AU SUPPLICE À SAINT SULPICE…

Rembrandt. La leçon d’anatomie.

  

Avril, qui assoiffe les terres, est beau…

Le soleil tendre de ce printemps décuple les forces telluriques, la vigne exulte, avant que la souffrance ne la gagne et ne lui arrache le plus beau du coeur de son jus. Sur la route qui serpente entre les vignes, je roule vers le plateau calcaire de Saint Emilion. Et accompagne, d’une voix de fausset, le timbre beurre fondu d’une cantatrice, qui fait de l’habitacle de ma quatre roues de gomme, le plus confortable des boudoirs masculins. Là bas, tout au bout de ma route incertaine, les forces insoupçonnées qui masquent les destins me guident, mieux que le plus sophistiqué des GPS, vers Saint Sulpice de Faleyrens. M’y attendent de faux inconnus. Oui, les Voies de la Toile, elles aussi, sont impénétrables. Dieu, qui est humour, ne néglige pas ces couloirs virtuels reliant entre eux ces âmes solitaires à deux pattes frêles, qui se prennent pour les maîtres de la création mais qui ne savent pas, orgueilleux comme des paons aux plumages ternes, qu’ils ne gouvernent pas même le bout de leurs humeurs…

Au milieu de l’impasse perdue, impair et gagne, la porte au marteau léonin cache encore à mon regard inquiet, La Fleur et son Cardinal. On ne dira jamais assez combien les vibrations subtiles qui nous entourent, corps invisibles, sont plus puissantes que l’apparence de nos chairs. Aussi temporairement belles soient elles, nos viandes parées, quoiqu’exquises parfois, nous aveuglent, pièges charmants mais grossiers. Au fil des prisons temporelles qui nous abritent, incarnations après vies, nous nous croisons et recroisons. Nos âmes, que nous ignorons, se reconnaissent… elles. Le pas de la porte à peine franchi, la lumière qui éclaire les regards qui m’attendent, me parle sans qu’aucun mot soit dit. Ces deux vies qui s’aiment au-delà des épreuves, je les reconnais d’instinct. Pourquoi, comment, quand, où, je ne saurais dire, mais la certitude qu’ils sont d’anciens compagnons de misères et de joies, fulgure en moi comme un rai coruscant, pur, tranchant comme Chardonnay sur calcaire. Les consciences sourdes, que nous sommes tous trois, balbutient quelques pauvres mots émus. Mais les regards absents de nos vieilles âmes tribulantes, présentes comme nos egos ne le seront jamais, s’étreignent et chantent la joie muette des retrouvailles… Cent, mille mots ne pourraient l’exprimer.

Je suis chez eux, qui me disent en silence que je suis chez moi.

Le Cardinal Daniel doux sera mon guide, comme sans doute j’ai pu l’être, en d’anciens temps. La Fleur, immobile danseuse, belle de toutes ses rondeurs, a le regard noir des plus chatoyantes olives, le cil long et le sourire timide des bayadères caressantes.

Deux jours qui seront Éons…

Isabelle est un essaim d’abeilles*. Toujours en mouvement, elle paraît immobile. Elle écoute, participe, enrichit les échanges, tandis que ses mains, indépendantes, ne cessent de s’activer. Nourricières, elles volètent, concoctent, sans que rien n’y paraisse, plats légers, inventifs et multiples, qui enchantent les palais et charment les esprits. Elle a cette voix douce du corps et du coeur, que l’on écoute sans qu’elle ait à la forcer. Non, ne croyez pas que je flatte, c’est ainsi, simplement. Le Cardinal des Astéries a le regard des conquis, quand au soir d’un long jour le soleil s’attarde. Il a les mots taiseux des pudiques énamourés. Je les regarde vivre et me repais – comme un affamé devant la vitrine embuée d’une pâtisserie un petit matin d’hiver – de ces moments goûteux et charmants…

Toiser, Sériot, malgré son nom, ne sait. Il ne vous parle jamais tant que lorsqu’il se tait. Il a le regard tendre de ceux qui aiment vraiment le vin. Comme un Italien, le pain et les femmes, il aime aussi ! Etrangement me vient le souvenir flou d’un monastère ancien. Lui et moi y cheminons en prière au fil du déambulatoire, et croisons parfois une novice sous voile qui passe furtivement, à petits pas rapides. Nous ne levons pas les yeux, mais le bruissement de son habit et l’air parfumé qu’elle déplace à peine, nous touchent à coeur. Le temps d’un soupir, parfois, affleurent, venues du fond de l’oubli, de mystérieuses réminiscences…

