joies simples des mâles en concurrence. Derrière les sourires amicaux brillaient les dents des loups. Sourires francs et regards cruels, tapes amicales et croche-pattes, bleus à l’âme et contusions. Longues soirées à croiser les cartes, tarot flamboyant et regards en-dessous, sourires ébauchés et langues gourmandes, lèvres crispées. Dialogues muets des corps, messages codés, vibrations partagées. Au désert des sentiments l’humain désemparé succombe aux pièges des dentelles, aux fausses amitiés, ne tarit pas sa soif, se contente d’eau de feu, de cendres tièdes, à défaut du nectar espéré.

Ce soir là, il pleurait comme vache qui pleut. Achille accroché aux essuie-glaces roulait sous les trombes d’eau froides qui tombaient en rafales. Il avait la vigilance molle de ceux à qui l’alcool ment et le sentiment confus d’être le maître des éléments. Trempé à l’intérieur, à l’abri de sa coque de fer fragile à l’extérieur, il rasait les trottoirs et s’extasiait de son habileté à déclencher de grandes vagues d’eau sale sous ses roues. Petit Moïse inconscient, il contrôlait les éléments et se sentait immortel, zigzaguant dans les flaques comme un surfeur dans les rouleaux d’Hawaï. Les rues étaient désertes et les feux au vert lui ouvraient la route. Lorsque la voiture dérapa, il accéléra, criant en silence, les poils hérissés par la peur et le plaisir. Malgré le froid glacial, toutes vitres baissées, il sentait sur ses reins couler la sueur poisseuse du danger et le contraste entre cette lave intense et le froid ambiant l’excitait encore plus. Au dernier feu avant l’arrivée au bas de chez lui, il accéléra une dernière fois et prit de front la grande mare profonde que les gouts saturés n’arrivaient plus à vider, au bas d’une légère descente sous un pont de rien. L’avant de la voiture frappa l’eau durement, levant une gerbe épaisse et aveuglante. Achille freina et les lois de la physique l’envoyèrent embrasser la pile droite du pont. Durement. Tout craqua, il se sentit raccourcir, puis sombra.

En se voyant dans le miroir qu’on lui tendait il pensa à Bacon …

A demi comateux, étincelle de vie noyée dans une bouillie douloureuse, il voguait, bateau lent, aux confins de la conscience. Dans son champ de vision restreint par son immobilité forcée il ne voyait que son bras gauche piqué de tiges et de vis en inox, a demi levé et maintenu par une lanière large reliée à un portant. Le drap faisait une serre autour de son corps. Il pensa qu’il était un ver en mutation dans son cocon. Tout était très propre et cela le rassura. Longtemps il crut faire d’incessants voyages étranges et fulgurants, filant plus rapide qu’une balle au travers d’univers colorés et changeants. Il volait comme une âme libérée du poids encombrant de sa gangue de viande, déchirait les galaxies comme un couteau les chairs tendres. Dans un total silence rompu de loin en loin par des cris aigus ou de petits chuintements dégoûtants. Par intermittences, la blancheur floue du plafond peuplée d’ombres bleues masquées et mouvantes s’entrouvrait sur un ciel d’azur, pur, luminescent, qui calmait ses angoisses. Natacha s’y tenait, immobile. Les voiles diaphanes qui la drapaient voletaient au vent léger, dévoilant et épousant par instant son corps blanchâtre. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange, intense, violente, si forte qu’elle assombrissait son visage pâle. Seule ses lèvres rouge sang coloraient la scène. Elle était entourée d’une aura douce qui semblait sourdre de sa peau, sauvage et bienveillante à la fois, elle le regardait en silence. Comme une jeune Madone, un Fra Angelico revisité par la folie de Munch. L’azur passait de l’azurine diaphane à l’indigo violent, de l’ange éthéré aux chairs transparentes à la sorcière hirsute aux lèvres saignantes. Achille balançait entre extase douce et cœur au galop, des silhouettes indistinctes s’agitaient puis disparaissaient et revenaient. L’air sentait l’iode et le magma, les draps crissaient, il voguait, agrippé au mat glissant d’un voilier par gros temps sur les eaux écumeuses et poisseuses, où alors il nageait sans effort dans l’onde cristalline d’un lac opalescent. Puis la lumière faiblissait, il sombrait dans l’inconscience épaisse, coulait d’un bloc au profond du néant. La soif le ramenait au ras du monde et l’eau fraîche d’un linge mouillé qu’un peu de sang tachait adoucissait ses lèvres craquelées. Il fit le voyage des semaines durant, entre béatitude et cauchemar.

Lentement ses chairs travaillèrent à se retisser …

Dans l’opacité de sa conscience en pointillés Achille était en osmose avec son corps. Pour la première fois de sa vie, il ressentait de l’intérieur le travail obscur de ses cellules martyrisées par son orgueil aveugle de jeune mâle stupide. Dans tous ses membres, ses organes blessés, il vivait la vie de son enveloppe charnelle. Il apprit par la voie subtile de la douleur que son corps était son bien le plus précieux, sa seule et véritable intimité. Que la machine était merveilleuse, opiniâtre, complexe, qu’elle se battait pour qu’il puisse confortablement continuer à vivre. En un mot son corps l’aimait. Inconditionnellement. Dès ce jour là pas une seul minute ne passa sans qu’il lui dise en silence combien lui aussi il l’aimait et le remerciait de ses constants efforts, combien il était émerveillé par cet incroyable miracle. Tous les soirs avant de s’endormir il se promenait dans les méandres obscurs, les arcanes complexes de sa maison de sang et palpitait avec elle, la caressait de l’intérieur, visualisait les chemins de ses humeurs, de ses nerfs, de son sang qui pulsait doucement, réchauffait ses organes et roucoulait avec les milliards de lumières qui chantaient en chœur le grand aria de la vie. Il retourna sa peau de Narcisse infatué et derrière ses paupières closes il apprit les bonheurs invisibles du véritable amour de soi.

Il ne marcha plus jamais seul …

Épicure, si tu me lis !

La nuit est au silence. Ce silence total, rare et doux qui règne sur la ville quand l’esprit s’abstrait du monde. Achille, voyageur égaré, sait que la fin de son périple approche. Inexorablement. Lors il profite de ces instants. La tête entre les mains, les coudes calés sur le cuir bronze fané de son vieux bureau, il sent sur ses épaules la chaleur de sa lampe, le flot de miel doré qui lui offre ce petit jour au cœur de l’obscurité ambiante. Il pleure de joie lentement et s’en repaît comme l’enfant d’une friandise rare. Au creux de lui-même il communie avec sa propre vie, comme toutes les nuits depuis les temps anciens de l’hôpital. Son petit grand bonheur de tous les jours. Sous sa peau flétrie les petites lumières rient avec lui ; toujours à l’œuvre elles lui donnent le meilleur de leurs dernières forces. Silencieusement il les remercie. Humblement. Entre ses doigts il aperçoit le demi œuf rouge qui rutile dans sa couche de cristal sous le rai d’or qui l’illumine. La lumière diffractée se concentre dans le cœur battant, rayonne jusque aux bords du disque et révèle les subtiles nuances que l’âge déjà distingue. Le blanc ardent au centre qui l’aveugle l’a ramené au vieux temps de ses souffrances quand il fixait le plafond aveuglant de sa chambre.

Une fois encore, il a fait le voyage et s’en revient exténué.

Puygueraud repose en paix, tout jeune, il est né en 2010 dans l’appellation peu connue Francs Côtes de Bordeaux. Achille saisit en tremblant la longue tige du verre et le soustrait aux jeux coruscants de la lampe. Le vin a la robe sévère aux extrémités repliées d’une converse, noire au cœur, que l’œil ne traverse pas. Ses bords rougeoient à peine qui rosiront un jour sans doute comme la nonne aux souvenirs de sa jeunesse profane. Elle a le drapé calme d’une foi certaine d’échapper à la folie du monde. Les parfums de son jeune âge, de fruits mûrs et d’épices douces ont la séduction naturelle des jeunes beautés qui promettent bien des caresses. Le jus s’immisce sans brusquerie entre les lèvres entrouvertes d’Achille le nostalgique, lui emplit la bouche et lui offre ses fruits. Puis le vin se dilate, turgescent, jusqu’aux plus hautes tours du palais, libérant épices, poivre et réglisse. Puis se reprend et s’allonge en fraîcheur, passe la luette, lui réchauffe le corps, lui tapisse la bouche de tannins fins, enrobés, doux et frais, longuement, comme un adieu qui ne veut pas finir …

Le silence se fait

Que seuls les murmures

Et les chants bruissants

Du corps qui exulte

Troublent à peine …

 

EBRISMOTISÉECONE.

ACHILLE EN CALE SÈCHE …

Picasso. Nu aux jambes croisées.

 

Comme un culbuto sur la plage …

Jambes croisées, lourd d’épaules, pectoraux noyés sous la graisse. Mais ferme comme d’anciennes lipides. Quelque chose d’une poire épanouie. Hanches disparues sous les avalanches. Pâle comme un ventre de grand blanc. Yeux clos. Bouddha gavé, disparu l’illuminé sous les couches successives, les dépôts en strates patiemment accumulées. A lire comme un arbre. Imberbe, glabre du sol au plafond. Tondu de frais. Immobile et sévère sur la plage inondée de lumière crue. Zénith. Autour de lui elle disparaît parfois. On ne voit que ses mains de papillon qui l’enveloppent d’une crème épaisse et luisante. Méthodiquement. Sourcils froncés, concentrée sur sa tache, elle tourne et retourne autour de l’énorme motte de beurre à moitié rance. Un Barbabonhomme. La petite girelle, fine, gracile même, n’en finit pas tant la surface est importante. De temps à autre elle pique un baiser de mésange sur les lèvres absentes du mastar qui ne répond ni ne bronche. La belle et le baobab … Amoureuse d’un menhir ?

Achille, hypnotisé, regarde la scène.

