Littinéraires viniques » Christian Bétourné

ACHILLE SUR LE BLEU DU VAGUE-À-L’ÂME …

Grünewald. Détail de la tentation de Saint Antoine 1512-1515.

 

Fin juin on s’est engouffré dans la voiture.

Papa, maman, ma mini sœur et moi Achille qui rentrait à peine de mon voyage cadeau en Belgique. Ça valait vraiment le coup d’être admis en sixième sans exam ! Je voulais voir Namur et on a vu Namur, Gand aussi par la vallée de la Sambre. Pâturages verts et vallée industrielle du temps où le charbon était roi. Me suis gavé de frites au vinaigre, de fricadelles grasses et de glaces énormes qui ont fini au fossé, cœur retourné et front suant. La voiture a roulé des heures sur les routes bordées de platanes, les yeux en pleurs. Le soleil stroboscopé par les troncs défilants et les copains perdus, si vite, après tant d’efforts pour se faire une petite place sous le préau et dans la cour boueuse de l’école, ajoutés, ont eu raison d’Achille.

Pleure mon garçon, pleure la vie t’attend …

Achille s’est retrouvé, complètement perdu entre quatre murs et la nationale dans un hôtel de La Bourboule, à tourner en rond. Le souvenir de son père déguisé en loufiat portant le plateau dans la grande salle du Casino. Et les entrés gratuites aux soirées chantantes. Eddie Constantine, Marie-José Nat, Sœur Sourire, oubliés dès le lendemain. Des journées blanches d’ennui à traîner sur la route sa solitude. Un temps entre parenthèses vides, le temps de l’acceptation. Drôle d’état que celui d’être seulement, sans rien à conjuguer, étrange sentiment que celui du temps en suspens, comme si le temps bandait son ressort pour mieux propulser l’enfant et redonner de l’intensité à son futur proche. Il a repris la route fin août comme un comateux pour se retrouver à Sète au sommet du Mont Saint Clair dans une baraquette nichée dans un grand jardin couvert de néfliers et d’amandiers sauvages. Et le père de bricoler au noir chez un ferrailleur complaisant. Papa qui ne sourit plus, qui peine à nourrir son monde, qui résiste aux ordres d’en haut qui veulent l’envoyer en Algérie, mais qui cède à la fatigue un beau jour de mouise. Les automnes maudits des départs poursuivent Achille, haine de ces mois de novembre pluvieux qui rendent les armes et mettent les larmes aux yeux des enfants résignés. Pour la vie ce mois sera chaque année, désormais, le pire de tous. La veille, histoire d’adoucir son départ, papa a emmené tout son monde au cinéma. Il y avait longtemps que les distractions n’étaient plus possibles dans la famille. Un grand soir donc, un de ces vrais soirs de la vie où le plaisir et la tristesse se frôlent et se bousculent à chaque seconde. Gabin le grand sur l’écran, dans « Maigret tend un piège », un de ces polars à la française des années où la couleur ne colonisait pas encore complètement le cinéma. Desailly-Girardot, Ventura dans un petit rôle et Daniel Emilfork, l’immense ! C’est dans ces moments là aux heures tendues des émotions fortes, qu’inconsciemment, insidieusement, les croyances se développent et que les goûts se forgent. Oui ces instants d’exaltation, ces crucifixions du cœur marquent au fer rouge les caractères, et décident des inclinations à venir. Qui pourrait penser que cet homme qui entre dans un cinéma s’en vient adoucir, soigner un peu la dernière désillusion qu’il vient de connaître ? Les voies de Dieu sont dites impénétrables, les chemins sinueux des hommes sont indéchiffrables pour ceux-là mêmes qui les suivent. Sur le tard parfois, ils croient avoir compris, mais rien n’est jamais sûr …

Or donc la vie continuait, bancale, mais continuait bel et bien …

De la maison au Lycée Paul Valéry il y avait bien une petite heure de descente pedibus à l’aller, et une à deux heures de grimpette, haltes diverses et jeux variés compris, au retour. Énorme bâtisse au yeux de l’enfant, posée tout en haut de la rue montante à laquelle il accédait aux trois quarts de sa longueur par une petite rue de côté. Au sortir de cette ruelle il tournait à gauche et prenait la masse de l’édifice en plein visage, posé comme une menace de pierre sur un grand escalier. Chaque fois que le coin de la rue approchait Achille ralentissait, reculait le moment où le monstre l’avalerait pour la journée par cette fausse grande porte de bois percée d’une chatière pour enfants à croquer. Oui ce lycée l’impressionnait, comme le faisaient le Parthénon ou la prison de Sing-sing qu’il voyait dans les livres ou les films de gangsters. Un lycée pareil c’était pas fait pour être vrai mais pour faire peur. Il y entra sans joie, poussé, contraint et résigné. Se noya dans la masse, petit être frêle fragilisé par l’absence, solitaire et langoureux, d’une tristesse étrange qu’il ne comprenait pas. Alors comme les enfants le font il regarda ailleurs pour ne rien voir du vide qui l’aspirait, il n’accommoda pas son regard intérieur pour ne pas reconnaître la douleur interne qui le minait. Elle resta floue dans les profondeurs inavouées, indistincte au milieu des blessures mal ensevelies dans l’immense grenier obscur des souvenirs délétères. Monsieur Masson engoncé dans une blouse grise ceinturée très haut, le visage sévère, enseignait le français. Derrière ses sourcils épais, un peu effrayants, son long nez affûté et sa voix de basse profonde, il cachait une sensibilité fine qui affleurait parfois quand sa voix s’adoucissait à la lecture d’un poème. La classe endormie ne réagissait pas attendant patiemment que sonne l’heure des billes. Le maître qu’on appelait ici le professeur, n’en avait cure, ses yeux se fermaient et se rouvraient parfois pour croiser le regard absent d’un Achille qui planait de concert. Alors Monsieur Masson souriait vaguement. Hors lui c’était l’enfer. Agité, inattentif, agaçant, le verbe acide, l’insolence au coin des lèvres, Achille perturbait méchamment les cours, faisait rire la classe et collectionnait très mauvaises notes et punitions variées. Les profs ne savaient comment le prendre tant il s’esquivait adroitement et rétorquait, toujours limite un poil franchie aux remarques acerbes comme aux mains tendues. À blesser il soignait ses blessures inconsciemment mais se blessait plus encore. Insidieusement s’installait en lui l’image d’un enfant désaimé. Alors il s’évertuait à se prouver qu’il était détestable. À la sortie des cours il jetait son cartable et jouait longuement au foot sur le parvis de pierres usées du Lycée, quand il ne glissait pas des heures durant sur la large balustrade bordant les escaliers. La pierre polie par les fonds de culotte, brillait, brillait, brillait, jusqu’à la nuit tombée. Quand il rentrait enfin, tout là-haut à la maison du haut de la colline, sa mère inquiète criait, pleurait, lui faisait jurer de ne plus recommencer. Achille sincèrement contrit baissait la tête mais le lendemain, une fois la porte du logis franchie, il ne pouvait s’empêcher de marauder tout le soir comme une âme en épine.

Souvent le jeudi il fuyait le jardin de la maison et s’en allait traîner vers la mi-pente du mont. Il y avait là une sorte de carrière, un no-man’s land de rochers et de terre creusé de grottes remplies de détritus et de mots orduriers gravés sur les parois. Des gamins y jouaient, désœuvrés. Achille s’asseyait sur le parapet et restait des heures à se fondre à l’horizon. Son regard s’égarait un instant sur les jeux et bagarres dont le mistral soulevait la poussière puis il errait sur les tombes du Cimetière Marin. Il ne savait pas que Valéry y reposait et attendait encore Brassens mais il aimait l’étagement des sépultures et mausolées perdus dans les cyprès et les fausses colonnes. C’était un grand escalier de guingois cascadant vers les plages blondes du bord de mer. Ces moments là ses cils ne battaient pas. Immobile et regard fixe il semblait de pierre. Tout en bas le spectacle de la mer mouvante dissolvait son vague-à-l’âme et mettait en musique le paysage. Parfois il s’évadait sous les ailes des mouettes planantes. En cercles concentriques il amadouait sa douleur. Dans les vapeurs tremblantes de la chaleur qui dissolvait à moitié sa peine il voyait parfois des mirages de joie qui avaient le sourire de son père. Alors pendant quelques secondes qui paraissaient des siècles, il courait sur l’eau.

L’année coula comme un ruisseau de plomb fondu, lourde et sinistre. À la maison c’était pleurs et lamentations, serments et parjures, cris et châtiments. Ses seuls moments de paix et de connivence il les vivait quand Monsieur Masson, de sa voix chaude, lisait ses devoirs à la classe des marmots assoupis qui s’en foutaient bien. Quand il fallut décider de son sort le professeur seul contre ses collègues ligués dut faire preuve de persuasion et de toute l’autorité que lui conféraient l’âge et l’expérience. Malgré son dix-huit de moyenne en Français et son sept cinquante de moyenne générale il fut autorisé, ce qui ne laissa jamais de le surprendre, à passer en cinquième. Il se dit que les anges en escadrilles discrètes étaient certainement intervenus, distillant dans les esprits des membres du conseil de classe quelque élixir de Papaver Somniferum !

Juin se traîna six mois. Dans la cour surchauffée Achille jouait « aux noyaux » et gagnait des fortunes. Des noyaux d’abricots longuement sucés pour bien les nettoyer et les rendre lisses et doux. Chacun avait un sac de coton, plus ou moins rempli de ces doublons d’or brun dont la valeur croissait avec la taille. Un très gros valait deux gros, cinq moyens et dix petits. Plus on jouait gros plus on risquait de voir s’envoler ces trésors rares. Admis en cinquième à la surprise générale, Achille ne craignait plus rien et croyait en son étoile, les anges étaient sa cuirasse. Alors il défiait les cadors du noyau, au très gros ! Le jeu était aussi simple que stupide, il s’agissait de jeter à trois mètres de distance un noyau (un très gros bien sûr) contre une façade de façon à ce qu’il retombe le plus près possible du pied du mur. Puis à chacun leur tour de lancer adroitement des noyaux (petits bien sûr) le plus près possible du gros, sans jamais toucher la paroi. Après les dix coups autorisés le vainqueur empochait le tout. Achille gagna des brouettées de vanité, des tombereaux de chimères et devint l’imbattable, la coqueluche de la cour. C’est ainsi qu’il comprit que le superficiel, le guignol, l’avidité guidaient le monde et que les courtisans, d’époques en âges, traversaient l’histoire, même la petite. Le dernier jour, grand coeur moqueur il distribua les noyaux provoquant une indescriptible cohue de moineaux autour de lui. Il les lançait par poignées, de plus en plus loin, histoire de faire cavaler les mômes.

Le soir,

Dans la chaleur de son lit

Il eut honte

En secret,

Et se promit,

Que plus jamais …

Le dernier jour de juin, dans la chaleur du soir, la mère et les enfants grignotaient du bout des dents leur repas, quand la porte s’ouvrit. Le père au teint hâlé entra. Tout le monde chiala. Et ces torrents d’eau grasse et tiède semblèrent à Achille plus précieux que tous les noyaux galactiques.

Une semaine plus tard

Toute la smala,

Sans armes

Mais avec maigres bagages,

Embarqua à Marseille,

Sur le Massilia !

Les Anges, avec humour

Encore … ?

Achille le sénile rit de bon coeur dans le velours noir de cette nouvelle nuit de solitude habitée. C’est un petit oeuf de malachite depuis longtemps posé avec d’autre babioles sur un coin de son bureau qui l’a emmené si loin, au temps des noyaux d’abricot. Étrangement,,car au premier regard un oeuf vert, par sa forme et sa couleur n’évoque pas le noyau. Mais c’est ainsi par des chemins irraisonnés que la peau de la vie parfois se retourne ou que la porte du grenier empoussiéré s’entrouvre à la lumière du présent. Le Graal fidèle est là rempli au tiers. Il ne s’agit pas de boire la nuit mais de célébrer la lumière. De remercier de le visiter ainsi sans crier gare, régulièrement, d’accepter ce qui vient au bout de ses doigts, que lui donne l’indicible dont il n’est que le scribe maladroit et besogneux. Alors sous le cône de lumière de la lampe, il regarde le vin. De celui-ci la robe est impénétrable comme le plus obscur des boyaux perdu dans le profond des grottes inviolées. À bien pencher le verre, au plus mince, une frange violette tremble sur le bord du disque. C’est « Héméra » 2006, du Domaine des Grécaux né des terres languedociennes de Montpeyroux qu’il respire à plein nez maintenant. Les fruits sont encore là, cassis frais et mûres sous lesquels pointent des arômes de truffe, d’olive, de café, de cacao, d’épices et de cuir. Syrah-Grenache (80/20%) fondus, entremêlés à ne plus pouvoir dire. Boire « Héméra, la substance du jour », en pleine nuit, c’est fêter la mise en lumière des souvenirs enfouis. Sens ou coïncidence ? Cela fait sourire Achille, il porte le calice à sa bouche profane que la matière dense et complexe du vin inonde généreusement. Corps et rondeur, fruits noirs et fraîcheur unis, font au palais une jolie farandole qui franchit prestement la luette. « C’est bon que restent longuement en bouche tannins délicats, polis et mûrs, frais et digestes, épices douces, et salinité délicate. Doit y avoir du calcaire sous les ceps … », se dit Achille qui cherche en vain l’amertume du noyau !

Sur le pont du bateau qui fait route plein sud,

L’enfant qu’il fut,

Respire déjà à pleins poumons,

Les embruns salés et frais,

Des inconnus,

À venir …

EMERMOSATILÉECONE.

ACHILLE, YES HE KHAN …

Gengis Khan.

Les ailes raides de l’aigle d’acier fendent le ciel bleu nuit,

Comme des lames grossières au dessus de la terre.

Autour de lui, ni anges, ni Bashung – toujours vivant – n’accompagnent le voyage d’Achille vers d’autres paysages gris et pluvieux. Il a laissé derrière lui les ciels lumineux du Maroc, le balancement régulier des palmiers sous les vents chauds, Melloul et les Caïds ont disparu, l’enfance joyeuse en prend un coup. La vie est faite d’étapes inimaginables qu’Achille ignore, d’épreuves, d’initiations successives drôles et douloureuses à la fois. Une étrange tristesse l’habite, la peur de l’inconnu à venir aussi, il se sent fragile mais ne sait pas pourquoi … Lové dans son fauteuil, appuyé contre le flanc de son père il découvre la morosité. Sous l’avion la toile aigue-marine de la mer défile, au dessus le ciel, pur lapis des altitudes. Double reflet. « Quod est inferius est sicut quod est superius et quod is superius est sicut quod est inferius, ad perpetranda miracula rei unius … » Sans le savoir, ébloui par les tables d’émeraude qui l’encadrent, l’enfant fait son Trismégiste ! Peu à peu une fine trame de coton pelucheux sépare les espaces, qui s’épaissit en circonvolutions épaisses, boursouflées, boules blanches, grises et noires, tours de crème épaisse, entre lesquelles, par instant, filtrent les tâches éblouissantes de la mer qui reflète le soleil. Puis les nuages séparent définitivement la mer, puis les terres, du ciel.

