Littinéraires viniques » Marco

ACHILLE L’ACHILLÉEN …

Delacroix, femme d’Alger

 

Le ciel était d’azur mais les regards voilés.

Une crainte, comme une gaze fine, recouvrait la terre et les êtres. Qui grisait le ciel, affadissait l’air, refroidissait les eaux. La terre d’Algérie épuisée par la guerre était en train de prendre feu. Et ce feu gagnait les cœurs. Et les enfants étaient touchés par la violence latente, par le sang qui suintait entre les portes de leur insouciance. Achille « à fleur de peau » de ses quinze ans le sentait bien, sans trop comprendre. A l’école les bagarres étaient moins tendres, les derniers coups n’étaient plus retenus. Entre les amis d’hier la distance s’installait. Au loin comme auprès les attentats se multipliaient. Des grenades explosaient la nuit contre la caserne des douanes à deux pas de la maison. La mère tremblait. Dans les journaux la barbarie s’étalait à tous les coins de page. Tous se sentaient trahis. Camus n’était plus là. La folie, comme une charogne verte, planait sur l’ocre de ces terres superbes et jurait de la calciner bientôt. Dans les deux camps on se rendait coup pour coup au mépris de tous et de tout. Dix sept mois de fanatisme et de démence sans limites exacerbèrent la haine aveugle qui courait dans les airs, comme la peste jadis. La fièvre noire pervertit les cœurs comme elle tortura les chairs.

Achille en fut à jamais marqué, comme un veau sous le fer.

L’année 1961 passa comme un éclair funeste. En classe, Achille qui ne sortait plus que peu et jamais bien loin, se consola dans le travail. Il découvrit les plaisirs forts des lectures harassantes qui l’emmenèrent au ciel des douleurs transmutées, des voyages immobiles et des éducations pas banales. Balzac le transporta, Stendhal le grisa, et Flaubert l’aida à jeter sa gourme aux toilettes. Quand les émotions pleines et le coeur rassasié il n’en pouvait plus, Alexandre Dumas l’entraînait en de folles aventures et le calmar géant de Jules Vernes le plongeait au fond des océans. Il trouva dans cette vie une manière d’équilibre qui conjuguait ses peurs, des mondes imaginaires qui le formèrent. Un peu.

Car rien ne vaut la vie …

Marco, n’était pas loin, rien qu’un jardin à traverser. Aussi de temps en temps ils avaient le droit d’aller chez l’un ou l’autre sans traîner trop loin. Ils avaient un ami, un troisième larron surnommé « Med ». Mohamed était son vrai prénom, si commun qu’ils l’avaient raccourci. Med était maigre et très grand, fragile comme un roseau des lacs, brun, les yeux noirs et la moustache naissante qu’il surveillait tous les matins dans le miroir. Quelque chose d’un chien errant dans la démarche, les hanches un peu de côté. Un garçon brillant et fier qui leur tirait la bourre à l’école, à coups de demis points gagnés ou perdus de haute lutte. Ces trois là se respectaient et s’estimaient. « Avant », quand ils allaient chez lui, sa mère qui n’était pas muette ne parlait pas. L’éducation de par là-bas. La maigreur de son garçon l’inquiétait, alors elle le bourrait de pâtisserie dont ils profitaient ensemble. Par poignées ils bâfraient comme les morts de faim qu’ils n’étaient pourtant pas; mais à ces âges on bouffe des cailloux, des sauterelles, des asticots aussi – sur les pêches trop mûres – dont ils tiraient la queue pour les croquer avec des mines dégoûtantes ! Le petit frère de Med, bonhomme tout rondouillard, rigolait à pleurer en les voyant faire et les regardait comme des dieux. Puis ils partaient deux rues plus loin à l’abri d’un auvent abandonné dont les lambeaux jaunes et bleus claquaient au vent comme des pavillons dérisoires. Ils sortaient d’une poche une clope tordue à moitié vidée qu’ils partageaient, penchés les uns vers les autres pour masquer la fumée. C’était bon et l’âcreté du mauvais tabac se mariait délicieusement aux miettes sucrées qu’ils décrochaient entre leurs dents à grands renforts de suçons disgracieux. Rivaux, complices et amis, ils se moquaient de leur soi-disant différence que parfois d’aucuns pointaient. Au fil du temps, les railleurs, nez sanglants et zoeils pochés, ne bafouaient plus. Avec ses os de cigogne Med n’allait pas à la castagne, les deux autres s’en chargeaient. Quand la mère, surprise par leur arrivée n’avait pas prévu les baklawas, les zlabias et autres sfoufs, ils s’en allaient marauder autour de la boutique du marchand de beignets. En début de journée, le petit commerçant M’zabite décrochait et rabattait la grande planche qui tenait à la fois lieu de porte et de table, puis il sautait dans son échoppe, redescendait comme une chèvre à courtes pattes, fixait les pieds à la table, d’un bond plongeait à nouveau dans sa tanière et se mettait à l’ouvrage. C’était l’affaire d’une bonne heure avant que les premiers beignets tout chauds, larges cerceaux dodus, gonflés, dorés et blanchis au sucre à gros grains, n’atterrissent en rebondissant à peine dans les grands plats qui recouvraient l’étal. Alors là c’était la pêche miraculeuse. Du coin de la rue ils balançaient en le faisant tourner comme un lasso un gros fil de palangrotte lesté d’un plomb moyen et garni d’un très gros hameçon à trois branches. Une fois le beignet croché ils le ramenaient à eux d’un coup sec de l’avant bras. Le beignet planait comme un fresbee qu’ils interceptaient en souplesse. En moyenne ils en chopaient deux avant que le M’zabite, courtes pattes à babouches, fou de rage, ne déboule en hurlant pour les courser la pique à bout de bras, sans son cheval, comme un hussard dérisoire. Mais les gosses détalaient et le semaient facilement.