Et se demande où peut bien être Natacha. Une année a passé sans qu’il n’en sache plus rien. Paris souvent, Crazy toujours. Mais grand blanc, personne, l’absence encore, la scène usurpée par d’autres corps, d’autres enveloppes, parfaitement belles, totalement fades. Soirées terribles, douloureuses succédant à d’interminables heures de train, heures de coton mêlées d’espoir toujours déçus. Jours, semaines et mois à attendre l’éclaircie puis à foncer, tête baissée jusqu’au mur de lumière blanche dans la salle enténébrée. Compter les corps, fiévreusement, pour prendre pleine bouche la déception de l’autre qui a volé la place, pour ne déclencher dans la salle que tapotements brefs. Retours crasseux, seul dans la nuit. Hôtels de passe, draps froissés, pas nets, lits grinçants, sommeils blêmes, rêveries d’entre deux assoupissements suants, aubes pisseuse et cafés amers, clopes de carton. Retours interminables à voguer sur les eaux claires des lacs asséchés jusqu’au fond des abysses d’émeraude taris … Alors, il traîne, observe, interroge serveurs et loufiats. En pure perte. Elle ne s’est pas présentée et n’a pas donné de nouvelles depuis ? Achille s’épuise à la faire apparaître, le soir dans l’ombre de ses draps déserts, sous ses paupières crispées. Son image vacillante lui sourit mais perd de son éclat au fil du temps. Triste mémoire que la remembrance humaine qui voit fondre ses plus précieuses images.

Il ne saura jamais ce que sera devenue Natacha. Partie faire le tour du monde des trottoirs ? Assassinée sous un réverbère glauque une nuit d’hiver ? Abattue de cinquante coups de couteau par un pervers dans un bouge de Valparaiso ? Claustrée, loin là-bas, sur les terrains vagues des misères des hommes ? Échappée aux griffes des proxénètes, terrée dans un village perdu du côté de Mostar à cultiver les champs ? Recluse au fond d’un cloître sur une île sans rivage ? Des lustres plus tard elle se manifestera quand il ne s’y attendra plus, surgira dans sa tête, image trouble, sourire flageolant, vasques profondes, souvenirs détrempés, gelée figée dans un coin obscur qu’accompagnent un instant un cœur qui s’affole et ce soupir infini, si long, impossible à cacher. Frissons glacés. Un jour il ira jusqu’à vouloir même ignorer à jamais l’Avenue Georges V. Y flânant pourtant, tous serments parjurés à chacune de ses escapades parisiennes.

Quelques années plus tard, à la sortie de la projection de « La femme d’à côté », le cœur éclaté, les yeux humides, Achille, ébloui, décidera de l’épitaphe en souvenir de Natacha qu’il volerait à Truffaut pour en marquer sa tombe : « Ni avec toi, ni sans toi. ».

En pleurs sur l’herbe verte

D’un cimetière joyeux,

Une main sur le marbre,

L’autre crispée sur sa poitrine,

Silencieux et flottant,

Le fantôme de Natacha

N’a plus de larmes …

Achille l’écroulé cligne des yeux sous la coulée safran bâtard de sa lampe de bureau. La lumière vacille, à moins que ce ne soit sa vie qui clignote sous ses paupières griffées par le sable des âges empilés. Il a dû s’assoupir un instant car il a l’air hagard, effrayé et regarde autour de lui à petites coulées craintives. Achille revient du «Il quadro delle rose » de « Feudo di Mezzo », un Etna Rosso 2007 de la Tenuta Delle Terre Nere né des « Roses » de l’Etna et s’est perdu dans les laves pétrifiées du souvenir. Comme à l’habitude, sa nuit n’a été que trous et bosses et le verre élégant qui ne quitte pas sa table de travail l’a porté aux confins du passé, au cœur des oublis. Les volcans sont les portes de l’enfer, mieux vaut ne pas y tomber. Las, Achille a chu ! S’est enfoncé, happé par le lac de rubis intense qu’il a imprudemment et trop longtemps fixé, ébloui qu’il a été par la brillance de ce jus de pierre précieuse grignoté sur les bords par les humeurs chaudes des oranges siciliennes. Et le voici, étourdi, qui remonte des enfers. Natacha n’y était pas, elle est toujours vivante et cela l’a sidéré tout au long de son ascension de l’Etna. Pourtant sous la brillance du rubis ondoyant qui roule dans le verre il a vu l’éclair liquide de ses yeux, dans la cerise fraîche perdue au milieu des épices douces et de la réglisse fine sous les fragrances fumées il a imaginé sa peau odorante, dans la bouche de fruits épicés goudronnés il a senti son sourire grave qui l’embrassait enfin, langue de soie agile sous les tannins tressés qui l’a fait défaillir, chaleur tendre, persistante et goûteuse. Lave éteinte comme son souvenir refroidi par le temps assassin. A subsisté entre ses dents serrées le goût d’un noyau, noir de cendres …

 

ECALMOCITINÉECONE.

ACHILLE SUR LA BALANÇOIRE …

D’entre les cieux …

 

Seul dans un compartiment, Achille somnolait.

Un six places en moleskine vert bronze et porte coulissante. En ce quinze Juillet 1969 le train était désert. Quelques bidasses en retour de permission rigolaient ; quelque part sous ses paupières alourdies par la fatigue Achille récupérait de son séjour Parisien. La tension post concours lui retombait sur la nuque, il se sentait courbatu, plus encore qu’après un effort sportif intense. La disparition brutale de Natacha, tête basse et regard, fuyant aux basques d’un colosse au visage dur, l’affectait profondément. Il avait beau s’en vouloir de s’être laissé ainsi embringué comme un poulbot de l’année par ces yeux incroyablement irradiés, ces gemmes lumineuses, ces émeraudes pâles au fond desquels il avait chu en bloc, sans chercher à résister un peu. L’esprit paralysé, la jugeote sidérée et le cœur à la chamade, il sentait bien qu’elle était encore en lui qui continuait à lui chuchoter des mots doux, des soupirs roses et des consonnes chuintantes. « Bougre de con, crétin intersidéral, cœur d’artichaut mou … ! », il ne s’était pas complu dans la guimauve, bien au contraire il menait un dur combat intérieur sans pitié pour lui-même, cherchant à se raccrocher à la raison pour reprendre le contrôle de ses émotions. Mais rien n’y faisait, Natacha lui dévorait la cervelle, elle était là, maîtresse de ses pensées, lui pourrissant la vie. Comment expliquer au contrôleur méfiant qu’il avait oublié de poinçonner son billet alors que la Gare du Nord était presque déserte ? L’amende dont il écopa le laissa de marbre, il paya sans mot dire. Les roues d’acier claquaient contre les ballasts, régulièrement, comme une musique Soufi lancinante qui l’emportait dans une danse lente et cotonneuse.

A l’autre bout des rails, debout au bord du quai vide, la silhouette immobile de Natacha se découpait comme un tanagra exhumé des âges anciens, sur le ciel délavé par les pluies disparues. Son regard absent courait le long des voies, sans espoir, ses yeux plus liquides que jamais débordaient. Elle respirait à petites bouffées comme un animal essoufflé et ses ongles griffaient la paume impuissante de ses mains recroquevillées. Elle aurait donné beaucoup pour connaître, ne serait-ce que le prénom de ce garçon dont l’image roulait en elle comme une déferlante chaude dans laquelle elle aurait tant aimé se dissoudre. Zlatko lui prit le bras vivement, la retenant au moment ou elle basculait d’un bloc sur les graviers sales en contrebas du quai. Mais qu’avait-elle pensa t-il, sa petite chose qui lui mangeait jusqu’alors dans la main comme un petit animal reconnaissant ? Qui ne rechignait pas à lui gagner son pain quotidien sur les boulevards glauques des amours à bas prix? Il la secoua durement, à l’abri de la pluie froide sous une porte cochère. Natacha ne réagissait pas, comme une poupée de chiffon elle rebondissait entre ses mains, sans un mot ni même le début d’une plainte. Ses yeux voilés ne le voyaient pas et cela faisait enrager le géant qui dut se maîtriser pour ne pas briser les os de la moinelle entre ses pattes puissantes. Depuis qu’elle danse dans ce « Crazy » elle m’échappe rumina t-il. Son bras entoura fermement les épaules de Natacha, l’entraîna doucement, passant de la tempête aux eaux calmes et tièdes de la fausse tendresse, roucoulant dans son oreille les mots anciens de la langue de son enfance. Encore une fois la musique des origines la calma, elle pleura en silence, à demi effondrée. Deux rails de coke plus tard, enroulée dans ses couvertures, l’oiselle aux ailes repliées reposait dans le silence relatif de la chambre. Yeux clos elle ne dormait pas mais rêvait d’un grand oiseau blanc qui la portait très haut dans le ciel d’azur, par delà les violences de son existence, vers ce garçon souriant qui lui tendait les bras, tout en bas.

Achille reprit le cours vide de sa vie entre parenthèses. Elle allait mécanique et sans grâce, faite d’automatismes vitaux, de travail et de solitude, de réveils fades et de sommeils agités. Dans sa jeune tête clignotait en arrière plan, quel que puisse être le moment, dans les rires comme dans les soupirs, la même question sans réponse : « Pourquoi » ?, qui le taraudait. Comme un vers l’écorce. Certes, il vivait, rencontrait, séduisait, jouait aux jeux sans bonheur des amours de surface, donnait à sa bête son comptant de plaisirs mais le puits de lumière dans lequel il avait sombré comme un navire démâté par un maelström, là-bas, dans les yeux clairs de Natacha, l’obsédait. Il avait cru se trouver en se perdant mais le sort n’avait pas voulu lui sourire. Plus il y pensait moins il comprenait, plus le manque était vif, qui lui brûlait l’âme comme un acide puissant. Un soir que le sommeil faisait son ingénue qui agace sans se donner, la raison de son échec lui tomba sur le crâne comme un coup de marteau, fracassante d’évidence. Il se vit comme un train dont il ne contrôlait pas les aiguillages, empêché par la vie de sortir de ses rails ; il aurait beau se débattre, oser, risquer, feinter, jamais il ne pourrait être vraiment libre, totalement maître de sa vie. Des forces mystérieuses sans projets clairs à ses yeux, sans logique apparente, impérieuses et intransigeantes le bridaient. L’intuition de n’avoir rien à craindre et d’être partiellement protégé en toutes circonstances lui vint aussi. Achille comprit que son esprit limité de petit humain boursouflé ne pouvait pas embraser les raisons supérieures, les plans que ces forces (?), constamment agissantes, organisaient à l’insu de sa petite conscience étroite de bipède perdu dans l’immensité inconnue. Son ego se ratatina comme peau de chagrin. Il eut l’orgueil de chercher à renoncer au sien. Mais il comprit aussi qu’il lui faudrait toute sa vie se battre pour échapper aux pièges subtils des vanités. Cette découverte l’apaisa un peu mais au soir tombant, quand l’humanité se réfugiait au rythme de la terre dans la fausse paix du sommeil et l’illusion des rêves, quand il se sentait seul au monde sous la lumière coruscante de sa lampe, l’ovale parfait de Natacha au corps de porcelaine fine ne manquait jamais de descendre au revers de ses paupières closes, pour lui sourire tendrement. Alors les nuages en foules humides déversaient leurs eaux glaciales dans ses veines. Dompté, il s’endurcit, se referma, sa cuirasse s’épaissit, il ne dépérit pas, se lança dans la vie comme un gladiateur dans l’arène, gardant au secret les instants fragiles de ses visions nocturnes.