Fini les grands espaces. Dans la foule odorante qui s’enfonce sous terre, coincé entre les valises les paquets et les jambes qui le pressent, Achille découvre la grande termitière du métro parisien. L’odeur lourde des parfums sucrés, des sueurs aigres et des angoisses, l’assaille. Il a beau se boucher le nez, ça schlingue à travers tout, ça s’insinue et l’odeur imprègne jusqu’à sa peau. Porté par le flot muet, dans le cliquetis des portes qui s’ouvrent et se ferment, il est prisonnier des hommes claustrés dans ces boyaux. L’image d’un lombric, pire, d’un ténia à wagons articulés qui l’aurait avalé lui traverse l’esprit. Une terreur folle le prend brutalement à la gorge, il lui semble étouffer, alors pour se libérer des pressions qui l’enserrent, il hurle de toutes ses forces en se laissant tomber à terre. Il est là, petite boule d’homme repliée sur elle-même qui refuse ce monde nouveau. Les yeux clos, sourd à cette réalité qu’il rejette, Achille, revoit les grandes étendues de terre rouge, le caillou qui vole vers la tête d’un enfant blond, la carriole en folie, la volière de ses humiliations, les cactus au couchant, le Jardin des Délices, tous les pièges d’avant quand l’air était pur et les dangers visibles, quand il respirait à poumons déployés les bonheurs de son paradis perdu. Dans la rame le silence s’est fait, la foule médusée s’est largement écartée, Achille ouvre les yeux au centre d’une clairière miraculeusement apparue au milieu d’une rame gorgée de viandes pas très fraîches ! Autour de lui les yeux apitoyés des humains agglutinés pour lui faire place le regardent gentiment.

Pluie, ciel de plomb, frimas l’accueillent au Nord de la France dans une petite bourgade de briques tristes que le ciel de mercure et l’ennui gluant écrasent. Hors la ville grise tout roussit ici, les arbres déjà bien déplumés le menacent de leurs branches griffues, engoncé dans un manteau de laine Achille se pèle, se caille, tremble, les pieds gelés et les doigts gourds. Les rues sont vides, les champs sont gras, les herbes sont vertes, ça ne sent rien sinon la bouse parfois. Achille se crispe et se referme pour que les atmosphères de cette étrange contrée ne le contaminent pas. Il n’a plus de maison et vit chez ses grands parents. Le lendemain de son arrivée, début Novembre, il s’est retrouvé à l’école au milieu de visages inconnus, pâles, très pâles. Pas même un arabe avec qui converser. La salle de classe est grise elle aussi. Bizarre ce pays, on dirait que les gens ont mangé les couleurs ! A la récré, dans un coin du préau, à l’abri du crachin, Achille observe la cour et les jeux. Personne ne le regarde, ne l’invite, ne lui parle, les enfants ne sont pas hostiles, simplement indifférents. Mais il n’est pas inquiet, seulement un peu surpris de ce changement radical d’ambiance et de climat. Dans la cour ses nouveaux compagnons jouent au foot. Une boue noire et épaisse gicle sous les pieds. Même le misérable ballon de caoutchouc mou est gluant de fange fuligineuse, de résidus crasseux de scories de charbon. Les gosses pataugent sans s’en soucier, leurs chaussures s’alourdissent, leurs pantalons maculés de mâchefer ne semblent pas les gêner. Achille réfléchit : « comment se faire une place ici ? », lui le petit maigrelet comment va t-il se faire accepter, respecter par tous ces grands gars taiseux, fous de foot, qui parlent une langue étrange, un patois inconnu auquel il ne comprend pas grand chose ?

Son oncle est un grand gaillard au fort accent du nord affublé d’une imposante moustache noire, solide comme un roc, subtil comme une mule mais tendre et affectueux avec lui. En l’absence de son père parti à la pêche au travail, il ne sait où, « mononcle » (qui se dit « mononque » en ces contrées froides) l’a pris sous son aile. Arrière central et capitaine de l’équipe locale de foot c’est une star au pays. Alors Achille lui demande de l’emmener avec lui « au match ». Derrière la barrière, entre les jambes des spectateurs, l’enfant regarde cet homme dont la finesse technique n’est pas la qualité principale, la plupart du temps il se contente de dégager son camp à grands coups de bottes ravageuses qui emportent hommes et ballons. A chacune de ses interventions la balle monte au ciel, très haut et retombe à l’autre bout du rectangle vert, immense aux yeux de l’enfant. Entre les larges épaules du colosse le N° 5 resplendit à ses yeux comme un chiffre magique. Ce footballeur puissant, frustre, dévastateur, c’est son Gengis Khan à lui qui transforme le terrain détrempé en Steppe de l’Asie Centrale, repoussant l’envahisseur toujours plus loin ! Le soir après l’école « mononcle » l’initie à l’art du contrôle, aux feintes de tir, à la frappe, au dosage de la passe … Le gamin agile, adroit et pas manchot (!), dur à la peine, fier et têtu, travaille avec plaisir. « Mononcle » fait le gardien de but dans le pré bosselé de nids de taupes derrière la maison. Achille dribble, tacle et tire de toutes ses forces à longueur de soirée, se heurtant à chaque fois à la grande masse noire de son oncle qui lui cache le soleil et lui renvoie la balle jusqu’à épuisement. Jour après jour, Achille s’endurcit. Le soir, exténué il oublie l’absence taraudante de son père et s’endort comme un bienheureux.

A l’école il attend son heure. Le maître au visage émacié et à la longue blouse grise apprécie l’arrivée de ce nouvel élève isolé, solitaire mais curieux, vif, qui a réponse à presque tout. Les semaines passent et dans la classe l’instituteur et Achille conversent, échangent, argumentent dans un quasi silence. Les autres, placides, ne lui en veulent pas, au contraire; tacitement ils lui font comprendre que sa curiosité les libère des questions du maître. Parfois ils lui sourient. Dans la classe surchargée Achille a repéré un petit gars nerveux qui dénote dans la troupe des costauds. Le gosse bafouille un peu ses mots mais la classe le respecte car, tout maigrelet qu’il est, il a le poing facile, il est craint comme un taurillon hargneux. Les bœufs musculeux et placides s’écartent sur son passage et se soumettent sans piper à son charisme volcanique. Pierre, c’est son prénom, surveille Achille du coin de l’œil, craignant qu’à la longue il lui fasse de l’ombre. A la récré c’est Pierre le chef, l’organisateur qui constitue les équipes et règle les litiges. Sans états d’âme il prend les meilleurs avec lui et colle les pieds carrés dans l’autre équipe. Au dernier moment ce jour-là, il se tourne vers Achille solitaire sous le préau et lui dit d’une voix coupante : « Tu joues, amène toi ?! » lui désignant le groupe des seconds couteaux. A la première balle Achille veut la jouer fine et la garder pour partir en dribbles déroutants mais un coup d’épaule l’envoie valser dans la bouillasse. Le jeu s’arrête, la troupe hilare l’entoure, Pierre sourit, juste ce qu’il faut. Ce soir en regagnant la maison, plus crotté qu’une étable Achille sait ce qui l’attend !

Le petit bleuet blond ne rit plus, Angélique lui manque très fort. Pourtant c’est elle qui le console le soir dans son lit. Sans l’avoir vraiment voulu il s’est mit à lui raconter ses journées, à lui décrire par le menu les paysages et les gens de cet étrange pays sans figuiers. Elle lui sourit la lumière de ses nuits, bien plus qu’elle ne le faisait là-bas il y a peu, mieux elle rit aux éclats quand il imite dans sa tête l’accent des gens d’ici. Achille la dévore sur l’écran tremblant de ses yeux clos; elle est là pour lui, quelques secondes, le temps qu’il maintienne vivante l’image vacillante de son sourire sous ses tresses, de ses grands yeux de faon apeuré, des petites piqûres rousses sur son nez de porcelaine. L’amour n’a pas d’âge, pas de limites, il n’attend rien et donne, donne, donne sans compter. Dans le cours éteint de ses jours blêmes Achille porte son soleil intérieur en secret. Avec « mononcle » et Angélique, Achille intuitivement s’est trouvé des repères, des motivations qui l’aident… à son insu.

Avec tout ça, c’est pas tout ! A la maison, la patronne c’est Blanche, sa grand-mère, une personnalité plus forte que tous les piments d’Arabie ! C’est sa « mémère », il est « sin ti fiu, sin ti solèle !» (son petit-fils, son petit soleil!), et pas question de contester. Une personnalité frustre, dure, intolérante mais aimante et fidèle, coriace et fondante, sa grand-mère. Quand elle l’embrasse elle le dévore, mais doucement, sous ses paupières flétries, son regard aigu se métamorphose, c’est comme une coulée de miel sucré qu’elle déverse tendrement sur « sin pouchin » (son poussin). Mémère régente, organise, commande, décide, impose, elle a huit bras, les idées arrêtées et ne souffre pas la contradiction. « Bon-papa », lui, est un taiseux, sa voix il la ménage et il ne dit pas quatre mots de la journée. Quand par extraordinaire il ose, c’est pour bredouiller d’une voix basse, grumeleuse, à peine audible, une phrase d’apaisement dont il s’excuse aussitôt. Pourtant, de façon surprenante, il est le maître à bord et mémère le traite avec amour et respect. Cet homme discret qui respire en s’excusant presque de vous voler votre air, quand il vous regarde, vous dit avec ses petits yeux en boutons de bottines plus de choses qu’en un milliard de mots. C’est un fleuve crémeux d’amour inconditionnel et lumineux qu’il vous offre plus nourrissant que toutes les crèmes chantilly de la pâtisserie du coin !

Entre ces deux là, dans cet hiver de sa vie, Achille est au chaud.

A la récré Achille continue de jouer dans la mauvaise équipe. Pour éviter de se retrouver chaque jour, chevilles meurtries, le nez dans la soupe de scories gadouilleuses, il s’efforce de jouer sans contrôle; dès qu’il reçoit la balle, elle rebondit sur son pied gauche et le plus souvent, d’une passe précise et sèche, il envoie un de ses coéquipier vers le but. Tout l’hiver Achille affinera son jeu, peu à peu il fera sa place dans la classe comme dans la cour. Puis un beau jour d’avril Pierre le prendra sans mot dire dans son équipe. A eux deux les bassets à poils courts chasseront bien vite les orages de la discorde, malins et sans jamais se le dire ils deviendront les maîtres de la balle et par là les caïds pacifiques de l’école …

Le jour ou le soleil revint,

Par une belle journée bleue,

Achille apprit,

Qu’il passait en sixième

Sans examen.

La gloire !

Avec un dico neuf

Et un voyage à la clé.

Ce soir là,

Sans crier gare,

Son père est revenu …

Les nuits d’Achille le fossile sont plus belles que ses jours imbéciles. C’est à ces moments là que son acuité, ordinairement endormie le jour par le conventionnel des relations et des étroitesses ordinaires, est la plus fine. Ce sont les heures d’écriture, de lâcher prise. La raison débranchée, ouvert à toutes les étrangetés que rejettent les esprits pétris de logique, ses doigts mènent la danse sur le clavier qui le relie au virtuel. Par une pirouette insensée les pixels qu’il aligne le mènent souvent hors des raisons solides, matérielles, quantifiables. Son esprit, inexplicablement se dissout, il s’envole et voyage dans les passés empilés, digérés. Il lui suffit d’un mot, d’une image, d’une phrase qui s’impose à lui pour que le phénomène se déclenche. Cette nuit donc, sans crier gare, « Les ailes raides de l’aigle d’acier … » l’ont emporté dans la cour de l’école, dans les méandres subtils des émotions anciennes qui prennent sens, comme si l’âme faisait la leçon à l’esprit. Dans un avion on finit toujours par assolir. Et cette nuit, il atterrit après un voyage de plus de cinquante ans dans ce bureau qu’éclaire à peine le cône cuivré de sa lampe, au chevet de sa plume immatérielle, éclairé par la lumière et la compréhension fulgurante du temps révolu.

Et comme à l’habitude ce sont les reflets d’or changeants du vin, immobile dans son verre qui sanctifieront les mystères entraperçus. Après toute cette boue, ce gris, ces espaces glauques, la vue de ce bouton d’or épanoui dans son négligé de cristal délicat le requinque avant même qu’il n’y trempe les lèvres. Sous la lumière flave, la coupe d’or, tenue à bout de bras se distingue à peine du rayon de pure chrysocale coruscant dont la veilleuse l’inonde. Le rituel se poursuit quand Achille plonge le nez sur le disque odorant de ce Muscadet sur Lie 2004 du Domaine de la Martinière né d’un terroir de gneiss et de micaschistes. Un bouquet, délicat dans sa définition mais puissant dans ses arômes le charme immédiatement. C’est une composition élégamment agencée de pamplemousses jaunes et de citrons, parsemée de fleurs d’acacia poivrées de blanc au travers desquels percent de fines notes minérales, qu’il visualise en silence. En bouche l’émotion est la même. Ouvert la veille le vin aéré devenu aérien est à son sommet après un long élevage en cuve. Un Melon de Bourgogne à la matière magnifique, le sentiment d’avoir en bouche une pierre brute à l’attaque qui se délite lentement pour lâcher une brassée de fruits jaunes mûrs et ce vin « à l’envers » qui lâche sa pierre avant ses fruits lui met le palais en extase. Le vin, superbement construit et précis, est tendu de bout en bout par une acidité mûre et constante qui affine et soutient le pamplemousse, le citron et leurs zestes. En finale, la réglisse et l’anis que relève une pincée de poivre blanc s’installent interminablement. Bien après l’extinction des fruits la pierre légèrement fumée revient pour clore le feu d’artifice gustatif.

Rien n’étonne moins Achille

Que les effets de ce vin

Qui vient de redonner sens

Et couleurs

Aux paysages désolés,

Noirs des scories

De l’enfance …

C’est bien la pierre qui lâche le fruit !

EREMONAITISSANTECONE.

L’OEIL ÉTAIT DANS LE VIN ET REGARDAIT ACHILLE …

Arcimboldo. Le feu.

