Littinéraires viniques » Melloul

L’OEIL ÉTAIT DANS LE VIN ET REGARDAIT ACHILLE …

Arcimboldo. Le feu.

 

L’automne était roux, la terre était sèche …

Octobre tirait sur sa fin. Depuis le début du mois l’air était ardent, les herbes devenaient paille craquante; sur les chemins la terre jaune volait au moindre souffle. Tous étaient nerveux, électriques même, incommodés. À la récré ça volait bas pour un oui autant que pour un non, les meilleurs amis se fâchaient, d’autres couraient seuls en criant très aigu comme s’ils étaient possédés par un esprit malin. Les enfants dormaient mal, la tension tirait leur traits et leur faisait regard hagard, yeux enfoncés dans les orbites, cernés de mauve. Achille la nuit cauchemardait. Des scènes incertaines et violentes dont il ne se souvenait pas, mais qui le marquaient et lui collaient au ventre tout le jour une angoisse sans nom. Rien de plus éprouvant que d’être agit comme ça de l’intérieur et de ne pouvoir mettre ni causes ni raisons sur les étranges dérèglements qui lui collaient à l’âme. À la maison son père était absent des jours et des nuits, « ça chauffe pour le boulot » disait sa mère. Il rentrait hors délais et s’endormait à table, sans avoir même ôte son ceinturon qu’alourdissait le gros pistolet noir qui fascinait Achille. Parfois il surgissait en plein après midi, dégrafait son ceinturon à la volée et roupillait avant même que sa tête ne touchât l’oreiller. Achille en profitait, il sortait l’arme de son étui de cuir épais et jouait à tuer les mouches, prenant soin de ne pas toucher la gâchette, jusqu’au jour ou il osa décharger le pétard pour tirer dans tous les coins sans avoir à imiter les détonations. Le claquement sec du percuteur à vide le ravissait, caché derrière un gros rocher imaginaire il descendait les indiens en foules qui hurlaient comme des chiens à la lune en s’écroulant comme les boites de conserves à la foire …

Melloul fut son seul confident. Depuis quelques temps celui-ci l’écoutait distraitement, il semblait préoccupé, un peu distant, ne l’invitait que rarement chez lui et trouvait des prétextes pour différer les propositions d’Achille. Le ciel pourtant immuablement bleu préparait en secret des orages à venir, infiniment plus noirs que les petits tiraillements entre enfants. En milieu de mois l’atmosphère se détendit une dernière fois, une accalmie, ce que l’on appelle en d’autres tourments une rémission. Les Caïds réunis se décidèrent à venger Achille en montant une expédition de représailles, carrément une embuscade soigneusement préparée. On astiqua les lance-pierres en bois d’olivier, on changea les élastiques ordinaires par de gros modèles à section carrée, on se remplit les poches de silex ronds et de quelques billes d’acier précieuses et rares. Les « Ceux du haut » ne se méfiaient plus depuis qu’ils étaient devenus par K.O les maîtres du quartier. Ils avaient établi leur QG sur un chantier abandonné, derrière des murs de parpaings à moitié montés à l’abri desquels ils avaient installé un foyer de pierre qui leur servait à cuire les moineaux rapportés de leurs chasses. Ils y fumaient aussi les cigarettes dérobées à leurs pères. Le chantier était vaste et les pans de murs de hauteurs variables, à moitié écroulés, étaient nombreux dans tous les recoins du champ de bataille. Confort oblige, les « hautains » méprisaient les « tire-boulettes », se pavanaient en brandissant sous le nez des gamins leurs carabines à plomb nickelées. Deux équipes de binômes devaient les prendre à revers, par la droite (Melloul-Aziz) et par la gauche (Bruno-Rachid) en même temps. Achille lui devait les arroser de face, une fois l’effet de surprise retombé histoire de les paniquer un peu plus. Ce plan avait été adopté à l’unanimité après plusieurs jours de discussions serrées. Achille ne s’en était pas mêlé, il ne pensait qu’à prendre le chef, le grand rouquin, dans sa ligne de mire pour lui coller une bonne bille d’acier froid entre les deux yeux. Le goût qu’avait Achille pour les livres d’aventures lui ôtait toute lucidité, il n’avait aucune conscience du mal irrémédiable qu’il pourrait causer, il avait dix ans et jouait au Cow-boys et aux Indiens ! Le jeudi 18 octobre 1956 à 14h tapantes ils étaient en place grimés au charbon de bois, vêtus de gris de la tête aux pieds comme des guerriers en campagne. Ils avaient récupéré de vieux casques de chantier noirs et déglingués sur la décharge pour faire plus vrai. Entre les moellons disjoints Achille attendait le début de l’assaut. Melloul poussa le premier cri, rauque, rageur et effrayant, les autres suivirent en chœur sur un mode plus aigu. La panique fut instantanée, le rouquin se dressa sur ses longues cannes, les poils hérissés, comme un chat de gouttière interrompu en plein rut. La bille d’Achille lui fouetta brutalement le cou, il sauta comme un cabri et détala en gémissant. Les quatre autres se mirent à courir de tous côtés et prirent la mitraille de tous bords. La bataille avait duré moins d’une minute, la victoire était totale, une carabine abandonnée fut leur récompense … Les jours suivants dans la cour de l’école, les vaincus, têtes baissées, n’osèrent affronter leurs regards dédaigneux. Coïncidence, le maître avait écrit ce jour-là au tableau la morale du jour : « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. ». Ce vers de Corneille Achille l’avait déjà vu sans trop comprendre dans un petit classique jauni, empilé avec quelques œuvres de Molière dans un vieux carton au grenier. Il ne le comprit pas plus ce jour-là.