Il eut confirmation de son succès au concours …

Qu’il accueillit sans fanfare. En parla peu, opposant un silence têtu aux félicitations de tous bords. Certains auraient aimé sincèrement qu’il fêtât sa victoire, car c’était pour lui plus une victoire qu’un succès mais il ne céda pas et passa pour un pingre. Peu lui importait. Naïvement, la nuit quand il écarquillait les yeux dans l’obscurité de ses insomnies récurrentes, il aurait volontiers échangé sa réussite contre deux roucoulements de Natacha. On lui confia une classe à la rentrée pour son année de stage. Il s’y plongea, s’évertuant à ouvrir l’esprit d’une bande de gamins de quinze ans aux charmes de la langue. Vaste chantier qui valait bien toutes les pyramides d’Égypte tant les mômes étaient peu réceptifs. Un dur et long combat commença, fait de duels oratoires cinglants – il y excellait et les ados aiment ça – de règles imposées, de devoirs réguliers corrigés dans la nuit et rendus au matin suivant, il usa d’autorité, de charme, de distance ou de proximité, d’intransigeance ou de compréhension selon les jours, il fut dur, insensible, faux aveugle parfois mais à l’écoute constante. Au bout de deux mois la partie était gagnée, il était reconnu, respecté, craint et ses réparties déstabilisantes faisaient la joie de ceux qui n’en faisaient pas les frais dans l’instant. Bientôt, loin de toute démagogie, la classe s’apaisa, les élèves s’ouvrirent, se sentant protégés, aux difficultés des textes classiques. Cinq ou six même montrèrent de réelles dispositions. Achille monta la barre au plus haut de leur âge. Dans le temps du cours ils aimaient ça et oubliaient le plus souvent de regarder leur montre. Mais jamais il ne les ménagea, allant aux difficultés, accrochés qu’ils étaient au cheval fou de son imagination galopante, bridés par la rigueur de ses exigences ; les jeunes pousses allèrent aux fleurs des délices de l’âme ainsi qu’aux épines des tourments. En bref, ils apprirent et grandirent. Achille aussi.

L’année passa à la vitesse d’un train. Les jours, les semaines. Ses nuits étaient plus lentes, creusées, agitées par une courte houle entêtée qui faisait un clapot constant. De longues lames de mer déferlaient impromptues et lui salaient les yeux. Le dernier soir de l’année scolaire, il crut dur comme diamant qu’il ne poursuivrait pas mais n’en cauchemarda pas moins, rouillant ses draps d’étranges larmes.

Il décida de retourner à Paris.

Mordre dans l’inconnu,

Oser, risquer.

Hors la mort,

Mais qui peut être belle,

Il ne risquait rien.

Et plutôt que de griser,

Sous la blouse …

Fin juillet 70, il sauta dans le cheval de fer, comme un cow-boy qui ne craint pas les Indiens. A mi-parcours, il prit conscience de son acte (pas si fou que ça ; il n’était qu’en disponibilité sans salaire), se glaça, surprit de sa propre audace folle qui lui sembla plutôt démence. Lâcher ainsi la proie pour l’ombre ! Les scénarios catastrophes déroulèrent leurs images terribles et leurs toujours horribles chutes. Bien avant que cela ne devienne un titre célèbre, il se dit qu’il faisait peut-être un « voyage au bout de l’enfer ». Lorsque le film fulgurant de Cimino sortit huit ans plus tard, il eut l’élégance de ne pas réclamer de droits d’auteur. Cela le fit rire en silence dans l’ombre de la salle. Comme le ciel parfois quand il s’offre un arc-en-ciel, il riait et pleurait à la fois. Après la huitième séance, il l’oublia un lustre entier avant de le revoir plusieurs et plusieurs fois encore. Cette année presque passée, il avait préféré « Le cercle rouge » aux prétentions Pasoliniennes et « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon » au fade « Genou de Claire ». De façon différente, « Barry Lyndon » le pénétra en 75, définitivement; c’était bien avant que Marisa Berenson ne devienne une sole sous les assauts inesthétiques des bistouris hors de prix. Achille aimait le cinéma depuis son enfance, c’était son champ de bataille, l’espace infini de ses rêves, la salle noire du refuge, le lieu des grands élans et ses premiers frissons furent de pellicules en flammes. Comme un amoureux fou, il s’offrait à lui-même ces perles, ces diamants, ces topazes polis, taillés, sertis par les grands maîtres du nouvel Art. Depuis Errol Flynn le ferraillant il n’avait cessé de traîner dans ces lieux souvent improbables ; il avait vu s’enflammer plus d’une pellicule et plus d’un cœur (comprendre jupon) aussi. L’obscurité était son alliée, le sombre jardin des fleurs écarlates, le boudoir qui faisait fondre les plus boudeuses, le velours des caresses invisibles et des baisers dévorants. Au noir il découvrait la lumière dorée des phares. Il fut l’ami des rois, le confident des reines, l’amant des soubrettes, le justicier implacable, l’incorruptible, le traître mielleux, le salaud abject, le meurtrier, le tueur en série, le mari trompé, le beau gosse en Marcel humide, la Lolita, l’allumeuse pulpeuse, la garce éblouissante, la mère courage plutôt chiante, la call-girl, l’élégant, le flic intègre, le ripou chafouin, le barbot brutal, la pute poursuivie par la poisse, l’Arlette Arletty (Hip-hip-hip !), le Gabin gommeux, le Jouvet sentencieux, le Blier faux-derche, la Cardinal pulpeuse à croquer un guépard … Plus tard, beaucoup plus tard, « La Rose Pourpre du Caire » le renvoya aux magies de l’enfance quand il croyait aux fées et à sa propre toute puissance. A l’inverse des personnages de l’histoire il ne descendait pas dans la salle, il «montait» dans le film, vivait la vie des héros, leurs joies, leurs déboires, leurs échecs comme leurs succès. Et quand le scénario ne l’emballait pas ou le laissait sans rêves, il le ré-écrivait, plume alerte, le soir avant de s’endormir …

Les roues crissèrent longuement quand le cheval de fer entra en gare du nord. Achille sursauta, les brumes se dissipèrent et la réalité le mordit à nouveau. Il erra quelque temps dans le grand hall, puis autour de la gare dans les tristes troquets alentours. C’était petit matin, l’heure des café crèmes, des clopes amères, des regards éteints et des odeurs de sommeil, de sueur et d’after shave. Tout cela le dégrisa. S’il était arrivé en bord de nuit il aurait foncé jusqu’au Crazy comme un amoureux aimanté par sa belle, le cœur entre les dents, plein d’un espoir fou. Mais le jour naissant augurait d’une interminable journée, d’une lenteur qui l’ankylosa plus sûrement qu’un oiseau englué à la branche. Natacha dormait sans doute dans une alvéole, blottie, quelque part dans cette ruche bruyante. Avant midi il était dans le train du retour. Tout le long du voyage il oscilla entre honte et soulagement et revit, comme une obsession qui ne le lâcha point, les images du chef-d’œuvre de Preminger, «La rivière sans retour».

Natacha se réveilla vers quatorze heures après une longue et sinistre nuit de travail. Et se mit à pleurer. Sans savoir pourquoi, tant elle avait de raisons.

Achille ne pleurait pas,

Il ondulait entre honte et joie,

Sentant la vie lui couler entre les doigts …

Achille le dévasté regardait l’étiquette de ce Morgon de Jean Marc Burgaud millésime 2010 et ce nom, ce foutu mot – «Charmes» – qui l’avait absorbé tout entier, le privant de sa liberté de l’instant en le plongeant dans le marais des anciens sortilèges. Il s’en défaisait avec peine et se battait pour recouvrer un peu de sa lucidité. Étrangement le Charme lui avait chamboulé le présent du monde et la nuit silencieuse était plus lumineuse que le plus aveuglant des jours. L’ambre liquide de sa lampe de bureau était d’une inhabituelle pâleur, les murs de la pièce phosphoraient, il se sentait las, indécis, comme il l’était naguère quand la sorcière à la chevelure roux vénitien lui enflammait les sens. Mais qu’on les brûle comme jadis ces âmes malignes, qu’on les mette au bûcher, qu’elles grillent sans se consumer pour souffrir de toute éternité ! L’ancienne rage le mordait encore et lui tordait les boyaux.

Alors il regarde le grand verre – Graal profane – dans la vasque duquel le vin reposait en prenant le temps de s’étirer à l’air libre. Il se délivre du charme passé en plongeant dans l’incarnat aux reflets grenat d’où sourd en ondes changeantes l’étrange clarté qui repousse la nuit. Pour s’y retrouver, pour redescendre le temps, pour s’arrimer à nouveau au réel. Les arômes l’aident, qu’il retrouve ; grand nez de fruits rouges frais, belle cerise, fine pointe de bois noble quasi fondu, épices en fragrances délicates. Farandole en bouche, ronde de saveurs salivantes qui confirment le bouquet, jus glissant qui donne à la matière conséquente des airs de dentelle … Réglisse douce et épices subsistent au palais ; après avoir sombré derrière la glotte le vin rédempteur réchauffe l’âme et caresse le coeur du vieux cacochyme éperdu. Organsin de tannins mûrs, lampas en extase. Une tendresse à ne trouver nulle part, inconditionnelle, qu’aucun coeur jamais ne donne …

Premier désir,

Enfin presque …

Premier soupir,

Chagrin malin …

 


EINMODÉTICICOSENE.

ACHILLE ET NATACHA À LA PEINE …

Helmut Newton. Après le coiffeur.

 

Noir vertige. La pupille du Diable ?

Et la lumière qu’elle reflétait chatoyait comme un mensonge précieux.