Mais tout ça c’était fini et Med leur manquait.

La peur des représailles éloignait les amis. Achille et Marco avaient taillé des matraques dans de vieux bois durs et ne se promenaient plus qu’armés, singeant les adultes qui cachaient leurs pétoires sous leurs habits. Précautions dérisoires mais les gamins n’imaginaient pas vraiment les dangers qui planaient dans les rues. Attentats aveugles, stupides et meurtriers, incendies nocturnes, basses vengeances déguisées se succédaient. On pouvait mourir pour “un rien”. A l’école, les maîtres bien qu’engagés dans l’un ou l’autre camp, professaient pourtant des paroles de paix pour protéger les gosses exaltés. Les mômes se toisaient comme des coqs; debout sur leurs ergots ils s’insultaient, se défiaient et reprenaient des slogans qu’ils ne comprenaient pas. L’OAS et le FLN, sigles symétriques, allaient jusqu’à s’affronter dans les cours des écoles. Triste temps que celui des croyances monolithiques imbéciles, triste temps que celui qui corrompt le coeur des enfants, pauvre temps que celui du manichéisme et des caricatures grossières, affreux temps que celui qui voile la lumière des regards. Parfois, de loin quand nul ne les voyait, Med, Marco et Achille se souriaient furtivement. Achille finit l’année scolaire en fanfare, multipliant les prix et les récompenses. Pourtant il redoubla sa classe. Il lui aurait fallu partir à Bône (Annaba) faire son année de seconde mais son père, effrayé par les bandes de jeunes qui manifestaient journellement là-bas, au milieu des adultes exaltés en prenant tous les risques, convainquit le Directeur d’accepter de le garder une année de plus.

L’année scolaire 1962 qui vit la folie gagner en intensité meurtrière fut interminable. Achille, démotivé, s’ennuyait ferme. Renfermé et muet il affronta les affres grandissantes de son âge dans le silence et l’angoisse qu’aggravait sa solitude forcée. La lecture effrénée, désordonnée, boulimique, était devenue son seul refuge. Il avalait tout ce qui était encre sur papier, de « Nous Deux» au «Dictionnaire de la Mythologie Grecque », en passant chaque jour par le journal quotidien qui alignait en longues colonnes de caractères gras les noms des morts de la veille. Souvent au détour d’un article il fermait les yeux craignant de voir apparaître l’avis de décès d’un de ses copains. Derrière lui, à longueur de jours moroses le vinyle de Chubbby Checker, le seul qu’il possédait, hurlait « Let’s twist again ! » sur son Teppaz surchauffé. Chaque jour sur son cahier de brouillon il inscrivait le nombre des morts de la veille. En fin de semaine, atterré, comme un comptable morbide, il faisait ses sinistres comptes. Un jeudi qu’il n’y tenait plus Achille s’échappa en douceur, traversa la ville plus vite qu’un chacal tous poils hérissés, s’étonnant de trouver le ciel si bleu et le soleil si chaud alors qu’il était lui glacé de peur. Les rues étaient presque vides. Jamais il ne trouva la ville aussi belle, paisible et riante, certaine qu’elle était sans doute, du fond de ses pierres blanches, de traverser les années bien après qu’il sera redevenu poussière. Dès qu’une silhouette apparaissait au loin il se cachait un instant, le temps qu’elle disparaisse au coin d’une rue. Il avait si peur qu’il voyait le monde onduler, trembler, si fort qu’il courait en zigzag comme s’il avait bu. Quand il arriva dans la cour de Med, le visage écarlate et bouffi par l’effort, soufflant et crachant comme un crevard, la mère assise en tailleur sur une natte, plus affolée qu’un animal surpris, instinctivement protégea de ses mains son visage. Elle eut si peur qu’elle ne cria pas. Achille la rassura d’un geste doux. Med apparut sur le pas de la porte, un couteau à la main mais le baissa en voyant Achille. Il rassura sa mère qui lui répondait en arabe en lui montrant la porte. Elle se calma enfin. Les deux garçons s’isolèrent dans une chambre, ils parlèrent longtemps des malheurs aveugles et des hommes obtus, des filles d’avant qui ne souriaient plus, de ces eaux bleues qui les portaient si bien, des beignets et des clopes, des copains qu’ils perdaient, de leur amitié mourante, de leur séparation prochaine … Ils jurèrent en crachant de se rester fidèles. Qu’ils se reverraient un jour prochain. Dans pas longtemps …

Le six Juillet

La caravelle décolla

Vers Marseille,

Une fois encore …

Il n’ouvrit pas les yeux

Du voyage.