Et n’imaginait pas qu’un grand péril l’attendait bientôt …

Le Samedi 20 octobre le propriétaire de la briqueterie du haut de la côte avait invité les enfants du quartier à l’anniversaire d’un de ses petits fils. Petit bonhomme rondouillet et court sur pattes, monsieur Mas la soixantaine bien tassée, était d’une élégance certaine; il portait à l’année un chapeau de paille immaculé, une chemise ivoirine à col ouvert sur un pantalon de lin crème et des souliers noirs impeccablement cirés. Une large ceinture de cuir coupait en deux, comme les deux moitié d’un œuf, sa silhouette ramassée. Il était rond comme un œuf de Pâques en chocolat blanc. Cet homme était bon, aimait les enfants et ne manquait jamais de distribuer des friandises à tout bout de champ. L’après midi passa comme un météore et les ennemis prirent garde de ne pas se croiser de trop près. Depuis quelques jours Melloul semblait avoir disparu. Achille s’inquiétait.

Le mercredi 25 octobre après le repas de midi Achille jouait aux noyaux avec quelques gamins près de la maison quand on entendit crier d’une des maisons du haut de la côte : « Rentrez, rentrez vite, ils arrivent » !!! C’était un homme en maillot de corps qui hurlait de sa fenêtre. Un collègue de son père tout juste rentré du travail, exténué comme tous les adultes depuis quelques jours. Il avait bien entendu ses parents parler à voix basse des « terroristes, de l’avion de « Benne Barqua » détourné par la France, de bagarres en Médina… » mais il n’y avait pas prêté attention; entre les devoirs et l’embuscade à préparer, Achille était dans son monde. Le cri strident les pétrifia. L’instant d’après il entendit sa mère affolée qui l’appelait en pleurant presque. Au lointain on entendait la rumeur grondante d’une foule surexcitée qui approchait. Achille se mit à courir, déboucha sur le devant de la maison, glissa et s’affala sur le carrelage humide du porche que sa mère venait de laver à grande eau. Il pédala pour se redresser et fila dans le vestibule pour se jeter sous un divan, si fort que sa tête heurta le mur. Au ras du sol il vit sa mère qui rentrait le Lambretta de son père dans la maison, écrasant au passage son bras gauche qui dépassait. Il ne sentit rien, la terreur l’insensibilisait. Sa mère referma la porte qu’elle barra à clé puis s’assit sur le divan. Achille vit ses chevilles qui tremblaient …

A l’extérieur les manifestants hurlait la rage aveugle des foules que le nombre abêtit. Bientôt des coups sourds ébranlèrent la porte qui vibra sous les chocs répétés. Achille, hypnotisé, ne voyait que les éclats de peinture verte qui tombaient en pluie fine se détachant de la porte vibrante et volant vers le sol. Il ferma les yeux et se blottit en pensée dans le creux rassurant de son lit chaud. La porte craquait mais résistait encore. Puis des rafales de mitraillettes éclatèrent au dehors, la foule se tut d’un coup, on n’entendait plus que le crissement des pneus et les claquements sec des ordres. Un long silence de coton se fit enfin. Quand Achille rouvrit les yeux des rangers noires allaient et venaient au ras du divan, une main lui saisit le bras et le sortit de sa cachette. Son père, livide, dégoulinant de sueur, le serra contre lui. Sa mère pleurait et balbutiait des mots incompréhensibles. Ils étaient saufs. La porte à demi dégondée penchait, le carrelage du porche était recouvert de souliers abandonnés, de vêtements déchirés sanglants, de pierres et de boue séchée. Un poteau télégraphique gisait au sol. Policiers et militaires hissèrent l’enfant et sa mère dans une jeep dont le côté droit portait une mitrailleuse. Achille s’accrocha aux poignées de l’engin ! Depuis le temps qu’il en rêvait …

Puis le convoi armé démarra, gravit la côte en crabotant. Après le virage, sur le plat, ils s’arrêtèrent, les hommes sautèrent presque en marche. La briqueterie de monsieur Mas brûlait. Une odeur appétissante de viande grillée flottait dans l’air mêlée à la puanteur du caoutchouc fondu. Le toit de la bâtisse était tombé réduisant en poussière les tas de briques brisées. Devant l’entrée du bâtiment le corps sans tête de monsieur Mas empalé sur une broche gisait sur un tas de braises rougeoyantes. Des flammèches jaunes et bleues, que les graisses coulantes relançaient de temps à autre, entouraient le corps aux chevilles brisées. Les os aux bouts calcinés sortaient de la viande comme des manches de gigots les soirs de méchoui à la fraîche. Non loin du corps, le chapeau blanc posé de travers, la tête sanglante du vieillard reposait intacte au milieu des décombres. Ça lui donnait un petit air inhabituel, étrangement comique. Monsieur Mas sous ses sourcils neigeux le fixait de ses petits yeux noirs éteints. Achille sentit son cœur remonter dans sa gorge, un flot de bile aigre lui brûla les amygdales …

Sur le balcon de l’hôtel,

L’enfant regarde en bas

Les voitures passer.