Achille au sortir de sa « Leçon » tremblait, assoiffé, les neurones en ébullition, le sang pulsant à longs jets ardents dans ses veines. En passant devant la vitrine d’un magasin discret il tomba en arrêt devant une pierre noire taillée en pyramide tronquée, arrondie et montée sur une bague en vieil argent finement travaillé. De cette pierre éclairée par le néon de la vitrine, sourdait une étrange lueur, glauque et piquante à la fois qui aimanta Achille. Après quelques secondes, collé à la vitre le calme revint, son esprit s’apaisa à sa grande surprise, la pierre, à distance le lavait de ses échauffements. L’agitation mentale dans laquelle il était englué retomba d’un coup comme un geyser privé de pression. La bague enserrait maintenant son annulaire gauche, le métal finement ciselé était creusé sur les côtés de fines découpes en forme d’arcanes complexes vaguement ésotériques. L’onyx noir, pyramide épointée à demi arrondie, marquée de quatre angles polis, avait la patine de l’ancien. Quand Achille regardait le bijou celui-ci émettait par intermittence une lueur cireuse, voilée comme une lune par la brume nocturne. Perplexe il ne pouvait que ressentir sans pouvoir expliquer, comme si la bague avait un charme, le pouvoir d’absorber la peur, l’angoisse et autres émotions lourdes et négatives. Elle l’allégeait, le calmait ; une imperceptible euphorie s’emparait de son esprit. Une intuition, sans rapport apparent, fulgora, vive et précise, il eut la certitude d’avoir réussi son oral.

Attablé à la terrasse d’un café, Achille revécut avec une précision surprenante le marathon du matin. Le jury compassé, silencieux, vieilles barbes académiques et sinistres, l’avait toisé, verbe autoritaire et formules caustiques, regards ennuyés, dédaigneux, qui ne le voyaient pas, l’un dormant à moitié, l’autre intéressé par les jardins sous la grande baie qui occupait tout un côté de la vaste pièce, un troisième dessinant ses rêves, un autre encore qui prenait à la volée et soulignait rageusement ses premiers mots. L’atmosphère glaciale faillit le congeler, jusqu’à ce que s’ébrouant il repoussa ses notes, se leva pour faire sa leçon en marchant dans la salle, haussa le ton, mit de la vie dans ses phrases, s’agita, brassa l’air comme font les ailes d’un moulin, ce qui ajouta à l’assurance feinte de son propos. A oser vivre et argumenter avec force et conviction ses notes, certes il ne captiva pas d’emblée les barbons qui en avaient entendu d’autres, mais en quelques minutes, il capta l’oreille, puis l’attention du jury qui se mit à l’écouter vraiment. Difficile de ne pas avoir le regard attiré par ce canard qui cancanait en battant des ailes ! Plus ils semblaient attentifs, plus il les oubliait, haranguant les anges et dialoguant avec les auteurs, passant du phrasé sourd des émotions au ton vigoureux de la démonstration, osant même, sans en abuser, quelques traits d’humour pas toujours très littéraires. Et le temps fut à nouveau aboli. Il comprit qu’en captivant l’auditoire il le le privait de la perception du temps. Et que cette entreprise était aussi délicate que temporaire. Épuisante aussi ! A la fin de « l’envoi », après une dernière pirouette, comme un funambule au bord de la chute fatale, il se tut, la musique impressionniste qui donnait chair à son texte cessa. Alors cette fois il regarda franchement les membres du jury, juste avant qu’ils n’avalent leurs sourire et que la morgue ne marquât à nouveau leurs visages. Ils le congédièrent d’un geste mais presque aimablement, après quelques questions de détail, pour la forme lui sembla t-il ?

Achille caressait le bijou d’un doigt distrait, machinal, son souvenir s’effaçait, il était serein, sûr de son fait. Il sentait battre lentement son sang sous la bague, encore étonné de son achat. L’avait-il achetée ou s’était-elle donnée à lui ? Il évita la réponse spontanée qui lui venait mais qu’il rejeta d’un revers de tête. Natacha le regardait, là dans l’eau des nuages boursouflés qui couraient sous le vent dans le ciel d’azur au-dessus des toits. Parfois le soleil peinait à percer la ouate épaisse, le nuage pleurait une eau de lumière d’émeraude tremblante, vibrante sous ses yeux plissés, pâle comme le regard de Natacha Dynamo. Qui lui revenait, peau blanche ductile, hanches ondulantes, seins généreux et plantés, prunelles vibrantes. S’y replonger, au plus près, oser murmurer « Te voir, quand, où ? … Il marcha toute la journée au large des foules moutonnières sur les Champs, dans les petites rues, passant et repassant la Seine à user les ponts. Il flâna longtemps au Père Lachaise, caressant les marbres froids des vanités disparues, frôla Apollinaire, sourit à Jeanne Avril, fut écrasé sous Balzac, s’inclina devant Bérenger, s’arrêta devant Jules Berry, salua Blanqui et Jean Baptiste Clément, fredonna devant Chérubini, soupira devant Héloïse …

Gare du Nord. Il s’était assit dans un coin en attendant le train du retour. Le flot ininterrompu des voyageurs hagards roulait devant lui comme un fleuve en crue. Les visages blêmes des travailleurs épuisés par leur journée de travail, épaules voûtées et mines tristes, peinaient à trouver leur chemin dans le fatras joyeux des vacanciers en partance autour desquels trépignaient en grappes bruyantes des enfants pleurnicheurs. Désespérément Achille luttait et tremblait en silence. L’envie de se lever et de courir comme un affamé vers la salle obscure qu’illuminerait le beau corps de Natacha et ses opalescences, ravissantes sous la lumière rasante des projecteurs, le paralysait et lui mettait le cœur à vomir entre les dents. Une onde chaude lui brouilla la vue, sa conscience fondait, il n’était déjà plus dans cette gare.

Sa main poussa la porte.

Au pied de la scène la foule des admirateurs ennuyés patientait, papotait, buvait force alcools et bulles fades, la fumée des cigarettes tenues à bout de doigts désinvoltes montait dans la pénombre en volutes grasses. Les numéros se succédaient, glamour de surface, exhibitions mécaniques, vernissées, qui glissaient sans âme sous les lumières glacées et la musique sans intéret. Achille accroupi, seul au milieu des affalés, dénotait, s’accrochant d’une main à la rampe. S’il avait pu se voir, le spectacle de ses yeux sombres, rétrécis, douloureux, profondément enfoncés, qui luisaient comme deux escarboucles en détresse sur la peau livide de son visage creusé par l’angoisse, l’aurait effrayé ! Il paraissait avoir mille ans et vécu mille vies. A plusieurs reprises il faillit s’enfuir mais jamais il ne parvint à s’arracher au désir. Un million d’aiguilles lui brûlaient la poitrine, c’était un cœur de porc-épic qui battait sous ses côtes, pauvre cœur épique de souris en panique, il haletait et sentait dans son dos l’eau de sa peur qui ruisselait. Quand la salle se tut et devint plus noire que les crocs de la terreur poisseuse qui lui serrait la nuque, ses souffrances disparurent, la joie l’inonda. Une joie pure, enfantine, évidente. Il sentit que le bleu de ses yeux revenait et lui mettait la tête à l’azur. Dans les coulisses Natacha le perçut et sourit. Quand le projecteur inonda son visage, son regard déjà le caressait. Elle ne le quitta pas, sans jamais ciller, son regard liquide le désaltérait plus sûrement que l’eau fraîche d’une fontaine. Il nagea jusqu’à ses pupilles qui l’engloutirent. Achille était en elle, il sentait jusqu’au moindre tressaillement de ses muscles, il plongea au cœur de la belle qui résonnait avec sa propre féminité, l’inondant d’une étrange douceur sauvage. Ouvert comme une huître pantelante sous le couteau, son eau se mélangea à la sienne. Natacha ondulait comme une liane souple, ses chairs frissonnaient sous sa peau, les ondes d’Achille couraient en elle, de la nuque aux talons elles la cajolaient, l’enjôlaient, et l’emmenaient au sommet de plaisirs inconnus. Au bout de son numéro, ses adorateurs, mains désespérément crochées vers elles, sans espoir de l’atteindre, l’entendirent râler de plaisir. Natacha que le sexe des hommes n’avait jusqu’alors jamais satisfaite connaissait un sommet de tendresse et de plaisir mêlés, dans un aboutissement surprenant qui la laissa longuement déployée comme un bel étendard sous le vent. Les riffs saturés des guitares et les chants rauques qui accompagnaient son numéro se turent ; dans le silence épais, elle murmura « Je t’attends… ». Seul Achille l’entendit. Elle se leva enfin, rasant, féline, le bord de la scène, joua un instant avec le public, frôla d’un doigt léger la seule joue d’Achille puis s’évanouit dans la coulisse. Les regards envieux des spectateurs frustrés réveillèrent Achille qui se retrouva plus seul que jamais.

Il dégringola des cimes ensorcelées au profond des abysses.

Le temps d’un soupir.

A l’entrée des artistes il fit les cent pas longuement, se parlant à voix basse. L’impatience finit par le submerger, il partit à pas lents se retournant souvent. En vain. Derrière la porte, Natacha qui le sentait tout proche brûlait de le rejoindre mais le corps massif d’un homme à la haute stature menaçante lui barrait le passage. Elle était tombée sous la coupe de cet animal frustre, juste après qu’elle eût quitté sur un coup de colère l’atmosphère trop tiède à son goût du nid de ses parents adoptifs. Certes Léon et Rosine étaient des amours qui l’avaient nourrie de tendresse mais l’âge venant, Natacha croyait étouffer dans l’étroite boutique engluée dans le cours immuable du temps des horloges. Un soir d’été à se dénuder, l’orage qui menaçait au dehors avait éclaté dans l’appartement. Une rage froide l’avait prise au ventre, une colère effroyable, vestige de ce passé douloureux dont les images floues la traversaient parfois sans qu’elle pût les arrêter, les reconnaître et les mettre à distance. Cette violence terrible l’avait possédée et dépassée pour se mettre à hurler, pur napalm, par sa bouche. Les traits déformés, laide, hors d’elle, elle les avaient agonis, humiliés, blessés, eux qui n’étaient que douceur et compréhension. Ils eurent le sentiment que le monde déflagrait, découvrant que leur enfant, leur soleil, leur fleur en bouton, leur centre absolu, se métamorphosait en une goule effrayante. Natacha s’enfuit comme elle était vêtue en claquant sauvagement la porte. Zlatko le Serbe l’avait sauvée deux jours après, quand une bande de zombies sous crack qu’il approvisionnait l’avait coincée dans un squat malodorant. En deux coups de couteau ils avait balafré les junkies et nettoyé les lieux. Natacha, affamée, terrorisée, le suivit, soulagée, naïve, confiante et reconnaissante. Il la mata sans difficulté à coups de phrases frisantes et douces, lui parla les mots de miel qui attirent les abeilles innocentes et fragiles. Elle se prit dans la toile de l’araignée comme la libellule abusée par le soleil diffracté par les perles de rosée du petit matin. Devint sa chose décérébrée. Prisonnière et heureuse de l’être.

