L’ENFANCE TUMULTUEUSE DE NATACHA …

Odilon Redon. Portrait de Violette Heyman.

 

Au petit matin, les yeux mouillés …

Natacha s’est réveillée. S’est extirpée de sa couche nocturne, lasse, étonnée par ces eaux qui s’écoulent sans qu’elle sache pourquoi. Comme si les grands lacs transparents de ses yeux d’émeraudes fragiles se vidaient de leur envie de vivre. Autour d’elle la chambre est calme. Le petit jour par les volets entrebâillés s’invite comme une fumée grise. Derrière le léger renflement de son nombril un grand creux douloureux, comme une boule noire, la brûle. Le thé chaud qu’elle boit à petites lapées prudentes ne la calme pas. Elle a beau masser d’une main douce son ventre plat les braises continuent de couver et de mordre. Sous la pluie tiède de la douche elle s’est accroupie puis s’est recroquevillée, ses bras entourent ses genoux, sa tête disparaît entre ses jambes mais sans plus de succès. Assise à la fenêtre, elle attend que ça passe. Cette angoisse qui la tord n’est pas la sienne, elle le sait mais ne peut lui échapper. Bientôt au dessus des toits le ciel s’éclaire et le soleil de Juillet éclate en mille aiguilles qui lui transpercent les yeux malgré ses paupières mi closes. Puis l’astre qui rosit au travers des brumes matinales se fait câlin et la console, la caresse et lui dit quelque chose de doux qui ressemble à l’espoir. Natacha ne bouge pas, écoute et son corps se détend. Les images anciennes des violences traversées se dissolvent.

Au milieu des grimoires épars Achille travaille sa Leçon. Et le soleil se lève aussi pour lui derrière les murs gris de cette pièce aveugle. Mais il ne le voit pas. Sa main court sur la feuille, aligne en pattes de mouches serrées ce que le ciel lui dicte. Spectateur incrédule, il se tait, obtempère humblement, obéit aux mots qui se bousculent, aux idées qui se lient entre elles, s’ordonnent sur le papier et dont il ne peut croire qu’elles sont les siennes. Sa vie durant il sera animé par quelque chose qui le dépasse à chaque fois que les mots le prendront. C’est toujours un émerveillement. Nouveau. Un cadeau. Alors, il ne bouge pas de peur que le miracle s’estompe, que le fil de soie se rompe. Et quand il se relit, il sent bien qu’il n’y est pour rien, que c’est comme ça. Alors il baisse la tête, est heureux comme un enfant et remercie l’indicible. Le temps a disparu. Pour lui, il s’est fait éternité et ne le trahira pas. Le temps pourtant viendra – il le sait et cette certitude lui plaît – où le temps le crochera, le prendra entre ses aiguilles et l’emportera hors du temps, pour un temps. Pas de fourbe camarde, pas de faux de pacotille, qu’un passage, un saut, un changement de temps, souriant. Il quittera son présent pour un autre et sera simultanément au passé. Celui des autres, plus le sien. Puis le temps aboli reprend sa course, celle du présent de cette Leçon à finir d’écrire, avant que de la dire. Va falloir qu’il soit plus que parfait. Au plexus comme un cri qui l’appelle en sourdine mais ce n’est pas encore le temps du futur proche. Ni celui du passé simple, juste après l’épreuve.

Alors il tend le bras et franchit la porte vers le jury …

Le jour où Zlatan et Marina tombèrent sous les rafales du poteau d’exécution, Natacha qui avait un an se retrouva dans un orphelinat crasseux de Mostar. Les vengeances d’après guerre les emportèrent ensemble, main dans la main et cœurs hurlants « Natachaaaa ! ». Ils s’écroulèrent d’un coup fracassés à jamais dans les yeux de l’enfant. La bâtisse délabrée, au toit crevé par endroits, abritait une centaines d’enfants entassés dans un grand dortoir aux murs humides couverts de salpêtre et d’excréments séchés en tags aléatoires, que les jours et les nuits surtout, modifiaient. Vêtus de hardes malpropres les gosses de tous âges végétaient, sevrés de soins et d’amour. La chance avait jeté Natacha dans un coin de la pièce à l’abri relatif des vents coulis qui perçaient les fenêtres disjointes. Deux ans durant elle passa de longs moments de prostration complète, qu’interrompaient au hasard des jours quelques rudes matrones aux gestes mécaniques. Ces nourrices silencieuses les nourrissaient tant bien que mal selon les pauvres arrivages. Une camionnette bruyante apportait la maigre manne et réveillait les petits semi comateux qui se mettaient à s’agiter puis à crier. La survie de Natacha était toute entière attachée à ces moments de goinfrerie pavlovienne, aussi brefs que peu satisfaisants. De temps à autre, une jeune femme maigre, filiforme, aux grands yeux noirs fiévreux, s’asseyait au bord de sa couche et psalmodiait à voix presque inaudible d’étranges mélopées ; du bout de ses doigts sales, elle caressait mécaniquement la joue de l’enfant perdue. Cette tendresse régulière la sauva de la mort, tout autant que les rares cuillerées d’infâme brouet qu’elle dévorait en grognant comme une jeune louve. Un couple de Français en mal d’enfant l’adoptèrent deux ans plus tard. La petite marchait à peine et tombait souvent. Le petit homme chauve et la grande femme blonde l’arrachèrent à l’orphelinat en courant presque, emmitouflée dans une épaisse couverture de laine chaude. D’instinct Natacha s’était jetée dans les jupes de Rosine qui en fut toute bouleversée.