Il sait qu’il ne reverra plus

Melloul.

Ni les palmiers

Ondoyants

Sous le vent chaud …

Ces temps-ci les souvenirs remontent du fond de sa vie comme des bulles de méthane du profond des eaux glacées de l’Arctique. Ces reflux puissants étonnent Achille l’aîné. Pourquoi ? Pourquoi ? La question résonne en écho sous sa calotte crânienne. La nuit – c’est toujours les nuits que puent ces bulles – quand ne supportant plus l’obscurité il se réfugie sous la lumière chaude de sa lampe de bureau. Seul et multiple à la fois il lui semble accoucher de grossesses anciennes, parturiente hors d’âge, nées de coïts inavoués. Il s’accroche au clavier de l’ordinateur sur la mer agitée de ses terreurs comme un naufragé à la coque de son frêle esquif à la renverse sur les eaux froides de son écran blafard. Tous les enfants qu’il a été se pressent en foule bavarde qui lui crie à l’oreille de terribles histoires tristes ou d’horribles aventures sanglantes. Il lui semble qu’après avoir connu le lait, il n’a plus tété que globules rouges corrompues ! Alors pour conjurer ce sang des douleurs diverses, il boit le vermeil des vignes dans une sorte de messe profane, une messe expiatoire, libératrice, salvatrice …

Ce soir, Trévallon 2007 est dans son calice. Immobile le vin fait un cercle parfait comme un œil dont la souffrance est telle qu’il ne peut plus ciller. Un œil à l’iris rouge, pure sève obscure qu’éclaircit à peine un liseré violet, le fixe obstinément. Le cristal étincelant sous la lumière, sclérotique transparente, illumine les premières épaisseurs du vin.

L’œil vivant est dans le verre et regarde Achille l’affligé.

Le vin de cette messe nocturne monte vers lui et l’enivre déjà de son bouquet complexe. Il lui faut se concentrer pour dénouer les fils élégamment mêlés de cette pelote de fragrances fondues. Il hume longuement, respire puis inspire à nouveau, le nez emmanché dans le verre ouvert. Les odeurs de cassis frais qu’il extrait en premier le ravissent, suivies des notes mûres de la cerise noire, celle qui tâchait les lèvres de son enfance quand il les croquait à pleines poignées. Il se recule un instant, le temps de fouler à nouveau les longues herbes du Jardins des Délices interdits. Puis il y retourne cueillir les parfums puissants des olives baignant dans la saumure, regards de biches, noirs et luisants, exaltés par des fumets de maquis et d’épices douces, qui le renvoient encore, comme une malédiction, outre méditerranée … Puis le jus sombre, boule de chair profonde roule en vagues lentes dans sa bouche pour s’étirer, longue comme une vie entière, élégante comme une belle en escarpins incarnats, tendue comme un élastique. Les arômes se font matière à l’identique, les fruits et la garrigue, d’une pureté fraîche et ciselée, finement salée, ne le quittent plus bien après l’avalée …

Achille en lévitation,

Se dit que le vin est une esthétique,

La métaphore de sa vie …

Derrière ses yeux clos,

Monsieur Mas lui sourit.

EÉMOVENTITRÉECONE.

ACHILLE MET DU SEL DANS SA VIE …

Le Jardin d’Eden.

 

L’été Indien, sous un ciel lapis, n’en finissait pas …

Achille rongeait son frein. Il aurait voulu que les Caïds montent illico une expédition punitive terrible contre la bande du haut. Comme à l’habitude Bruno n’a rien dit mais a regardé Melloul. Celui-ci a fait « non !» de la tête et de ses deux mains mi tendues vers le bas il a signifié qu’il fallait se calmer, prendre le temps de la réflexion, ce qu’Achille a traduit par « la vengeance est un plat qui se mange froid !», une expression qu’il venait de découvrir dans un roman d’aventure. Les quatre autres l’ont regardé d’un air interrogatif qui disait « Chnouhiyya ? », Achille s’est empressé d’expliquer l’expression à plusieurs reprises et de différentes façons jusqu’à ce que leurs yeux, mais pas tous, se rallument.

On a laissé mariner l’affaire le temps qu’il fallait.