Alors, coincée contre la porte, à un mètre d’Achille, elle ne résista pas et suivit comme un chien son maître, déchirée mais obéissante. Achille la vit passer devant lui, sans un regard. L’ogre qui l’enveloppait de son bras ne le remarqua même pas. Sa main droite qu’elle tenait dans son dos se crispa brièvement, puis se tendit vers lui dans un geste qui lui interdisait de la suivre …

Achille s’en est allé,

Le coeur en marmelade,

Dépité et contrit,

En murmurant tout bas,

Pauvre bougre,

Natacha, pourquoi ?

Le sort souvent s’amuse aux dépens de celui qui brusquer le veut. Mais le jeune Achille ne le sait pas encore, non plus que ce même sort donne parfois à ceux qui en acceptent l’inéluctable règne, plus qu’espéré. Il lui faudrait oublier, en attendant.

En pleurant en silence,

En s’efforçant

De rire à la vie.

Achille, agnat fatigué du jeune désespéré, intensément déroule le film intact de ces moments de joie et de résipiscense intimement entrelacés. Comme à son habitude l’ancien s’est fait berner par les ventouses de la nuit. Comme à chaque fois qu’il aligne ses mots de peu sur l’écran éblouissant des vanités virtuelles, par un tour de magie qu’il ne peut expliquer les pixels tremblotants l’aspirent au temps de ses amours anciennes, au souvenir de ses victoires sans importance et lui font ressasser ses bonheurs entraperçus. C’est souvent le peu de vin chatoyant sous la lampe au coeur de l’obscurité ambiante, dans l’écrin fragile d’un cristal à long pied qui le fait basculer, quand il ne sombre pas. Reviviscences émouvantes, grain des peaux oubliées, sourires esquissés, hanches qui se cambrent, chairs qui craquellent sous la flamme des incendies de l’enfance, fusions avilissantes et rires perlés, émergent des lacs de rubis odorants qui l’emportent dans l’ailleurs des vieux rêves avortés.

OlivierB, vigneron de combat, paysan maltraité, combattant opiniâtre, arrache en 2008 au Mont Ventoux,ces raisins de grenache et de syrah aux jus sombres comme les abysses inexplorés. C’est ce vin de souffrance, ces Amidyves à la robe finement bordée de roses brodées et d’orangé naissant, longuement aéré, qui le plonge aux temps passés des splendeurs de Natacha. Les parfums crémeux des mûres de septembre le ravissent au présent fuligineux, les cerises confites le captivent, les épices orientales l’emportent, la réglisse et les bois exotiques achèvent de le charmer. Dans l’élan il porte le vin à la bouche, y retrouve les fragrances intactes qui ensorcellent ses papilles pâmées sous le flot des fruits mûrs. La crème de vin à l’attaque douce s’étale, le jus enfle sur la langue jusqu’en milieu de bouche, puis éclate en fusées fraîches qui lui montent au ciel du palais pour retomber en bouquets de flaveurs fruitées, épicées, suspendues un instant au firmament du plaisir par une acidité revigorante qui les relance. Le temps suspend son vol quand le vin avalé persiste longuement, se dépouille de ses atours du jardin des délices pour étaler au grand jour ses tannins fins, enrobés et croquants et la trace à jamais présente du soleil tombant au revers du Mont Ventoux. Et l’eau de vie des cerises qui chante sur la langue …

Dans le verre vide,

Des eaux des yeux

D’Achille,

Le souvenant vieux,

La rose se déplisse

Comme Natacha en délices.

 


EMOMEURTITRIECONE.

L’ENFANCE TUMULTUEUSE DE NATACHA …

Odilon Redon. Portrait de Violette Heyman.

 

Au petit matin, les yeux mouillés …

Natacha s’est réveillée. S’est extirpée de sa couche nocturne, lasse, étonnée par ces eaux qui s’écoulent sans qu’elle sache pourquoi. Comme si les grands lacs transparents de ses yeux d’émeraudes fragiles se vidaient de leur envie de vivre. Autour d’elle la chambre est calme. Le petit jour par les volets entrebâillés s’invite comme une fumée grise. Derrière le léger renflement de son nombril un grand creux douloureux, comme une boule noire, la brûle. Le thé chaud qu’elle boit à petites lapées prudentes ne la calme pas. Elle a beau masser d’une main douce son ventre plat les braises continuent de couver et de mordre. Sous la pluie tiède de la douche elle s’est accroupie puis s’est recroquevillée, ses bras entourent ses genoux, sa tête disparaît entre ses jambes mais sans plus de succès. Assise à la fenêtre, elle attend que ça passe. Cette angoisse qui la tord n’est pas la sienne, elle le sait mais ne peut lui échapper. Bientôt au dessus des toits le ciel s’éclaire et le soleil de Juillet éclate en mille aiguilles qui lui transpercent les yeux malgré ses paupières mi closes. Puis l’astre qui rosit au travers des brumes matinales se fait câlin et la console, la caresse et lui dit quelque chose de doux qui ressemble à l’espoir. Natacha ne bouge pas, écoute et son corps se détend. Les images anciennes des violences traversées se dissolvent.

Au milieu des grimoires épars Achille travaille sa Leçon. Et le soleil se lève aussi pour lui derrière les murs gris de cette pièce aveugle. Mais il ne le voit pas. Sa main court sur la feuille, aligne en pattes de mouches serrées ce que le ciel lui dicte. Spectateur incrédule, il se tait, obtempère humblement, obéit aux mots qui se bousculent, aux idées qui se lient entre elles, s’ordonnent sur le papier et dont il ne peut croire qu’elles sont les siennes. Sa vie durant il sera animé par quelque chose qui le dépasse à chaque fois que les mots le prendront. C’est toujours un émerveillement. Nouveau. Un cadeau. Alors, il ne bouge pas de peur que le miracle s’estompe, que le fil de soie se rompe. Et quand il se relit, il sent bien qu’il n’y est pour rien, que c’est comme ça. Alors il baisse la tête, est heureux comme un enfant et remercie l’indicible. Le temps a disparu. Pour lui, il s’est fait éternité et ne le trahira pas. Le temps pourtant viendra – il le sait et cette certitude lui plaît – où le temps le crochera, le prendra entre ses aiguilles et l’emportera hors du temps, pour un temps. Pas de fourbe camarde, pas de faux de pacotille, qu’un passage, un saut, un changement de temps, souriant. Il quittera son présent pour un autre et sera simultanément au passé. Celui des autres, plus le sien. Puis le temps aboli reprend sa course, celle du présent de cette Leçon à finir d’écrire, avant que de la dire. Va falloir qu’il soit plus que parfait. Au plexus comme un cri qui l’appelle en sourdine mais ce n’est pas encore le temps du futur proche. Ni celui du passé simple, juste après l’épreuve.

Alors il tend le bras et franchit la porte vers le jury …

Le jour où Zlatan et Marina tombèrent sous les rafales du poteau d’exécution, Natacha qui avait un an se retrouva dans un orphelinat crasseux de Mostar. Les vengeances d’après guerre les emportèrent ensemble, main dans la main et cœurs hurlants « Natachaaaa ! ». Ils s’écroulèrent d’un coup fracassés à jamais dans les yeux de l’enfant. La bâtisse délabrée, au toit crevé par endroits, abritait une centaines d’enfants entassés dans un grand dortoir aux murs humides couverts de salpêtre et d’excréments séchés en tags aléatoires, que les jours et les nuits surtout, modifiaient. Vêtus de hardes malpropres les gosses de tous âges végétaient, sevrés de soins et d’amour. La chance avait jeté Natacha dans un coin de la pièce à l’abri relatif des vents coulis qui perçaient les fenêtres disjointes. Deux ans durant elle passa de longs moments de prostration complète, qu’interrompaient au hasard des jours quelques rudes matrones aux gestes mécaniques. Ces nourrices silencieuses les nourrissaient tant bien que mal selon les pauvres arrivages. Une camionnette bruyante apportait la maigre manne et réveillait les petits semi comateux qui se mettaient à s’agiter puis à crier. La survie de Natacha était toute entière attachée à ces moments de goinfrerie pavlovienne, aussi brefs que peu satisfaisants. De temps à autre, une jeune femme maigre, filiforme, aux grands yeux noirs fiévreux, s’asseyait au bord de sa couche et psalmodiait à voix presque inaudible d’étranges mélopées ; du bout de ses doigts sales, elle caressait mécaniquement la joue de l’enfant perdue. Cette tendresse régulière la sauva de la mort, tout autant que les rares cuillerées d’infâme brouet qu’elle dévorait en grognant comme une jeune louve. Un couple de Français en mal d’enfant l’adoptèrent deux ans plus tard. La petite marchait à peine et tombait souvent. Le petit homme chauve et la grande femme blonde l’arrachèrent à l’orphelinat en courant presque, emmitouflée dans une épaisse couverture de laine chaude. D’instinct Natacha s’était jetée dans les jupes de Rosine qui en fut toute bouleversée.