Sous ses paupières closes

Les branches des palmiers

Doucement balançaient …

Toute la soirée Achille l’obsolète a senti la douleur dans son talon. A trop pousser sa vieille machine elle renâcle pense t-il. La nuit s’étire comme il aime qu’elle le fasse pour lui. La nuit est une chatte aimante et lascive, elle l’entoure de ses ombres chaudes et silencieuses. Son velours noir recouvre, apaise et lave les miasmes du jour passé. Le jais profond l’enserre comme un vieil insecte dans la gangue d’ambre doré de la lampe de bureau. Y volêtent, éphémères et fragiles, les minuscules papillons diaphanes des souvenirs qu’il croyait perdus. Au creux de son oeuf de lumière fauve il est l’enfant de Nyx qui lui ouvre les portes du passé. Douce comme une bouche humide elle lui susurre des mots secrets. Ses doigts de crêpe funèbre lui caressent le front et lui donnent les clés. Ces moments d’intimité forte avec les mystères des profondeurs de l’âme des mondes, il les vénère et les attend. Le noir intense lui donne la lumière derrière le miroir des apparences. Le sens jaillit et le déstabilise.

Le cristal est beau ce soir, élégant sur sa tige frêle. A mi hauteur de ses flancs féminins, comme un lac de rubis en fusion, le vin immobile et patient l’attend. Aucun pli ne ride la psyché lisse qu’il s’apprête à traverser. Le rose et l’orangé, au fil des années, ont lentement gagné le coeur du vin dont le rubis grenat rutilant emprisonne un instant le reflet ardent de la lampe. Une boule de feu jaune balance lentement, illuminant l’orangé proche. Achille aime à se perdre ainsi dans les couleurs. En 2001 le Domaine Jean et Jean louis Trapet a extrait des grappes de pinot noir du climat « Latricières-Chambertin » ce jus rougeoyant affiné par les ans. Pour mieux voir, humer et se délecter, Achille a fermé les yeux. Une fragrance de pivoine et de rose fanée vole, fugace. De la fleur le vin passe aux fruits et aux épices, fondus à ne plus pouvoir les distinguer. Si la distinction, l’élégance, l’harmonie ont une odeur, c’est bien celle-là. Un nez à se taire. Cette terre chiche (La Tricière), ce substrat argilo-calcaire chapeauté d’une fine couche de silice prouve à qui ne le saurait pas que de la pauvreté peut naître la noblesse … A bien humer et presque renifler, Achille distingue des notes de cerises à l’eau de vie, de confiture de fraises, de réglisse fine et de figue sèche. Le vin fait sa soie en bouche peu après, mariant la puissance ronde à la finesse exquise. D’une texture tendre mais parfaitement construit, il lui semble au bout d’un instant, qu’il a toute la bouteille en bouche tant le vin se déploie. Les tannins mûrs, finement crayeux, presque imperceptibles, frôlent le palais langoureusement de leurs ailes de cacao ourlées de café noir et laissent infiniment à la bouche pâmée d’Achille la fraîcheur du millésime et le sel fin des Latricières.

Dans le verre vide

Le cuir course les fleurs.

Étrangement Achille,

N’a plus mal au talon …

ERASMOSÉRÉTINÉECONE.

ACHILLE, LES OISEAUX, LA SERRURE ET LE TROU …

Par le trou de la serrure.

 

Les oiseaux joyeux étaient partout …

En ce temps là la nature entrait dans la ville; pas de frontière visible entre La Calle, les forêts de chênes lièges, la mer et les eaux douces avoisinantes. Pas de zone commerciale à la périphérie, industrielle non plus. En fait, pas de périphérie au sens urbain du terme. Les jardins étaient campagne, la campagne était leur prolongement naturel. Seuls quelques alignements potagers, le plus souvent pas très droits, à l’Anglaise, pouvaient laisser à penser que des hommes domestiquaient un peu, très peu, la nature. Les plages elles aussi étaient sauvages, pas de « front de mer ». Parfois même, les chemins et les routes qui menaient aux embruns n’allaient au sable; au pire, ils, elles bordaient les plages et disparaissaient à la vue des baigneurs assoupis à l’ombre d’un parasol de fortune piqué dans le sable chaud. Hors « Le trou de Madame Adèle », on avait le choix entre la plage de « L’usine », de « L’île Maudite » et quelques autres criques miniatures, minuscules croissants chauds sans noms. Ces dernières peu fréquentées étaient le refuge des gamins qui chassaient le Gobi, petit poisson qui peuple les flaques cachées dans les anfractuosités des rochers battus par la mer. Le soir peu avant le coucher du soleil rouge, les gosses fatigués par leur journée de vadrouilles et de pêches diverses aimaient à se planquer pour mater les couples d’amoureux pas transis qui se roulaient patins et mains fureteuses à l’abri de l’aplomb des rochers. La soirée avait été bonne quand les tandems surpris dans le cours de leurs ébats fuyaient, pantalons aux chevilles et corsages dégrafés sous les jets de pierre des enfants. Ces soirs là, ils apprenaient peu des emportements, des transes de la chair moite, trop chauffés et refroidis à la fois qu’ils étaient par les agitations jugées ridicules des fessiers à demi nus. Les pommettes rouges ils revivaient la scène cent fois et riaient jaune. Ambiguïté de cet âge qui oscille entre désir naissant et dégoût des humeurs épaisses.

