Littinéraires viniques » Angélique

ACHILLE SUCE DES VALDAS …

Nasreddine Dinet. Bataille autour d’un sou.

 

Achille avait oublié le mâchefer boueux

Et souriait aux palmiers retrouvés.

Par la fenêtre ouverte de la voiture coincée dans une longue file de véhicules encadrés par deux Half-tracks, le vent chaud de ce mois d’août lui chatouillait agréablement la peau. Onze ans depuis deux mois, un nouveau pays, tout à recommencer encore. De Bône (Annaba) à La Calle (EL Kala), 85 kilomètres qui prirent trois heures à regarder tranquillement les lacs. Les forêts ondoyantes de joncs en bouquets offertes au regard, les hérons cendrés aux pattes fines, aux long cous souples et fragiles plantés sur leurs pattes graciles, les larges étendues frémissantes d’eaux bleues à perte de vue, comme autant d’images de paix, contrastaient avec le lourd convoi armé jusqu’aux dents qui serpentait comme un reptile venimeux sur la route sinueuse. De cet étrange randonnée au pays de la beauté calme Achille gardera le souvenir, toujours. Et ne comprendra jamais que les hommes ne sachent tirer la leçon de ces spectacles de la nature. Au creux de ce paradis paisible, des humains au même sang rouge se battaient pourtant comme des chiens enragés, bornés, imbéciles, toutes convictions confondues. Au débouché d’un dernier virage La Calle apparut, dolente, allongée au bord de l’eau comme une houri ravissante et comblée. Construite sur le flanc d’une colline en pente douce elle semblait couler vers la mer au bord de laquelle elle s’épanouissait en tâches d’or et d’ocre mêlées. Une presqu’île reliée à la terre par une digue arrondie longée de bateaux de pêche aux couleurs vives dessinait entre son flanc et le bas de la ville un petit port calme comme un œil grand ouvert dont l’iris d’émeraude encerclait une pupille noire et profonde. Une jetée de ciment fendait les eaux en leur milieu. Sur celle-ci à longueur d’année des grappes de pêcheurs opiniâtres, à moitié endormis par la chaleur, pêchaient des siestes à n’en plus finir qui faisaient rigoler les poissons. Côté rivage, une promenade, « le Cours Barris » surplombait les eaux céruléennes alignant au centre à intervalles réguliers de beaux palmiers épanouis, aux troncs peints à mi hauteur de chaux blanche immaculée. Sur les hauteurs de la ville et qui la dominait, le convoi longea un ancien Fort Génois plus haut que les deux clochers de l’église Saint Cyprien, centrale, qui regardait la mer au bord du cours Barris. Au milieu de la promenade s’élevait aussi, mais modestement, une stèle ancienne à la gloire de Samson Nappolon, négociant Corse, fondateur au nom de Louis XIII de ce « comptoir commercial » éponyme, le plus ancien d’Algérie.

La famille s’installa au rez-de-chaussée d’une petite maison, place du monument aux morts, triangle paisible bordé par l’école maternelle, le dos de la poste et la mosquée dont les chants qui s’élevaient de l’école coranique accolée à ses pieds vibraient en litanies sans cesse psalmodiées par des enfants studieux qui se balançaient en cadence sous la baguette cinglante du maître. Achille aimait cette musique qui faisait chanter les mots, ces mélopées, étranges pour lui, qui accompagnaient aussi bien, avec le chant des criquets en contrepoint, ses longues siestes rêveuses, plus torrides que les lourds étés accablants.

