Littinéraires viniques » Meknès

ACHILLE ENTRE LES HAUTS CŒURS …

Abdelfattah Karmane. Nature morte.

 

Achille, tous les matins, se lève …

A vrai dire il ne se lève pas, il bondit de son lit comme une balle joyeuse. Sa toilette, il l’expédie d’un coup de gant de toilette humide sur le visage. Puis il croque une tartine beurrée, boit un verre de lait et file ventre à terre. A huit ans, on ne marche pas, on tressaute, on court, on est une boule d’énergie, une usine chimique en effervescence. Sur le haut de la côte raide qui mène à la route empierrée, Achille fonce rejoindre la petite bande d’enfants qui prend le chemin buissonnier de l’école. « Bellevue » est alors un quartier de Meknès excentré, perdu dans la campagne aride au milieu des cactus, des oliviers grimaçants et des figuiers odorants. Bien sûr la route bordée d’habitations mène bien à la ville et à l’école, mais c’est bien loin et monotone à pieds d’enfant. Alors les gosses préfèrent « leur » chemin, un raccourci en pleine brousse. Le matin, la troupe tire la langue et galope. Impossible d’arriver en retard à l’école, ce serait une catastrophe et les foudres du directeur, « Barbichou » comme ils le surnomment, les raieraient plus sûrement de la carte que le champignon de la bombe atomanique dont parlent les grands …

Et surtout, surtout, à l’école il y a Angélique ! Dans son cœur Achille parle à Angélique tout le jour et le soir surtout, avant de s’endormir. A voix tendre. Quand il l’aperçoit le matin dans sa jupe écossaise, ses soquettes blanches, son chemisier rose et ses longues nattes soigneusement tressées, il rougit en cachette. S’approcher d’elle, mine de rien en faisant comme si j’te voyais pas, devant la grille avant la rentrée, Dieu qu’il aime ça ! Pas question qu’il lui parle ou qu’il réponde aux filles qui lui demandent en douce « Tu veux sortir avec ? », d’autant qu’Achille ne veut pas « sortir !!! » mais ETRE avec elle, tout le temps, lui dire des mots de miel et lui tenir la main. Prudent, il se tait. Pas question d’avouer ça, ce serait la honte ! Il deviendrait la risée de l’école et se ferait traiter de pédé par les copains. Pour eux, tout ce qui est doux, tendre, sentimental, c’est « Pédé !» !!! La règle de fer en matière de fille, c’est « celle-là, je la nike ». Et tous d’opiner en riant grassement, genre mec à la coule qu’a plus roulé sa bosse qu’un triqueur bien poilu de quinze ans. Comme les copains Achille se la joue, histoire de rester dans les normes implacables du clan. Pourtant quand sa mère l’oblige à se doucher, il se demande en apercevant son asticot dans le miroir, comment on s’en sert de ce petit doigt de viande molle qui se raidit parfois sans qu’il ait à le décider. Certes, le soir, dans la chaleur de son lit, la pensée d’Angélique lui met la sueur au front et son têtard durcit, mais bon, on s’en sert comment ? Comment ? Comment !!! Bruno, le chef de la bande, un noiraud rondouillard, lui a bien montré sur une page chiffonnée, arrachée à un magazine « de cul », une femme nue aux gros seins tombants, au ventre de plâtre, vue de loin, avec comme des cheveux noirs entre les jambes. Il a eu beau faire l’affranchi, il ne comprend toujours pas comment on « nike » !

En classe, Angélique est deux rangs devant lui, assise à côté de Bouchra, une petite marocaine, fine comme un fennec, aux grands yeux noirs frangés de longs cils recourbés bleus noirs qui lui donnent un regard profond et humide. Et ces deux perles de jais, brillantes et fines comme peu, aux reflets d’encre cobalt, tranchent sur sa peau d’angelette safranée. Bouchra se retourne souvent en ébauchant un sourire craintif mais le regard du Roméo transi se perd dans les frisettes claires qui bouclent dans le cou d’ivoire de sa Juliette. A la récré, Achille la suit de loin, elle saute à la corde. Il a remarqué que ses nattes pointent vers le ciel quand elle retombe et inversement, ce qui l’émeut infiniment ; il n’y a qu’elle pour faire ça. A la fin de la séquence, elle se penche gracieusement en rejetant ses tresses vers l’arrière et relève ses soquettes bordées de rose. C’est l’instant trop bref qu’il préfère, quand il aperçoit furtivement le creux de son genou à la peau si fine qu’on peut y voir battre du sang bleu. Un matin qu’il n’y croyait plus, elle s’est retournée d’un bloc et l’a regardé une très longue seconde, intensément, au fond des yeux. L’esquisse de sourire qui a suivi lui a coupé le souffle. Depuis plus rien, elle ne l’ignore pas, il sent bien que non, mais elle ne lui donne rien non plus. Ce vide dans lequel elle lui enfonce la tête, qui lui coupe la respiration des minutes entières, Achille le peuple de belles images et de sentiments tendres. Dans le pays de ses promenades intérieures, sa main ne quitte pas la sienne, elle lui sourit et de temps à autre, lui pose un gros baiser fermé sur la bouche et rit aux éclats à chacune de ses blagues …