Dès le milieu du printemps les jeudis étaient leurs plus belles journées. Levés tôt, ils fonçaient sur les devoirs pour s’en débarrasser au plus vite histoire de se retrouver au fond d’un jardin sauvage, entre soi, à l’heure où le soleil ouvre grand son œil jaune de cyclope éberlué, au ras des forêts de chênes lièges qui montent en pente douce vers les hauteurs de la ville. Noël dernier, une carabine à plomb nickelée, qu’il fallait plier en deux pour la charger, était tombée dans les baskets d’Achille. Il aimait le bruit que faisait dans sa poche la boite de fer sonore remplie de champignons de plombs mous et striés à la base. Le Père Noël guerrier avait aussi pourvu Marco d’un engin similaire, noir mat et plus puissant. Alors ils partaient à la chasse aux oiseaux. Cruels et pervers, ils adoraient le bruit sec de la détonation suivi du sploutch écrabouillant du projectile qui disloque chairs tendres et os fragiles ainsi que le petit nuage de plumes qu’irisait la lumière du contre-jour, juste avant que le chardonneret, la mésange ou le serin, ne dégringole, désarticulé de sa branche. Ils s’assoyaient en tailleur devant le volatile palpitant et se repaissaient salement du spectacle de la mort. Un sentiment de toute puissance malfaisante les prenait aux tripes. Parfois c’était long, l’oiseau n’en finissait pas d’ouvrir et fermer le bec, son petit œil noir roulait sous la paupière translucide comme s’il était étonné que les garçons aient succombé au vertige. Quand la petite flamme quittait l’œil minuscule du roitelet l’air se figeait, la lumière devenait plus crue, les couleurs saturaient, bavaient parfois comme si l’arrêt progressif de ce souffle indécelable désolait les anges et leur brouillait la vue. C’est du moins ce qu’Achille ressentait, qu’alourdissaient un peu plus encore les pierres coupantes qui lui griffaient la poitrine un instant. Marco, habitué des chasses aux sangliers de l’automne avec son père, rigolait et fourrait la petite chose dans le sac commun, continuant à fouiller les arbres à la recherche de la prochaine victime. Souvent, Achille prétextait une envie pressante pour s’éloigner un moment. C’est à cette époque qu’il se mit à rêver de chutes interminables dans le noir absolu, comme si la faucheuse, l’enroulant dans sa robe de suie grasse, l’entraînait dans un horrible plongeon térébrant. Et dans ses cauchemars glauques la même odeur écœurante le révulsait, ce fumet lourd, douceâtre, ces molécules épaisses qui ne le quittaient plus, enfoncées au plus profond de sa mémoire, cette puanteur que la mort putréfiante dégage partout où elle passe. Achille se méfiera toujours dès lors des femmes chantournées de noir dont les voiles crissants croyait-il, vous séduisent pour mieux vous ôter la vie du bout de leurs ongles rouges et effilés. Jusqu’au jour où il s’apercevra que la couleur des atours ne change rien à l’affaire et qu’à trop donner d’amour on se fait flouer.

En milieu de matinée, quand la stridulation des criquets devenait électrique, quand la chaleur tombait comme une lave cuisante ils regagnaient la grotte fraîche sous les rochers, se fumaient une tige à deux les pieds au frais dans les vaguelettes mousseuses. Chacun revivait en silence le plaisir trouble des petites vies prises à la vie. L’un mimait les gestes, accroché au fusil absent, imitait le son de l’air comprimé qui propulsait le plomb mortel, le bruit mat des chairs froissées, singeait l’affolement de l’oiselet mourant, écarquillant les yeux et s’écroulant terrassé dans un chuintement final. L’autre le sourire crispé faisait mine d’en rire. Puis ils oubliaient et parlaient à voix basse du mystère des filles qu’ils rêvaient de pétrir convulsivement. Une fois l’excitation de la mort et de l’amour charnel retombées ils s’équipaient. Masques et tubas, palmes fatiguées et fusils-harpons, armés comme des ninjas aquatiques ils plongeaient dans les eaux claires. Les premières minutes les purifiaient des miasmes terrestres, les lavaient de leurs plaisirs malsains. Tout était fraîcheur, silence et pureté dans l’émeraude liquide. Le bruit régulier de leur respiration les apaisait. La vie grouillait sur les fonds changeants, flottait paisible, ou dérivait lentement. Le velours des coraux recouvrait et gommait les angles des roches entre lesquelles les tâches blanches des zones sableuses dessinaient un paysage harmonieux. Le binôme cherchait entre les langues vertes des algues ondulantes les poissons de roche agiles qui s’y cachaient. De temps à autre l’un d’eux piquait, harpon pointé à bout de bras, dans un brouillard de bulles vers un poisson fuyant qu’il remontait gigotant au bout de la tige de métal qui le transperçait. Quand le froid les gagnait ils retrouvaient leur grotte et tremblaient longuement, recroquevillés sur le sable poudreux et tiède dans lequel ils se roulaient en riant. Quand la chasse avait été maigre ils pêchaient de gros oursins à la fourchette, qu’ils remontaient et posaient dans des casiers de bois léger garnis de plaques de liège arrachées aux chênes-lièges. Les grosses boules vivantes, hérissées de piquants cassants leur laissaient aux mains des épines profondément enfoncées qui les agaçaient des jours et des semaines. Puis ils faisaient un feu de bois mort, cuisaient leurs oiseaux squelettiques et leurs poissons minuscules, ouvraient leurs oursins, et s’en délectaient avec du pain rassis ramolli à l’eau. Petite clope enfin pour finir comme des hommes …