La carriole a été remisée, finies les parades, les plastronnades et autres provocations. Silence, absence et profil bas, telles étaient les nouvelles règles. Ils changèrent de jeux le temps que les autres sortent de leur trou et reprennent le pouvoir sur le quartier. Le temps qu’ils s’apaisent, que tombe leur méfiance, qu’ils les croient à jamais vaincus. Sur le bas du quartier s’étendait en vagues vertes un immense verger bordé de hautes murailles de roseaux tressés. Ce paradis abritait quantité de fruits mûrs et juteux. Selon les saisons, pommes, poires, oranges, cerises, nèfles, grenades, abricots, pêches, pastèques ou melons pendaient au bout des branches ou grossissaient, beaux ovales vert foncé zébrés de pâle, ou boules rondes couleur saumon au pied des fruitiers. Patrouillant nuit et jour dans ce « jardin des délices » un garde effrayant armé d’un fusil de chasse chargé au gros sel dissuadait voleurs et maraudeurs en puissance. Autour de cet Eldorado sucré courait un ruisseau qui alimentait, par des passages étroits creusés dans la haie, le système d’irrigation. Du balcon derrière chez Achille on dominait les lieux et les garçons bavaient de gourmandise et de rage devant ce spectacle coloré en presque toutes saisons. Ce trésor de sucres juteux devint leur obsession, ils palabrèrent des heures, échafaudèrent maints plans qui allaient de l’escalade des murailles de roseaux coupants le corps protégé par des chambres à air, à l’attaque du gardien à coups de lance-pierres, en passant par la mise en feu de l’enceinte. Cela dura des jours. Bien planqués sur le chemin de ceinture, les pieds au frais dans l’eau courante du fossé, loin de ceux du haut qui régnaient en maître sur leur ex-territoire, ils jouaient, cogitaient, ruminaient, se disputaient. Il y avait des matins de fou-rires où ils s’aspergeaient d’eau froide et se collaient des poignées de boue vaseuse dans la culotte, ce qui les faisaient pisser de rire et des après midis orageuses, pleines de rancœurs, de disputes larvées et d’affrontements volcaniques. Ces moments là ils frôlaient la séparation. Melloul à l’écart observait Achille et faisait les yeux noirs. Il avait une façon de plisser le front et de rentrer la tête dans les épaules qui ne présageait rien de bon; souvent il se levait d’un bond et partait sans un mot. Les autres se calmaient alors et restaient muets, ensemble mais distants, jetant des pleines poignées de gravillons dans l’eau, têtes basses en soupirant. Un matin Melloul leur montra du doigt un des trous par lesquels l’eau s’en allait au verger. Le passage était étroit, deux bras ou une cuisse y passeraient en forçant un peu, hors ceux ou celles de Bruno. Tous firent la moue en haussant les épaules. Melloul sortit de sa poche un gros couteau au manche de corne qu’il déplia. La lame usée, effilée, brillante et aiguisée de frais, faisait au moins vingt cinq centimètres, ce qui déclencha une bordée de jurons en arabe. D’un coup sec, l’engin sectionna un gros roseau dur et épais. Du matos de pro, du « nanan » (en langage moderne, « un truc de ouf »), « un surin à décoller Louis XVI » dit Achille que les autres regardèrent sans comprendre d’un œil aussi las que vitreux. Melloul descendit dans le ruisseau et en deux trois coups de lames agrandit suffisamment le passage pour qu’ils puissent y passer un à un. Il se décidèrent pour le lendemain en fin d’après midi …

Melloul s’engouffra le premier parce qu’il avait eu l’idée et le couteau, puis Bruno, Achille, Aziz et Rachid. Bruno ralentit la progression, le trou avait beau avoir été agrandi ses hanches grasses morflèrent sévère. Au sortir du mini tunnel il n’en crurent pas leurs yeux. Le jardin, irrigué jour et nuit était couvert d’herbes hautes et de fleurs qui leur montaient presque aux épaules, les arbres étaient hauts, les troncs épais et les grenades qu’ils visaient en cette fin Octobre étaient plus grosses que les nibards de Josiane qui font rêver tout le quartier! Les petits s’en foutaient plein les yeux de ce spectacle splendide tant il est vrai que le plaisir commence toujours par là, sauf chez les aveugles. C’était bien le Jardin des Délices dont ils avaient tant rêvé ! Mais en beaucoup mieux, plus grand vu d’en bas. Les arbres surchargés de grenades aux coques luisantes étaient énormes. Ils jurèrent qu’elles leur faisaient de l’œil, les arbres leur souriaient. C’est du moins ce qu’Achille pensait, les autres agenouillés dans l’herbe n’osaient lever les yeux, la peur du gardien leur serrait le ventre. Un petit vent tiède coulait entre les arbres dont les feuilles bruissaient, les herbes balancées par le souffle doux jouaient à cache-cache avec les fleurs. Achille se crut au Paradis dont le curé leur parlait au Catéchisme. Il regarda de droite et de gauche à la recherche d’Ève. Elle devait forcément être quelque part au pied d’un arbre, innocente et surtout nue! Depuis le temps que le mystère du sexe des femmes l’obsédait, cette chose obscure tapie dans l’ombre, ce mont pileux ou chauve au gré des revues, cette énigme qu’il croyait être, selon diverses sources contradictoires, fendu comme un abricot trop mûr, ou effrayant comme un sourire édenté aux lèvres roses, se pourrait-il qu’enfin il sache si cette maudite fente est perpendiculaire ou parallèle au plancher des vaches ? Ou mourrait-il peut-être en ce lieu, ignorant ? L’anatomie d’Adam qui courait sans doute non loin d’ici à la recherche de pommes bien rouges pour sa belle, elle, ne l’intéressait pas. La peur survoltait Achille et lui décuplait l’imagination.