Achille est amoureux de l’Amour,

Qui ne le lui rend pas.

Il fait ses gammes,

Et s’y habituera …

Au retour de l’école, entre les haies de cactus hérissés de figues de barbarie, c’est le temps du reflux quotidien des Barbares. Les filles traînent et jabotent entre elles. Les garçons, emmenés par Bruno, parlent le langage grossier des enfants qui tentent d’apprivoiser le monde. Melloul est vif, sec, tout en tendons et ses coups de poings qui partent sans prévenir font très mal. Les autres sont plus calmes, moins irascibles, plus joueurs et les « putain de ta mère », « enculé de ta race » et autres bonbons, ricochent dans l’air sec orangé, au soleil tombant, tout le long du chemin. A défaut de cailloux, les petits poucets de là-bas laissent derrière eux des chapelets d’injures que les oiselles qui les suivent picorent en pouffant …

Un soir, il descendait le dernier chemin menant à la maison, l’oreille encore endolorie par une droite sèche de Melloul, ruminant sa rancœur, ravalant la rage de l’humiliation subie, quand il entendit claquer à son oreille valide, l’insulte, la définitive, la suprême, l’intolérable : « Tiens v’là le p’tit pédé ! », suivie d’un rire aigu et méprisant. Derrière un mur de pierres plates qui entourait une belle maison, à cheval sur une basse branche d’un grand eucalyptus, un enfant aux boucles blondes, un peu plus âgé que lui, le regardait en ricanant. Achille sentit la colère monter en lui. Soudaine, violente comme un crachat de lave écarlate au sortir d’un volcan enragé, elle lui monta du ventre, le submergea d’un coup, il perdit tout contrôle. Lorsque qu’il vit son ennemi choir sans un cri, comme un paquet mou de sa branche, Achille reprit ses esprits. La caillasse coupante qu’il avait ramassée et jetée de toutes ses force avait frappé le moineau en pleine tempe ! L’image d’une hyène hurlante le traversa, le couvrant de sueur glacée, la peur lui creva la vessie et inonda son pantalon. Achille se mit à courir à toute vitesse vers la maison. La nuit épouvantable qui suivit le laissa éveillé, grelottant de trouille, croyant à chaque bruit nocturne que le père de sa victime frappait à la porte. Au petit matin, hagard, épuisé, il n’eut pas de peine à convaincre sa mère qu’il était malade. Toute la journée il regretta cette lâcheté car la peur ne baisserait pas, il le savait bien, tant qu’il se cacherait. Quelques jours plus tard, il revit sa victime dans l’arbre, qui ne dit mot à son passage. Sa tête enturbannée par une large bande avait pris du volume. « Pâques est en avance cette année » lui jeta-t-il au passage, d’un ton faussement bravache. L’autre ne répondit pas.

Cette année là il comprit qu’il ne lui faudrait jamais plus fuir les conséquences de ses actes. Mais il ne comprit pas que l’homme blessé se transforme souvent en animal enragé. De ce jour là il préféra les mots aux poings. Très vite, il prit l’ascendant sur les violents en leur clouant le bec à coups de mots cinglants et de formules assassines …