Léon Lepetit n’était pas grand. Roux, le crâne en melon ceint d’une couronne de cheveux fins, il fut à moitié chauve très tôt. Ses grandes mains fines et puissantes à la fois surprenaient chez cet être de complexion délicate, comme s’il y avait eu une erreur au montage et qu’une pièce destinée à quelqu’un d’autre lui avait été greffée. A l’école on l’avait surnommé « La Paluche », le moindre haussement de ton l’effrayait si fort qu’il ne connut qu’ordres et hurlements sa scolarité durant. Léon prit la suite de son horloger de père qui lui avait inoculé la folie des cliquetis, des roues dentelées, des ressorts à spirales et des carillons sonnant en légions tonitruantes à longueur d’heures. Il officiait solitaire et discret dans sa boutique minuscule, « L’Heure des Amours Sonne Toujours … » – nom qui faisait s’arrêter les passants et lui valait une bonne clientèle féminine – au milieu d’un fatras de mécanismes complexes, d’aiguilles rouillées, d’horloges éventrées que ses grandes mains agiles ranimaient à l’aide d’outils étranges et disparus qu’il maniait comme un chirurgien des âmes mourantes. Suisses, Allemandes, Anglaises, Italiennes, Comtoises, il les défloraient toutes, tournevis ardent, pour leur redonner vie. Un jour de grand froid qu’il travaillait, doigts gourds et maladroits, sur un mécanisme délicat, une grande jeune femme, mince comme une lame de ressort, est entrée. Rougissante, pâle, elle lui demanda d’une voix un peu cuivrée qui surprenait s’il pouvait sauver la petite Kuckulino de bois rose, complètement disloquée dont elle tenait précautionneusement le petit coucou triste dans sa main fermée. Léon que les femmes indifféraient jusqu’alors et dont il évitait au quotidien le regard, plongea dans les ondes gris pâle qui l’interrogeaient, subjugué par les pétales de roses qui flottaient dans la lumière radieuse de ces yeux là. Elle avait un visage de fennec, des billes immenses ourlées de longs cils battants au dessus d’un nez de poupée de porcelaine sous lequel brillaient des dentelettes d’ivoire, entre deux lèvres rose églantine palpitant des mots qu’il n’entendait pas. Le gris perle de ses iris était piqueté de tâches dorées, mauves et cistes, qui bordaient une pupille de jais brillant, étrange et profonde, qui l’engloutit à jamais. Léon dut faire un gros effort pour retrouver l’ouïe. Elle pleurnichait en parlant de sa pendulette, cadeau de sa grand mère, à laquelle elle tenait plus qu’à tout. Le ciel inspira Léon quand il s’entendit répondre qu’il ne pouvait rien pour la mamie mais qu’il ferait tout pour sauver la pauvre Kuckulino malade. Rosine, c’était son prénom, Sablier son nom, éclata d’un rire en cascade de pâquerettes qui finit d’enchanter l’horloger des carillons en perdition. Léon l’épousa et Rosine aussi ! Ce qui est rare, la plupart du temps l’un épouse quand l’autre est épousé. La pendulette rose orna l’un des murs de l’appartement lilliputien au dessus du magasin. Ils eurent beau s’activer, rien ne vint et la faculté consultée confirma leurs craintes, Rosine ne pouvait pas d’avoir d’enfant et les rares vibrions de Léon, plus qu’anémiés, n’étaient pas très actifs ce qui n’arrangeait rien … Des années passèrent en combats procéduriers mais l’adoption sur le sol Français traînait sans aboutir. Léon et Rosine se tournèrent vers l’étranger deux mois plus tard Natacha se jetait dans les jupes de Rosine …