Pas à pas, dos courbés, têtes penchées vers le sol ils avançaient dans la végétation drue vers les arbres aux fruits tant convoités. Melloul le premier s’accroupit au pied d’un grenadier chenu aux branches lourdes,et se mit à grimper prudemment au tronc rugueux. Les autres, agglutinés en boule autour de l’arbre suivaient sa progression. Les premières grenades aux coques rouges et cirées se mirent à rebondir en tombant sur le sol humide. Ils n’avaient pas prévu de sacs ! Prestement, ils cachèrent leur butin sous leurs chemises qu’ils bourrèrent au maximum. Les gamins malingres qu’ils étaient ressemblaient à des monstres difformes dont les corps en fièvre se gonflaient d’énormes kystes sous cutanés. Bruno faisait peur tant il devenait énorme; à lui seul il en cachait bien une vingtaine, plus que tous les autres réunis. Chemises craquantes, qu’ils colmataient comme ils pouvaient avec leurs bras serrés, ils battirent en retraite. Mais leur cargaison encombrante les obligea à marcher droit, le torse au dessus de la végétation … Ils sautèrent au ruisseau et s’enfuirent vers le passage.

Melloul, le premier le vit …

Là devant eux, un pied de chaque côté de l’eau, comme un pont de muscles bien campé sur ses jambes de colosse, la djellaba de laine brune déchiquetée trempant dans le ruisselet, le visage à demi caché par le large turban qu’il avait en partie déroulé de son crâne, le regard meurtrier plus sombre qu’une coulée d’obsidienne figée, le gardien du temple des plaisirs interdits les regardait fixement. Leurs chemises craquèrent de surprise, les grenades roulèrent lourdement à leurs pieds tremblants. Comme une portée de lapins pris dans les rayons térébrants des phares ils se marbrifièrent. Seul Melloul ne se pissa pas dessus et se mit à parler très vite en arabe, à voix sourde. Les yeux aveugles du fusil à deux coups ne cillèrent pas. Melloul, ce qui surprit les gosses, implorait, sa voix montait dans les aiguës, lui d’ordinaire impassible gesticulait comme un automate fou, les genoux à demi fléchis, le visage gris de peur. Lentement le Colosse de Rhodes baissa son fusil, son visage exprimait le doute, désemparé. Dès qu’il eût posé son arme, Melloul transfiguré se retourna d’un bloc en hurlant « تضيع !!!» (Imchi !). Sa voix claqua comme un coup de fouet, la bande sursauta et se mit à courir dans tous les sens. Achille bondit, il sentait l’adrénaline lui manger le cœur, les muscles gonflés au maximum de leur puissance il ne touchait plus terre. Tout droit il s’enfonça dans le verger. Il allait si vite que l’air lui parut d’acier trempé. C’était comme s’il devenait invincible, une onde délicieuse de peur et de plaisir tressés lui enserrait les reins, il lui sembla qu’il s’envolerait s’il le voulait, qu’il franchirait, haut dans le ciel comme un rapace planant sans effort, la haie de roseaux; si haut, si rapide que même les anges applaudiraient. Les autres, comme une seule flèche rampèrent entre les longues jambes du molosse et filèrent dans le trou, si vite qu’il n’eut pas le temps de se retourner. Quand il tira le sel se perdit dans l’épaisseur de la haie. Bruno, qui passait le dernier, y laissa son short déchiqueté par les cannes.

Achille à l’abri derrière un tronc épais flageolait, ses dents claquaient comme des castagnettes, la sueur ruisselait le long de son maigre dos, la ceinture de son short n’épongeait plus, même ses fesses de criquet étaient trempées. Le souffle saccadé, épuisé par la course il distinguait au travers des herbes protectrices la silhouette massive du gardien qui lui barrait la sortie. À l’extérieur, de l’autre côté du chemin, les petits, fous d’inquiétude, l’attendaient. Achille réfléchissait à se faire exploser les synapses. Il pria pour que des plumes lui poussent, pour que la foudre consume son ennemi, pour que les anges l’anéantisse. Mais celui-ci ne bougeait pas, il fouillait du regard les environs. Baissant les yeux Achille s’aperçut que la douleur qui lui taraudait le genou gauche avait la forme d’un gros silex brisé. Il le jeta à toute volée, le plus loin possible à l’autre bout du jardin. Le caillou se fracassa, hasard aidant, sur un petit massif rocheux qui émergeait des herbes. Le bruit du choc et le cliquetis des débris fit sursauter le cerbère. La pétoire haut levée il fonça vers les herbes agitées par la mitraille en hurlant, passant au ras du gamin. Les grands pied nus et crevassés de l’homme, ses ongles énormes, tordus, crasseux, repoussants, incrustés d’argile brune, s’imprimèrent à jamais dans sa mémoire. Il sut à l’instant qu’ils hanteraient longtemps ses nuits. Mais l’instinct de conservation reprit le dessus, prudemment il rampa vers le ruisseau qu’il suivit. La tâche noire du boyau, là-bas au bout du verger grandissait trop lentement. La peur le reprit qui le fit cavaler d’un coup vers la délivrance. Le chien de garde, alerté par les bruits mous de l’eau soulevée par la course de l’enfant, se retourna. Il tira à la volée, juste au moment ou Achille plongeait désespérément les bras tendus vers la sortie. Le coup de feu résonna dans l’air poisseux, le sel perça le short et fouetta les fesses d’Achille, une atroce brûlure lui rongea le ventre; il crut qu’il perdait ses tripes. Sa tête heurta le bord du fossé, il pleurait et riait à la fois de douleur et de joie, noir de boue et de merde coulante, les jambes piquées de sangsues, mais vivant !