Léon Lepetit n’était pas grand. Roux, le crâne en melon ceint d’une couronne de cheveux fins, il fut à moitié chauve très tôt. Ses grandes mains fines et puissantes à la fois surprenaient chez cet être de complexion délicate, comme s’il y avait eu une erreur au montage et qu’une pièce destinée à quelqu’un d’autre lui avait été greffée. A l’école on l’avait surnommé « La Paluche », le moindre haussement de ton l’effrayait si fort qu’il ne connut qu’ordres et hurlements sa scolarité durant. Léon prit la suite de son horloger de père qui lui avait inoculé la folie des cliquetis, des roues dentelées, des ressorts à spirales et des carillons sonnant en légions tonitruantes à longueur d’heures. Il officiait solitaire et discret dans sa boutique minuscule, « L’Heure des Amours Sonne Toujours … » – nom qui faisait s’arrêter les passants et lui valait une bonne clientèle féminine – au milieu d’un fatras de mécanismes complexes, d’aiguilles rouillées, d’horloges éventrées que ses grandes mains agiles ranimaient à l’aide d’outils étranges et disparus qu’il maniait comme un chirurgien des âmes mourantes. Suisses, Allemandes, Anglaises, Italiennes, Comtoises, il les défloraient toutes, tournevis ardent, pour leur redonner vie. Un jour de grand froid qu’il travaillait, doigts gourds et maladroits, sur un mécanisme délicat, une grande jeune femme, mince comme une lame de ressort, est entrée. Rougissante, pâle, elle lui demanda d’une voix un peu cuivrée qui surprenait s’il pouvait sauver la petite Kuckulino de bois rose, complètement disloquée dont elle tenait précautionneusement le petit coucou triste dans sa main fermée. Léon que les femmes indifféraient jusqu’alors et dont il évitait au quotidien le regard, plongea dans les ondes gris pâle qui l’interrogeaient, subjugué par les pétales de roses qui flottaient dans la lumière radieuse de ces yeux là. Elle avait un visage de fennec, des billes immenses ourlées de longs cils battants au dessus d’un nez de poupée de porcelaine sous lequel brillaient des dentelettes d’ivoire, entre deux lèvres rose églantine palpitant des mots qu’il n’entendait pas. Le gris perle de ses iris était piqueté de tâches dorées, mauves et cistes, qui bordaient une pupille de jais brillant, étrange et profonde, qui l’engloutit à jamais. Léon dut faire un gros effort pour retrouver l’ouïe. Elle pleurnichait en parlant de sa pendulette, cadeau de sa grand mère, à laquelle elle tenait plus qu’à tout. Le ciel inspira Léon quand il s’entendit répondre qu’il ne pouvait rien pour la mamie mais qu’il ferait tout pour sauver la pauvre Kuckulino malade. Rosine, c’était son prénom, Sablier son nom, éclata d’un rire en cascade de pâquerettes qui finit d’enchanter l’horloger des carillons en perdition. Léon l’épousa et Rosine aussi ! Ce qui est rare, la plupart du temps l’un épouse quand l’autre est épousé. La pendulette rose orna l’un des murs de l’appartement lilliputien au dessus du magasin. Ils eurent beau s’activer, rien ne vint et la faculté consultée confirma leurs craintes, Rosine ne pouvait pas d’avoir d’enfant et les rares vibrions de Léon, plus qu’anémiés, n’étaient pas très actifs ce qui n’arrangeait rien … Des années passèrent en combats procéduriers mais l’adoption sur le sol Français traînait sans aboutir. Léon et Rosine se tournèrent vers l’étranger deux mois plus tard Natacha se jetait dans les jupes de Rosine …

La petite fut heureuse, elle courait de la boutique à l’appartement en claironnant les mots du jour. C’est ainsi qu’elle su dire « Coucou ! » avant Papa et « Ding-Dong ! » juste après Maman. Les parents bavaient d’amour devant cette beauté en bouton, vive et enjouée, qui sombrait parfois dans une langueur étrange. Elle se pelotonnait entre les coussins du divan, repliée en elle même, les quinquets clos, marmonnant les mots d’une comptine inconnue de ses parents, qui respectaient, souffrant en silence, les absences de l’enfant.

Le poids qui lui courbait l’échine, qui la clouait aux peurs anciennes qu’elle ne parvenait pas à identifier, soudainement l’a lâchée. Comme une montgolfière en panne, elle sent l’hélium du présent lui redonner le souffle sans qu’elle comprenne vraiment. Mais le soulagement lui suffit, l’air qui gonfle sa poitrine lui dénoue le plexus et les nuages épais qui l’engluaient se dissolvent. Natacha, de peur de s’envoler s’accroche au dossier d’une chaise. Et sourit au visage de l’homme qui la fixait au soir d’hier quand, sans qu’elle le veuille, elle s’est mise à ne danser plus que pour lui. Elle le voit, plus net que sa propre image dans la psyché de sa chambre, qui dévale une volée d’escalier couvert de sueur et riant aux éclats …

Natacha l’attend déjà.

Au débouché de la rue

Achille se fige,

Interloqué.

Et sombre,

Comme un navire mort,

Dans ces yeux liquides,

Qui lui disent,

Viens-t-en vite,

Et me visite …

Achille l’archaïque est loin, bien loin, présent pourtant, auréolé d’ambre liquide, comme un quark invisible au coeur d’un monde perdu dans l’infini. Il a chaud, très chaud. Comme Achille au sortir de la salle d’examen, son front perle finement. Comme lui, il descend en courant l’escalier, pousse la porte et respire profondément l’air tiède de ce petit matin du 14 Juillet. L’Archaïque s’est oublié au point d’avoir totalement perdu conscience de la réalité nocturne, aveugle au cône de corpuscules fauves qui l’éclaire et l’isole du néant de la nuit. La puissance du passé lointain est telle qu’il ne sent plus sous ses doigts le contact du clavier, sous ses coudes non plus le toucher velouté du vieux cuir vert bronze de son bureau. Le souvenir puissant de Natacha, l’étrangeté de cette rencontre, l’aveuglement d’Achille le jeune, l’amour total qui les absorbera, la brièveté et la mort du très beau, de l’exceptionnel sentiment qui les aura unis ou presque, remontent du passé plus que décomposé avec une force intacte qui le sidère un long moment. Quand il rouvre les yeux, la lumière l’éblouit et la vue de la robe noire du vin dans sa combe de cristal l’apaise. Il soupire de soulagement, puis d’aise; se rapprochant du verre il découvre le grenat profond du jus limpide et son liseré rose. « Côte dorée » du Domaine de l’Aiguelière, Montpeyroux 2000, le regarde, sans ciller. Lentement il émerge du cauchemar ancien et se penche sur le lac circulaire du présent revenu.

Un présent, complexe comme le bouquet qui monte de la surface du vin. La cerise confite par l’âge se mêle aux fumet de l’encens, les épices orientales, au cacao, au café noir des hauts plateaux de l’espérance opiniâtre, au cèdre en majesté, après que les fragrances de pivoine matinées d’une touche subtile de jasmin s’épanouissent puis s’envolent. Et les fruits rouges et mûrs, aussi. La messe continue en bouche entrouverte quand la fraîcheur du vin lui dit que la vie transforme avant de tuer. La matière du jus, de puissance moyenne, souple et gourmande, lâche ses tannins très fins polis par la patience et lui parle du travail accompli. Le vin s’étale et séduit, puis en milieu de bouche l’acidité le relance longuement, jusqu’à ce que qu’une sensation crayeuse s’installe en finale, accompagnée d’une légère pointe asséchante …

C’est que la vie,

Parfois dessèche

Ceux que les difficultés

Rebutent,

Et qui croient,

Tout savoir,

Trop tôt.

Comme si !!!

 


EMOFATITUMCONE.

ACHILLE ET LE CHEVAL FOU …

Natacha … von Teese.

 

Ce soir Achille a le bourdon …

Paris ce soir est noir. Même les illuminations excessives – magie factice pourtant – ne peuvent l’éclairer. C’est que … c’est le Paris d’Achille (sic). Nul ne peut voir sans ses yeux. Et ce soir l’âme d’Achille est sombre. Pour d’autres, au même instant, qu’il croise en foules agglutinées, Paris est rose de tendresse, éblouissant, rouge de plaisir, multiple, multiforme, changeant. Paris n’existe pas. Achille traîne, ses pieds sont lourds de fatigue, suants, il fait chaud dans les rues, sur les boulevards ; sous les jupes légères des filles rieuses aussi.

Mais Achille ne voit rien, il est « inside » dans le fond du puits de ses craintes, la glu de ses terreurs. Comme un escargot par forte chaleur. Le spectre de l’échec lui caresse les reins. Il a beau faire tous les efforts du monde, se battre pour se dégager de ces tentacules visqueux qui lui paralysent la cervelle, il n’y parvient pas. Alors il marche d’un pas de métronome, au hasard Balthazar. En ce 13 Juillet 1969, le temps est changeant, morose, incertain. Grand soleil et ondées orageuses se succèdent. Mais ce soir il fait lourd, moite, collant, on dirait que même le ciel angoisse. La pluie s’est arrêtée, les rues se sont vidées, c’est l’heure des transhumances. Sous le sol qu’il foule à grandes enjambées mécaniques, Achille sent la vie qui vibre sous le bitume luisant. Les termites en jupes et pantalons, besogneuses et flapies, courent, parfaitement dressées, dans l’alignement des galeries sans fin. Il frémit. Les lourdes ondes, noires de la suie des violences retenues, des frustrations accumulées, des haines masquées, sourdent du sol et le polluent. Non ! Pas ce soir, il lui faut se protéger, il a besoin de toutes ses forces claires et intactes demain aux aurores. D’instinct il grimpe sur les trottoirs et marche comme un équilibriste sur les blocs de granit imputrescible qui les bordent. La pierre épaisse le protège se dit-il, mieux qu’un bouclier d’airain ne le ferait. L’image de Spartacus lui traverse l’esprit, impromptue. Musculeux et suant le gladiateur esquive les coups, le bronze qui le préserve résonne et ce son mat le transcende ; son glaive court taille les chairs, vide les ventres, fend les crânes. Le sang chaud gicle et le recouvre à longs jets gras. La rage de survivre le porte et l’enivre, plus que le vin capiteux dont il se désaltérera après le combat. Car il est sûr de vaincre. La force de Spartacus court dans les veine du jeune homme, une bouffée de chaleur brûlante lui met sueur étrange au front. Achille hurle en silence ! Demain, il va les décaper, les étonner, les enchanter, tous ces barbons qui le regarderont, l’air ennuyé et la lippe méprisante, ces nœuds papillons, ces garants de l’orthodoxie universitaire. Ils l’attendent ces badernes vicieuses mais l’ectoplasme de Spartacus est en lui, il sera rebelle, charismatique et tempétueux. Insolent, provoquant, il tordra les concepts, jonglera avec la rhétorique, osera des folies, les fera blêmir, rosir, il les mettra dans sa pogne de velours violente !