Les doigts d’Achille courent sur le clavier comme les souvenirs dans sa tête. Les émotions, les craintes, les peurs et les tendresses d’antan remontent en vagues incessantes, lui serrant le cœur et lui mouillant les yeux. Dans la gelée de cette nuit, épaisse de toutes les solitudes accumulées, les volants de la jupe écossaise d’Angélique volent au vent de son enfance qu’il croyait oubliée et arrachent à ses doigts une dentelle de mots qu’il ne maîtrise pas. Dans un coin de sa tête, Roger lui tend un verre de cristal fin au sein duquel un beau rubis liquide accroche la lumière dorée de la lampe. Les rayons jaunes illuminent ce vin qui prend au bord de son disque des reflets roses délicats. Achille tourne la tête vers le vin rédempteur qui tremble dans le verre et plonge sous la robe écarlate. C’est les yeux fermés qu’il nage le mieux dans les reflets brillants, dans les gammes de rouges toujours changeantes. Là, sur l’écran liquide ondoyant du cristal, les vignes de l’été 2008, au creux de Chassagne-Montrachet, dans cette parcelle des « Morgeots » du Domaine Morey-Coffinet, sont lourdes des grappes aux billes bleu noir dont il fait tourner le jus d’un mouvement souple du poignet. Des parfums de fruits frais, de fraises mûres et surtout de cerises, se mêlent aux effluves d’épices douces, de cuir et de réglisse qui lui ravissent le nez. Les larmes grasses qui s’accrochent au verre sont un peu des siennes et cela le soulage. Il soupire à la fois du plaisir de l’instant et de celui du passé. De la joie à la tristesse, du bonheur au regret, il n’y a qu’une frontière ténue et mouvante qu’une seconde lui suffit à franchir. La gorgée de vin emplit sa bouche d’une matière qui fait sa boule de fruits gourmands, qui roule, puis s’étire, lâchant la fraîcheur de ses cerises au palais. L’acidité des fruits étire plus encore le jus, en une longue finale au goût de noyau et de réglisse. A l’avalée, la douce chaleur qui l’envahit lui dit qu’avec la beauté de ce vin sa nostalgie passagère s’en est allée, aussi …

Dans un coin de sa tête,

Le chant puissant du muezzin

Là-bas, tout là-bas,

Recouvre la ville Impériale,

Comme le lustre de ce beau vin,

Lui a lavé le cœur …

EANMOGÉTILICOQUENE.

ACHILLE VOIT LA VIE EN ROUGE …

Oleg Dou.

 

Un soir d’été, en Juin sans doute, quand les jours retardent les heures des repas et des couchers, Achille est assis au ras du sol sur la porte de fer d’un soupirail. Le métal encore chaud brûle un peu les cuisses de l’enfant. Il est inquiet, sans raison, comme les animaux le sont parfois quand le temps va changer. Non, ce n’est pas vraiment de l’inquiétude – il n’a pas fait plus de bêtises qu’à l’ordinaire – , mais il ressent quelque chose d’étrange, d’indicible, qui le plonge dans une sorte de mélancolie légère. Comme d’un verre trop plein, les larmes finissent par déborder de ses yeux de ciel pur, rouler sur ses joues rebondies, lui mettant aux lèvres ce goût de mer, salé et amer qui ne lui déplaît pas quand il patauge dans les vagues de la mer du Nord, au bout des longues plages blondes qui s’étirent jusqu’à plus loin qu’il ne peut imaginer. Achille, tête basse, les épis de ses cheveux encore blonds pointés comme des aiguilles vers le ciel, ressemble vaguement à un petit porc-épic sur la défensive, surprit à la traversée d’un chemin. Alors qu’il sommeille à moité, engourdi par la chaleur tombante du soleil couchant, les deux bras vigoureux de son père l’emportent en douceur. Ce contact le rassérène, il se coule contre la poitrine dure mais rassurante comme un lionceau fatigué.

C’était bien avant qu’Achille ne s’émerveillât devant les subtilités stylistiques de Stendhal, bien avant qu’il ne bût à grandes lampées goulues, yeux grands ouverts comme des quinquets de fête foraine, à la lumière chiche de sa lampe de chevet, dans le secret de sa chambre exiguë, tard dans la nuit, les emportements de Céline, bien avant qu’il ne compatît aux égarements émollients d’Emma, l’amoureuse follement éperdue de la surface des êtres et des choses … C’était peu après qu’il eût tâté, à son corps accueillant, aux chairs ductiles des monos de la colo, juste après que d’incompréhensibles frissons troublants l’eurent traversé. C’était au temps où Bruxelles ne dansait pas encore dans la voix chaude de Brel …

C’était au temps du présent faussement éternel de l’enfance inquiète …

Pneus pleins, rouge claquant comme un camion de pompiers !Achille pédale comme un fou. Deux roulettes arrières assurent encore son équilibre tandis qu’il saute du trottoir et atterrit sur la route. Un bond de quelques centimètres qui lui paraît si long ! Il croit flotter un instant dans les airs. A six ans on est un oiseau. Un sacré coup de bol quand même que ce vélo tombé du ciel ! Pour un ticket de tombola gagnant de deux sous, voilà qu’Achille est le roi du monde ! Le nez dans le guidon, il appuie de toute la force de ses mollets de coq sur les manivelles, tourne et vire, risque la chute à chaque tour de pédale et se bloque d’un coup, reins tendus quand vient un obstacle, sur son cheval de fer sans freins. Les roues dérapent, ses cuisses maigres vibrent douloureusement sous l’effort et la mamie, dont il tamponne le cabas au ralenti, hurle comme une poule au four. A malmener son destrier rouge, les roulettes finissent par céder. Sans même s’en apercevoir Achille roule sur deux roues. Comme un grand. Il a appris à dompter la bête. Alors, cette longue rue qui lui paraissait filer jusqu’au bout du monde, il l’explore, comme les anciens qui croyaient la terre plate embarquaient à la conquête de l’improbable, affrontant leurs peurs et leurs superstitions.