Sa mère a pleuré en le voyant, l’a décrotté, lavé plusieurs fois, graissé d’onguents divers, lui a même, à sa grande honte, désinfecté les fesses puis l’a rhabillé avant que son père ne rentre. Discrètement, elle a posé sur sa chaise une petite chambre à air, pas trop gonflée pour qu’elle ne se voit pas trop, sous une serviette éponge.

Ce soir à table Achille est un peu plus grand que d’habitude …

Cette nuit,

Pour la première fois,

Dans ses rêves,

Il volera très haut,

Et rira avec Bashung,

Qui n’est pas encore mort …

Achille le birbe, barde et barbon à ses heures ne dort pas. Il somnole yeux grands ouverts. Comme un aigle royal il plane, souvenirs et avenir confondus. Bashung est mort depuis peu. Les escadrilles légères des âmes disparues voguent au dessus de la terre, les guerres éternelles ne les concernent plus. La mort aime tant Achille l’exténué qu’elle lui permet ces incursions régulières entre les mondes, avec envolées délicieuses et retours assurés. L’heure n’est pas encore venue du départ mais il sent qu’il s’approche. Le haut verre, Graal de cristal fragile est là, plein du rubis écarlate d’un vin soyeux qui l’attend et rutile sous la lumière dorée de la lampe de peu. Comme un cône de vie dans la nuit morte. Sur la peau vieillie de sa croupe encore ferme une pluie de petites taches bistres, comme des fruits tombés de l’arbre que le temps a racornis, l’ont à jamais marqué. Il ne les voit pas, mais l’aigle cette nuit à l’heure ou la mémoire s’entrouvre, les a reconnues.

Immobile dans le verre à la ligne parfaite, le vin cardinalice au disque bordé de rosières en émois, dont le centre chatoie sous lumière traversante, palpite comme l’amour au bord des gorges pantelantes oubliées. Au centre du calice bat l’œil jaune éblouissant d’une lumière diffractée. Le serpent n’est jamais loin des serments parjurés. Alors l’antiquaille sourit au plaisir qui l’attend. Comme un moine cauteleux il met le reniflard au verre. C’est que ce Beaune « Les Toussaints » 2002 du Domaine A. Morot pousse à l’humilité des gestes et des sens. À l’appendice attentif un bouquet complexe et fondu se donne, aux notes multiples et entrelacées. Fumet sauvage d’abord que l’aération dissipe, puis le sang suivi par la terre, les fruits rouges, le tabac et les épices douces. Le temps a assagi le vin dont la matière souple et onctueuse lui envahit la bouche pour enfler lentement. Il lui semble qu’une sphère parfaite tremble un instant avant de se briser en mille éclats goûteux puis elle se transforme et s’allonge fraîche et pure, sur des notes de fruits mûrs, de champignon et de sous bois humide. Enfin le ruisseau verse son jus au corps qui l’accueille et s’épanouit d’aise, laissant derrière lui une longue finale persistante, riche de zan, marquée d’épices et de tannins fins et frais.

Dans la nuit profonde,

Reviennent à la finale,

Les images fraîches et vivaces,

Des temps toujours vivants …

Une cartouche de sel, jamais,

N’abolira,

Les souvenirs …

EBLEMOSSÉETICONE.

MOLLARD ACHILLE EN CAGE…

Paul Klee. Drawn one.

 