La rentrée des classes vint très vite rompre la monotonie brûlante de cette fin d’été solitaire. Ce jour là Achille se leva tôt. La trouille lui serrait les tripes. Il ne déjeuna pas. Au lever du soleil la symphonie stridulente et monocorde des criquets déchira l’air d’un coup, sèche et crissante. Achille couru par le court chemin qui menait au Cours Complémentaire sur la place centrale. La bâtisse à deux étages était entourée d’un haut mur chaulé éblouissant, une petite porte bleue patinée par le temps et les mains des enfants ouvrait sur une minuscule cour intérieure. En grappes serrées qui se faisaient et défaisaient au gré des arrivées, une troupe de gamins bruyants attendait, pas sagement. Du tout. Ça braillait, ça riait, ça courait, ça se bousculait dans tous les sens. À l’écart, un peu mais pas trop, Achille observait. Il fut frappé par le mélange harmonieux des origines embrassées qui se fondaient et virevoltaient comme un vol d’étourneaux volubiles. Un tiers de « blancs » pour deux tiers de « basanés » et une poignée de Kabyles aux yeux clairs sur peau pâle dont quelques rouquins frisés.

Puis la porte s’est ouverte, ils sont rentrés en se bousculant jusqu’à ce que le Directeur apparaisse sous le préau et tape deux fois dans ses mains. Alors ce fut arrêt sur image et silence total comme si le temps avait gelé d’un coup. Plus personne ne bougeait, ne parlait. Tous gardaient la pose inconfortable qu’ils tenaient, figés, inquiets. Au deuxième claquement des mains les rangs se formèrent impeccablement en quelques secondes. Achille, seul au milieu des alignements n’osait bouger, ne sachant où aller. Le Dirlo lui fit signe d’avancer sous le préau et le présenta aux gamins curieux. Le soleil déjà haut donnait à plein, le bitume de la cour était brûlant. A l’abri du toit il faisait plus torride encore. Pourtant, Achille qui sentait la main lourde du Patron sur son épaule, grelottait et faisait de gros efforts pour que ses dents et ses genoux ne claquent pas. Il clignait de l’œil, plus aveuglé par les regards convergents que par la clarté, pourtant insupportable du soleil, réverbérée par les murs blancs. La pire rentrée de sa vie ! Achille le canonique s’en souvient encore. Ce jour là, l’enfant apprit combien il est difficile de soutenir les regards ajoutés de ses semblables, si différents et gardera au cœur la méfiance de la foule et des grands-messes.

Comme à l’habitude les premiers temps ne furent pas faciles mais le football l’aida. Quelques parties lui suffirent pour être accepté. En classe il avait retrouvé le goût des études, la curiosité et roulait bon train mais sans effort aucun. Le soir à la sortie des cours, il traînait avec les copains sur le chemin du retour, cherchait l’ombre sous la chaleur et discutait avec l’un, l’autre, de rien. Achille se cherchait de vrais copains avec qui partager des secrets et monter des plans aventureux. La mer était proche de chez lui, cent cinquante mètres à peine derrière la petite gare désaffectée. Au bout d’un terrain vague et rouge – désert descendant sur lequel les enfants jouaient au foot des heures et des heures – les premiers rochers apparaissaient, pointus, piquants, sur lesquels il apprit vite à courir pieds nus. Plus bas entre les éboulis c’était « Le trou de Madame Adèle », une anse minuscule, sans sable qui permettait d’accéder à l’eau. Impossible de s’y baigner sans savoir nager. Et Achille ne savait pas. Il regardait les autres piquer des têtes du sommet d’un rocher plongeoir, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas sauter. Un après-midi un des gamins le poussa à l’eau sans prévenir. Il tomba comme un caillou, toucha le fond, poussa du pied par réflexe, cracha, se débattit sous les rires cruels des autres qui le regardaient se noyer à moitié. A force de faire le caniche, il finit par flotter à peu près. En quelques jours, à singer les autres, il nagea.