À Larcis Ducasse, à Mangot, à Cassini, à Beauséjour, des Côtes à la Montagne, Daniel m’a emmené. En sortant de Ducasse j’étais loquace, à Mangot ce fut tango, de Cassini je fus épris, à Beauséjour c’était velours… Tranches de bonheurs viniques, différents, uniques, délirants. Attachants. Dents violettes et sourire noir. Nez chargé de fruits, lèvres salées de calcaire et coeur à la chamade. Sérieux comme un pape quand il déguste à la géologue, Le Cardinal des Astéries plonge une seule fois le nez dans le verre, roule quelques secondes trois gouttes de vin en bouche, recrache illico, lève un instant les yeux au ciel quand ils ne restent pas fixés sur le bout de sa chaussure. Puis d’une d’une voix forte et singulière qui n’appartient qu’à ces moment pénétrants, en quatre mots, il décortique, dissèque, analyse et prédit l’avenir du jus qu’il vient de palper du bout des papilles. « La leçon d’Anatomie » de Rembrandt appliquée à l’art de la dégustation ! Le bougre est impressionnant.

Le temps a passé comme une étoile filante dans le ciel ater d’une nuit d’été.

La table des gourmandises est apprêtée. Les verres luisent dans la mi-pénombre. Patricia, oeil de chat, sourire timide et Pierre Bernault, colosse paisible à la voix douce, ouvrent le bal. L’homme est un sourire, sur pattes hautes et large torse. Une gueule, belle, aussi. Chaleureux et taquin, tendre souvent. Yasmine, quatre ans d’ange, belle, ronde, entourée de Papa Sériot Fils et Maman Corne de Gazelle, fait une entrée triomphale, confiante comme une petite vie en herbe. Puis Marie-longue-Lyn se coule dans la pièce, bouquet court de roses multicolores à la main qui met la touche finale à la table. Les verres brillent maintenant comme arc-en-ciel pastel. C’est lumière douce. Elle est grande et souple La Lyn, comme un bambou au vent. Gracieuse, balancée, l’oeil qui rit la malice, elle tient par le « zoom » l’oeil numérique qui ne la quitte pas. Sur son corps –  la courtoisie me retient de me laisser aller… – les tissus, en couches légères, sont vivants. Et glissent sur ses épaules, qu’elle a fines, comme des soies vibrantes. Elle les remonte régulièrement d’un geste inconscient. Tous les mâles en bon état qui m’entourent, pensent en silence comme moi ! Très fort. En souriant bêtement… Sauf le Cardinal qui n’a d’yeux que pour sa Nonne ! Le bougre bafouille quand elle  farfouille déjà en cuisine. Cette presque femme (elle n’est pas encore mariée…) est une énigme. Elle « biloque » comme personne. Une vraie brigade en une seule femme… C’est un harem que le Cardinal épouse tantôt ! Entre la cuisine, le service, les conversations, jamais là et toujours présente, elle trouve encore le moyen de manger, de boire (et bien!) et de filmer scène et hôtes, à la manière d’un Lelouch en dentelles, valsant comme un Derviche. Bruno Delmas, long comme un jour sans (se)(v)in, de noir vêtu comme un sacristain, coupe de cheveux à la parachutiste, regard sérieux, se joint alors à l’équipage. En attendant que le dernier s’en vienne enfin boucler le dixtuor, le nonuor s’installe, prêt à jouer le concerto des mandibules en élixirs majeurs. Mais le voici-le-voilà, l’Arnaud Daudier, accompagné de son double De Cassini. Un regard bleu, délavé par les flux et reflux incessants de la vie, au centre duquel brille une pierre de malice, surmonte un grand sourire, doux et triste à la fois.

A peine est-il assis, que l’odyssée amoureuse de la fine cuisine, de la lymphe et du sang des vignes, commence…

Mais je suis à l’histoire ce que Jeanne Moreau est à la chanson, j’ai la mémoire qui flanche.  Les plats qui nous furent servis, délicats et subtils, se bousculent dans ma tête. Les tétons d’Aphrodite, en langoustine et supion sauce à l’orange télescopent les Saint Jacques à la citronnelle. Les fromages affinés se mêlent aux boules de melon à la crème de fleur d’oranger, tout aussi bien qu’au jambon en daube à vins multiples et fruits de mer décoquillés, aux fèves à l’ail et au caviar d’aubergines  aux anchois. Délices successifs, orgasmes gustatifs réitérés, secousses douces, corps en extase… ont peuplé ma brève nuit de rêves marins et de sirènes souples.