Ce jour là, Achille n’aurait pu imaginer …

L’oisillon avait pris des plumes et du grade dans la couvée hétéroclite des « Caïds ». Melloul le taiseux au poing vif-argent veillait sur lui et le suivait désormais pas à pas. Achille lui racontait ses espoirs, l’aidait aux devoirs, lui prêtait des livres que Melloul tournait et retournait sans oser les ouvrir, prenant un air déconfit et apeuré. C’était bien les seuls instants où le gamin laissait apparaître ses émotions, lui qui avait d’ordinaire le visage impassible en toutes circonstances. Cette indifférence apparente faisait sa force, son regard noir ne cillait jamais et nul ne savait quand la foudre allait tomber. Au contact d’Achille le bavard qu’il écoutait le front plissé, Melloul changeait en secret et ne regardait plus les fleurs des champs de la même façon. En vérité ce n’est pas qu’il les regardait d’une autre façon, c’est simplement qu’il les voyait et les couleurs subtiles des soleils couchants, aussi … Petit à petit il osa parler, mais à Achille seulement; son premier commentaire fut «جَمي» qu’il lâcha d’une voix rauque et basse un soir qu’ils étaient assis sur un mur de pierres sèches, silencieux devant l’astre mourant. Achille sut se taire bien qu’il en eût eu les larmes aux yeux. Un jour de flânerie Melloul lui proposa de venir goûter chez lui. Sa famille habitait une petite maison de briques nues et de tôles ondulées à moitié rouillées qui tenaient lieu de toit. Le sol de terre durci de l’unique pièce du logis était recouvert de tapis de laine rase qui se recouvraient l’un l’autre comme les pièces multicolores d’un patchwork oriental. Au centre une table basse à la marqueterie naïve et fatiguée, entourée de poufs de cuir patinés par l’usage, rassemblait la famille. La pièce embaumait les épices et les agrumes, elle avait cette odeur puissante et enivrante qu’Achille garderait définitivement en mémoire, ce parfum de musc, de cumin, de fruits frais et de terre rouge qu’il retrouverait intact à chacune de ses escapades Maghrébines. Encadrant les murs, des matelas recouverts de voiles colorés faisaient office de divan le jour et de couchages pour la nuit. La mère de Melloul une petite femme ronde au visage rieur, aux mains déformées par le travail, noires de henné, le regarda de ses petits yeux de jais et déposa devant lui sur la table basse, à peine le seuil franchi, une crêpe de blé noir accompagnée d’un verre bouillant de thé vert sucré et longuement infusé. Achille fit l’expérience de l’hospitalité vraie, désintéressée, qui n’attend pas de retour. Dans un des coins de la pièce, sur une petite étagère de bois brut vernis Achille reconnut, soigneusement rangés par taille croissante, les livres passés à Melloul qui sourit discrètement en surprenant son regard. A l’instant le pacte fut scellé, Achille devint le cinquième enfant de la maison, le second grand frère des quatre petites filles espiègles qui le dévoraient des yeux en pouffant entre leurs petites mains potelées. Adossé à l’un des murs, assis en tailleur sur l’un des matelas, un petit homme malingre, tout en tendons noueux, le visage fin et racé, le regardait en silence. Pas un muscle ne bougeait sur son visage, ses joues creuses, son nez florentin et ses lèvres absentes lui faisaient visage de rapace mais sous ses sourcils épais la lumière chaude de son regard rassura Achille. Cet homme avait des yeux verts profonds, hypnotiques, que la bonté chaude et lumineuse qu’il jetait sur les êtres rendait profondément humains. La chéchia rouge sang qu’il portait droit sur la tête lui donnait un air noble et distant. Achille ne se résolut jamais à l’appeler autrement que Monsieur Bachir. Les petites piaillaient, groupées comme une portée de chats autour d’un des premiers livres qu’Achille avait donné à Melloul, une bande dessinée sur la Révolution Française. Elles pointaient chacune leur tour un dessin du bout des doigts et le commentaient longuement, puis immanquablement ça finissait en fou-rire ! Faut dire que Marat était un sacré comique.

La bande des cinq caïds tenait désormais le haut du pavé dans le quartier et sa réputation avait gagné les alentours, jusque dans la cour de l’école. Du haut de son mètre et quelques centimètres, Achille, fort de ses quelques dizaines de kilos, faisait son malin, paradait, parlait fort et n’hésitait pas à provoquer tous ceux qui osaient émettre des avis différents des siens. Plus d’une fois, face à des clients plus âgés qui pesaient deux fois son poids et affichaient une barbe naissante, il se trouva en grande difficulté. Faut dire qu’avec sa gouaille et son sens de la formule moqueuse il clouait le bec facilement à ses contradicteurs. Alors pris au piège, incapable de rétorquer, humiliés par les répliques acides du gamin, ceux-ci, passaient à la castagne histoire de rabattre le caquet du morveux. Quand l’air commençait à sentir la châtaigne grillée, Melloul qui n’était jamais loin se rapprochait de l’attroupement, le regard noir et les poings serrés ce qui apaisait instantanément les tensions. Achille croyait marcher sur les eaux, un sentiment de toute puissance l’avait tout entier gagné. Le soir en rentrant de l’école il ne manquait pas d’envoyer quelques méchancetés bien senties à la bande du haut dont personne ne regardait plus les beaux vélos luxueux et rutilants. Ils avaient beau eu les décorer de plumes, de fausses queues de renard et autres bouts de carton qui faisaient chanter les roues, rien n’y faisait. Les caïds, généreux et malins, prêtaient de temps à autre leur guimbarde de bric et de bois aux enfants du quartier qui depuis lors leur mangeaient dans la main. Le règne de la bande semblait devoir défier les temps. Le pauvre Achille se croyait l’élu des Dieux. Sans le savoir il faisait l’expérience de l’ivresse du pouvoir, du sentiment de toute puissance qu’accompagne immanquablement le total mépris d’autrui.