Il savait nager en eaux claires, la vie était à lui …

Marco le fils du prof d’histoire-géo, son seul concurrent en classe, devint son ami; ils furent très vite inséparables. À deux ils avaient trouvé une cachette extraordinaire, un très vieux gros figuier dont les branches retombantes formaient entre leurs extrémités et le tronc une salle couverte invisible. Ils en firent leur QG, qu’ils meublèrent de cartons. Au pied du tronc ils creusèrent une cachette qui protégeait leurs trésors : paquets de P4 (paquets de cinq cigarettes à bas prix), pastilles Valda pour combattre l’odeur et purifier l’haleine, lance-pierres sophistiqués. Mais un soir qu’il rentrait à la maison l’air innocent,il fut accueilli par une baffe magistrale qui le mit sur les fesses. « On » avait vu la fumée percer le rideau des branches et le secret, comme la cachette, avaient été dénoncés. Achille, la main sur le cœur expliqua que c’était la première qu’il fumait, que de toute façon il n’avait pas aimé et jura, en crachant au sol par réflexe comme le faisait les copains, qu’il ne recommencerait jamais plus. Le crachat lui valut une seconde baffe qui lui boucha l’oreille gauche pour la soirée. Il fut privé d’argent de poche. De dorénavant jusqu’à désormais ! Marco et lui tinrent conseil, déterrèrent la boite de fer et s’enquirent d’une autre cachette plus sûre. Les roches pointues au bord de mer, bien loin de la ville, étaient creusées de cheminées tortueuses qui descendaient jusqu’à l’eau. Idéal pour pêcher ou mettre le feu à de gros pneus que la mer rejetait parfois. A fouiner partout ils trouvèrent une étroite cheminée de plusieurs mètres qui débouchait dans une petit grotte de sable blanc que les eaux léchaient à peine. Une aubaine, un repaire de pirates idéal, que nul jamais ne découvrirait. Ce fut leur nouvelle tanière. Faute de ressources, Achille se mit à piquer une cigarette dans le paquet de son père tous les deux jours et quelques sous dans le porte monnaie de sa mère histoire d’acheter les Valdas. Certains soirs, la pièce de monnaie dérobée brûlait si fort dans sa poche qu’il s’en débarrassait en la glissant discrètement entre le dossier et le siège d’un des fauteuils de la maison. Trente ans après, il les retrouva et son père rit de bon cœur …

La vie tournait à plein régime comme « Better git in your soul » de Charles Mingus. L’enfance quittait Achille que l’assaut sauvage des hormones asservissait. Sous la poussée incompressible du poil envahissant, l’enfant espiègle qui ne grandissait pas pour autant devenait taciturne. Voilà qu’il surveillait sa mère et s’opposait de façon plus ou moins larvée à son père. C’était le temps de l’appétance-répulsion qui le prenait sous son aile dévastatrice et douloureuse. Il passait sans trop savoir pourquoi de l’insouciance rieuse de l’enfance qui s’en allait doucement, à la contestation générale et peu subtile de l’ordre des choses. C’était le temps des cerises et des filles. Les filles, il les regardait de loin, l’oeil en coin, la joue rosissante et ne s’endormait plus du sommeil sans nuages des enfants fatigués par le jeu. Dans son lit étroit il tournait et retournait sans trouver le repos, les draps étaient toujours trop chauds et les raideurs incontrôlables qui lui brûlaient les reins le surprenaient. Ses réveils qu’il aurait voulu ne pas connaître, tristement poisseux, le laissaient morose la journée durant. Son teint pâle et ses yeux cernés inquiétaient sa mère et déclenchait en lui une rage froide qu’il dissimulait de plus en plus mal. Il lui fallut des trésors d’ingéniosité pour gratter ses draps à la pierre ponce humide sans se faire surprendre. Depuis quelque mois, à la sortie des classes, en compagnie d’une bande de boutonneux bêlants, il surveillait de loin la sortie de l’école des filles. Les chemisiers légers, les longs cheveux dansants, les jupes que le vent animait lui enflammaient l’imagination et les sangs. Désespérément il se forçait à jouer aux billes, à collectionner les calots, les terres cuites et les agates, s’amusait sans entrain à un-deux-trois soleil avec les plus jeunes pour retrouver par instant l’enfance qui le fuyait … Mais qu’est donc devenue l’Angélique si pure qui battait l’amble de son coeur d’enfantelet ?