 

L’automne était roux, la terre était sèche …

Octobre tirait sur sa fin. Depuis le début du mois l’air était ardent, les herbes devenaient paille craquante; sur les chemins la terre jaune volait au moindre souffle. Tous étaient nerveux, électriques même, incommodés. À la récré ça volait bas pour un oui autant que pour un non, les meilleurs amis se fâchaient, d’autres couraient seuls en criant très aigu comme s’ils étaient possédés par un esprit malin. Les enfants dormaient mal, la tension tirait leur traits et leur faisait regard hagard, yeux enfoncés dans les orbites, cernés de mauve. Achille la nuit cauchemardait. Des scènes incertaines et violentes dont il ne se souvenait pas, mais qui le marquaient et lui collaient au ventre tout le jour une angoisse sans nom. Rien de plus éprouvant que d’être agit comme ça de l’intérieur et de ne pouvoir mettre ni causes ni raisons sur les étranges dérèglements qui lui collaient à l’âme. À la maison son père était absent des jours et des nuits, « ça chauffe pour le boulot » disait sa mère. Il rentrait hors délais et s’endormait à table, sans avoir même ôte son ceinturon qu’alourdissait le gros pistolet noir qui fascinait Achille. Parfois il surgissait en plein après midi, dégrafait son ceinturon à la volée et roupillait avant même que sa tête ne touchât l’oreiller. Achille en profitait, il sortait l’arme de son étui de cuir épais et jouait à tuer les mouches, prenant soin de ne pas toucher la gâchette, jusqu’au jour ou il osa décharger le pétard pour tirer dans tous les coins sans avoir à imiter les détonations. Le claquement sec du percuteur à vide le ravissait, caché derrière un gros rocher imaginaire il descendait les indiens en foules qui hurlaient comme des chiens à la lune en s’écroulant comme les boites de conserves à la foire …

Melloul fut son seul confident. Depuis quelques temps celui-ci l’écoutait distraitement, il semblait préoccupé, un peu distant, ne l’invitait que rarement chez lui et trouvait des prétextes pour différer les propositions d’Achille. Le ciel pourtant immuablement bleu préparait en secret des orages à venir, infiniment plus noirs que les petits tiraillements entre enfants. En milieu de mois l’atmosphère se détendit une dernière fois, une accalmie, ce que l’on appelle en d’autres tourments une rémission. Les Caïds réunis se décidèrent à venger Achille en montant une expédition de représailles, carrément une embuscade soigneusement préparée. On astiqua les lance-pierres en bois d’olivier, on changea les élastiques ordinaires par de gros modèles à section carrée, on se remplit les poches de silex ronds et de quelques billes d’acier précieuses et rares. Les « Ceux du haut » ne se méfiaient plus depuis qu’ils étaient devenus par K.O les maîtres du quartier. Ils avaient établi leur QG sur un chantier abandonné, derrière des murs de parpaings à moitié montés à l’abri desquels ils avaient installé un foyer de pierre qui leur servait à cuire les moineaux rapportés de leurs chasses. Ils y fumaient aussi les cigarettes dérobées à leurs pères. Le chantier était vaste et les pans de murs de hauteurs variables, à moitié écroulés, étaient nombreux dans tous les recoins du champ de bataille. Confort oblige, les « hautains » méprisaient les « tire-boulettes », se pavanaient en brandissant sous le nez des gamins leurs carabines à plomb nickelées. Deux équipes de binômes devaient les prendre à revers, par la droite (Melloul-Aziz) et par la gauche (Bruno-Rachid) en même temps. Achille lui devait les arroser de face, une fois l’effet de surprise retombé histoire de les paniquer un peu plus. Ce plan avait été adopté à l’unanimité après plusieurs jours de discussions serrées. Achille ne s’en était pas mêlé, il ne pensait qu’à prendre le chef, le grand rouquin, dans sa ligne de mire pour lui coller une bonne bille d’acier froid entre les deux yeux. Le goût qu’avait Achille pour les livres d’aventures lui ôtait toute lucidité, il n’avait aucune conscience du mal irrémédiable qu’il pourrait causer, il avait dix ans et jouait au Cow-boys et aux Indiens ! Le jeudi 18 octobre 1956 à 14h tapantes ils étaient en place grimés au charbon de bois, vêtus de gris de la tête aux pieds comme des guerriers en campagne. Ils avaient récupéré de vieux casques de chantier noirs et déglingués sur la décharge pour faire plus vrai. Entre les moellons disjoints Achille attendait le début de l’assaut. Melloul poussa le premier cri, rauque, rageur et effrayant, les autres suivirent en chœur sur un mode plus aigu. La panique fut instantanée, le rouquin se dressa sur ses longues cannes, les poils hérissés, comme un chat de gouttière interrompu en plein rut. La bille d’Achille lui fouetta brutalement le cou, il sauta comme un cabri et détala en gémissant. Les quatre autres se mirent à courir de tous côtés et prirent la mitraille de tous bords. La bataille avait duré moins d’une minute, la victoire était totale, une carabine abandonnée fut leur récompense … Les jours suivants dans la cour de l’école, les vaincus, têtes baissées, n’osèrent affronter leurs regards dédaigneux. Coïncidence, le maître avait écrit ce jour-là au tableau la morale du jour : « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. ». Ce vers de Corneille Achille l’avait déjà vu sans trop comprendre dans un petit classique jauni, empilé avec quelques œuvres de Molière dans un vieux carton au grenier. Il ne le comprit pas plus ce jour-là.

Et n’imaginait pas qu’un grand péril l’attendait bientôt …

Le Samedi 20 octobre le propriétaire de la briqueterie du haut de la côte avait invité les enfants du quartier à l’anniversaire d’un de ses petits fils. Petit bonhomme rondouillet et court sur pattes, monsieur Mas la soixantaine bien tassée, était d’une élégance certaine; il portait à l’année un chapeau de paille immaculé, une chemise ivoirine à col ouvert sur un pantalon de lin crème et des souliers noirs impeccablement cirés. Une large ceinture de cuir coupait en deux, comme les deux moitié d’un œuf, sa silhouette ramassée. Il était rond comme un œuf de Pâques en chocolat blanc. Cet homme était bon, aimait les enfants et ne manquait jamais de distribuer des friandises à tout bout de champ. L’après midi passa comme un météore et les ennemis prirent garde de ne pas se croiser de trop près. Depuis quelques jours Melloul semblait avoir disparu. Achille s’inquiétait.

Le mercredi 25 octobre après le repas de midi Achille jouait aux noyaux avec quelques gamins près de la maison quand on entendit crier d’une des maisons du haut de la côte : « Rentrez, rentrez vite, ils arrivent » !!! C’était un homme en maillot de corps qui hurlait de sa fenêtre. Un collègue de son père tout juste rentré du travail, exténué comme tous les adultes depuis quelques jours. Il avait bien entendu ses parents parler à voix basse des « terroristes, de l’avion de « Benne Barqua » détourné par la France, de bagarres en Médina… » mais il n’y avait pas prêté attention; entre les devoirs et l’embuscade à préparer, Achille était dans son monde. Le cri strident les pétrifia. L’instant d’après il entendit sa mère affolée qui l’appelait en pleurant presque. Au lointain on entendait la rumeur grondante d’une foule surexcitée qui approchait. Achille se mit à courir, déboucha sur le devant de la maison, glissa et s’affala sur le carrelage humide du porche que sa mère venait de laver à grande eau. Il pédala pour se redresser et fila dans le vestibule pour se jeter sous un divan, si fort que sa tête heurta le mur. Au ras du sol il vit sa mère qui rentrait le Lambretta de son père dans la maison, écrasant au passage son bras gauche qui dépassait. Il ne sentit rien, la terreur l’insensibilisait. Sa mère referma la porte qu’elle barra à clé puis s’assit sur le divan. Achille vit ses chevilles qui tremblaient …

A l’extérieur les manifestants hurlait la rage aveugle des foules que le nombre abêtit. Bientôt des coups sourds ébranlèrent la porte qui vibra sous les chocs répétés. Achille, hypnotisé, ne voyait que les éclats de peinture verte qui tombaient en pluie fine se détachant de la porte vibrante et volant vers le sol. Il ferma les yeux et se blottit en pensée dans le creux rassurant de son lit chaud. La porte craquait mais résistait encore. Puis des rafales de mitraillettes éclatèrent au dehors, la foule se tut d’un coup, on n’entendait plus que le crissement des pneus et les claquements sec des ordres. Un long silence de coton se fit enfin. Quand Achille rouvrit les yeux des rangers noires allaient et venaient au ras du divan, une main lui saisit le bras et le sortit de sa cachette. Son père, livide, dégoulinant de sueur, le serra contre lui. Sa mère pleurait et balbutiait des mots incompréhensibles. Ils étaient saufs. La porte à demi dégondée penchait, le carrelage du porche était recouvert de souliers abandonnés, de vêtements déchirés sanglants, de pierres et de boue séchée. Un poteau télégraphique gisait au sol. Policiers et militaires hissèrent l’enfant et sa mère dans une jeep dont le côté droit portait une mitrailleuse. Achille s’accrocha aux poignées de l’engin ! Depuis le temps qu’il en rêvait …

Puis le convoi armé démarra, gravit la côte en crabotant. Après le virage, sur le plat, ils s’arrêtèrent, les hommes sautèrent presque en marche. La briqueterie de monsieur Mas brûlait. Une odeur appétissante de viande grillée flottait dans l’air mêlée à la puanteur du caoutchouc fondu. Le toit de la bâtisse était tombé réduisant en poussière les tas de briques brisées. Devant l’entrée du bâtiment le corps sans tête de monsieur Mas empalé sur une broche gisait sur un tas de braises rougeoyantes. Des flammèches jaunes et bleues, que les graisses coulantes relançaient de temps à autre, entouraient le corps aux chevilles brisées. Les os aux bouts calcinés sortaient de la viande comme des manches de gigots les soirs de méchoui à la fraîche. Non loin du corps, le chapeau blanc posé de travers, la tête sanglante du vieillard reposait intacte au milieu des décombres. Ça lui donnait un petit air inhabituel, étrangement comique. Monsieur Mas sous ses sourcils neigeux le fixait de ses petits yeux noirs éteints. Achille sentit son cœur remonter dans sa gorge, un flot de bile aigre lui brûla les amygdales …

Sur le balcon de l’hôtel,

L’enfant regarde en bas

Les voitures passer.

Il sait qu’il ne reverra plus

Melloul.

Ni les palmiers

Ondoyants

Sous le vent chaud …

Ces temps-ci les souvenirs remontent du fond de sa vie comme des bulles de méthane du profond des eaux glacées de l’Arctique. Ces reflux puissants étonnent Achille l’aîné. Pourquoi ? Pourquoi ? La question résonne en écho sous sa calotte crânienne. La nuit – c’est toujours les nuits que puent ces bulles – quand ne supportant plus l’obscurité il se réfugie sous la lumière chaude de sa lampe de bureau. Seul et multiple à la fois il lui semble accoucher de grossesses anciennes, parturiente hors d’âge, nées de coïts inavoués. Il s’accroche au clavier de l’ordinateur sur la mer agitée de ses terreurs comme un naufragé à la coque de son frêle esquif à la renverse sur les eaux froides de son écran blafard. Tous les enfants qu’il a été se pressent en foule bavarde qui lui crie à l’oreille de terribles histoires tristes ou d’horribles aventures sanglantes. Il lui semble qu’après avoir connu le lait, il n’a plus tété que globules rouges corrompues ! Alors pour conjurer ce sang des douleurs diverses, il boit le vermeil des vignes dans une sorte de messe profane, une messe expiatoire, libératrice, salvatrice …

Ce soir, Trévallon 2007 est dans son calice. Immobile le vin fait un cercle parfait comme un œil dont la souffrance est telle qu’il ne peut plus ciller. Un œil à l’iris rouge, pure sève obscure qu’éclaircit à peine un liseré violet, le fixe obstinément. Le cristal étincelant sous la lumière, sclérotique transparente, illumine les premières épaisseurs du vin.

L’œil vivant est dans le verre et regarde Achille l’affligé.

Le vin de cette messe nocturne monte vers lui et l’enivre déjà de son bouquet complexe. Il lui faut se concentrer pour dénouer les fils élégamment mêlés de cette pelote de fragrances fondues. Il hume longuement, respire puis inspire à nouveau, le nez emmanché dans le verre ouvert. Les odeurs de cassis frais qu’il extrait en premier le ravissent, suivies des notes mûres de la cerise noire, celle qui tâchait les lèvres de son enfance quand il les croquait à pleines poignées. Il se recule un instant, le temps de fouler à nouveau les longues herbes du Jardins des Délices interdits. Puis il y retourne cueillir les parfums puissants des olives baignant dans la saumure, regards de biches, noirs et luisants, exaltés par des fumets de maquis et d’épices douces, qui le renvoient encore, comme une malédiction, outre méditerranée … Puis le jus sombre, boule de chair profonde roule en vagues lentes dans sa bouche pour s’étirer, longue comme une vie entière, élégante comme une belle en escarpins incarnats, tendue comme un élastique. Les arômes se font matière à l’identique, les fruits et la garrigue, d’une pureté fraîche et ciselée, finement salée, ne le quittent plus bien après l’avalée …

Achille en lévitation,

Se dit que le vin est une esthétique,

La métaphore de sa vie …

Derrière ses yeux clos,

Monsieur Mas lui sourit.

EÉMOVENTITRÉECONE.

ACHILLE MET DU SEL DANS SA VIE …

Le Jardin d’Eden.

 

L’été Indien, sous un ciel lapis, n’en finissait pas …

Achille rongeait son frein. Il aurait voulu que les Caïds montent illico une expédition punitive terrible contre la bande du haut. Comme à l’habitude Bruno n’a rien dit mais a regardé Melloul. Celui-ci a fait « non !» de la tête et de ses deux mains mi tendues vers le bas il a signifié qu’il fallait se calmer, prendre le temps de la réflexion, ce qu’Achille a traduit par « la vengeance est un plat qui se mange froid !», une expression qu’il venait de découvrir dans un roman d’aventure. Les quatre autres l’ont regardé d’un air interrogatif qui disait « Chnouhiyya ? », Achille s’est empressé d’expliquer l’expression à plusieurs reprises et de différentes façons jusqu’à ce que leurs yeux, mais pas tous, se rallument.

On a laissé mariner l’affaire le temps qu’il fallait.

La carriole a été remisée, finies les parades, les plastronnades et autres provocations. Silence, absence et profil bas, telles étaient les nouvelles règles. Ils changèrent de jeux le temps que les autres sortent de leur trou et reprennent le pouvoir sur le quartier. Le temps qu’ils s’apaisent, que tombe leur méfiance, qu’ils les croient à jamais vaincus. Sur le bas du quartier s’étendait en vagues vertes un immense verger bordé de hautes murailles de roseaux tressés. Ce paradis abritait quantité de fruits mûrs et juteux. Selon les saisons, pommes, poires, oranges, cerises, nèfles, grenades, abricots, pêches, pastèques ou melons pendaient au bout des branches ou grossissaient, beaux ovales vert foncé zébrés de pâle, ou boules rondes couleur saumon au pied des fruitiers. Patrouillant nuit et jour dans ce « jardin des délices » un garde effrayant armé d’un fusil de chasse chargé au gros sel dissuadait voleurs et maraudeurs en puissance. Autour de cet Eldorado sucré courait un ruisseau qui alimentait, par des passages étroits creusés dans la haie, le système d’irrigation. Du balcon derrière chez Achille on dominait les lieux et les garçons bavaient de gourmandise et de rage devant ce spectacle coloré en presque toutes saisons. Ce trésor de sucres juteux devint leur obsession, ils palabrèrent des heures, échafaudèrent maints plans qui allaient de l’escalade des murailles de roseaux coupants le corps protégé par des chambres à air, à l’attaque du gardien à coups de lance-pierres, en passant par la mise en feu de l’enceinte. Cela dura des jours. Bien planqués sur le chemin de ceinture, les pieds au frais dans l’eau courante du fossé, loin de ceux du haut qui régnaient en maître sur leur ex-territoire, ils jouaient, cogitaient, ruminaient, se disputaient. Il y avait des matins de fou-rires où ils s’aspergeaient d’eau froide et se collaient des poignées de boue vaseuse dans la culotte, ce qui les faisaient pisser de rire et des après midis orageuses, pleines de rancœurs, de disputes larvées et d’affrontements volcaniques. Ces moments là ils frôlaient la séparation. Melloul à l’écart observait Achille et faisait les yeux noirs. Il avait une façon de plisser le front et de rentrer la tête dans les épaules qui ne présageait rien de bon; souvent il se levait d’un bond et partait sans un mot. Les autres se calmaient alors et restaient muets, ensemble mais distants, jetant des pleines poignées de gravillons dans l’eau, têtes basses en soupirant. Un matin Melloul leur montra du doigt un des trous par lesquels l’eau s’en allait au verger. Le passage était étroit, deux bras ou une cuisse y passeraient en forçant un peu, hors ceux ou celles de Bruno. Tous firent la moue en haussant les épaules. Melloul sortit de sa poche un gros couteau au manche de corne qu’il déplia. La lame usée, effilée, brillante et aiguisée de frais, faisait au moins vingt cinq centimètres, ce qui déclencha une bordée de jurons en arabe. D’un coup sec, l’engin sectionna un gros roseau dur et épais. Du matos de pro, du « nanan » (en langage moderne, « un truc de ouf »), « un surin à décoller Louis XVI » dit Achille que les autres regardèrent sans comprendre d’un œil aussi las que vitreux. Melloul descendit dans le ruisseau et en deux trois coups de lames agrandit suffisamment le passage pour qu’ils puissent y passer un à un. Il se décidèrent pour le lendemain en fin d’après midi …

Melloul s’engouffra le premier parce qu’il avait eu l’idée et le couteau, puis Bruno, Achille, Aziz et Rachid. Bruno ralentit la progression, le trou avait beau avoir été agrandi ses hanches grasses morflèrent sévère. Au sortir du mini tunnel il n’en crurent pas leurs yeux. Le jardin, irrigué jour et nuit était couvert d’herbes hautes et de fleurs qui leur montaient presque aux épaules, les arbres étaient hauts, les troncs épais et les grenades qu’ils visaient en cette fin Octobre étaient plus grosses que les nibards de Josiane qui font rêver tout le quartier! Les petits s’en foutaient plein les yeux de ce spectacle splendide tant il est vrai que le plaisir commence toujours par là, sauf chez les aveugles. C’était bien le Jardin des Délices dont ils avaient tant rêvé ! Mais en beaucoup mieux, plus grand vu d’en bas. Les arbres surchargés de grenades aux coques luisantes étaient énormes. Ils jurèrent qu’elles leur faisaient de l’œil, les arbres leur souriaient. C’est du moins ce qu’Achille pensait, les autres agenouillés dans l’herbe n’osaient lever les yeux, la peur du gardien leur serrait le ventre. Un petit vent tiède coulait entre les arbres dont les feuilles bruissaient, les herbes balancées par le souffle doux jouaient à cache-cache avec les fleurs. Achille se crut au Paradis dont le curé leur parlait au Catéchisme. Il regarda de droite et de gauche à la recherche d’Ève. Elle devait forcément être quelque part au pied d’un arbre, innocente et surtout nue! Depuis le temps que le mystère du sexe des femmes l’obsédait, cette chose obscure tapie dans l’ombre, ce mont pileux ou chauve au gré des revues, cette énigme qu’il croyait être, selon diverses sources contradictoires, fendu comme un abricot trop mûr, ou effrayant comme un sourire édenté aux lèvres roses, se pourrait-il qu’enfin il sache si cette maudite fente est perpendiculaire ou parallèle au plancher des vaches ? Ou mourrait-il peut-être en ce lieu, ignorant ? L’anatomie d’Adam qui courait sans doute non loin d’ici à la recherche de pommes bien rouges pour sa belle, elle, ne l’intéressait pas. La peur survoltait Achille et lui décuplait l’imagination.