Un soir, de retour de l’école après qu’il eut quitté Melloul à l’entrée du quartier, alors qu’il cheminait vers son nid, répondant au salut des enfants, de-ci de-là, souriant et confiant comme un paon, la bande du haut surgit en paquet de derrière un muret et l’entoura au plus près. Il sentit une onde de terreur lui manger la moelle épinière, qui le paralysa un instant. Puis il sourit comme un bravache tandis que son cœur serré dans un étau glacé balbutiait ses battements désynchronisés. Le chef, un grand rouquin au visage poinçonné de taches de rousseur le prit à bras le corps, lui coupant le souffle. Les autres le soulevèrent de terre et le jetèrent dans une volière géante, vide, sale et rouillée dont ils fermèrent la grille sans un mot. Achille se releva, les vêtements souillés par les excréments qui faisaient une couche épaisse et puante sur le sol de terre humide. Le soleil rouge de la Saint Jean continuait sa lente descente vers l’horizon, noyant la végétation tremblante sous la chaleur, dans un halo orangé aveuglant qui semblait mettre le feu au paysage. Seules les silhouettes épaisses des cactus se découpaient en masses charbonneuses sur le ciel d’encre bleue. Leurs contours hérissés d’épines menaçantes ajoutaient à l’effroi du garçon qui sentait venir l’imminence du châtiment. Seuls les yeux brillant de haine des ennemis étaient visibles, leurs visages à contre-jour n’étaient que masques noirs sans vie. Le souvenir des sacrifices humains lus dans les comics et qui, des nuits durant avaient alimentés ses cauchemars, lui revinrent en mémoire comme un flot d’images précises et terrifiantes. Telle une pluie de shrapnells mous, les crachats gluants des gosses s’abattirent sur lui, le couvrant de glaires tièdes qui coulaient plus grasses qu’un vin de Ximenez. Achille se protégeait le visage de ses mains serrées mais les huiles fétides arrivaient à glisser entre ses doigts. Il avait beau s’essuyer à toute vitesse, les glaviots épais finirent par glisser entre ses lèvres crispées. Il vomit à longs jets, jusqu’à la bile aigre qui lui brûla les muqueuses. Penché vers l’avant il hoquetait et pleurait à blanc, humilié et vaincu. Seul les raclements de plus en plus sonores des assaillants qui allaient chercher au profond de leurs gorges leurs derniers mollards verdâtres, sonorisaient la scène. La dernière rafale, la plus épaisse, rougie de sang lui recouvrit le visage d’une toile d’araignée répugnante. Puis ils débloquèrent la grille et s’évanouirent au crépuscule, sans un mot, comme chiens et loups.

Humilié au plus profond, le cœur révulsé, l’estomac retourné, plus courbatu qu’après une bonne raclée, Achille rasa les murs jusqu’à la maison. Ses parents prenaient l’apéro chez les voisins; il se jeta tout habillé sous la douche. L’eau brûlante le décapa plus sûrement que le savon. Puis il se déshabilla sous le jet, frotta ses vêtements au savon vert et les piétina longuement. Quand l’eau redevint claire, il s’assit sur la céramique blanche et pleura sans une larme. Il resta là un long moment, hébété, honteux. Il lui faudra du temps avant de comprendre, petit à petit, à force d’erreurs répétées des années durant, qu’on ne peut longtemps se mentir en toute impunité.

Aujourd’hui encore,

Il ne sait toujours pas,

S’il a vraiment compris …

Ce soir là Achille le vieux craquait une Boulard, une bouteille « Les Murgiers » issus des millésimes 2008/07/06 (2/3 meunier, 1/3 pinot noir) dont l’ambre pâle à peine percée par un cordon de bulles fines tranchait les ombres et se reflétait sur la nuit. C’est ce cordon insécable qui l’avait entraîné au fond de sa mémoire. Là, sur l’écran embué du cristal le film de ses souvenirs s’est déroulé d’un trait. Il a revu la scène en détail et les cailloux blafards comme les calcaires blancs du pays de champagne qui défilaient sous ses pieds dans la clarté de la lune d’alors, tandis que tête baissée, plus gluant qu’une méduse, il courait comme un éperdu vers la maison de son enfance. Étrangement ses larmes sèches d’antan prennent eau ce soir comme s’il fallait bien qu’un vieux jour elles sortent enfin. Le vin lui est entré en bouche comme un repentir silencieux et lui a délié le cœur. Le soulagement qui s’en est ensuivi a grossi comme le centre rond et mûr du vin. La pomme tiède de la légère oxydation lui a mis autant de baume au cœur qu’au palais, les fruits blancs se sont épanouis, enrobés d’une furtive pointe de cannelle, puis la cire, la poire, l’amande et le pamplemousse ont chanté la délivrance. Les noyaux de fruits après que le vin est avalé lui ont laissé l’âme apaisée et la bouche propre …

Rien ne se crée,

Rien ne se perd,

Mais tout s’expie,

Un jour, une nuit,

Quand on ne s’y attend plus…

EÉMOBERTILUÉECONE.