Achille n’était plus qu’un oxymore écartelé,

Une âme tendre passée à la roue.

Encore une nuit éveillée. Écarquillée, pantelante comme un oeil énucléé au bout de son nerf optique à vif. Dehors la pluie cingle et peine à nettoyer les miasmes accumulés par les hommes vains. Les rues sont lavées, certes. À la lueur des lampadaires, le bitume brossé par le déluge semble propre mais les voiles blancs qui fendent les airs comme une volée de hallebardes serrées, sans jamais faiblir, ne dissolvent pas les remugles de violence qui imprègnent le cortex du monde. Les idées lourdes et basses qui brassent les esprits résistent et résisteront encore longtemps aux averses qui se voudraient lustrales. Achille le Suranné sort de ses rêves éveillés, du flot résurgent des fantômes souffrants qui le sidèrent. Il est là, trop las hélas pour lutter. Moitié hébété, moitié tassé comme un fatras de chairs ramollies par l’âge. Il sait que sa vie lentement s’en va, qu’il a lâché prise et perdu l’emprise … Encore une fois le verre magique, noir d’un vin terrifiant ce soir, a fait son oeuvre voyageuse. La lumière dorée de la lampe tente en vain d’éclairer la robe de ce vin obscur jusqu’en son centre. Près du Pic Saint Loup, il est né sur un sol de gravettes calcaires pauvres, un bouillon figé de déjections anciennes, coulées de boue et de pierres imbriquées. Une trilogie de syrah, grenache et carignan du Domaine Zélige-Caravent : « Fleuve Amour » 2005. Sur les bords de ce fleuve sombre un fil violacé à peine formé cerne le disque de ce vin sans fond apparent.

Delteil eut aimé s’y perdre pour s’y désaltérer.

Les arômes puissants d’une grosse cerise noire mûre dans son eau de vie pénètrent l’esprit d’Achille aux yeux clos. Chaque vin est une messe différente qui le met en recueillement et lui fait fermer les yeux sur le sang odorant des vignes. La pierre sèche, chaude, le cèdre, le cade et le havane dans sa boite épicent la cerise. La matière concentrée, puissante, toute en rondeurs avenantes lui emplit la bouche plus sûrement que le plus énormément torride des baisers. C’est le vin qui le prend plus qu’il ne le déguste. Comme une rousse pulpeuse énamourée. Qui le délivrerait en l’anéantissant enfin. Le fruit le caresse de sa pulpe languide, tourne au palais, s’étale et se resserre. Le Fleuve Amour l’envoûte dans ses épices douces, ses mots de chair tendre, puis dévale sa gorge en laissant derrière lui comme le souvenir tremblant d’un absolu frôlé. La finale est intense, sur des tannins présents mais enrobés de craie, fraîche un temps, puis épicée, poivrée, pour repartir une fois encore, brûlante d’alcool, « cheveux au vent et seins nus », pimentée et flamboyante comme l’écriture fantasque de Joseph Delteil.

Loin des eaux jaunes du Fleuve Amour, là-bas, très loin,

Au sortir des eaux chaudes,

Achille,

Imbécile,

A regardé le soleil

Dans les yeux,

Jusqu’à pleurer,

Mais Ludmilla ne le voit pas…


EAUMOBÛTICHERCONE.

ACHILLE, YES HE KHAN …

Gengis Khan.

Les ailes raides de l’aigle d’acier fendent le ciel bleu nuit,

Comme des lames grossières au dessus de la terre.