Comme une pluie qui brille à contrejour sur un ciel d’orage, les vins ont coulé dans les gorges offertes. Le bal des luettes fut somptueux. Francis Boulard n’était pas là, mais son « Petraea » a parlé pour lui. Un miracle d’équilibre entre le vineux du Pinot noir et la lame brute-minérale-affutée, adoucie en son milieu par une touche d’oxydation élégante, aussi justement fruitée que maîtrisée. Le foie gras en trio en a fondu de bonheur. Saint Jacques et citronnelle se sont roulés de plaisir sous la caresse élégante, l’équilibre d’école et la fraîcheur sans fin du Meursault Charmes2002 de la Maison Bouchard. Bien loin des jus du derrick, le ” Schlossberg 2009  d’Albert Mann nous l’a jouée, le jeunot, tout en retenue, sur la finesse, la mirabelle mûre et la belle acidité finale. Sous les tétons d’Aphrodite, langoustine et supion ont frétillé dans leur délicate sauce orangée. Sur le jambon mariné braisé, le caviar d’aubergines aux anchois et les fèves à l’ail, il fallait bien Larcis et son cousin Pavie Macquin, en 2004, pour tenir, haute, la note. Qui me dira que 2004 n’est pas des meilleurs n’est qu’un généraliste inculte et n’a pas dégusté les cousins sus-cités ! Larcis, épanoui comme l’odalisque de Manet, montre que vin bien fait vaut mieux que matronne opulente. Pavie, Hermès Trismégiste, au corps musclé dégraissé par les ans, n’est pas loin, ce n’est qu’affaire de goût. Brillat-Savarin et Saint Nectaire à point ont joliment jouté avec Branaire-Ducru 1995, Saint Julien plein, rond, aux tannins polis comme Jésuite charnu en chaire ! Puis vint la fin, l’ultime, le contre-ut des agapes. Imaginez dans la nuit qui s’étire, au sommet d’un long pied, la coupe fragile d’un verre, au creux duquel poudroient, sous la chantilly aérienne que parfume avec grâce l’amande et la fleur d’oranger, quelques billes de melon frappé. A dessert gracioso comme libellule au vent, il fallait une dentelle. Dans le millésime 1990, le SauternesTour Blanche” aux atours d’ambre et de calcite roulée eut la parfaite  élégance attendue. Il dansa au palais la farandole finale des fruits, de la crème et de la bigarade…

A ce moment de la soirée, les rires fusaient à feu continu, les femmes avaient aux joues les couleurs des roses de la table. Le Bernault qui n’est ni Bernin ni benêt, bernait La Lyn à coups de I-Phone malins. La sus-nommée, une main serrée sur le zoom et de l’autre relevant nerveusement un gilet rebelle qui cherchait régulièrement à s’enfuir, mitraillait à tout vat de la troisième – je voyais alors un peu triple – ses pauvres voisins de table, les verres vides, les pleins, les fleurs, les reliefs de repas, les miettes de pain, les couverts. Enfin parfois tout, et souvent rien, comme quoi tout est dans rien… et réciproquement ! Patricia riait, et ses yeux d’écureuil, agiles, couraient de visage en visage. Bruno, à l’arrêt, semblait en prière, visage figé et regard fixe. Arnaud le Double se fendait carrément la poire, son visage n’était que plis de joie, et on voyait comme un soleil couchant dans le lavis bleu de ses yeux. Face à face, Isabelle et Daniel, La Fleur et le Cardinal, regardaient, satisfaits et souriants, leurs convives électriques. Heureux ils étaient, de nous voir transportés. Certes, le Cardinal avait bien la joue rose et le sourire un tant soit peu béat, mais le regard tendre dont sa Nonnette l’enveloppait l’aidait à combattre la torpeur qui le gagnait. Elle, l’Isabelle, contemplait l’aréopage qu’elle avait réuni, d’un regard attendri.

Aux lèvres, l’ébauche de sourire d’une Lisa de Vinci

Bacchus était en nous, hilare, et secouait ses grappes comme un fou ses grelots.

Ah oui, j’oubliais ! Si j’avais été une femme guerrière, j’aurais aimé monter Cassini**

*anagramme.

** celle là, certes mauvaise, m’a gratouillé toute la soirée.

EMOÉTICOMUNEE.

Commentaires
  • ROGER (Les Sentiers) dit :

    Cher et vénérable chrisb-240, en ce qui concerne le château Branaire-Ducru, le quiproquo entre Saint-Estèphe et Saint-Julien est-il volontaire (pour moi c’est un Saint-Julien), mais il se peut que ta plume soit trop saillante pour mon esprit étriqué ?
    Mes amitiés.
    LES SENTIERS

    • Ravi de te lire à nouveau, homme Des Sentiers. Tu as parfaitement raison comme souvent. Il est vrai que tu es un lecteur attentif ! Je ne prend jamais de note, préférant vivre l’instant… ceci explique en partie cette funeste erreur. C’est corrigé. Mea culpa… ce qui est moins douloureux que se battre la croupe, cher spécialiste en Langues “Anciennes”…

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