La petite fut heureuse, elle courait de la boutique à l’appartement en claironnant les mots du jour. C’est ainsi qu’elle su dire « Coucou ! » avant Papa et « Ding-Dong ! » juste après Maman. Les parents bavaient d’amour devant cette beauté en bouton, vive et enjouée, qui sombrait parfois dans une langueur étrange. Elle se pelotonnait entre les coussins du divan, repliée en elle même, les quinquets clos, marmonnant les mots d’une comptine inconnue de ses parents, qui respectaient, souffrant en silence, les absences de l’enfant.

Le poids qui lui courbait l’échine, qui la clouait aux peurs anciennes qu’elle ne parvenait pas à identifier, soudainement l’a lâchée. Comme une montgolfière en panne, elle sent l’hélium du présent lui redonner le souffle sans qu’elle comprenne vraiment. Mais le soulagement lui suffit, l’air qui gonfle sa poitrine lui dénoue le plexus et les nuages épais qui l’engluaient se dissolvent. Natacha, de peur de s’envoler s’accroche au dossier d’une chaise. Et sourit au visage de l’homme qui la fixait au soir d’hier quand, sans qu’elle le veuille, elle s’est mise à ne danser plus que pour lui. Elle le voit, plus net que sa propre image dans la psyché de sa chambre, qui dévale une volée d’escalier couvert de sueur et riant aux éclats …

Natacha l’attend déjà.

Au débouché de la rue

Achille se fige,

Interloqué.

Et sombre,

Comme un navire mort,

Dans ces yeux liquides,

Qui lui disent,

Viens-t-en vite,

Et me visite …

Achille l’archaïque est loin, bien loin, présent pourtant, auréolé d’ambre liquide, comme un quark invisible au coeur d’un monde perdu dans l’infini. Il a chaud, très chaud. Comme Achille au sortir de la salle d’examen, son front perle finement. Comme lui, il descend en courant l’escalier, pousse la porte et respire profondément l’air tiède de ce petit matin du 14 Juillet. L’Archaïque s’est oublié au point d’avoir totalement perdu conscience de la réalité nocturne, aveugle au cône de corpuscules fauves qui l’éclaire et l’isole du néant de la nuit. La puissance du passé lointain est telle qu’il ne sent plus sous ses doigts le contact du clavier, sous ses coudes non plus le toucher velouté du vieux cuir vert bronze de son bureau. Le souvenir puissant de Natacha, l’étrangeté de cette rencontre, l’aveuglement d’Achille le jeune, l’amour total qui les absorbera, la brièveté et la mort du très beau, de l’exceptionnel sentiment qui les aura unis ou presque, remontent du passé plus que décomposé avec une force intacte qui le sidère un long moment. Quand il rouvre les yeux, la lumière l’éblouit et la vue de la robe noire du vin dans sa combe de cristal l’apaise. Il soupire de soulagement, puis d’aise; se rapprochant du verre il découvre le grenat profond du jus limpide et son liseré rose. « Côte dorée » du Domaine de l’Aiguelière, Montpeyroux 2000, le regarde, sans ciller. Lentement il émerge du cauchemar ancien et se penche sur le lac circulaire du présent revenu.

Un présent, complexe comme le bouquet qui monte de la surface du vin. La cerise confite par l’âge se mêle aux fumet de l’encens, les épices orientales, au cacao, au café noir des hauts plateaux de l’espérance opiniâtre, au cèdre en majesté, après que les fragrances de pivoine matinées d’une touche subtile de jasmin s’épanouissent puis s’envolent. Et les fruits rouges et mûrs, aussi. La messe continue en bouche entrouverte quand la fraîcheur du vin lui dit que la vie transforme avant de tuer. La matière du jus, de puissance moyenne, souple et gourmande, lâche ses tannins très fins polis par la patience et lui parle du travail accompli. Le vin s’étale et séduit, puis en milieu de bouche l’acidité le relance longuement, jusqu’à ce que qu’une sensation crayeuse s’installe en finale, accompagnée d’une légère pointe asséchante …

C’est que la vie,

Parfois dessèche

Ceux que les difficultés

Rebutent,

Et qui croient,

Tout savoir,

Trop tôt.

Comme si !!!

 


EMOFATITUMCONE.