Autour de lui, ni anges, ni Bashung – toujours vivant – n’accompagnent le voyage d’Achille vers d’autres paysages gris et pluvieux. Il a laissé derrière lui les ciels lumineux du Maroc, le balancement régulier des palmiers sous les vents chauds, Melloul et les Caïds ont disparu, l’enfance joyeuse en prend un coup. La vie est faite d’étapes inimaginables qu’Achille ignore, d’épreuves, d’initiations successives drôles et douloureuses à la fois. Une étrange tristesse l’habite, la peur de l’inconnu à venir aussi, il se sent fragile mais ne sait pas pourquoi … Lové dans son fauteuil, appuyé contre le flanc de son père il découvre la morosité. Sous l’avion la toile aigue-marine de la mer défile, au dessus le ciel, pur lapis des altitudes. Double reflet. « Quod est inferius est sicut quod est superius et quod is superius est sicut quod est inferius, ad perpetranda miracula rei unius … » Sans le savoir, ébloui par les tables d’émeraude qui l’encadrent, l’enfant fait son Trismégiste ! Peu à peu une fine trame de coton pelucheux sépare les espaces, qui s’épaissit en circonvolutions épaisses, boursouflées, boules blanches, grises et noires, tours de crème épaisse, entre lesquelles, par instant, filtrent les tâches éblouissantes de la mer qui reflète le soleil. Puis les nuages séparent définitivement la mer, puis les terres, du ciel.

Fini les grands espaces. Dans la foule odorante qui s’enfonce sous terre, coincé entre les valises les paquets et les jambes qui le pressent, Achille découvre la grande termitière du métro parisien. L’odeur lourde des parfums sucrés, des sueurs aigres et des angoisses, l’assaille. Il a beau se boucher le nez, ça schlingue à travers tout, ça s’insinue et l’odeur imprègne jusqu’à sa peau. Porté par le flot muet, dans le cliquetis des portes qui s’ouvrent et se ferment, il est prisonnier des hommes claustrés dans ces boyaux. L’image d’un lombric, pire, d’un ténia à wagons articulés qui l’aurait avalé lui traverse l’esprit. Une terreur folle le prend brutalement à la gorge, il lui semble étouffer, alors pour se libérer des pressions qui l’enserrent, il hurle de toutes ses forces en se laissant tomber à terre. Il est là, petite boule d’homme repliée sur elle-même qui refuse ce monde nouveau. Les yeux clos, sourd à cette réalité qu’il rejette, Achille, revoit les grandes étendues de terre rouge, le caillou qui vole vers la tête d’un enfant blond, la carriole en folie, la volière de ses humiliations, les cactus au couchant, le Jardin des Délices, tous les pièges d’avant quand l’air était pur et les dangers visibles, quand il respirait à poumons déployés les bonheurs de son paradis perdu. Dans la rame le silence s’est fait, la foule médusée s’est largement écartée, Achille ouvre les yeux au centre d’une clairière miraculeusement apparue au milieu d’une rame gorgée de viandes pas très fraîches ! Autour de lui les yeux apitoyés des humains agglutinés pour lui faire place le regardent gentiment.