Pas à pas, dos courbés, têtes penchées vers le sol ils avançaient dans la végétation drue vers les arbres aux fruits tant convoités. Melloul le premier s’accroupit au pied d’un grenadier chenu aux branches lourdes,et se mit à grimper prudemment au tronc rugueux. Les autres, agglutinés en boule autour de l’arbre suivaient sa progression. Les premières grenades aux coques rouges et cirées se mirent à rebondir en tombant sur le sol humide. Ils n’avaient pas prévu de sacs ! Prestement, ils cachèrent leur butin sous leurs chemises qu’ils bourrèrent au maximum. Les gamins malingres qu’ils étaient ressemblaient à des monstres difformes dont les corps en fièvre se gonflaient d’énormes kystes sous cutanés. Bruno faisait peur tant il devenait énorme; à lui seul il en cachait bien une vingtaine, plus que tous les autres réunis. Chemises craquantes, qu’ils colmataient comme ils pouvaient avec leurs bras serrés, ils battirent en retraite. Mais leur cargaison encombrante les obligea à marcher droit, le torse au dessus de la végétation … Ils sautèrent au ruisseau et s’enfuirent vers le passage.

Melloul, le premier le vit …

Là devant eux, un pied de chaque côté de l’eau, comme un pont de muscles bien campé sur ses jambes de colosse, la djellaba de laine brune déchiquetée trempant dans le ruisselet, le visage à demi caché par le large turban qu’il avait en partie déroulé de son crâne, le regard meurtrier plus sombre qu’une coulée d’obsidienne figée, le gardien du temple des plaisirs interdits les regardait fixement. Leurs chemises craquèrent de surprise, les grenades roulèrent lourdement à leurs pieds tremblants. Comme une portée de lapins pris dans les rayons térébrants des phares ils se marbrifièrent. Seul Melloul ne se pissa pas dessus et se mit à parler très vite en arabe, à voix sourde. Les yeux aveugles du fusil à deux coups ne cillèrent pas. Melloul, ce qui surprit les gosses, implorait, sa voix montait dans les aiguës, lui d’ordinaire impassible gesticulait comme un automate fou, les genoux à demi fléchis, le visage gris de peur. Lentement le Colosse de Rhodes baissa son fusil, son visage exprimait le doute, désemparé. Dès qu’il eût posé son arme, Melloul transfiguré se retourna d’un bloc en hurlant « تضيع !!!» (Imchi !). Sa voix claqua comme un coup de fouet, la bande sursauta et se mit à courir dans tous les sens. Achille bondit, il sentait l’adrénaline lui manger le cœur, les muscles gonflés au maximum de leur puissance il ne touchait plus terre. Tout droit il s’enfonça dans le verger. Il allait si vite que l’air lui parut d’acier trempé. C’était comme s’il devenait invincible, une onde délicieuse de peur et de plaisir tressés lui enserrait les reins, il lui sembla qu’il s’envolerait s’il le voulait, qu’il franchirait, haut dans le ciel comme un rapace planant sans effort, la haie de roseaux; si haut, si rapide que même les anges applaudiraient. Les autres, comme une seule flèche rampèrent entre les longues jambes du molosse et filèrent dans le trou, si vite qu’il n’eut pas le temps de se retourner. Quand il tira le sel se perdit dans l’épaisseur de la haie. Bruno, qui passait le dernier, y laissa son short déchiqueté par les cannes.

Achille à l’abri derrière un tronc épais flageolait, ses dents claquaient comme des castagnettes, la sueur ruisselait le long de son maigre dos, la ceinture de son short n’épongeait plus, même ses fesses de criquet étaient trempées. Le souffle saccadé, épuisé par la course il distinguait au travers des herbes protectrices la silhouette massive du gardien qui lui barrait la sortie. À l’extérieur, de l’autre côté du chemin, les petits, fous d’inquiétude, l’attendaient. Achille réfléchissait à se faire exploser les synapses. Il pria pour que des plumes lui poussent, pour que la foudre consume son ennemi, pour que les anges l’anéantisse. Mais celui-ci ne bougeait pas, il fouillait du regard les environs. Baissant les yeux Achille s’aperçut que la douleur qui lui taraudait le genou gauche avait la forme d’un gros silex brisé. Il le jeta à toute volée, le plus loin possible à l’autre bout du jardin. Le caillou se fracassa, hasard aidant, sur un petit massif rocheux qui émergeait des herbes. Le bruit du choc et le cliquetis des débris fit sursauter le cerbère. La pétoire haut levée il fonça vers les herbes agitées par la mitraille en hurlant, passant au ras du gamin. Les grands pied nus et crevassés de l’homme, ses ongles énormes, tordus, crasseux, repoussants, incrustés d’argile brune, s’imprimèrent à jamais dans sa mémoire. Il sut à l’instant qu’ils hanteraient longtemps ses nuits. Mais l’instinct de conservation reprit le dessus, prudemment il rampa vers le ruisseau qu’il suivit. La tâche noire du boyau, là-bas au bout du verger grandissait trop lentement. La peur le reprit qui le fit cavaler d’un coup vers la délivrance. Le chien de garde, alerté par les bruits mous de l’eau soulevée par la course de l’enfant, se retourna. Il tira à la volée, juste au moment ou Achille plongeait désespérément les bras tendus vers la sortie. Le coup de feu résonna dans l’air poisseux, le sel perça le short et fouetta les fesses d’Achille, une atroce brûlure lui rongea le ventre; il crut qu’il perdait ses tripes. Sa tête heurta le bord du fossé, il pleurait et riait à la fois de douleur et de joie, noir de boue et de merde coulante, les jambes piquées de sangsues, mais vivant !

Sa mère a pleuré en le voyant, l’a décrotté, lavé plusieurs fois, graissé d’onguents divers, lui a même, à sa grande honte, désinfecté les fesses puis l’a rhabillé avant que son père ne rentre. Discrètement, elle a posé sur sa chaise une petite chambre à air, pas trop gonflée pour qu’elle ne se voit pas trop, sous une serviette éponge.

Ce soir à table Achille est un peu plus grand que d’habitude …

Cette nuit,

Pour la première fois,

Dans ses rêves,

Il volera très haut,

Et rira avec Bashung,

Qui n’est pas encore mort …

Achille le birbe, barde et barbon à ses heures ne dort pas. Il somnole yeux grands ouverts. Comme un aigle royal il plane, souvenirs et avenir confondus. Bashung est mort depuis peu. Les escadrilles légères des âmes disparues voguent au dessus de la terre, les guerres éternelles ne les concernent plus. La mort aime tant Achille l’exténué qu’elle lui permet ces incursions régulières entre les mondes, avec envolées délicieuses et retours assurés. L’heure n’est pas encore venue du départ mais il sent qu’il s’approche. Le haut verre, Graal de cristal fragile est là, plein du rubis écarlate d’un vin soyeux qui l’attend et rutile sous la lumière dorée de la lampe de peu. Comme un cône de vie dans la nuit morte. Sur la peau vieillie de sa croupe encore ferme une pluie de petites taches bistres, comme des fruits tombés de l’arbre que le temps a racornis, l’ont à jamais marqué. Il ne les voit pas, mais l’aigle cette nuit à l’heure ou la mémoire s’entrouvre, les a reconnues.

Immobile dans le verre à la ligne parfaite, le vin cardinalice au disque bordé de rosières en émois, dont le centre chatoie sous lumière traversante, palpite comme l’amour au bord des gorges pantelantes oubliées. Au centre du calice bat l’œil jaune éblouissant d’une lumière diffractée. Le serpent n’est jamais loin des serments parjurés. Alors l’antiquaille sourit au plaisir qui l’attend. Comme un moine cauteleux il met le reniflard au verre. C’est que ce Beaune « Les Toussaints » 2002 du Domaine A. Morot pousse à l’humilité des gestes et des sens. À l’appendice attentif un bouquet complexe et fondu se donne, aux notes multiples et entrelacées. Fumet sauvage d’abord que l’aération dissipe, puis le sang suivi par la terre, les fruits rouges, le tabac et les épices douces. Le temps a assagi le vin dont la matière souple et onctueuse lui envahit la bouche pour enfler lentement. Il lui semble qu’une sphère parfaite tremble un instant avant de se briser en mille éclats goûteux puis elle se transforme et s’allonge fraîche et pure, sur des notes de fruits mûrs, de champignon et de sous bois humide. Enfin le ruisseau verse son jus au corps qui l’accueille et s’épanouit d’aise, laissant derrière lui une longue finale persistante, riche de zan, marquée d’épices et de tannins fins et frais.

Dans la nuit profonde,

Reviennent à la finale,

Les images fraîches et vivaces,

Des temps toujours vivants …

Une cartouche de sel, jamais,

N’abolira,

Les souvenirs …

EBLEMOSSÉETICONE.

MOLLARD ACHILLE EN CAGE…

Paul Klee. Drawn one.

 

Ce jour là, Achille n’aurait pu imaginer …

L’oisillon avait pris des plumes et du grade dans la couvée hétéroclite des « Caïds ». Melloul le taiseux au poing vif-argent veillait sur lui et le suivait désormais pas à pas. Achille lui racontait ses espoirs, l’aidait aux devoirs, lui prêtait des livres que Melloul tournait et retournait sans oser les ouvrir, prenant un air déconfit et apeuré. C’était bien les seuls instants où le gamin laissait apparaître ses émotions, lui qui avait d’ordinaire le visage impassible en toutes circonstances. Cette indifférence apparente faisait sa force, son regard noir ne cillait jamais et nul ne savait quand la foudre allait tomber. Au contact d’Achille le bavard qu’il écoutait le front plissé, Melloul changeait en secret et ne regardait plus les fleurs des champs de la même façon. En vérité ce n’est pas qu’il les regardait d’une autre façon, c’est simplement qu’il les voyait et les couleurs subtiles des soleils couchants, aussi … Petit à petit il osa parler, mais à Achille seulement; son premier commentaire fut «جَمي» qu’il lâcha d’une voix rauque et basse un soir qu’ils étaient assis sur un mur de pierres sèches, silencieux devant l’astre mourant. Achille sut se taire bien qu’il en eût eu les larmes aux yeux. Un jour de flânerie Melloul lui proposa de venir goûter chez lui. Sa famille habitait une petite maison de briques nues et de tôles ondulées à moitié rouillées qui tenaient lieu de toit. Le sol de terre durci de l’unique pièce du logis était recouvert de tapis de laine rase qui se recouvraient l’un l’autre comme les pièces multicolores d’un patchwork oriental. Au centre une table basse à la marqueterie naïve et fatiguée, entourée de poufs de cuir patinés par l’usage, rassemblait la famille. La pièce embaumait les épices et les agrumes, elle avait cette odeur puissante et enivrante qu’Achille garderait définitivement en mémoire, ce parfum de musc, de cumin, de fruits frais et de terre rouge qu’il retrouverait intact à chacune de ses escapades Maghrébines. Encadrant les murs, des matelas recouverts de voiles colorés faisaient office de divan le jour et de couchages pour la nuit. La mère de Melloul une petite femme ronde au visage rieur, aux mains déformées par le travail, noires de henné, le regarda de ses petits yeux de jais et déposa devant lui sur la table basse, à peine le seuil franchi, une crêpe de blé noir accompagnée d’un verre bouillant de thé vert sucré et longuement infusé. Achille fit l’expérience de l’hospitalité vraie, désintéressée, qui n’attend pas de retour. Dans un des coins de la pièce, sur une petite étagère de bois brut vernis Achille reconnut, soigneusement rangés par taille croissante, les livres passés à Melloul qui sourit discrètement en surprenant son regard. A l’instant le pacte fut scellé, Achille devint le cinquième enfant de la maison, le second grand frère des quatre petites filles espiègles qui le dévoraient des yeux en pouffant entre leurs petites mains potelées. Adossé à l’un des murs, assis en tailleur sur l’un des matelas, un petit homme malingre, tout en tendons noueux, le visage fin et racé, le regardait en silence. Pas un muscle ne bougeait sur son visage, ses joues creuses, son nez florentin et ses lèvres absentes lui faisaient visage de rapace mais sous ses sourcils épais la lumière chaude de son regard rassura Achille. Cet homme avait des yeux verts profonds, hypnotiques, que la bonté chaude et lumineuse qu’il jetait sur les êtres rendait profondément humains. La chéchia rouge sang qu’il portait droit sur la tête lui donnait un air noble et distant. Achille ne se résolut jamais à l’appeler autrement que Monsieur Bachir. Les petites piaillaient, groupées comme une portée de chats autour d’un des premiers livres qu’Achille avait donné à Melloul, une bande dessinée sur la Révolution Française. Elles pointaient chacune leur tour un dessin du bout des doigts et le commentaient longuement, puis immanquablement ça finissait en fou-rire ! Faut dire que Marat était un sacré comique.