Achille a passé l’Étoile depuis un moment, il descend les Champs-Élysées qui l’éblouissent et le tirent de sa torpeur. Inconsciemment il sait qu’il doit puiser dans les forces de la terre du ciel et de ses intuitions réunies l’énergie dont il aura besoin au petit matin. Trop de ces artifices de lumière lui nuisent, il en a l’intuition. Très vite il prend à droite l’Avenue Georges V. La station de Métro vomit un long jet sombre de termites à demi aveugles, au juste instant où il échappe à la dangerosité de ces champs frelatés, pas très verts. Ah, « La Leçon », il a beau calquer ses pensées sur ses pas, scruter le sol, compter les pierres, activer la pensée magique qui lui dit « Allez, cinq pas d’ici à la prochaine fissure dans le sol et le ciel pourvoira … », il a beau implorer la fleur chétive qui s’arrache du goudron à ras mur, visualiser un cône de lumière dorée qui le barde et le protège, rien n’y fait ! Il a beau envoyer tout l’amour dont il est capable aux silhouettes anonymes qu’il croise pour attirer la compassion des anges (!), non, milliards de non, les griffes bleues de la peur ricanante sont plus fortes que toutes ces fantasmagories et lui excorient la chair et l’esprit avec délectation. Alors il marche, marche et trace pour fuir ces anticipations funestes. Comme à son habitude il n’a pas bossé beaucoup, il a survolé les œuvres et les ouvrages critiques d’un œil rapide, plus rêveur que hardeur, se fiant à son sens de l’improvisation, à son à-propos, à l’aide d’Hermès et aux vents subtils de l’esprit.

Devant lui une coulée de lave figée tremble au sol comme un mirage citadin. Le macadam réverbère une lumière rouge, crue, acide, dont un néon serti dans une façade inonde la rue. Des silhouettes sans visages s’enfoncent dans le mur comme des âmes en peine dans l’Antre du Diable. Achille plisse les yeux, surpris. Sous verre, près de l’entrée, des photos de jolies filles dénudées, sans la vulgarité glauque des boites de strip-tease prennent des poses languides sous des jeux de lumière colorée. Des femmes très belles mais désincarnées, réduites à la plus simple expression de leurs formes sans défauts, soumises aux loi de la symétrie froide, corps pâles et parfaits. Des apparences de femmes, sans chaleur, sans odeur, sans la chair ductile des femelles d’amour, sans les torrents de pleurs retenus qui les rendent émouvantes. Entre les reflets changeants qui moirent le panneau de verre froid, une surface de papier glacé – image insolite – attire son attention juste alors qu’il s’apprête à poursuivre son échappée incertaine. Perdu dans une ombre épaisse, un visage aux lèvres rouges, fines mais incroyablement charnues à la fois, émerge d’une touffe de cheveux noirs en broussaille agités par un coup de vent. Sous l’eau céladon vibrante de ces deux grandissimes yeux liquides, il perçoit furtivement un abîme de ténèbres épaisses, peuplées d’algues serpentines inquiétantes qui ondoient lentement comme les fantômes sidérant d’une vie au passé douloureux. Ce visage le happe d’une seule goulée. Son angoisse laisse instantanément place au désir irrésistible de retrouver cette apparition qu’il sent déjà vivre en lui.

Oubliant ses inquiétudes, Achille franchit le pas …

Le « Crazy Horse Saloon », n’était encore qu’une petite salle. Un grand bar auquel s’accrochaient, verres en main, une grappe de noctambules silencieux, faisait face à la scène au rideau fermé. Dans la pièce vieillotte, au devant du bar, quelques tables rondes nappées, entourées de chaises kitsch. Couples, trios et quarterons, devisaient à voix basse. Leurs voix feutrées se mélangeaient aux notes cuivrées d’un saxo en sourdine. Les tableaux se succédaient qui laissaient Achille impavide, sourd aux applaudissements nourris. Brochettes de corps vernis aux acrobaties millimétrées vêtus de projections psychédéliques sur dessous chics et seins calibrés. Numéros mélaminés, longues jambes gainées et sourires figés, dans l’ombre ménagée, glissaient comme d’improbables beautés glacées. Sophisticated Ladies …

Plusieurs fois il tenta de s’arracher au sortilège qu’il pressentait, mais voltant très vite, hébété, pour revenir dans l’antre entre tables et zinc, le cœur dilaté à la rupture, sans savoir ni pouvoir. C’était comme une gueuze de fonte qui lui dévorait les reins. Ces yeux étranges, liquides, toujours au bord de se vider, insondables, translucides, tendres et confusément perfides à la fois, il voulait éprouver leur fulgurance, tester en frissonnant leur charme ; c’était un besoin incoercible qu’il ne comprenait pas, une attirance délétère et inexplicable.

Le rideau retomba, l’éclairage décrut jusqu’à ce que ce soit noir absolu. Épais à ne pas voir le bout de ses yeux. La musique jazzy qui avait accompagné les tableaux précédents s’éteignit peu à peu. Montait lentement le battement sourd des tambours mêlé aux raucités des fauves. Tapis dans le velours luisant. Dessiné ligne à ligne par l’éclairage rasant. Divan de jais pelucheux sur fond charbonneux. Le son profond des tambours hallucinés envoûtait les spectateurs attentifs que l’attente exaltait. Entre les battements mats des tam-tam se glissaient le souffle chaud des buffles affolés, le rugissement gras des lions en rut, le crissement des panthères à l’affût, le feulement des tigres en chasse qui enfiévraient l’atmosphère. Le rayon blafard d’une lune artificielle tomba brusquement, étroit d’abord, sur le visage pâle d’une femme aux lèvres blessées de rouge, puis s’élargit pour dénuder un corps d’albâtre languissamment étendu sur le sofa de ténèbres. Dans ses cheveux sombres, qui cascadaient en vagues ruisselantes jusqu’à ses épaules graciles, ondoyaient les reflets bleus cobalt de cette nuit électrique. Au centre de ce tableau en noir et blanc, deux émeraudes opalines, comme deux puits d’eau fraîche, rutilaient, immobiles, le regard perdu bien au-delà des murs du lieu. Natacha Dynamo éclaboussait de sa beauté détachée les voyeurs médusés. Elle se mit à onduler imperceptiblement ses hanches félines, s’appuya sur un coude en levant mollement une jambe galbée, muscles longs au relief léger. Achille se coula entre les tables jusqu’au pied de la scène. Tout près. Le satiné de la peau qu’il voyait à portée de main, soyeuse et ductile, le dessin d’école de ses seins lourds et fermes, le rose tendre de ses aréoles piquées d’un court téton flaccide en leur plein centre, la courbe ovoïde de sa hanche et surtout ce regard qu’il avait cru voir sourire furtivement le mirent en adoration. Le plaisir et l’horreur l’inondèrent à la même seconde quand sur le corps parfait de Natacha l’image d’un cadavre en putréfaction, seins vides et ventre verdâtre béant se superposa. Ce fut un flash, un éclair d’horreur qui le fit reculer. Puis s’effaça aussi vite. Au même instant une risée de tristesse trembla sur l’eau des lacs vert tendre. Natacha le fixait, éberluée !

Ils surent à l’instant qu’ils étaient deux, mystérieusement liés …

Mais c’en était trop pour Achille qui fut dehors en un bond. Sous la pluie tiède qui redoublait il leva la tête pour se laver du sentiment ambigu qui l’avait assailli. Puis s’en fut, épaules basses et cheveux collés. L’eau ruisselait jusqu’à ses reins, il ne la sentait pas. La nuit sans ciel l’avala. Par instants des éclairs cisaillaient la pénombre, le tonnerre grondait au loin. Le ciel violaça en rafales, qui découvrirent par instant les bourrelets noirs des nuages denses qui roulaient, électriques, emportés par de violentes bouffades.

Achille disparut.

Le lendemain à l’aube il entrait dans la cour de la Maison d’Éducation de la Légion d’Honneur. Bien décidé à défendre le sien. A quelques pâtés de maison de là, Natacha Dynamo, de Mostar, regard mouillé au plafond, ne dormait pas. Achille dans le creux de sa conscience sourde, confusément sentait sur sa nuque l’étrange et douce chaleur de ce regard qui l’avait bouleversé.

Il savait qu’un jour viendrait …

Ce matin sera feu d’artifice,

Ou mort subite …

Rétrospectivement Achille le pré-sénile fut parcouru par un spasme douloureux. Comme s’il avait mis le doigt sur un fil électrique dénudé. Derrière la porte qui venait de s’ouvrir dans le fouillis de son passé, la scène qu’il découvrait comme si c’était hier, impitoyablement précise, l’avait sidéré. Il chercha le refuge, l’ambre fondu de sa lampe et se recroquevilla pour qu’elle le réchauffe entièrement. Pourquoi cette bouteille ? Pourquoi ce Gamay 2010, ce Côtes de Brouilly, cette cuvée « Mélanie » du Domaine Daniel Bouland l’avait-elle entraîné dans ces ombres passées ? Dans l’élégant cristal à haut pied qui lui servait de couche, ce vin à la robe d’un beau violet cardinalis brillait intensément. Sous la lumière dorée il était agité de vifs reflets rubis. Au centre du cristal, un oeil jaune battait. « L’oeil sans doute » pensa Achille ? Il souleva le hanap et s’y plongea. Juste avant de clore les paupières, au centre du verre, il vit un lac, surface claire au dessus d’un abysse insondable qui le regardait, impavide. La même secousse lui vrilla les chairs. La chair sucrée d’une pivoine rouge enchanta son inspiration et se prolongea sur des fragrances fruitées. La précision olfactive du vin, la netteté de la fraise épicée, de la framboise et de la cerise poivrée, mûres et presque palpables, l’enchantèrent. Il n’ouvrit plus les yeux quand le vin toucha sa bouche. Les fruits bien mûrs, à l’unisson du nez, lui offrirent leur matière goûteuse et conséquente, lui tapissèrent le palais de leur pulpe crémeuse. Le jus enfla et sa fraîcheur le relança comme s’il prenait encore du volume. Rien à voir avec ces vins étriqués au fruit brouillon, à ces jus issus de macérations carboniques, identiques et souvent vernissés. « Mélanie » la généreuse le combla jusqu’au bout, se prélassant longuement après l’avalée, lui laissant au palais longue fraîcheur et nano-tannins soyeux …

Derrière ses paupières closes,

Dans les vapeurs du Gamay,

Achille brillamment fait sa leçon.

Natacha sourit,

Elle le sait …

 

EPIÉMOGÉETICONE.


NATACHA, DU VENTRE DE LA MORT, S’EST ÉCHAPPÉE …

Midsummer Nights Dream. Jasmin Aldin.