Pluie, ciel de plomb, frimas l’accueillent au Nord de la France dans une petite bourgade de briques tristes que le ciel de mercure et l’ennui gluant écrasent. Hors la ville grise tout roussit ici, les arbres déjà bien déplumés le menacent de leurs branches griffues, engoncé dans un manteau de laine Achille se pèle, se caille, tremble, les pieds gelés et les doigts gourds. Les rues sont vides, les champs sont gras, les herbes sont vertes, ça ne sent rien sinon la bouse parfois. Achille se crispe et se referme pour que les atmosphères de cette étrange contrée ne le contaminent pas. Il n’a plus de maison et vit chez ses grands parents. Le lendemain de son arrivée, début Novembre, il s’est retrouvé à l’école au milieu de visages inconnus, pâles, très pâles. Pas même un arabe avec qui converser. La salle de classe est grise elle aussi. Bizarre ce pays, on dirait que les gens ont mangé les couleurs ! A la récré, dans un coin du préau, à l’abri du crachin, Achille observe la cour et les jeux. Personne ne le regarde, ne l’invite, ne lui parle, les enfants ne sont pas hostiles, simplement indifférents. Mais il n’est pas inquiet, seulement un peu surpris de ce changement radical d’ambiance et de climat. Dans la cour ses nouveaux compagnons jouent au foot. Une boue noire et épaisse gicle sous les pieds. Même le misérable ballon de caoutchouc mou est gluant de fange fuligineuse, de résidus crasseux de scories de charbon. Les gosses pataugent sans s’en soucier, leurs chaussures s’alourdissent, leurs pantalons maculés de mâchefer ne semblent pas les gêner. Achille réfléchit : « comment se faire une place ici ? », lui le petit maigrelet comment va t-il se faire accepter, respecter par tous ces grands gars taiseux, fous de foot, qui parlent une langue étrange, un patois inconnu auquel il ne comprend pas grand chose ?

Son oncle est un grand gaillard au fort accent du nord affublé d’une imposante moustache noire, solide comme un roc, subtil comme une mule mais tendre et affectueux avec lui. En l’absence de son père parti à la pêche au travail, il ne sait où, « mononcle » (qui se dit « mononque » en ces contrées froides) l’a pris sous son aile. Arrière central et capitaine de l’équipe locale de foot c’est une star au pays. Alors Achille lui demande de l’emmener avec lui « au match ». Derrière la barrière, entre les jambes des spectateurs, l’enfant regarde cet homme dont la finesse technique n’est pas la qualité principale, la plupart du temps il se contente de dégager son camp à grands coups de bottes ravageuses qui emportent hommes et ballons. A chacune de ses interventions la balle monte au ciel, très haut et retombe à l’autre bout du rectangle vert, immense aux yeux de l’enfant. Entre les larges épaules du colosse le N° 5 resplendit à ses yeux comme un chiffre magique. Ce footballeur puissant, frustre, dévastateur, c’est son Gengis Khan à lui qui transforme le terrain détrempé en Steppe de l’Asie Centrale, repoussant l’envahisseur toujours plus loin ! Le soir après l’école « mononcle » l’initie à l’art du contrôle, aux feintes de tir, à la frappe, au dosage de la passe … Le gamin agile, adroit et pas manchot (!), dur à la peine, fier et têtu, travaille avec plaisir. « Mononcle » fait le gardien de but dans le pré bosselé de nids de taupes derrière la maison. Achille dribble, tacle et tire de toutes ses forces à longueur de soirée, se heurtant à chaque fois à la grande masse noire de son oncle qui lui cache le soleil et lui renvoie la balle jusqu’à épuisement. Jour après jour, Achille s’endurcit. Le soir, exténué il oublie l’absence taraudante de son père et s’endort comme un bienheureux.

A l’école il attend son heure. Le maître au visage émacié et à la longue blouse grise apprécie l’arrivée de ce nouvel élève isolé, solitaire mais curieux, vif, qui a réponse à presque tout. Les semaines passent et dans la classe l’instituteur et Achille conversent, échangent, argumentent dans un quasi silence. Les autres, placides, ne lui en veulent pas, au contraire; tacitement ils lui font comprendre que sa curiosité les libère des questions du maître. Parfois ils lui sourient. Dans la classe surchargée Achille a repéré un petit gars nerveux qui dénote dans la troupe des costauds. Le gosse bafouille un peu ses mots mais la classe le respecte car, tout maigrelet qu’il est, il a le poing facile, il est craint comme un taurillon hargneux. Les bœufs musculeux et placides s’écartent sur son passage et se soumettent sans piper à son charisme volcanique. Pierre, c’est son prénom, surveille Achille du coin de l’œil, craignant qu’à la longue il lui fasse de l’ombre. A la récré c’est Pierre le chef, l’organisateur qui constitue les équipes et règle les litiges. Sans états d’âme il prend les meilleurs avec lui et colle les pieds carrés dans l’autre équipe. Au dernier moment ce jour-là, il se tourne vers Achille solitaire sous le préau et lui dit d’une voix coupante : « Tu joues, amène toi ?! » lui désignant le groupe des seconds couteaux. A la première balle Achille veut la jouer fine et la garder pour partir en dribbles déroutants mais un coup d’épaule l’envoie valser dans la bouillasse. Le jeu s’arrête, la troupe hilare l’entoure, Pierre sourit, juste ce qu’il faut. Ce soir en regagnant la maison, plus crotté qu’une étable Achille sait ce qui l’attend !