La bande des cinq caïds tenait désormais le haut du pavé dans le quartier et sa réputation avait gagné les alentours, jusque dans la cour de l’école. Du haut de son mètre et quelques centimètres, Achille, fort de ses quelques dizaines de kilos, faisait son malin, paradait, parlait fort et n’hésitait pas à provoquer tous ceux qui osaient émettre des avis différents des siens. Plus d’une fois, face à des clients plus âgés qui pesaient deux fois son poids et affichaient une barbe naissante, il se trouva en grande difficulté. Faut dire qu’avec sa gouaille et son sens de la formule moqueuse il clouait le bec facilement à ses contradicteurs. Alors pris au piège, incapable de rétorquer, humiliés par les répliques acides du gamin, ceux-ci, passaient à la castagne histoire de rabattre le caquet du morveux. Quand l’air commençait à sentir la châtaigne grillée, Melloul qui n’était jamais loin se rapprochait de l’attroupement, le regard noir et les poings serrés ce qui apaisait instantanément les tensions. Achille croyait marcher sur les eaux, un sentiment de toute puissance l’avait tout entier gagné. Le soir en rentrant de l’école il ne manquait pas d’envoyer quelques méchancetés bien senties à la bande du haut dont personne ne regardait plus les beaux vélos luxueux et rutilants. Ils avaient beau eu les décorer de plumes, de fausses queues de renard et autres bouts de carton qui faisaient chanter les roues, rien n’y faisait. Les caïds, généreux et malins, prêtaient de temps à autre leur guimbarde de bric et de bois aux enfants du quartier qui depuis lors leur mangeaient dans la main. Le règne de la bande semblait devoir défier les temps. Le pauvre Achille se croyait l’élu des Dieux. Sans le savoir il faisait l’expérience de l’ivresse du pouvoir, du sentiment de toute puissance qu’accompagne immanquablement le total mépris d’autrui.

Un soir, de retour de l’école après qu’il eut quitté Melloul à l’entrée du quartier, alors qu’il cheminait vers son nid, répondant au salut des enfants, de-ci de-là, souriant et confiant comme un paon, la bande du haut surgit en paquet de derrière un muret et l’entoura au plus près. Il sentit une onde de terreur lui manger la moelle épinière, qui le paralysa un instant. Puis il sourit comme un bravache tandis que son cœur serré dans un étau glacé balbutiait ses battements désynchronisés. Le chef, un grand rouquin au visage poinçonné de taches de rousseur le prit à bras le corps, lui coupant le souffle. Les autres le soulevèrent de terre et le jetèrent dans une volière géante, vide, sale et rouillée dont ils fermèrent la grille sans un mot. Achille se releva, les vêtements souillés par les excréments qui faisaient une couche épaisse et puante sur le sol de terre humide. Le soleil rouge de la Saint Jean continuait sa lente descente vers l’horizon, noyant la végétation tremblante sous la chaleur, dans un halo orangé aveuglant qui semblait mettre le feu au paysage. Seules les silhouettes épaisses des cactus se découpaient en masses charbonneuses sur le ciel d’encre bleue. Leurs contours hérissés d’épines menaçantes ajoutaient à l’effroi du garçon qui sentait venir l’imminence du châtiment. Seuls les yeux brillant de haine des ennemis étaient visibles, leurs visages à contre-jour n’étaient que masques noirs sans vie. Le souvenir des sacrifices humains lus dans les comics et qui, des nuits durant avaient alimentés ses cauchemars, lui revinrent en mémoire comme un flot d’images précises et terrifiantes. Telle une pluie de shrapnells mous, les crachats gluants des gosses s’abattirent sur lui, le couvrant de glaires tièdes qui coulaient plus grasses qu’un vin de Ximenez. Achille se protégeait le visage de ses mains serrées mais les huiles fétides arrivaient à glisser entre ses doigts. Il avait beau s’essuyer à toute vitesse, les glaviots épais finirent par glisser entre ses lèvres crispées. Il vomit à longs jets, jusqu’à la bile aigre qui lui brûla les muqueuses. Penché vers l’avant il hoquetait et pleurait à blanc, humilié et vaincu. Seul les raclements de plus en plus sonores des assaillants qui allaient chercher au profond de leurs gorges leurs derniers mollards verdâtres, sonorisaient la scène. La dernière rafale, la plus épaisse, rougie de sang lui recouvrit le visage d’une toile d’araignée répugnante. Puis ils débloquèrent la grille et s’évanouirent au crépuscule, sans un mot, comme chiens et loups.

Humilié au plus profond, le cœur révulsé, l’estomac retourné, plus courbatu qu’après une bonne raclée, Achille rasa les murs jusqu’à la maison. Ses parents prenaient l’apéro chez les voisins; il se jeta tout habillé sous la douche. L’eau brûlante le décapa plus sûrement que le savon. Puis il se déshabilla sous le jet, frotta ses vêtements au savon vert et les piétina longuement. Quand l’eau redevint claire, il s’assit sur la céramique blanche et pleura sans une larme. Il resta là un long moment, hébété, honteux. Il lui faudra du temps avant de comprendre, petit à petit, à force d’erreurs répétées des années durant, qu’on ne peut longtemps se mentir en toute impunité.

Aujourd’hui encore,

Il ne sait toujours pas,

S’il a vraiment compris …

Ce soir là Achille le vieux craquait une Boulard, une bouteille « Les Murgiers » issus des millésimes 2008/07/06 (2/3 meunier, 1/3 pinot noir) dont l’ambre pâle à peine percée par un cordon de bulles fines tranchait les ombres et se reflétait sur la nuit. C’est ce cordon insécable qui l’avait entraîné au fond de sa mémoire. Là, sur l’écran embué du cristal le film de ses souvenirs s’est déroulé d’un trait. Il a revu la scène en détail et les cailloux blafards comme les calcaires blancs du pays de champagne qui défilaient sous ses pieds dans la clarté de la lune d’alors, tandis que tête baissée, plus gluant qu’une méduse, il courait comme un éperdu vers la maison de son enfance. Étrangement ses larmes sèches d’antan prennent eau ce soir comme s’il fallait bien qu’un vieux jour elles sortent enfin. Le vin lui est entré en bouche comme un repentir silencieux et lui a délié le cœur. Le soulagement qui s’en est ensuivi a grossi comme le centre rond et mûr du vin. La pomme tiède de la légère oxydation lui a mis autant de baume au cœur qu’au palais, les fruits blancs se sont épanouis, enrobés d’une furtive pointe de cannelle, puis la cire, la poire, l’amande et le pamplemousse ont chanté la délivrance. Les noyaux de fruits après que le vin est avalé lui ont laissé l’âme apaisée et la bouche propre …

Rien ne se crée,

Rien ne se perd,

Mais tout s’expie,

Un jour, une nuit,

Quand on ne s’y attend plus…

EÉMOBERTILUÉECONE.

ACHILLE ET LES CINQ CAÏDS…

Rossetti. Vénus Verticordia.

 

Achille vient d’avoir dix ans, juste avant l’été …

Bruno a dégoté les roulements à billes. Cinq ! Va savoir où et comment ! Comme neufs ils brillent de tout leur acier. A la décharge, derrière le quartier, les garçons ont récupéré une caisse de bois vieille mais solide, quelques planches et des cartons d’emballage. Melloul, qui n’en est pas à son premier bolide, dirige les opérations et son poing vole quand ça ne tourne pas à sa façon. Rachid, Aziz et Achille sont nommés tâcherons à l’unanimité moins leurs voix. A eux tous ils forment la bande (et non pas le club, on n’est pas de fifilles …) des « Cinq Caïds », Maroc oblige ! Ne reste plus qu’à assembler les pièces du puzzle. L’angoisse est palpable car l’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit d’épater « la bande du haut », la bande des « riches », de surpasser leur « standing », eux qui se pavanent sur leurs vélos neufs quand les cinq traînent leurs savates, langues pendantes, en les regardant parader.

A donc, l’instant est grave, il en va de l’honneur de la troupe. Pas question de se planter, va falloir assurer. Accroupis autour du puzzle à mettre en forme, les trois garçons lèvent la tête vers Melloul qui sort de sa poche une poignée de longs clous, des grosses vis et des écrous ad hoc. Bruno, un peu à l’écart mais pas trop, comme un chef, fait son cador. Une lourde chaleur torride écrase cet après midi de Juin, ce qui ne suffit pas à expliquer les larges auréoles qui maculent leurs chemisettes. La crainte de l’échec leur tord les boyaux de la tête et leur met au front une suée plus acide que les autres, cette eau âcre, caractéristique, cette eau de stress. Ben oui, on peut stresser à dix ans. Dans un silence, sinon glacial, du moins à peine tiède, Bruno leur tend marteaux et autres outils, genre gros silex et pince anglaise, si usée, qu’elle n’accroche plus puis il s’assied et se met à graisser méticuleusement les roulements à billes. Au premier clou le marteau dérape et fend la planche. Le poing de Melloul fend lui aussi, mais l’air et s’écrase sur l’épaule gauche d’Achille juste là où passent les nerfs, entre le deltoïde antérieur et le médian. Le coup sec et précis le paralyse, mais moins que rage et honte mêlées qui lui mettent les boules dans la gorge. Bruno sans un mot le regarde et lui reprend le marteau. Viré. Terminé ! Alors Achille se lève, saisit Melloul par le col de sa chemise et lui balance un putain de balèze de coup, un de ces taquets monstrueux qui vient du fond des rancœurs accumulées juste avec son petit poing de moineau qu’il imagine énorme. En plein dans le bas ventre, et même un peu plus bas que le bas. Carrément dans les glaouis. Melloul ploie le genou, lâche un gloup douloureux la respiration coupée et reste quelques minutes à grimacer, muet et surprit. Les autres, prudents, ne mouftent pas, regardent à la dérobée et attendent. Achille lui aussi attend, sur ses gardes, les poings serrés, oubliant de respirer. Bruno toujours aussi placide les observe un moment puis rend le marteau à Achille, crevette tremblante qui semble, tant elle est rouge, sortir d’un court-bouillon … Le temps se détend, Melloul sourit. Dès cet instant Achille sera admis et Melloul l’aura discrètement à l’œil à la récré, toujours prêt à lui prêter poing fort. Au cas où …

Le bolide est prêt. Il en jette avec sa caisse vernie de frais au ras du sol, ses gros roulements brillants et sa longue barre en « T » reliée au conducteur par deux lanières de cuir tressé. L’engin est hissé tout en haut de la côte : une longue ligne droite pentue, suivie d’un large virage à gauche puis l’arrivée trente mètres plus loin. Sur le haut du quartier, à la limite de la « frontière », la bande du haut le nez au ras des herbes rares, espionne. Bien sûr ils sont vus et le savent mais l’important c’est surtout de faire « comme si », du genre les cow-boys ne voient pas les sioux. Bruno s’installe, le bois accuse le cul. Le groupe est inquiet, la caisse a du mal à absorber son gros fessier de culbuto et ses graisses périphériques. Si ça passe c’est que la machine est solide se disent-ils à coup de regards furtifs et de silences éloquents. Bruno est poussé par les huit bras de ses copains et part timidement. Mais la pente forte l’avale d’un coup et son poids aidant il dévale comme un bolide. A l’instant de vérité – le virage – la machine dérape à mort, les roulements sont à la rupture mais le gros cul de Bruno fait son boulot et colle la caisse au sol. Ça passe, juste au ras du mur du bas, mais ça passe. Derrière les herbes sèches la bande du haut enrage. En silence. Les autres mouillent leurs culottes et envient le gros cul de Bruno. A la stupeur générale Bruno désigne Achille pour le deuxième round. Ça tourne à toute vitesse sous le crâne du fluet, il serre les fesses et fait un effort terrible pour que ça ne se voit pas. Les autres ricanent en sourdine, persuadés que le moineau va se dégonfler. Et même s’il y va, il va se manger le mur, sûr ! Le périnée au bord de la crampe Achille a du mal à marcher, alors les mains dans les poches il la joue façon cow boy que ses éperons ralentissent. Pierre après grosse pierre, il leste l’engin et se glisse entre entre les rochers. Y’en bien une fois et demi son poids qui le ceinture et lui griffe les cuisses. Grand silence dans la troupe et yeux écarquillés. « Les gros cailloux c’est bien aussi » leur balance Achille en évitant le regard de Bruno. Et c’est parti, l’engin de mort tressaute à fond les burettes sur la piste caillouteuse, Achille se dit que son coccyx va lâcher, que ses dents vont tomber, que ses yeux vont exploser mais il s’agrippe aux lanières de cuir comme un damné aux portes de l’enfer. Simultanément, le long de sa colonne vertébrale, le plaisir le caresse, les poils qu’il n’a pas se dressent et pas que. Cette sensation, nouvelle, intense, cette giclée d’adrénaline qui l’inonde, la vitesse, le mur qui s’approche, sa vue qui tremble, tout ça le fait crier de peur et de plaisir indistinctement mêlés. Oui mais le mur, les pierres sèches empilées qui se rapprochent, l’engin qui vibre ! Achille tire à mort sur la lanière gauche, sa cuisse se crispe, son talon s’enfonce sur la planche, les vis grincent, les roulements à bille dérapent. Alors, sans savoir pourquoi, d’instinct, Achille contre-braque, et ça passe, si près qu’il a le temps de voir la rouille qui tache la pierre et les clous qui dépassent par endroits. Puis l’engin s’en va tout droit vers l’arrivée sur le faux plat goudronné qui mène au ciel, aux étoiles qui voilent sa vue, au paradis des intrépides et des imbéciles, heureux et réunis ! Ce soir il va lui falloir nettoyer son slip discrètement, le plaisir plus le corps qui lâche, c’est bien mais c’est salissant. En attendant l’enfant, « fier mais modeste », se laisse à peine féliciter. Les autres prennent leur tour, Melloul passe avec brio mais les deux derniers renoncent avant le virage. Les cris, les encouragements et les bruits secs et crissants du chariot dévalant la pente ont attiré les mômes alentours qui ouvrent de grands yeux admiratifs et félicitent chaudement les guerriers intrépides. En quelques minutes les Cinq Caïds sont devenus les stars du coin ! Sur le haut de la côte la bande du haut n’en finit pas de les épier et rumine déjà une action d’éclat, histoire de reprendre le contrôle du quartier.

Ce matin c’est jeudi. Pas d’école. Au bord de la décharge sauvage, Achille et les autres jouent à lancer de grosses pierres qui font éclater en mille morceaux les bouteilles vides plantées dans les immondices. Chaque flacon brisé joue une musique différente, mate ou cristalline selon que les fioles sont pulvérisées ou simplement brisées. Sous le soleil levant les éclats de verre descendent en ruisselets étincelants et multicolores vers le bas de la pile puante. Achille préfère les brisures de verre brun qui chantent plus bas que les autres en glissant et diffractent la lumière rose du petit matin en arcs-en ciels rutilants. Au bout d’une heure le tas d’ordures, décoré comme un sapin de noël, brille de tous ses tessons irradiés qui brasillent en rus d’étincelles éblouissantes. Les autres sont partis, rappelés par les piaillements de leurs mères poules, Achille reste seul, assis en tailleur au bas de l’éboulis puant, émerveillé par les rafales de lumière qui chantent sous la baguette du soleil montant. Sur le sommet du crassier un coquelicot à la corolle fragile danse lentement sous la brise tiède, comme un petit cœur émouvant. « Angélique » soupire t-il à voix mourante … C’est l’heure de rentrer à la maison, pense t-il, soudainement inquiet. Une bouteille à ses pieds lui tend son goulot cassé, Achille la jette de toutes ses forces vers le haut du Sinaï, pour se libérer des sanglots retenus qui l’étouffent. Au passage le verre lui fend le pouce en deux dont une moitié pendouille, sanguinolente, à peine retenue par un lambeau de peau. Branle bas de combat ! Accroché au dos de son père, la main recouverte d’un paquet de coton suintant, Achille, le nez au vent à l’arrière du « Lambretta », vole vers la ville. Au retour il tient son pouce gauche recousu, emmailloté comme un nourrisson du jour, bien levé vers le ciel, comme un patricien aux arènes. Le médecin lui a interdit l’école quelques jours ce qui fait monter en flèche son prestige dans la bande. Au retour de l’école il attend les copains, s’enquiert des nouvelles de la cour de récré puis se moque d’eux quand ils lui récitent la litanie des devoirs à faire. Tous l’envient et lui balancent de grandes claques dans le dos. Un soir une des filles du quartier s’est approchée lui avec la mine fripée et le regard lourd de sens des comploteuses de cet âge, pour lui glisser à l’oreille : « Angélique a demandé de tes nouvelles et t’a appelé son petit bleuet blond ». Il a haussé les épaules en ricanant …

Ce soir là, au fond de son lit,

Il lui a longtemps parlé,

Avec des mots secrets,

Qui ne se disent pas.