 

A force de pousser, ça a fini par faire « plop » …

Le gigot sanguinolent est tombé tout gluant sur la couverture poisseuse. La femme allongée a craché un chicot pourri que ses efforts intenses avaient brisé net. Elle n’y prit pas garde, habituée qu’elle était à cracher du sang tous les jours depuis ses jeunes années. Elle ne souriait plus depuis des lustres, elle qui n’avait pourtant que vingt ans. Elle avait été belle, brièvement, mais la misère lui avait mangé la lumière en quelques saisons. Tu ne peux pas rester belle bien longtemps quand tu crèves de faim, de froid, de peur, quand la crasse te ronge la peau, quand des brutes te fouaillent les flancs sans demander pardon. L’expulsion de cette chose qui l’alourdissait depuis des mois l’avait usée jusqu’à l’os. Elle leva les yeux vers l’ampoule borgne qui éclairait la pièce mais ne perçut qu’un brouillard jaunâtre tremblant, elle ne distinguait déjà plus les contours de la pièce unique qui abritait sa ponte. Sa respiration courte et spasmodique lui brûlait la poitrine, la fumée du maigre feu qui mourrait à même le sol de terre battue la mettait en quintes grasses douloureuses qui la secouaient jusqu’aux tripes. Cette femme, sans avoir eu d’enfance, enfantait pourtant jusqu’à ses dernières forces. Elle n’avait pas mangé depuis des jours. Quelques racines crues peut-être, elle ne savait plus, un peu d’eau chaude aux épluchures de patates vieilles, aussi ?

Sur le plaid raide de crasse craquante, l’enfant gigotait, braillait, tétait l’air lourd. Elle était pâle la mignonette, couverte de croûtes de sang noir séché, presque luminescente sur la laine verdâtre. Dans l’obscurité ambiante ses cils noirs anormalement longs battaient comme papillons affolés sur ses grands yeux d’émeraude, si clairs, cristallins et transparents, qu’un peu de leur beauté suffisait à laver en partie le taudis de ses ombres. La mère exténuée la ramena sur son ventre par un bras, sans plus de douceur, ses côtes saillantes battaient à tout va, sa respiration d’oiseau abattu en plein vol sifflait. Le bébé à l’instinct cherchait son lait, ses pleurs grinçants montaient, plus forts, plus rouillés encore. Elle finit par avaler le téton d’un sein flasque, vidé de sa glande qui pendait sur le torse décharné comme un chiffon froissé et se mit à sucer âprement son destin. Dans le brouillard épais de sa conscience chancelante la mère crucifiée s’accrochait à la vie, écartelée entre le désir de partir enfin et l’amour animal pour ce petit bout de chair pendu à sa mamelle anémique. Crispée sur sa vie comme une main sur poignée de sable fuyant, elle serrait les mâchoires, cherchant jusqu’au fond de ses os de quoi nourrir l’enfançon. Mais la carogne grimaçante déjà lui dévorait l’âme. Ses os craquaient sous la morsure fatale de la camarde avide de vie. Elle bascula sans un cri, lâchant un dernier soupir muet. Le feu terrassé par l’humidité s’éteignit en chuintant. Comme une forcenée qui se battait déjà pour survivre, la fillette suçotait toujours la gourde de peau flasque de sa mère morte …

A la même heure, à l’Ouest toute, Achille lippait …

Sur les pistes, défoncées en ce printemps d’après guerre, une jeep de l’armée Yougoslave cahotait dans les hautes collines au dessus de Mostar. Zlatan, jeune officier Bosniaque, aimait à parcourir le pays, seul, la tête au vent, pour se laver la mémoire des souvenirs sanglants des combats récents. Au moment de franchir les mille mètres d’altitude, à l’ouest de Mostar, il ralentit en entrant dans un village sans nom. Quelques masures crevées. Des yeux aveugles et noirs leur servaient de fenêtres. Au bord du chemin, à la croisée d’une bicoque étêtée, deux corbeaux se disputaient un lambeau rougeâtre, croassant, perchés sur un châssis désarticulé. Étrangement ils étaient tournés vers l’intérieur, seules leurs queues brillantes s’agitaient à l’air libre. Intrigué Zlatan entra dans la pénombre qui sentait le bois brûlé et la putréfaction. En hurlant il se rua vers le centre de la pièce, une volée de rapaces s’envola en piaillant. Il vomit à longs jets aigres et odorants, se reprit et se battit pour chasser le dernier volatile qui s’accrochait, à moitié enfoui dans le ventre d’un cadavre de femme. Un bébé bougeait faiblement à son côté, le nez tourné vers le dossier du canapé bréneux. La femme n’avait plus d’yeux, plus de lèvres ni de langue, ses seins avachis étaient en lambeaux, son ventre était percé d’un trou grouillant de mouches vertes et d’asticots gras. Zlatan crocha le bébé aux yeux clos, il bougeait à peine, tressaillant par saccades vives entre ses bras, une petite fille efflanquée qu’il enveloppa dans sa veste de feutre chaude. Elle ouvrit les yeux lentement et l’engloutit dans les aigues profondes de ses lacs bleus insondables.

A l’ouest toute, Achille, béat, dormait sur un sein globuleux …

Marina dont le bébé était mort-né sous les bombardements de Split posa la frêle enfant sur son sein généreux et lui mit gros téton grumeleux en bouche. Le nourrisson à bout de force peinait à suçoter, à amorcer la pompe. Marina le fit pour elle et glissa entre ses lèvres gercées, goutte à goutte le lait tiède, oubliant les heures. Elle tenait dans sa main la minuscule pogne du bébé, diaphane, transparente, aux bouts des doigts renflés comme ventouse de Gecko. Plus vite qu’espérait Marina, l’enfançonne s’accrocha, farouche, elle téta plus que son saoul, jour après jour, sans un pleur, sans un sourire, les yeux clos qu’elle n’ouvrait jamais de jour. La nuit dans la pénombre de la chambre légèrement éclairée, Marina pouvait voir battre régulièrement ses grands cils drus qui brassaient l’air comme un métronome miniature. La jeune femme renaissait à mesure que l’enfant grossissait. Elles deux vivaient en parallèle, conjointes en rédemption. Marina parlait beaucoup à voix d’amour, le regard tendre mais l’enfant n’ouvrait pas les yeux.

Un jour que la mignonnette lui vidait les seins à longs suçons gourmands, le front moite et la lèvre perlée de gouttelettes de plaisir, d’une voix un peu rauque qui l’étonna elle-même, Marina s’entendit murmurer « Natachaaaa », puis encore et toujours, irrépressiblement, comme un chant mélodieux venu du fond des âges. Ce prénom de chatte douce, sensuel et onctueux, elle le psalmodia à longueur de câlins ; les sonorités graves caressaient, cajolaient la petite fille au front creusé d’une ride têtue. En rouvrant les yeux qu’elle avait fermés le temps d’une expiration, Marina, surprise, se noya dans les gemmes écarquillées qui la fixaient. Au coin des lèvres ourlées de rose fraîche, deux fossettes se creusèrent, Natacha souriait ! Marina enfouit sa tête dans le cou du bébé qui sentait bon la peau douce en pleurant sans un bruit, comme libérée d’une grande misère. Natacha babilla des mots crémeux en lui tirant les cheveux. Toutes les deux partirent dans une conversation mystérieuse, une de ces jacasseries qui éloignent les hommes. Zlatan aussi était heureux de voir sa femme revivre et s’éloigner le spectre des violences passées qui lui avaient tué l’enfant dans le ventre. Parfois il se rapprochait des filles enlacées comme philippines et la petite lui tendait les bras en roucoulant des gargouillis de miel sucré. Alors il la prenait entre ses paluches épaisses qui la recouvraient presque, la levait au ras de son visage et la petiote, d’un seul sourire, le mettait à ses pieds.

Achille, toujours à l’ouest toute, roucoulait à l’unisson …

L’ambre chaud, larmes des dieux, coule de la lampe en longs rayons dorés qui se reflètent sur le cuir patiné du bureau. Le vert olive lustré par le temps prend des reflets de bronze illustre. Achille l’ancien pensif soupire. Mais que vient faire cette Natacha des proches Balkans dans sa nuit d’insomniaque ? D’ordinaire, seul Achille le jeune s’extirpe de sa mémoire qu’illuminent les ombres et s’en vient le visiter. Ce soir son hanap de cristal est vide. Ce n’est donc pas le vin qui amène du fond des âges cette gamine miraculée pour pétrir de ses mains potelées sa vieille conscience aveugle. Mais il est pris par ces visions terribles et ne peut qu’accepter de s’y dissoudre un moment. Serait-ce le Chaman, ce vieux sorcier noir au poil hirsute ? De couleurs vives et de peaux rapiécées vêtu, celui qui est aussi l’aigle que les Indiens révèrent, le lion que chassent les Masaïs, la panthère noire de tous les cauchemars humains. Mille pattes agile, lézard figé sur les sables brûlants des déserts immémoriaux, phalène fragile et cobra dressé aussi, cet être étrange, intermédiaire entre l’homme et les forces de la nature qui porte autour du cou un collier d’os séchés qui cliquette au rythme de ses piétinements. Qui marmonne d’étranges mélopées gutturales et douces à la fois ? Cet être tutélaire, son ami, son guide, qui lui ouvre la nuit les yeux de la vision totale et lui donne quelques heures le pouvoir de voyager entre les mondes ? Certes oui ! Qui d’autre?

Achille sent sur sa peau le souffle du grand Ancien.

Dans le cristal vide, il verse un peu d’eau d’eau fraîche, millésime 2012 du Domaine de l’Au-Delà, quintessence suprême de tous les vins, épure parfaite des élixirs du sang des vignes, coupe en creux qui contient la synthèse de tous les nectars à venir. L’eau lustrale plus cristalline que les plus purs des jus de terroirs lui emplit la bouche de sa matière achevée. Roulent en flots majestueux, fruits rouges en foule – myrtilles, framboises, fraises et consoeurs – fruits jaunes à point – pêches des vignes du monde, abricots mûrs et fendus, prunes fondantes, ananas, mangues et concentrés de passions torrides – qui lui enflamment les sens et lui entrouvrent les portes des paradis. Bacchus, Dionysos son jumeau et les danseuses sacrées des Indes lui sourient. Puis l’eau déverse sur sa langue aux papilles turgescentes l’absolu apogée des vins à l’équilibre. Pour suivre, blancs et rouges, ensembles mais pourtant distincts, l’emmènent cueillir les roses d’Ispahan, humer les cuirs gras des haras royaux, communier avec les fous géniaux qui de tous temps ont révéré le sang des messe profanes … Toute la nuit, le sel fin des mers disparues et les tannins immatériels des chairs enfuies lui raviront le palais. A n’en plus finir …

Au fond de sa mémoire,

Bien avant qu’ils le sachent,

Natacha et Achille

Dansent, enlacés.

Le vieux Chaman,

Outre-tombe,

N’a pas fini

De chantonner …

 

ESUMOBLITIMECONE.