Le petit bleuet blond ne rit plus, Angélique lui manque très fort. Pourtant c’est elle qui le console le soir dans son lit. Sans l’avoir vraiment voulu il s’est mit à lui raconter ses journées, à lui décrire par le menu les paysages et les gens de cet étrange pays sans figuiers. Elle lui sourit la lumière de ses nuits, bien plus qu’elle ne le faisait là-bas il y a peu, mieux elle rit aux éclats quand il imite dans sa tête l’accent des gens d’ici. Achille la dévore sur l’écran tremblant de ses yeux clos; elle est là pour lui, quelques secondes, le temps qu’il maintienne vivante l’image vacillante de son sourire sous ses tresses, de ses grands yeux de faon apeuré, des petites piqûres rousses sur son nez de porcelaine. L’amour n’a pas d’âge, pas de limites, il n’attend rien et donne, donne, donne sans compter. Dans le cours éteint de ses jours blêmes Achille porte son soleil intérieur en secret. Avec « mononcle » et Angélique, Achille intuitivement s’est trouvé des repères, des motivations qui l’aident… à son insu.

Avec tout ça, c’est pas tout ! A la maison, la patronne c’est Blanche, sa grand-mère, une personnalité plus forte que tous les piments d’Arabie ! C’est sa « mémère », il est « sin ti fiu, sin ti solèle !» (son petit-fils, son petit soleil!), et pas question de contester. Une personnalité frustre, dure, intolérante mais aimante et fidèle, coriace et fondante, sa grand-mère. Quand elle l’embrasse elle le dévore, mais doucement, sous ses paupières flétries, son regard aigu se métamorphose, c’est comme une coulée de miel sucré qu’elle déverse tendrement sur « sin pouchin » (son poussin). Mémère régente, organise, commande, décide, impose, elle a huit bras, les idées arrêtées et ne souffre pas la contradiction. « Bon-papa », lui, est un taiseux, sa voix il la ménage et il ne dit pas quatre mots de la journée. Quand par extraordinaire il ose, c’est pour bredouiller d’une voix basse, grumeleuse, à peine audible, une phrase d’apaisement dont il s’excuse aussitôt. Pourtant, de façon surprenante, il est le maître à bord et mémère le traite avec amour et respect. Cet homme discret qui respire en s’excusant presque de vous voler votre air, quand il vous regarde, vous dit avec ses petits yeux en boutons de bottines plus de choses qu’en un milliard de mots. C’est un fleuve crémeux d’amour inconditionnel et lumineux qu’il vous offre plus nourrissant que toutes les crèmes chantilly de la pâtisserie du coin !

Entre ces deux là, dans cet hiver de sa vie, Achille est au chaud.

A la récré Achille continue de jouer dans la mauvaise équipe. Pour éviter de se retrouver chaque jour, chevilles meurtries, le nez dans la soupe de scories gadouilleuses, il s’efforce de jouer sans contrôle; dès qu’il reçoit la balle, elle rebondit sur son pied gauche et le plus souvent, d’une passe précise et sèche, il envoie un de ses coéquipier vers le but. Tout l’hiver Achille affinera son jeu, peu à peu il fera sa place dans la classe comme dans la cour. Puis un beau jour d’avril Pierre le prendra sans mot dire dans son équipe. A eux deux les bassets à poils courts chasseront bien vite les orages de la discorde, malins et sans jamais se le dire ils deviendront les maîtres de la balle et par là les caïds pacifiques de l’école …

Le jour ou le soleil revint,

Par une belle journée bleue,

Achille apprit,

Qu’il passait en sixième

Sans examen.