Achille le vieux dont la tête repose dans sa main droite, yeux clos et mine mâchée, sourit. C’est étrange ce flot d’images qui remonte ainsi du profond de sa vie. Sans doute va t-il mourir bientôt ? Sa main gauche, oui … il regarde ce pouce de dix ans, le tiers du sien, boursouflé qui s’étale en relief sur son doigt d’adulte. Il n’a pas rêvé même s’il a brodé largement sur ses souvenirs, digérés, modifiés, réinventés par la magie du langage, par l’épaisseur filtrante de la vie, l’ordonnancement des mots, les temps stratifiés, la mort à l’affût. N’empêche que cette cuvée « Les Églantiers » 2001, robe rouge sanguinolent, couleur vive, comme épargnée par les années, du Domaine de la Réméjeanne, qui le regarde de son œil de cyclope à mi hauteur du verre …. « Rémé » comme remémore, « Jeanne » comme Angélique, lui a bien rincé la mémoire et nourrit son imagination. La fiction est fille de la réalité revisitée, taillée, élaguée, magnifiée, ce soir … comme à l’habitude quand la transe le prend à la gorge, qu’elle lui fait rendre ! Séance tenante. Dans le verre immobile la robe du vin est d’un beau grenat au cœur noir comme l’enfer, intacte. Dans la lumière, le vin qui tourne au rythme de son poignet a les reflets changeants des flacons pulvérisés de l’enfance, la lumière diffractée par l’épaisseur du vin envoie alentours des flammèches impressionnistes, comme un feu d’artifice liquide. C’est ce manège enchanté qui l’a replongé dans son passé. Les arômes poivrés du vin associés aux senteurs de garrigue ensoleillée se marient aux fruits rouges mûrs, aux prunes éclatées, à la réglisse en bâton. En bouche le vin puissant, très, (trop ?) mûr, lui remplit la bouche de sa matière poivrée et lui laisse longuement au palais l’empreinte de ses tannins fondus et réglissés.

Comme le vin dans la gorge,

Le petit bleuet blond a disparu,

Dans les trappes profondes,

Du passé d’Achille …

EHOMOSATINNACONE.

LE BEAU JOUR OU ACHILLE A MAUDIT PHILIPPINE …

Egon Schiele. Couple.

 

Faut avouer qu’un Montrachet 1947, ça secoue …

Ce soir là, Achille ne savait pas que ce premier Montrachet serait sans doute – à moins d’un miracle qui aurait maintenant intérêt à ne plus trop tarder – son dernier aussi … Après que le temps eut passé, il arrivait en bout de course, à l’âge où à s’être trop protégé on a parfois le sentiment de n’avoir plus d’âge. Il semble alors que la vie a perdu ses reliefs, qu’elle s’écoule, monotone vers sa fin. Plus aucune montagne à l’horizon, plus de cet air pur qui brûle les poumons, plus d’élans, d’envies, de folies, d’espoirs … Sur la morne plaine stérile de sa vie il cheminait sans grâce.

Puis un beau jour maudit il retrouva sa moitié d’amande, son complément d’âme, sa lumière. Instantanément il sut dans une intuition fulgurante que cette étrangère ne l’était pas, il sentit que la plus enfouie de ses cellules la connaissait, qu’il avait souvent marché à ses côtés depuis l’aube des temps. Les épreuves étaient passées, les comptes étaient réglés, il crut que le ciel l’autorisait à connaître le bonheur, que le temps de la moisson était venu. Elle lui fut instantanément plus familière que sa propre conscience. Tout en elle lui parlait. Jamais il n’avait connu un tel sentiment de plénitude. « Bliss » ! C’était comme s’il était gonflé à l’hélium. Dans sa tête, Mozart déroulait ses grâces.

Achille, inconditionnellement, aima « l’Amour de sa vie » !

Et crut à la sincérité de la réponse.

Le long d’un chemin blanc, sous les sommités moussues des maïs en pousse de ce printemps naissant ils s’avouèrent d’une même voix les enlacements de l’Amour. Cela ne ressemblait pas aux emportements d’intensités diverses qui avaient émaillé leurs vies. Sans le savoir ils n’avaient travaillé qu’à préparer leurs retrouvailles et leurs inclinations récentes n’avaient été que pâles esquisses de ce sentiment total qui les emportait au sommet. Ils osèrent même penser que le bonheur, cette inaccessible félicité, semblait à leur portée. Entre les murs verts qui ondulaient et bruissaient sous la brise ils entendaient rire les anges. Accrochés l’un à l’autre, serrés pour ne faire plus qu’un, têtes contre épaules, ils étaient ivres de leurs parfums. Certes ils leur faudrait franchir des obstacles, fracasser leurs vies actuelles, mais ils étaient confiants.

Dès lors Philippine, comme sa moitié d’amour, ne devait plus quitter son esprit. Elle était là, toujours et partout, intimement liée, fondue en lui. Chacune de ses cellules lui parlait, l’associait à tous les événements du jour et de la nuit. Elle volait en souriant dans sa tête, regardait par ses yeux. Par instant, perdant presque l’équilibre quand un torrent de tendresse lui traversait le corps entier, il devait s’asseoir en feignant un accès de fatigue. Souvent il devenait sourd aux bruits du monde, tout occupé qu’il était à lui parler en silence. Il lui arrivait aussi de bredouiller des mots à moitié audibles que personne ne comprenait quand admirant le soleil couchant, il le buvait pour elle. Devant la complexité de sa situation Achille acceptait de ne la voir qu’en coup de vent, au hasard des parkings pluvieux, au bout des chemins perdus, à la terrasse des cafés, où faisant mine de n’être qu’une connaissance ordinaire, maîtrisant ses gestes, refoulant ses élans, contrôlant ses regards, il s’efforçait de parler le banal babil des humains en société. Elle lui demandait d’être patient, d’attendre qu’elle ait réglé ses « affaires » ; lui, plus éperdu qu’un éperlan devant une girelle en habit d’Arlequine, ruminait mais attendait, acquiesçait, subissait, s’attristait … C’est qu’ils s’étaient promis de quitter leur vie présente en douceur, dans le respect des autres, en évitant le plus possible de faire souffrir leurs proches. Cependant, au fil du temps Achille s’étiolait, croupissant le plus clair du temps dans la solitude et l’affliction. Parfois, mais rarement, au prix de minables manœuvres, de mensonges dégradants et d’acrobaties incertaines, ils se ménageaient une nuit à eux, voire, exceptionnellement, quelques jours.

Elle coulait dans ses veines plus que son propre sang !

Ces rares moments volés, ils les dévoraient, ils partaient au loin, se réfugiaient à l’ombre protectrice des vignes Bourguignonnes ou Languedociennes et s’aimaient comme des affamés. Souvent, sans qu’elle le sache, Achille pleurait de joie. Au creux de sa poitrine, sur les ailes diaphanes de son âme exaltée, ces larmes de cristal fondu, mêlées au sang chaud de son désir, effaçaient les blessures de son quotidien ordinairement solitaire. De retour, l’angoisse de la séparation lui serrait à nouveau la gorge. Le temps passait, les choses traînaient, Achille s’impatientait et devenait irascible. Philippine, toujours « en affaires », continuait à afficher aux yeux du monde sa fausse petite vie superficielle de gracieux papillon, souriait à l’entour, courait de-ci, de-là, embrassant la ville entière comme si de rien n’était … Cinquième roue du carrosse de la belle, Achille se morfondait à l’ombre de la remise, attendant que son tour vienne enfin pour prendre place à ses côtés, au grand jour. Philippine, qui n’avait jusqu’alors jamais réfléchi plus loin que le bout de son nez tout entier plongé dans la vie matérielle, lui fit quelques affronts cinglants dont elle n’eut même pas conscience, acceptant cadeaux de prix et soirées mondaines, au prétexte de ne pas éveiller l’attention.

Pourtant, envers et contre toutes ses frasques, à son contact, l’armure d’airain dans laquelle Achille s’était peu à peu enfermé depuis l’enfance, se désagrégeait. La douceur de ses lèvres, ses mains qui lui semblaient siennes, et la lumière surtout, qui inondait ses yeux quand elle le regardait le faisaient fondre. Il se retrouva les chairs à vif, les nerfs à nu. Les grandes et lourdes portes derrière lesquelles son cœur ne battait plus depuis si longtemps s’effondrèrent ; il se confia comme un aveugle à son chien, se donna tout entier, réapprit à palpiter, désemparé et plus fragile qu’un Pétrel des neiges au Sahel … Elle lui répétait à l’envi qu’il était le grand amour de sa vie, mais ne cessait de réinvestir ses gains quand elle prétendait vouloir une nouvelle vie.

Achille dissolvait d’un revers de main brutal les craintes qui lui traversaient l’esprit et lui piquaient le cœur. Il s’employait à neutraliser sa lucidité et se réfugiait lâchement dans une confusion inconsciemment entretenue. Petit à petit, chez lui, il prenait ses distances, préparant doucement son départ, persuadé que la délivrance approchait. Le temps, en suspens, n’en finissait pas d’égrener ses gouttes de plomb coruscantes. Les années s’étaient empilées comme de lourdes briques paralysantes, il ne savait plus ce que vivre en liberté était. Certes les frustrations accumulées éclataient parfois en gerbes épaisses qui effrayaient Philippine. Elle préférait en toutes circonstances la mer calme aux flots rugissants, aimant à vivre sans presque respirer, attachée au paraître, ne comprenant pas qu’il est des actes plus meurtriers que des mots. Achille devenait boule de détresses agglutinées qui fusaient en longs jets douloureux de reproches exacerbés et inutiles. Elle ne l’entendait pas.

Comment lui faire comprendre, qu’arrivé un temps, celui des temps trop longtemps accumulés, le temps n’a plus le temps de prendre son temps en patience ? Pourtant, par tous temps comme en tous temps, elle lui importait comme au premier jour des temps. L’intensité des vicissitudes réitérées lui fit mesurer la puissance inépuisable du sentiment qui l’animait plus que jamais, tant et tant, qu’il sublimait le temps, le temps aidant, le temps forçant !

Ô temps, à suspendre ton vol, renonce,

Préfère oublier le vieux temps,

Renaît au temps nouveau,

Et reprends ton cours,

Plus clair que l’eau,

Enfin.

Achille s’accrochait aux parenthèses, vivant entre leurs crochets, en forcené, ces temps de lumière arrachés à la nuit noire du reste de sa vie. Il offrit à Philippine le Louvre qu’ils arpentèrent, ils se coulaient dans les longues galeries bondées comme des amants heureux. Ses yeux brillaient peu à peu d’une lumière nouvelle, plus intérieure. Pour elle il caressa à mots choisis « La Belle Ferronnière », plutôt que « La Joconde » au fond de la galerie devant laquelle s’écrasaient vingt mètres d’Asiates qui l’incendiaient à coups de flashes enfarinés. Devant le « Scribe assis » il lut l’étonnement dans ses yeux, puis l’intérêt, puis il lui expliqua, veillant à la faire rire, les mystères des Empires Anciens. Des heures entières ils marchaient dans Paris, mains empaumées, emmitouflés dans leurs laines énamourées, au hasard … Quand le temps leur manquait ils fuguaient au plus près, s’enfermaient, marchaient au long des caps, frôlant l’eau de leurs talons rieurs, folâtraient sur le sable chaud, plongeaient dans les vagues claires, couraient et jouaient comme des enfants oublieux. Hors de son monde elle ne se ressemblait plus, elle devenait curieuse, avide d’apprendre, de comprendre, de sentir la vie en profondeur. Un beau jour qu’il n’oublia jamais, elle lui dit ne plus vouloir de sa propre appréhension du monde, ne plus pouvoir se contenter de survoler la surface des choses et des êtres. Il crut à la prunelle de ses yeux …

Ailleurs, l’hiver,

Ils se turent devant la mer,

Sur laquelle,

Communiant,

Il leur semblait,

Immobiles,

Voguer ensemble.

Cette nuit est une nuit différente des autres. Dans cette parenthèse noire du 24 au 25 Mars 2012, Achille le canonique est plongé dans son souvenir pas si vieux que ça comme une goutte de vinaigre diluée dans l’huile chaude des tendresses disparues. Le temps est arrêté dans ce no man’s land temporel du changement d’heure. Ô temps, en suspendant ton vol, à l’instant où ce souvenir l’envahissait, tu as figé Achille, le temps d’une heure pleine, dans son présent ressuscité, comme si sa mémoire prenait le pouvoir sur la réalité en le ramenant, à la stupeur de ses sens qui n’en croient pas leur yeux, dans la perception étrange et bouleversante de la présence, aussi vraie que nature, de Philippine. Elle est là près de lui, la main posée, caressante, sur son avant bras droit, ses bras l’entourent, ses seins réchauffent son dos. Il sent son souffle sur son cou, son odeur qu’il aime tant, ses cheveux blonds et drus qui lui chatouillent la joue. Achille s’ébroue pour relancer les aiguilles de sa montre qui reste obstinément gelée.

Il est deux heures piles du matin,

Une heure durant, il revivra,

“L’insoutenable légèreté de l’être”.

Sur un coin du bureau de cuir patiné, à mi hauteur dans un verre de cristal au pied élancé, brille sous la lumière jaune chrysocale de la lampe la robe brillante d’un coeur de rubis éclatant plongé au profond de la corolle d’une rose aux pétales incendiées par un soleil mourant. Alors Achille comprend enfin. C’est CE vin de Pernand-Vergelesses, du Domaine Rapet Père et Fils, cette « Île des Vergelesses » du millésime 2000 qui l’a entraîné dans l’entrelacs des vignes proches de Corton. Sur le disque éclatant du vin il revoit le kaléidoscope des jours florissants, les flânes par les sentes, les nuits de dentelles froissées, et ce vin de Pernand qu’ils avaient bu ensemble au pied de la côte … Sous le nez qui implore montent les parfums des fruits rouges, groseilles et cerises mûres, la douceur du cuir, les notes mouillées des feuilles sous le bois d’automne, les piqûres tendres des épices douces, l’âpreté du café fort et les étincelles subtiles du poivre blanc. Achille soupire. Puis désireux de prolonger l’éternité il prend au buvant du verre une gorgée de vin à la matière demi-corps. Délié et concentré à la fois par le temps, le vin diffuse délicatement à son palais ses fruits prégnants, comme l’amoureux ses sortilèges. Puis il se dépouille lentement, libérant des tannins fins et polis, sous lesquels, à l’avalée qui réchauffe le corps, apparaît l’ultime expression des calcaires sous terre ferrugineuse qui l’ont engendré. C’est à cet instant précis que les vins parlent d’Amour, ce sentiment rare, puissant, authentique qui se construit pas à pas, véritable transmutation de l’inclination amoureuse que dépassent si rarement les êtres inconstants aux coeurs de papier crépon.

Un beau jour maudit, Philippine s’en est allée,

Sans se retourner …

Dans la solitude glacée,

De sa nuit intérieure,

Achille,

S’épuise,

Et lentement se meurt,

En insultant le ciel …

EÀMOJATIMAISCONE…

ACHILLE ENTRE LES HAUTS CŒURS …

Abdelfattah Karmane. Nature morte.