Tony habitait la Caserne des Douanes. Un petit Corse à la peau mate et au regard ourlé de longs cils de fille. Mais fallait pas le chercher, il avait le sang chaud et la susceptibilité à fleur de poing. Et surtout, oui surtout, Tony avait deux grandes sœurs, des vieilles de plus de vingt ans, longues lianes brunes, yeux de ciel et hanches huilées qui faisaient baver les morveux de treize ans qu’elles ne voyaient même pas. Quand ils discutaient en bande, comme des conspirateurs d’opérette dans un coin de la cour de la caserne il n’attendaient en fait qu’une chose : l’apparition des deux filles, maquillées et vêtues de robes mouvantes, descendant les escaliers. A chaque marche, le balancement de leurs hanches rondes envoyait de droite à gauche les plis espiègles de leurs courtes jupes légères. Sous leurs chemisiers à bretelles, leurs jolis seins oblongs se riaient de Newton et ballottaient à chacun de leurs pas. Elles savaient bien que les merdeux bavaient à les voir ainsi descendre lentement; c’est bien pourquoi elles prenaient plaisir, regard perdu à l’horizon, à accentuer ondulations suggestives et tremblements mammaires. Bouches pendantes les gamins rêvaient en bavant. Les premiers temps Tony se fâchait et menaçait de leur casser la gueule. Il tenta même de leur interdire la cour mais rien n’y fit ! Comme des huîtres à marée basse ils s’accrochaient, attendant la vague montante qui les submergerait de plaisir. Un jour Tony qui n’arrivait pas à sauver son honneur – sauf à n’avoir plus un copain – leur proposa un marché honnête, histoire de garder le contrôle, de mettre un peu de beurre dans les relations et de se graisser un peu les rognons au passage. Le jeudi, à l’heure de la toilette, en l’absence de ses parents, il leur proposa la location du trou de serrure de la salle de bain ! Dix centimes les quinze secondes pour l’une, ou trente centimes pour les deux, en deux fois quinze. Durée maximum, indépassable, dûment chronométrée et non renouvelable le même jour. Il fit un carton ! Planqués en paquet sous l’escalier, chacun leur tour ils montaient pieds nus, se glissaient à genoux devant la porte et mataient jusqu’à la dernière seconde, à se crever un œil. C’était au petit bonheur la chance … Ils entrapercevaient furtivement un bout de culotte rose, un fragment de cuisse, les plus chanceux croyaient deviner un buisson noir furtif, frisé ou raide c’était selon, mais ça allait si vite qu’ils peinaient à en garder l’image en mémoire. Sous l’escalier ils avaient du mal à garder le silence tant l’attente leur semblait interminable. Une fois, la séance terminée, ils s’évertuaient, échangeant leurs souvenirs tous frais, à reconstituer le puzzle. Cela leur faisait des rêves à la Picasso pour la nuit. Patiemment ils attendaient le jeudi suivant dans l’espoir de récolter d’autres morceaux de l’énigme. Les semaines avaient beau s’empiler, ils avaient beau se ruiner, ils n’y parvinrent jamais. Tony lui, certain que son petit commerce resterait florissant dépensait sans compter. Généreux, il leur offrait force P4 et des valdas à gogo … C’était Byzance et Tony en était le Nabab !

Depuis quelque temps, le soir,

Loin au delà des collines,

On entendait le bruit sourd des canons

Qui résonnait lugubrement,

Et faisait taire les oiseaux …

Dans la tête d’Achille l’antédiluvien les obus du passé ont déchiré la nuit. Le rayon opalescent de la lampe irise la robe du vin, pâle comme un soleil de Vermeer, de reflets vert tendre. Au cœur du cristal Achille a plongé, emporté par le courant puissant du souvenir. Il nage dans les eaux claires d’une méditerranée qui fleure bon la pêche blanche arrachée à l’arbre du jardin. Le petit frisson délicieux qui lui frisait l’échine tandis qu’il courait, loin du lieu de son forfait d’enfant, le traverse à nouveau. Étrangement au fond de l’eau de vin translucide, il revoit les paysages d’Afrique, respire des parfums exotiques d’ananas crus, de fines senteurs de citrons mûrs et d’agrumes frais, de raisins, de pêches de vigne, de poires et de cette fleur d’oranger qui l’enivrait jadis dans les allées interdites des orangeraies blanches. Par les trous de sa serrure nasale, la réglisse en volutes infimes clôt le bal des arômes.