La gloire !

Avec un dico neuf

Et un voyage à la clé.

Ce soir là,

Sans crier gare,

Son père est revenu …

Les nuits d’Achille le fossile sont plus belles que ses jours imbéciles. C’est à ces moments là que son acuité, ordinairement endormie le jour par le conventionnel des relations et des étroitesses ordinaires, est la plus fine. Ce sont les heures d’écriture, de lâcher prise. La raison débranchée, ouvert à toutes les étrangetés que rejettent les esprits pétris de logique, ses doigts mènent la danse sur le clavier qui le relie au virtuel. Par une pirouette insensée les pixels qu’il aligne le mènent souvent hors des raisons solides, matérielles, quantifiables. Son esprit, inexplicablement se dissout, il s’envole et voyage dans les passés empilés, digérés. Il lui suffit d’un mot, d’une image, d’une phrase qui s’impose à lui pour que le phénomène se déclenche. Cette nuit donc, sans crier gare, « Les ailes raides de l’aigle d’acier … » l’ont emporté dans la cour de l’école, dans les méandres subtils des émotions anciennes qui prennent sens, comme si l’âme faisait la leçon à l’esprit. Dans un avion on finit toujours par assolir. Et cette nuit, il atterrit après un voyage de plus de cinquante ans dans ce bureau qu’éclaire à peine le cône cuivré de sa lampe, au chevet de sa plume immatérielle, éclairé par la lumière et la compréhension fulgurante du temps révolu.

Et comme à l’habitude ce sont les reflets d’or changeants du vin, immobile dans son verre qui sanctifieront les mystères entraperçus. Après toute cette boue, ce gris, ces espaces glauques, la vue de ce bouton d’or épanoui dans son négligé de cristal délicat le requinque avant même qu’il n’y trempe les lèvres. Sous la lumière flave, la coupe d’or, tenue à bout de bras se distingue à peine du rayon de pure chrysocale coruscant dont la veilleuse l’inonde. Le rituel se poursuit quand Achille plonge le nez sur le disque odorant de ce Muscadet sur Lie 2004 du Domaine de la Martinière né d’un terroir de gneiss et de micaschistes. Un bouquet, délicat dans sa définition mais puissant dans ses arômes le charme immédiatement. C’est une composition élégamment agencée de pamplemousses jaunes et de citrons, parsemée de fleurs d’acacia poivrées de blanc au travers desquels percent de fines notes minérales, qu’il visualise en silence. En bouche l’émotion est la même. Ouvert la veille le vin aéré devenu aérien est à son sommet après un long élevage en cuve. Un Melon de Bourgogne à la matière magnifique, le sentiment d’avoir en bouche une pierre brute à l’attaque qui se délite lentement pour lâcher une brassée de fruits jaunes mûrs et ce vin « à l’envers » qui lâche sa pierre avant ses fruits lui met le palais en extase. Le vin, superbement construit et précis, est tendu de bout en bout par une acidité mûre et constante qui affine et soutient le pamplemousse, le citron et leurs zestes. En finale, la réglisse et l’anis que relève une pincée de poivre blanc s’installent interminablement. Bien après l’extinction des fruits la pierre légèrement fumée revient pour clore le feu d’artifice gustatif.

Rien n’étonne moins Achille

Que les effets de ce vin

Qui vient de redonner sens

Et couleurs

Aux paysages désolés,

Noirs des scories

De l’enfance …

C’est bien la pierre qui lâche le fruit !

EREMONAITISSANTECONE.