Petit à petit les limites du monde reculent !

Le nez au ras du tablier de la table Achille érige une montagne de purée au lait, onctueuse et chaude, qui fume comme un volcan jaune. A gestes maladroits, il lisse les flancs du monticule qu’il perce d’un trou profond dans lequel il enfonce méticuleusement des paquets de viande hachée juteuse. C’est que cette « baïande » comme il dit, l’écœure un peu, alors il fait de son mieux pour la cacher. Les longues larmes de sang qui tracent des rigoles sinueuses au long de la bouillie mousseuse l’hypnotisent. Au travers du brouillard dans lequel il se réfugie, il capte par bribes la conversation de ses parents. Il ne comprend qu’une chose : Il va partir. Loin. Mais avec eux et sa petite sœur. Prendre le bateau. Pour le Maroque. ??. « Il va faire chaud là-bas » disent-ils. Bien plus que sous le ciel gris noir et les draches glacées du Nord de la France. « Mais c’est quoi partir ? » demande le ch’tio. Sa mère rit, ses yeux brillent. Achille rit aussi … D’un geste brutal, il effondre le terril de patates écrasées et le jus de la viande gicle jusqu’au milieu de la table. L’atmosphère fraîchit …

En ce mois d’avril triste comme un novembre, sur le quai immense de ce port du Nord bien plus long que la rue de la prime enfance qu’il vient de quitter, un cargo aux flancs noirs brame longuement, crachant au ciel déjà gris, tel un dragon sinistre, une fumée noire et grasse. Achille frémit. Un pressentiment, couleur du ciel, lui serre un peu la gorge. De lourds goélands aux ailes immenses planent. Bien plus tard il aimera Baudelaire … Ce bateau de commerce qui n’accueille d’ordinaire aucun passager avale la petite famille sans presque de bagages. Les longues échelles aux marches glissantes paraissent à l’enfant gigantesques et terriblement dangereuses. Le commandant qui les reçoit le regarde du haut de sa montagne de chairs et de poils. Devant la mine inquiète du minot il cligne de l’œil, sourit, ôte sa casquette à galons dorés et la pose sur la tête du petit. Le monde disparaît à la vue d’Achille tandis qu’une odeur âcre et mâle lui coupe le souffle. Mais il aime ça. Bien qu’aveuglé par la coiffe ce fumet de gibier faisandé l’apaise. Le couvre chef lui descend aux oreilles. Seul son sourire à demi édenté luit à ras de la visière. Fièrement il la tient à deux mains en tournant autour de l’officier qui rit de bon cœur. Achille vient de se faire un grand copain, qui l’emmènera souvent avec lui sur la passerelle de commandement et posera à chaque fois son galure d’opérette sur son crâne de moineau. Même que parfois il le soulèvera sans effort jusqu’à hauteur du gouvernail de cuivre rutilant. Et Achille, entre deux ris violents qui s’écrasent sur la vitre du poste de commandement, guidera le navire sur la mer tempétueuse comme un Christophe Colomb miniature en route vers les Amériques …