Une gorgée de ce pur sauvignon « Aubaine » 2010 de Jonathan Pabiot, Pouilly-Fumé délicieusement frais né sur lies fines et marnes calcaires lui truffe la bouche. Pure sphère, la matière cristalline enfle doucement sous sa fine pellicule grasse puis diffuse lentement ses fruits mûrs – de l’ananas exotique et subtil à la chair fondante des pêches blanches, du jus du citron doré à la poire juteuse – qui lui affolent les papilles que caressent longuement en finale la craie fine, la pulpe de citron poivrée de blanc. Achille, immobile, savoure à n’en plus finir la chair parfumée de ces fruits d’antan. Comblé il se lèche les lèvres et le sel fin qu’il y recueille le replonge une dernière fois dans les eaux d’émeraude d’antan …

Dans la salle de bain flottante,

De sa mémoire évaporée,

Les filles perlées d’eau fraîche

Rient à jamais,

Gaiement …

EDOUMOCHÉETICONE.

ACHILLE SUCE DES VALDAS …

Nasreddine Dinet. Bataille autour d’un sou.

 

Achille avait oublié le mâchefer boueux

Et souriait aux palmiers retrouvés.

Par la fenêtre ouverte de la voiture coincée dans une longue file de véhicules encadrés par deux Half-tracks, le vent chaud de ce mois d’août lui chatouillait agréablement la peau. Onze ans depuis deux mois, un nouveau pays, tout à recommencer encore. De Bône (Annaba) à La Calle (EL Kala), 85 kilomètres qui prirent trois heures à regarder tranquillement les lacs. Les forêts ondoyantes de joncs en bouquets offertes au regard, les hérons cendrés aux pattes fines, aux long cous souples et fragiles plantés sur leurs pattes graciles, les larges étendues frémissantes d’eaux bleues à perte de vue, comme autant d’images de paix, contrastaient avec le lourd convoi armé jusqu’aux dents qui serpentait comme un reptile venimeux sur la route sinueuse. De cet étrange randonnée au pays de la beauté calme Achille gardera le souvenir, toujours. Et ne comprendra jamais que les hommes ne sachent tirer la leçon de ces spectacles de la nature. Au creux de ce paradis paisible, des humains au même sang rouge se battaient pourtant comme des chiens enragés, bornés, imbéciles, toutes convictions confondues. Au débouché d’un dernier virage La Calle apparut, dolente, allongée au bord de l’eau comme une houri ravissante et comblée. Construite sur le flanc d’une colline en pente douce elle semblait couler vers la mer au bord de laquelle elle s’épanouissait en tâches d’or et d’ocre mêlées. Une presqu’île reliée à la terre par une digue arrondie longée de bateaux de pêche aux couleurs vives dessinait entre son flanc et le bas de la ville un petit port calme comme un œil grand ouvert dont l’iris d’émeraude encerclait une pupille noire et profonde. Une jetée de ciment fendait les eaux en leur milieu. Sur celle-ci à longueur d’année des grappes de pêcheurs opiniâtres, à moitié endormis par la chaleur, pêchaient des siestes à n’en plus finir qui faisaient rigoler les poissons. Côté rivage, une promenade, « le Cours Barris » surplombait les eaux céruléennes alignant au centre à intervalles réguliers de beaux palmiers épanouis, aux troncs peints à mi hauteur de chaux blanche immaculée. Sur les hauteurs de la ville et qui la dominait, le convoi longea un ancien Fort Génois plus haut que les deux clochers de l’église Saint Cyprien, centrale, qui regardait la mer au bord du cours Barris. Au milieu de la promenade s’élevait aussi, mais modestement, une stèle ancienne à la gloire de Samson Nappolon, négociant Corse, fondateur au nom de Louis XIII de ce « comptoir commercial » éponyme, le plus ancien d’Algérie.

La famille s’installa au rez-de-chaussée d’une petite maison, place du monument aux morts, triangle paisible bordé par l’école maternelle, le dos de la poste et la mosquée dont les chants qui s’élevaient de l’école coranique accolée à ses pieds vibraient en litanies sans cesse psalmodiées par des enfants studieux qui se balançaient en cadence sous la baguette cinglante du maître. Achille aimait cette musique qui faisait chanter les mots, ces mélopées, étranges pour lui, qui accompagnaient aussi bien, avec le chant des criquets en contrepoint, ses longues siestes rêveuses, plus torrides que les lourds étés accablants.

La rentrée des classes vint très vite rompre la monotonie brûlante de cette fin d’été solitaire. Ce jour là Achille se leva tôt. La trouille lui serrait les tripes. Il ne déjeuna pas. Au lever du soleil la symphonie stridulente et monocorde des criquets déchira l’air d’un coup, sèche et crissante. Achille couru par le court chemin qui menait au Cours Complémentaire sur la place centrale. La bâtisse à deux étages était entourée d’un haut mur chaulé éblouissant, une petite porte bleue patinée par le temps et les mains des enfants ouvrait sur une minuscule cour intérieure. En grappes serrées qui se faisaient et défaisaient au gré des arrivées, une troupe de gamins bruyants attendait, pas sagement. Du tout. Ça braillait, ça riait, ça courait, ça se bousculait dans tous les sens. À l’écart, un peu mais pas trop, Achille observait. Il fut frappé par le mélange harmonieux des origines embrassées qui se fondaient et virevoltaient comme un vol d’étourneaux volubiles. Un tiers de « blancs » pour deux tiers de « basanés » et une poignée de Kabyles aux yeux clairs sur peau pâle dont quelques rouquins frisés.