 

Achille, tous les matins, se lève …

A vrai dire il ne se lève pas, il bondit de son lit comme une balle joyeuse. Sa toilette, il l’expédie d’un coup de gant de toilette humide sur le visage. Puis il croque une tartine beurrée, boit un verre de lait et file ventre à terre. A huit ans, on ne marche pas, on tressaute, on court, on est une boule d’énergie, une usine chimique en effervescence. Sur le haut de la côte raide qui mène à la route empierrée, Achille fonce rejoindre la petite bande d’enfants qui prend le chemin buissonnier de l’école. « Bellevue » est alors un quartier de Meknès excentré, perdu dans la campagne aride au milieu des cactus, des oliviers grimaçants et des figuiers odorants. Bien sûr la route bordée d’habitations mène bien à la ville et à l’école, mais c’est bien loin et monotone à pieds d’enfant. Alors les gosses préfèrent « leur » chemin, un raccourci en pleine brousse. Le matin, la troupe tire la langue et galope. Impossible d’arriver en retard à l’école, ce serait une catastrophe et les foudres du directeur, « Barbichou » comme ils le surnomment, les raieraient plus sûrement de la carte que le champignon de la bombe atomanique dont parlent les grands …

Et surtout, surtout, à l’école il y a Angélique ! Dans son cœur Achille parle à Angélique tout le jour et le soir surtout, avant de s’endormir. A voix tendre. Quand il l’aperçoit le matin dans sa jupe écossaise, ses soquettes blanches, son chemisier rose et ses longues nattes soigneusement tressées, il rougit en cachette. S’approcher d’elle, mine de rien en faisant comme si j’te voyais pas, devant la grille avant la rentrée, Dieu qu’il aime ça ! Pas question qu’il lui parle ou qu’il réponde aux filles qui lui demandent en douce « Tu veux sortir avec ? », d’autant qu’Achille ne veut pas « sortir !!! » mais ETRE avec elle, tout le temps, lui dire des mots de miel et lui tenir la main. Prudent, il se tait. Pas question d’avouer ça, ce serait la honte ! Il deviendrait la risée de l’école et se ferait traiter de pédé par les copains. Pour eux, tout ce qui est doux, tendre, sentimental, c’est « Pédé !» !!! La règle de fer en matière de fille, c’est « celle-là, je la nike ». Et tous d’opiner en riant grassement, genre mec à la coule qu’a plus roulé sa bosse qu’un triqueur bien poilu de quinze ans. Comme les copains Achille se la joue, histoire de rester dans les normes implacables du clan. Pourtant quand sa mère l’oblige à se doucher, il se demande en apercevant son asticot dans le miroir, comment on s’en sert de ce petit doigt de viande molle qui se raidit parfois sans qu’il ait à le décider. Certes, le soir, dans la chaleur de son lit, la pensée d’Angélique lui met la sueur au front et son têtard durcit, mais bon, on s’en sert comment ? Comment ? Comment !!! Bruno, le chef de la bande, un noiraud rondouillard, lui a bien montré sur une page chiffonnée, arrachée à un magazine « de cul », une femme nue aux gros seins tombants, au ventre de plâtre, vue de loin, avec comme des cheveux noirs entre les jambes. Il a eu beau faire l’affranchi, il ne comprend toujours pas comment on « nike » !

En classe, Angélique est deux rangs devant lui, assise à côté de Bouchra, une petite marocaine, fine comme un fennec, aux grands yeux noirs frangés de longs cils recourbés bleus noirs qui lui donnent un regard profond et humide. Et ces deux perles de jais, brillantes et fines comme peu, aux reflets d’encre cobalt, tranchent sur sa peau d’angelette safranée. Bouchra se retourne souvent en ébauchant un sourire craintif mais le regard du Roméo transi se perd dans les frisettes claires qui bouclent dans le cou d’ivoire de sa Juliette. A la récré, Achille la suit de loin, elle saute à la corde. Il a remarqué que ses nattes pointent vers le ciel quand elle retombe et inversement, ce qui l’émeut infiniment ; il n’y a qu’elle pour faire ça. A la fin de la séquence, elle se penche gracieusement en rejetant ses tresses vers l’arrière et relève ses soquettes bordées de rose. C’est l’instant trop bref qu’il préfère, quand il aperçoit furtivement le creux de son genou à la peau si fine qu’on peut y voir battre du sang bleu. Un matin qu’il n’y croyait plus, elle s’est retournée d’un bloc et l’a regardé une très longue seconde, intensément, au fond des yeux. L’esquisse de sourire qui a suivi lui a coupé le souffle. Depuis plus rien, elle ne l’ignore pas, il sent bien que non, mais elle ne lui donne rien non plus. Ce vide dans lequel elle lui enfonce la tête, qui lui coupe la respiration des minutes entières, Achille le peuple de belles images et de sentiments tendres. Dans le pays de ses promenades intérieures, sa main ne quitte pas la sienne, elle lui sourit et de temps à autre, lui pose un gros baiser fermé sur la bouche et rit aux éclats à chacune de ses blagues …

Achille est amoureux de l’Amour,

Qui ne le lui rend pas.

Il fait ses gammes,

Et s’y habituera …

Au retour de l’école, entre les haies de cactus hérissés de figues de barbarie, c’est le temps du reflux quotidien des Barbares. Les filles traînent et jabotent entre elles. Les garçons, emmenés par Bruno, parlent le langage grossier des enfants qui tentent d’apprivoiser le monde. Melloul est vif, sec, tout en tendons et ses coups de poings qui partent sans prévenir font très mal. Les autres sont plus calmes, moins irascibles, plus joueurs et les « putain de ta mère », « enculé de ta race » et autres bonbons, ricochent dans l’air sec orangé, au soleil tombant, tout le long du chemin. A défaut de cailloux, les petits poucets de là-bas laissent derrière eux des chapelets d’injures que les oiselles qui les suivent picorent en pouffant …

Un soir, il descendait le dernier chemin menant à la maison, l’oreille encore endolorie par une droite sèche de Melloul, ruminant sa rancœur, ravalant la rage de l’humiliation subie, quand il entendit claquer à son oreille valide, l’insulte, la définitive, la suprême, l’intolérable : « Tiens v’là le p’tit pédé ! », suivie d’un rire aigu et méprisant. Derrière un mur de pierres plates qui entourait une belle maison, à cheval sur une basse branche d’un grand eucalyptus, un enfant aux boucles blondes, un peu plus âgé que lui, le regardait en ricanant. Achille sentit la colère monter en lui. Soudaine, violente comme un crachat de lave écarlate au sortir d’un volcan enragé, elle lui monta du ventre, le submergea d’un coup, il perdit tout contrôle. Lorsque qu’il vit son ennemi choir sans un cri, comme un paquet mou de sa branche, Achille reprit ses esprits. La caillasse coupante qu’il avait ramassée et jetée de toutes ses force avait frappé le moineau en pleine tempe ! L’image d’une hyène hurlante le traversa, le couvrant de sueur glacée, la peur lui creva la vessie et inonda son pantalon. Achille se mit à courir à toute vitesse vers la maison. La nuit épouvantable qui suivit le laissa éveillé, grelottant de trouille, croyant à chaque bruit nocturne que le père de sa victime frappait à la porte. Au petit matin, hagard, épuisé, il n’eut pas de peine à convaincre sa mère qu’il était malade. Toute la journée il regretta cette lâcheté car la peur ne baisserait pas, il le savait bien, tant qu’il se cacherait. Quelques jours plus tard, il revit sa victime dans l’arbre, qui ne dit mot à son passage. Sa tête enturbannée par une large bande avait pris du volume. « Pâques est en avance cette année » lui jeta-t-il au passage, d’un ton faussement bravache. L’autre ne répondit pas.

Cette année là il comprit qu’il ne lui faudrait jamais plus fuir les conséquences de ses actes. Mais il ne comprit pas que l’homme blessé se transforme souvent en animal enragé. De ce jour là il préféra les mots aux poings. Très vite, il prit l’ascendant sur les violents en leur clouant le bec à coups de mots cinglants et de formules assassines …

Les doigts d’Achille courent sur le clavier comme les souvenirs dans sa tête. Les émotions, les craintes, les peurs et les tendresses d’antan remontent en vagues incessantes, lui serrant le cœur et lui mouillant les yeux. Dans la gelée de cette nuit, épaisse de toutes les solitudes accumulées, les volants de la jupe écossaise d’Angélique volent au vent de son enfance qu’il croyait oubliée et arrachent à ses doigts une dentelle de mots qu’il ne maîtrise pas. Dans un coin de sa tête, Roger lui tend un verre de cristal fin au sein duquel un beau rubis liquide accroche la lumière dorée de la lampe. Les rayons jaunes illuminent ce vin qui prend au bord de son disque des reflets roses délicats. Achille tourne la tête vers le vin rédempteur qui tremble dans le verre et plonge sous la robe écarlate. C’est les yeux fermés qu’il nage le mieux dans les reflets brillants, dans les gammes de rouges toujours changeantes. Là, sur l’écran liquide ondoyant du cristal, les vignes de l’été 2008, au creux de Chassagne-Montrachet, dans cette parcelle des « Morgeots » du Domaine Morey-Coffinet, sont lourdes des grappes aux billes bleu noir dont il fait tourner le jus d’un mouvement souple du poignet. Des parfums de fruits frais, de fraises mûres et surtout de cerises, se mêlent aux effluves d’épices douces, de cuir et de réglisse qui lui ravissent le nez. Les larmes grasses qui s’accrochent au verre sont un peu des siennes et cela le soulage. Il soupire à la fois du plaisir de l’instant et de celui du passé. De la joie à la tristesse, du bonheur au regret, il n’y a qu’une frontière ténue et mouvante qu’une seconde lui suffit à franchir. La gorgée de vin emplit sa bouche d’une matière qui fait sa boule de fruits gourmands, qui roule, puis s’étire, lâchant la fraîcheur de ses cerises au palais. L’acidité des fruits étire plus encore le jus, en une longue finale au goût de noyau et de réglisse. A l’avalée, la douce chaleur qui l’envahit lui dit qu’avec la beauté de ce vin sa nostalgie passagère s’en est allée, aussi …

Dans un coin de sa tête,

Le chant puissant du muezzin

Là-bas, tout là-bas,

Recouvre la ville Impériale,

Comme le lustre de ce beau vin,

Lui a lavé le cœur …

EANMOGÉTILICOQUENE.

ACHILLE VOIT LA VIE EN ROUGE …

Oleg Dou.

 

Un soir d’été, en Juin sans doute, quand les jours retardent les heures des repas et des couchers, Achille est assis au ras du sol sur la porte de fer d’un soupirail. Le métal encore chaud brûle un peu les cuisses de l’enfant. Il est inquiet, sans raison, comme les animaux le sont parfois quand le temps va changer. Non, ce n’est pas vraiment de l’inquiétude – il n’a pas fait plus de bêtises qu’à l’ordinaire – , mais il ressent quelque chose d’étrange, d’indicible, qui le plonge dans une sorte de mélancolie légère. Comme d’un verre trop plein, les larmes finissent par déborder de ses yeux de ciel pur, rouler sur ses joues rebondies, lui mettant aux lèvres ce goût de mer, salé et amer qui ne lui déplaît pas quand il patauge dans les vagues de la mer du Nord, au bout des longues plages blondes qui s’étirent jusqu’à plus loin qu’il ne peut imaginer. Achille, tête basse, les épis de ses cheveux encore blonds pointés comme des aiguilles vers le ciel, ressemble vaguement à un petit porc-épic sur la défensive, surprit à la traversée d’un chemin. Alors qu’il sommeille à moité, engourdi par la chaleur tombante du soleil couchant, les deux bras vigoureux de son père l’emportent en douceur. Ce contact le rassérène, il se coule contre la poitrine dure mais rassurante comme un lionceau fatigué.

C’était bien avant qu’Achille ne s’émerveillât devant les subtilités stylistiques de Stendhal, bien avant qu’il ne bût à grandes lampées goulues, yeux grands ouverts comme des quinquets de fête foraine, à la lumière chiche de sa lampe de chevet, dans le secret de sa chambre exiguë, tard dans la nuit, les emportements de Céline, bien avant qu’il ne compatît aux égarements émollients d’Emma, l’amoureuse follement éperdue de la surface des êtres et des choses … C’était peu après qu’il eût tâté, à son corps accueillant, aux chairs ductiles des monos de la colo, juste après que d’incompréhensibles frissons troublants l’eurent traversé. C’était au temps où Bruxelles ne dansait pas encore dans la voix chaude de Brel …

C’était au temps du présent faussement éternel de l’enfance inquiète …

Pneus pleins, rouge claquant comme un camion de pompiers !Achille pédale comme un fou. Deux roulettes arrières assurent encore son équilibre tandis qu’il saute du trottoir et atterrit sur la route. Un bond de quelques centimètres qui lui paraît si long ! Il croit flotter un instant dans les airs. A six ans on est un oiseau. Un sacré coup de bol quand même que ce vélo tombé du ciel ! Pour un ticket de tombola gagnant de deux sous, voilà qu’Achille est le roi du monde ! Le nez dans le guidon, il appuie de toute la force de ses mollets de coq sur les manivelles, tourne et vire, risque la chute à chaque tour de pédale et se bloque d’un coup, reins tendus quand vient un obstacle, sur son cheval de fer sans freins. Les roues dérapent, ses cuisses maigres vibrent douloureusement sous l’effort et la mamie, dont il tamponne le cabas au ralenti, hurle comme une poule au four. A malmener son destrier rouge, les roulettes finissent par céder. Sans même s’en apercevoir Achille roule sur deux roues. Comme un grand. Il a appris à dompter la bête. Alors, cette longue rue qui lui paraissait filer jusqu’au bout du monde, il l’explore, comme les anciens qui croyaient la terre plate embarquaient à la conquête de l’improbable, affrontant leurs peurs et leurs superstitions.

Petit à petit les limites du monde reculent !