La traversée sera rude. En ce mois d’avril d’il y a bien longtemps Neptune est en pétard dans le Golfe du Lion et la mer, mousseuse, bruyante et mouvante, balance sans cesse, entraînant le navire sur ses hautes crêtes, puis le lâchant au long de vertigineuses pentes liquides. Le rafiot pique du nez, perce les flots, puis se rétablit dans une gigantesque gerbe d’écume qui claque violemment sur les tôles en obscurcissant les hublots de la cabine. Il fait nuit et jour en plein jour. Achille agenouillé dans les toilettes nauséabondes vomit même ce qu’il n’a pas mangé. Il se terre au fond de sa couchette, gémissant comme un chiot malade. Son père, ancien marin qui a traversé la guerre à fond de cale dans les odeurs de mazout et de graisse chaude, veille au grain et sort Achille du dessous de ses draps. Attablé au carré des officiers, la tête entre les mains, l’enfant au visage ivoirin, tête basse, est prostré. Devant lui, dans une assiette aussi pâle que lui, des sardines sorties de leur boite nagent dans une flaque d’huile visqueuse. Dans ses grands yeux d’acier bleui qui lui mangent le visage, les poissons confits se reflètent et flottent au gré du roulis. « Mange » lui dit son père en lui tendant une tartine de pain gris. Docile il s’exécute, mais la première bouchée lui met le cœur entre les dents. Un spasme douloureux lui tord les boyaux, ses yeux s’embuent, il hoquette et recrache la bouillie grasse. Le visage de son père est dur, crispé même, mais son regard d’azur tendre le rassure. Les minutes semblent des heures, Achille mâche et remâche, crache, et vomit à moitié les quelques fragments de poisson qu’il parvient à avaler. Au bout d’un temps qui n’en finit plus, il réussit à avaler plusieurs bouchées à grand renfort de pain et d’eau. Le front de son père brille de sueur et ses mâchoires, spasmodiquement, miment les efforts de l’enfant qui étonnamment reprend peu à peu des couleurs. La dernière becquée passée son ventre se calme, une chaleur bienfaisante l’inonde. Un brin provocant, il trempe un dernier morceau de pain dans l’huile et l’enfourne en souriant. Son père lui lâche la main qu’il tenait au chaud dans la sienne, se lève et l’entraîne dans les coursives jusque vers l’échelle de coupée. Sur le pont avant balayé par le vent l’air iodé lui gonfle la poitrine et fait battre son écharpe comme un drapeau dérisoire. Calé entre les jambes écartées de son père qui ne vacille pas, les mains accrochées à sa ceinture, l’enfant au visage mouillé par les embruns écoute la mer lui dire qu’elle l’accepte. De ce matin d’amour rude, jusqu’au soir de sa vie, la mer restera sa plus fidèle amante. Qu’il la regarde ou qu’il s’y baigne, toujours il l’entendra lui dire :

« Viens, ne crains rien, je te porte » …

Un jour enfin beau, passé le sud du Portugal, la crème fouettée retombe, les flots se calment, l’eau verdit puis bleuit et vire au cobalt. Le navire retrouve sa superbe et trace sa route tout droit vers le sud. Accroché à la barre inférieure du bastingage, le petit garçon parle aux mouettes muettes qui filent comme des flèches aveuglantes dans le sillage du navire. Il leur jette du pain qu’elles saisissent au vol au prix de gracieuses acrobaties. Achille rit. Les mouettes criaillent … Au loin, dans l’axe de la proue du bateau, la terre comme un lacet brun sans reliefs encore, marque la fin des eaux. Le lacet devient barre épaisse, puis les détails peu à peu apparaissent. Bientôt, des tâches blanches piquetées de lacis verts, soulignés d’un croissant blanc qui tranche crûment sur l’aigue-marine des eaux calmes, grossissent à vue d’œil. Sous le ciel pur d’Agadir d’avant le tremblement de terre, les palmes dolentes qu’agite la brise chaude de l’Afrique, les saluent. Les odeurs goudronneuses du navire mêlées aux parfums salés de l’océan diminuent, recouvertes peu à peu par les fragrances épicées et puissantes des souks ensoleillés.

A fond de cale, le vélo rouge tressaille …

Derrière le visage ridé du vieil homme qu’Achille est devenu, l’enfant, assis sur le rubis profond de la mémoire de son futur, pédale à toute allure. Dire qu’il n’aura fallu qu’un poulet à la marocaine pour qu’il surgisse du fond de ses souvenirs. Et ce Gris de Rimal 2010 à la robe rose, pâle comme le ciel de Meknès après que le soleil s’est endormi, qui tourne dans le verre embué, a lui aussi, à la faveur de ses fragrances de groseilles juteuses et de fraises fraîches, exhumé, du fond de l’âge, les épices du poulet fondant et les images multicolores des terres lointaines de l’enfance. Yeux mi-clos, Achille le vieux, aveuglé par la violence du soleil au zénith, ressent encore jusqu’à la moelle de ses os douloureux les vibrations des cailloux blancs sous les pneus noirs du vélo dévalant la piste sinueuse et pentue autour de la médina endormie …

Le rouge, le bleu, le blanc,

La nausée, le sel et la puanteur

Délicieuse des sardines écrasées,

Comme un vol de mouettes neigeuses,

En bouquet de jasmin vierge,

Pleurent en silence,

L’enfance disparue …


ENOSMOTALTIGICOQUENE.