Puis la porte s’est ouverte, ils sont rentrés en se bousculant jusqu’à ce que le Directeur apparaisse sous le préau et tape deux fois dans ses mains. Alors ce fut arrêt sur image et silence total comme si le temps avait gelé d’un coup. Plus personne ne bougeait, ne parlait. Tous gardaient la pose inconfortable qu’ils tenaient, figés, inquiets. Au deuxième claquement des mains les rangs se formèrent impeccablement en quelques secondes. Achille, seul au milieu des alignements n’osait bouger, ne sachant où aller. Le Dirlo lui fit signe d’avancer sous le préau et le présenta aux gamins curieux. Le soleil déjà haut donnait à plein, le bitume de la cour était brûlant. A l’abri du toit il faisait plus torride encore. Pourtant, Achille qui sentait la main lourde du Patron sur son épaule, grelottait et faisait de gros efforts pour que ses dents et ses genoux ne claquent pas. Il clignait de l’œil, plus aveuglé par les regards convergents que par la clarté, pourtant insupportable du soleil, réverbérée par les murs blancs. La pire rentrée de sa vie ! Achille le canonique s’en souvient encore. Ce jour là, l’enfant apprit combien il est difficile de soutenir les regards ajoutés de ses semblables, si différents et gardera au cœur la méfiance de la foule et des grands-messes.

Comme à l’habitude les premiers temps ne furent pas faciles mais le football l’aida. Quelques parties lui suffirent pour être accepté. En classe il avait retrouvé le goût des études, la curiosité et roulait bon train mais sans effort aucun. Le soir à la sortie des cours, il traînait avec les copains sur le chemin du retour, cherchait l’ombre sous la chaleur et discutait avec l’un, l’autre, de rien. Achille se cherchait de vrais copains avec qui partager des secrets et monter des plans aventureux. La mer était proche de chez lui, cent cinquante mètres à peine derrière la petite gare désaffectée. Au bout d’un terrain vague et rouge – désert descendant sur lequel les enfants jouaient au foot des heures et des heures – les premiers rochers apparaissaient, pointus, piquants, sur lesquels il apprit vite à courir pieds nus. Plus bas entre les éboulis c’était « Le trou de Madame Adèle », une anse minuscule, sans sable qui permettait d’accéder à l’eau. Impossible de s’y baigner sans savoir nager. Et Achille ne savait pas. Il regardait les autres piquer des têtes du sommet d’un rocher plongeoir, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas sauter. Un après-midi un des gamins le poussa à l’eau sans prévenir. Il tomba comme un caillou, toucha le fond, poussa du pied par réflexe, cracha, se débattit sous les rires cruels des autres qui le regardaient se noyer à moitié. A force de faire le caniche, il finit par flotter à peu près. En quelques jours, à singer les autres, il nagea.

Il savait nager en eaux claires, la vie était à lui …

Marco le fils du prof d’histoire-géo, son seul concurrent en classe, devint son ami; ils furent très vite inséparables. À deux ils avaient trouvé une cachette extraordinaire, un très vieux gros figuier dont les branches retombantes formaient entre leurs extrémités et le tronc une salle couverte invisible. Ils en firent leur QG, qu’ils meublèrent de cartons. Au pied du tronc ils creusèrent une cachette qui protégeait leurs trésors : paquets de P4 (paquets de cinq cigarettes à bas prix), pastilles Valda pour combattre l’odeur et purifier l’haleine, lance-pierres sophistiqués. Mais un soir qu’il rentrait à la maison l’air innocent,il fut accueilli par une baffe magistrale qui le mit sur les fesses. « On » avait vu la fumée percer le rideau des branches et le secret, comme la cachette, avaient été dénoncés. Achille, la main sur le cœur expliqua que c’était la première qu’il fumait, que de toute façon il n’avait pas aimé et jura, en crachant au sol par réflexe comme le faisait les copains, qu’il ne recommencerait jamais plus. Le crachat lui valut une seconde baffe qui lui boucha l’oreille gauche pour la soirée. Il fut privé d’argent de poche. De dorénavant jusqu’à désormais ! Marco et lui tinrent conseil, déterrèrent la boite de fer et s’enquirent d’une autre cachette plus sûre. Les roches pointues au bord de mer, bien loin de la ville, étaient creusées de cheminées tortueuses qui descendaient jusqu’à l’eau. Idéal pour pêcher ou mettre le feu à de gros pneus que la mer rejetait parfois. A fouiner partout ils trouvèrent une étroite cheminée de plusieurs mètres qui débouchait dans une petit grotte de sable blanc que les eaux léchaient à peine. Une aubaine, un repaire de pirates idéal, que nul jamais ne découvrirait. Ce fut leur nouvelle tanière. Faute de ressources, Achille se mit à piquer une cigarette dans le paquet de son père tous les deux jours et quelques sous dans le porte monnaie de sa mère histoire d’acheter les Valdas. Certains soirs, la pièce de monnaie dérobée brûlait si fort dans sa poche qu’il s’en débarrassait en la glissant discrètement entre le dossier et le siège d’un des fauteuils de la maison. Trente ans après, il les retrouva et son père rit de bon cœur …