Le nez au ras du tablier de la table Achille érige une montagne de purée au lait, onctueuse et chaude, qui fume comme un volcan jaune. A gestes maladroits, il lisse les flancs du monticule qu’il perce d’un trou profond dans lequel il enfonce méticuleusement des paquets de viande hachée juteuse. C’est que cette « baïande » comme il dit, l’écœure un peu, alors il fait de son mieux pour la cacher. Les longues larmes de sang qui tracent des rigoles sinueuses au long de la bouillie mousseuse l’hypnotisent. Au travers du brouillard dans lequel il se réfugie, il capte par bribes la conversation de ses parents. Il ne comprend qu’une chose : Il va partir. Loin. Mais avec eux et sa petite sœur. Prendre le bateau. Pour le Maroque. ??. « Il va faire chaud là-bas » disent-ils. Bien plus que sous le ciel gris noir et les draches glacées du Nord de la France. « Mais c’est quoi partir ? » demande le ch’tio. Sa mère rit, ses yeux brillent. Achille rit aussi … D’un geste brutal, il effondre le terril de patates écrasées et le jus de la viande gicle jusqu’au milieu de la table. L’atmosphère fraîchit …

En ce mois d’avril triste comme un novembre, sur le quai immense de ce port du Nord bien plus long que la rue de la prime enfance qu’il vient de quitter, un cargo aux flancs noirs brame longuement, crachant au ciel déjà gris, tel un dragon sinistre, une fumée noire et grasse. Achille frémit. Un pressentiment, couleur du ciel, lui serre un peu la gorge. De lourds goélands aux ailes immenses planent. Bien plus tard il aimera Baudelaire … Ce bateau de commerce qui n’accueille d’ordinaire aucun passager avale la petite famille sans presque de bagages. Les longues échelles aux marches glissantes paraissent à l’enfant gigantesques et terriblement dangereuses. Le commandant qui les reçoit le regarde du haut de sa montagne de chairs et de poils. Devant la mine inquiète du minot il cligne de l’œil, sourit, ôte sa casquette à galons dorés et la pose sur la tête du petit. Le monde disparaît à la vue d’Achille tandis qu’une odeur âcre et mâle lui coupe le souffle. Mais il aime ça. Bien qu’aveuglé par la coiffe ce fumet de gibier faisandé l’apaise. Le couvre chef lui descend aux oreilles. Seul son sourire à demi édenté luit à ras de la visière. Fièrement il la tient à deux mains en tournant autour de l’officier qui rit de bon cœur. Achille vient de se faire un grand copain, qui l’emmènera souvent avec lui sur la passerelle de commandement et posera à chaque fois son galure d’opérette sur son crâne de moineau. Même que parfois il le soulèvera sans effort jusqu’à hauteur du gouvernail de cuivre rutilant. Et Achille, entre deux ris violents qui s’écrasent sur la vitre du poste de commandement, guidera le navire sur la mer tempétueuse comme un Christophe Colomb miniature en route vers les Amériques …

La traversée sera rude. En ce mois d’avril d’il y a bien longtemps Neptune est en pétard dans le Golfe du Lion et la mer, mousseuse, bruyante et mouvante, balance sans cesse, entraînant le navire sur ses hautes crêtes, puis le lâchant au long de vertigineuses pentes liquides. Le rafiot pique du nez, perce les flots, puis se rétablit dans une gigantesque gerbe d’écume qui claque violemment sur les tôles en obscurcissant les hublots de la cabine. Il fait nuit et jour en plein jour. Achille agenouillé dans les toilettes nauséabondes vomit même ce qu’il n’a pas mangé. Il se terre au fond de sa couchette, gémissant comme un chiot malade. Son père, ancien marin qui a traversé la guerre à fond de cale dans les odeurs de mazout et de graisse chaude, veille au grain et sort Achille du dessous de ses draps. Attablé au carré des officiers, la tête entre les mains, l’enfant au visage ivoirin, tête basse, est prostré. Devant lui, dans une assiette aussi pâle que lui, des sardines sorties de leur boite nagent dans une flaque d’huile visqueuse. Dans ses grands yeux d’acier bleui qui lui mangent le visage, les poissons confits se reflètent et flottent au gré du roulis. « Mange » lui dit son père en lui tendant une tartine de pain gris. Docile il s’exécute, mais la première bouchée lui met le cœur entre les dents. Un spasme douloureux lui tord les boyaux, ses yeux s’embuent, il hoquette et recrache la bouillie grasse. Le visage de son père est dur, crispé même, mais son regard d’azur tendre le rassure. Les minutes semblent des heures, Achille mâche et remâche, crache, et vomit à moitié les quelques fragments de poisson qu’il parvient à avaler. Au bout d’un temps qui n’en finit plus, il réussit à avaler plusieurs bouchées à grand renfort de pain et d’eau. Le front de son père brille de sueur et ses mâchoires, spasmodiquement, miment les efforts de l’enfant qui étonnamment reprend peu à peu des couleurs. La dernière becquée passée son ventre se calme, une chaleur bienfaisante l’inonde. Un brin provocant, il trempe un dernier morceau de pain dans l’huile et l’enfourne en souriant. Son père lui lâche la main qu’il tenait au chaud dans la sienne, se lève et l’entraîne dans les coursives jusque vers l’échelle de coupée. Sur le pont avant balayé par le vent l’air iodé lui gonfle la poitrine et fait battre son écharpe comme un drapeau dérisoire. Calé entre les jambes écartées de son père qui ne vacille pas, les mains accrochées à sa ceinture, l’enfant au visage mouillé par les embruns écoute la mer lui dire qu’elle l’accepte. De ce matin d’amour rude, jusqu’au soir de sa vie, la mer restera sa plus fidèle amante. Qu’il la regarde ou qu’il s’y baigne, toujours il l’entendra lui dire :

« Viens, ne crains rien, je te porte » …

Un jour enfin beau, passé le sud du Portugal, la crème fouettée retombe, les flots se calment, l’eau verdit puis bleuit et vire au cobalt. Le navire retrouve sa superbe et trace sa route tout droit vers le sud. Accroché à la barre inférieure du bastingage, le petit garçon parle aux mouettes muettes qui filent comme des flèches aveuglantes dans le sillage du navire. Il leur jette du pain qu’elles saisissent au vol au prix de gracieuses acrobaties. Achille rit. Les mouettes criaillent … Au loin, dans l’axe de la proue du bateau, la terre comme un lacet brun sans reliefs encore, marque la fin des eaux. Le lacet devient barre épaisse, puis les détails peu à peu apparaissent. Bientôt, des tâches blanches piquetées de lacis verts, soulignés d’un croissant blanc qui tranche crûment sur l’aigue-marine des eaux calmes, grossissent à vue d’œil. Sous le ciel pur d’Agadir d’avant le tremblement de terre, les palmes dolentes qu’agite la brise chaude de l’Afrique, les saluent. Les odeurs goudronneuses du navire mêlées aux parfums salés de l’océan diminuent, recouvertes peu à peu par les fragrances épicées et puissantes des souks ensoleillés.

A fond de cale, le vélo rouge tressaille …

Derrière le visage ridé du vieil homme qu’Achille est devenu, l’enfant, assis sur le rubis profond de la mémoire de son futur, pédale à toute allure. Dire qu’il n’aura fallu qu’un poulet à la marocaine pour qu’il surgisse du fond de ses souvenirs. Et ce Gris de Rimal 2010 à la robe rose, pâle comme le ciel de Meknès après que le soleil s’est endormi, qui tourne dans le verre embué, a lui aussi, à la faveur de ses fragrances de groseilles juteuses et de fraises fraîches, exhumé, du fond de l’âge, les épices du poulet fondant et les images multicolores des terres lointaines de l’enfance. Yeux mi-clos, Achille le vieux, aveuglé par la violence du soleil au zénith, ressent encore jusqu’à la moelle de ses os douloureux les vibrations des cailloux blancs sous les pneus noirs du vélo dévalant la piste sinueuse et pentue autour de la médina endormie …

Le rouge, le bleu, le blanc,

La nausée, le sel et la puanteur

Délicieuse des sardines écrasées,

Comme un vol de mouettes neigeuses,

En bouquet de jasmin vierge,

Pleurent en silence,

L’enfance disparue …


ENOSMOTALTIGICOQUENE.

ACHILLE, JULIEN ET CHRÉTIEN EN BULLES …

Moïse Kisling. Jeune femme rousse.

 

En un soir Roger l’avait adopté …

Achille n’était pas son fils de chair, ni de devoir, non, il l’avait simplement choisi parce qu’il sentait en lui la même intelligence, la même passion pour les subtilités du vin. Roger s’employa à l’éduquer, ou plutôt à l’initier, à le guider au raffinement dans le vaste monde des multiples relations possibles au jus des vignes. À son contact, à son écoute, Achille l’éponge accrut sa sensibilité naturelle. Très vite il perçut l’infinie palette des sensations cachées dans les obscures callipyges de verre glabre, la triple sensualité qui naissait de l’observation, de l’olfaction et de la rencontre gustative. Il connut bien des émois. Mieux, il accéda au recueillement, au lâcher prise, à l’humilité, à l’innocence préservée. L’équilibre, la grâce, l’élégance, l’harmonie, la franchise, la « race », en un mot les vertus que le vin lui révéla peu à peu, développèrent en parallèle les siennes. Il accéda pas à pas au sacré et au profane, intimement mêlés au profond des caves et des linceuls de verre, au mouvement de la vie en perpétuelle transformation. Guidé en douceur par le vieil humaniste dans les arcanes des appellations, des régions, des climats, des cépages, des sols, des millésimes ainsi que dans la fréquentation de quelques discrets alchimistes faiseurs de grands nectars. Sans même qu’il s’en aperçût, l’étude des vastes étendues viniques fut son École de Sagesse. La vie est ainsi étrangement faite, que l’on croise parfois le chemin d’un de ces lumineux passeurs de flambeaux.

Deo Gratias à Bacchus et à Dionysos aussi …

À vrai dire Achille glandouillait. Il travaillait dans un Lycée Technique, faisait le pion d’externat quatre jours par semaines et passait une nuit déliquescente sur deux à plonger dans la bamboche comme un con ordinaire. Ces nuits blêmes, à boire force bières, à traîner en des lieux, improbables au mieux, et le plus souvent bars crapoteux et glauques, dans la lumière noire qui fait regard de lapin sous acide, en compagnie de filles, fadasses, tristes, bavardes ou vulgaires, aux sueurs aigres et aux parfums agressifs, ne le satisfaisaient pas. Quelque chose ne tournait pas rond au fond de lui, il avait le sentiment vague et nauséeux de ne pas être au mieux, voire de gâcher un peu sa vie mais c’était un sentiment vraiment trouble, fuyant, dont il n’arrivait pas à prendre vraiment conscience. Plus tard, le mot « fête » au sens de « bringue » évoquerait définitivement pour lui, une maladie de l’âme, un risque grave de perte de l’estime de soi. Quelque chose de veule, de dissolvant, de dégradant …

Un jour par semaine il montait à la métropole régionale des frites prendre son lot de connaissances universitaires. Après les cours il retrouvait Hector. A deux, immergés dans les miasmes acides, ils développaient à la lumière rouge du labo leurs rouleaux d’images pas très pieuses. Achille aimait ces formes indistinctes qui émergeaient des bacs de révélateur. Les noirs, les gris et les blancs qui montaient lentement en se fondant du fond des eaux chimiques comme des sourires tremblants, le fascinaient. Les fantômes pâles qui prenaient lentement figures humaines, souriaient, grimaçaient, ces instantanés volés à la vie, ces émotions en mouvement le laissaient à chaque fois émerveillé tandis qu’une chaleur étrange et douce irradiait sa poitrine. Il lui semblait pouvoir, sans le figer, contrôler et arrêter le temps. Les souvenirs de papier qu’il empilait soigneusement dans des boites de carton compensaient la fragilité de sa mémoire trop pleine …

Un soir de Juin, qu’il agonisait à l’idée des examens du lendemain, Hector, histoire de le détendre, le traîna dans une ville proche – qui valait en ce temps-là à peine un clair de lune -, sous les lustres de faux cristal ruisselant d’un casino. A la roulette ils jouèrent, les yeux fermés à la raison, leur maigre pécule. Hermès et Dionysos, séduits par leur naïveté, asservirent le croupier fatigué qui se mit à payer. En quelques heures, ils raflèrent une belle somme qu’ils engloutirent dans un repas fastueux au restaurant étoilé attenant à l’établissement. Ils se goinfrèrent, sympathisèrent rapidement avec la jeune sommelière blonde aux jolis seins bondissants, qui remplissait leurs verres en se penchant vers eux plus que nécessaire et éclusèrent sans y prêter attention, comme des footballeurs dorés sur tranche, plusieurs bouteilles de champagne, s’empiffrant de caviar et de homard grillé. Ivres, les deux joyeux pachas d’un soir retrouvèrent la jeune femme au bar et l’associèrent à leur beuverie. Puis dans le plus proche hôtel, ils se blottirent à trois, à demi inconscients et s’endormirent comme frères et sœur. Pas même dégrisé, au petit matin, Achille s’éveilla en sursaut, à demi encastré dans la blonde roucoulante qui gémissait en roulant des hanches. Le souvenir de l’examen lui glaça la peau et calma subito ses ardeurs.

Les portes de l’amphi se fermaient quand il déboucha, glissant sur le parquet ciré, échevelé, le pantalon froissé et la chemise flottante. Il s’effondra sur son banc comme une méduse verte et molle sur le sable chaud d’une plage bondée. La tête lui tournait encore, son haleine nidoreuse et ses dents poisseuses l’incommodaient, mais moins que les odeurs de viande marinée qui suintaient de ses aisselles pour remonter jusqu’à son nez froncé. Les coutures du 501 lui agaçaient l’aine et lui meurtrissaient les fesses. Dans la précipitation il n’avait pas retrouvé son slip et avait chaussé le jean moulant de la fille. Il se mit à rire bruyamment. L’idée d’avoir embroché la blonde pulpeuse puis, dans la foulée son pantalon, lui dégagea l’esprit des vapeurs de la nuit. Sa voisine de gauche, brune genre métisse caramel au lait, lui lança un regard plus noir qu’au naturel qu’elle avait noisette. Ample, sa tunique fleurie flottait sur des seins rondelets, fermes et tendus, dont les pointes piquaient le tissu léger. Mais plus encore, son large vêtement, bas sous l’aisselle humide, laissait deviner l’ébauche émouvante de son sein gauche. Ses cheveux bouclés et épais remontaient en chignon grossier sur sa tête. Dans son cou à la ligne pure quelques cheveux frisottaient. Le désir-mort né du matin revint, brutal, presque douloureux. Achille déboutonna le jean trop petit qui l’étouffait et lui écrasait le gland. Celui-ci s’ébroua jusqu’au ras de la ceinture. Achille croisa les jambes.

Du coin de l’œil la brunette lui sourit …

Chrétien de Troyes acheva de le dégriser. Il lui fallut traduire la pure langue du douzième siècle, en strophes d’octosyllabiques denses et serrées, tirées du « Lancelot ou le Chevalier de la charrette ». Quelques questions pointues sur la langue et ses transformations au cours des temps, puis une dissertation à partir de trois strophes, obscures de prime abord. Achille se plongea dans les méandres du texte, porté par les bulles de champagne qui pétillaient encore à la surface surchauffée de son cortex. Il se coula dans la beauté des mots comme un chat dans son panier. Sa plume courait en crissant sur le papier ; il plongeait dans le cœur de Lancelot, ce Chevalier si parfaitement aimant et partageait avec délice ses tourments. En quatre heures, il noircit à l’encre violette un bon paquet de copies. Le vin de Champagne, vif et ardent qui coulait encore dans ses veines, mêlé au sang rouge de sa jeunesse, fut sa muse amoureuse à nulle autre pareille. L’après midi, l’épreuve de littérature moderne l’enchanta et les atermoiements de Julien Sorel à la prodigieuse mémoire finirent de brûler les derniers cordons de bulles et les nappes brumeuses de la nuit. Achille se surprit lui-même à la relecture de son devoir, qu’il trouva, en toute immodestie, vachement bien torché. A la sortie de la salle, il sentait encore, plus brûlant qu’une braise incandescente, le baiser de Mathilde de la Mole sur son front glacé. Autant l’ambition cupide de Julien lui déplaisait, autant le bel amour pur de Mathilde qui l’inspirerait sa vie durant, lui mettait le rose aux joues et le cœur en fleur.

Cette année là, Achille fut reçu à ses examens avec la plus haute des mentions. Il fêta sa réussite avec Roger qui l’invita dans un grand restaurant aux lumières intimidantes, et à l’assiette délicieusement simple et complexe à la fois ..

Ce soir là, il but son premier grand vin blanc de Bourgogne,

Un Montrachet 1947 somptueux,

Qu’il mit deux heures

A boire,

Subjugué,

A petites lampées

Précieuses

Et gourmandes,

Mêlées

De larmes de joie.

Roger, l’œil noir et brillant, légèrement humide, le regarda tout le soir s’extasier comme un enfant à la foire, un enfant enchanté qui vient de haute lutte et pour la première fois d’arracher d’un geste vif le pompon du manège !

 

EPASMOSITICOCONNE.