La vie tournait à plein régime comme « Better git in your soul » de Charles Mingus. L’enfance quittait Achille que l’assaut sauvage des hormones asservissait. Sous la poussée incompressible du poil envahissant, l’enfant espiègle qui ne grandissait pas pour autant devenait taciturne. Voilà qu’il surveillait sa mère et s’opposait de façon plus ou moins larvée à son père. C’était le temps de l’appétance-répulsion qui le prenait sous son aile dévastatrice et douloureuse. Il passait sans trop savoir pourquoi de l’insouciance rieuse de l’enfance qui s’en allait doucement, à la contestation générale et peu subtile de l’ordre des choses. C’était le temps des cerises et des filles. Les filles, il les regardait de loin, l’oeil en coin, la joue rosissante et ne s’endormait plus du sommeil sans nuages des enfants fatigués par le jeu. Dans son lit étroit il tournait et retournait sans trouver le repos, les draps étaient toujours trop chauds et les raideurs incontrôlables qui lui brûlaient les reins le surprenaient. Ses réveils qu’il aurait voulu ne pas connaître, tristement poisseux, le laissaient morose la journée durant. Son teint pâle et ses yeux cernés inquiétaient sa mère et déclenchait en lui une rage froide qu’il dissimulait de plus en plus mal. Il lui fallut des trésors d’ingéniosité pour gratter ses draps à la pierre ponce humide sans se faire surprendre. Depuis quelque mois, à la sortie des classes, en compagnie d’une bande de boutonneux bêlants, il surveillait de loin la sortie de l’école des filles. Les chemisiers légers, les longs cheveux dansants, les jupes que le vent animait lui enflammaient l’imagination et les sangs. Désespérément il se forçait à jouer aux billes, à collectionner les calots, les terres cuites et les agates, s’amusait sans entrain à un-deux-trois soleil avec les plus jeunes pour retrouver par instant l’enfance qui le fuyait … Mais qu’est donc devenue l’Angélique si pure qui battait l’amble de son coeur d’enfantelet ?

Achille n’était plus qu’un oxymore écartelé,

Une âme tendre passée à la roue.

Encore une nuit éveillée. Écarquillée, pantelante comme un oeil énucléé au bout de son nerf optique à vif. Dehors la pluie cingle et peine à nettoyer les miasmes accumulés par les hommes vains. Les rues sont lavées, certes. À la lueur des lampadaires, le bitume brossé par le déluge semble propre mais les voiles blancs qui fendent les airs comme une volée de hallebardes serrées, sans jamais faiblir, ne dissolvent pas les remugles de violence qui imprègnent le cortex du monde. Les idées lourdes et basses qui brassent les esprits résistent et résisteront encore longtemps aux averses qui se voudraient lustrales. Achille le Suranné sort de ses rêves éveillés, du flot résurgent des fantômes souffrants qui le sidèrent. Il est là, trop las hélas pour lutter. Moitié hébété, moitié tassé comme un fatras de chairs ramollies par l’âge. Il sait que sa vie lentement s’en va, qu’il a lâché prise et perdu l’emprise … Encore une fois le verre magique, noir d’un vin terrifiant ce soir, a fait son oeuvre voyageuse. La lumière dorée de la lampe tente en vain d’éclairer la robe de ce vin obscur jusqu’en son centre. Près du Pic Saint Loup, il est né sur un sol de gravettes calcaires pauvres, un bouillon figé de déjections anciennes, coulées de boue et de pierres imbriquées. Une trilogie de syrah, grenache et carignan du Domaine Zélige-Caravent : « Fleuve Amour » 2005. Sur les bords de ce fleuve sombre un fil violacé à peine formé cerne le disque de ce vin sans fond apparent.

Delteil eut aimé s’y perdre pour s’y désaltérer.

Les arômes puissants d’une grosse cerise noire mûre dans son eau de vie pénètrent l’esprit d’Achille aux yeux clos. Chaque vin est une messe différente qui le met en recueillement et lui fait fermer les yeux sur le sang odorant des vignes. La pierre sèche, chaude, le cèdre, le cade et le havane dans sa boite épicent la cerise. La matière concentrée, puissante, toute en rondeurs avenantes lui emplit la bouche plus sûrement que le plus énormément torride des baisers. C’est le vin qui le prend plus qu’il ne le déguste. Comme une rousse pulpeuse énamourée. Qui le délivrerait en l’anéantissant enfin. Le fruit le caresse de sa pulpe languide, tourne au palais, s’étale et se resserre. Le Fleuve Amour l’envoûte dans ses épices douces, ses mots de chair tendre, puis dévale sa gorge en laissant derrière lui comme le souvenir tremblant d’un absolu frôlé. La finale est intense, sur des tannins présents mais enrobés de craie, fraîche un temps, puis épicée, poivrée, pour repartir une fois encore, brûlante d’alcool, « cheveux au vent et seins nus », pimentée et flamboyante comme l’écriture fantasque de Joseph Delteil.

Loin des eaux jaunes du Fleuve Amour, là-bas, très loin,

Au sortir des eaux chaudes,

Achille,

Imbécile,

A regardé le soleil

Dans les yeux,

Jusqu’à pleurer,

Mais Ludmilla ne le voit pas…


EAUMOBÛTICHERCONE.