Littinéraires viniques » Zélige Caravent

SOUS LE REGARD TREMBLANT DES FEMMES AUX LÈVRES ROUGES…

Agnès Boulloche. Rouges aux lèvres.

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Au centre du ventre rond de l’odalisque, l’Orient s’étale…

Cœur des sens, nombril des plaisirs gourmands. En son centre, entre les plis fragiles de l’ancien cordon disparu, la vasque parfaite, le réceptacle des orgasmes réitérés, déroule sa parfaite rotondité. Les maîtres verriers Vénitiens, les poètes ivres de tous les bateaux illuminés, les Alchimistes à la lueur de leurs Athanors inspirés, les souffleurs de verre de Murano, les lisseurs de cristal de Bohème et d’outre-finesse, les cueilleurs de pétales labiles qui diffractent les lumières incarnates des fillettes de joie, se sont inspirés, comme autant d’amoureux transis, de cette combe de chair tendre. Coupe parfaite, elle est la mère sensuelle de tous les verres, la matrice mille fois reproduite, qui accueille, recueille, cajole et caresse, le vermeil chaud, tout comme l’or translucide des grappes juteuses des vins de sang sucré…

Elle est au recueil du vin, ce que le Graal est au Calice…

Quand il se penche sur le cercle ondoyant de son verre, l’œil irisé du vin le regarde et toutes les femmes lui sourient. La Martine des Bret’s de Mâcon, la Chère Bouche des Bouchères des Buissons de Meursault, l’Arbois de l’Arsouille d’Arsures, les Amoureuses de Layla, Germine la gamine des Côtes bien Rôties, l’Ellipse de Zélige au fil du Caravent… Oui toutes, et plus encore celle que ses rêves espèrent, ondulent comme mirages accumulés, lianes évanescentes des libations de tous ses temps. Leurs ventres ondulent sous les soies légères brodées d’or fin. Leurs hanches rondes se meuvent, promesses fuyantes, s’arrondissent puis se creusent, enflent et tressaillent, à le damner. De leurs rondeurs tremblantes qu’agitent les spasmes syncopés des fragrances du vin, montent en vagues parfumées, des torrents de fruits cloutés d’épices, l’espoir prochain d’une félicité fondante. Il est la pierre, celle qui laisse en leurs bouches fragiles, le goût acide métamorphique. Plonger dans la coupe de tous les verres, nager dans les eaux odorantes des grappes mêlées, croquer la rose, née des rouges et ors imbriqués dans les profondeurs moites des spélonques réconfortantes, dans les creux moelleux des méandres ombrés, pour replonger aux origines, porteuses des avenirs espérés et déçus…

Prose abstruse que la raison ne pénètre pas, seuls les yeux clos peuvent s’y ouvrir.

Dans le creux raidi de son bras replié, ACHILLE l’Ancien, paupières encore ligaturées, peine à remonter du fin fond obscur de son rêve affligeant. Angoisse sidérante et peur primale le déboussolent et l’écrasent. Il s’extraie lentement des tentacules gluants de la pieuvre visqueuse, du cauchemar obscur qui l’a exténué. Dans le brouillard épais d’une conscience à son nadir, il tente de s’extirper de la glu qui le colle au fin fond enténébré des terreurs immémoriales. De ce voyage aux enfers sans visages, il revient effrayé, étonné, un peu perdu. Seul le souvenir du fin duvet brillant de l’odalisque le rassérène. Au milieu de cette étrange nuit, l’ampoule nue qui brille au plafond de la pièce lui vrille la nuque d’une lumière crue, sans fard. Il s’y accroche de toute sa volonté comme s’il remontait, aspirant à la clarté, des entrailles torrides du ventre en magma de la terre. La pièce est vide autour de lui. Affalé sur la table de cuir et de vieux bois patiné, il aperçoit, au travers de ses cils collants, du coin de l’œil, le large cul vert d’une lourde bouteille floue. Étrange flacon qui ondule comme une montre molle de Dali. Accoudé maintenant, il la fixe. Non seulement elle semble danser comme un mirage au désert des Mojaves, mais en son centre, le vin brille puis s’éteint comme un phare liquide. Plus encore, après que le rubis fluide a étincelé de mille lueurs ardentes, il devient citrine flamboyante qui prend et renvoie la lumière, comme un regard de femme.

La bouteille ductile tremble et peine à tenir sur son cul, fondement qui devrait logiquement s’affaisser comme une vieille chaussette fatiguée. Pourtant elle ne fait que faiblir, ondoyer, elle paraît s’écrouler pour mieux se redresser, étrangement requinquée. Achille ne comprend toujours pas, comme ceux qui me lisent… L’inconsistance de la matière, cette lumière fluctuante, ces couleurs changeantes, dilatent l’iris de son œil bleu, comme s’il sortait d’une cave à coke en stock, passablement sniffée. La journée d’hier, mouillée, suintante, lui avait glacé les os, refroidit la peau et serré le cœur qu’il avait, hors météo, déjà triste. La vue de son propre visage, blême, émacié, coupant de toutes ses arêtes ossues, lui avait mangé ses dernières énergies clignotantes. Il s’était dit qu’il aurait au moins dû, dans la vie dite réelle, se goinfrer de formol, pour sombrer dans cet état, celui d’un cadavre caoutchouteux qui aurait pris deux semaines de vacances en apnée au fond d’un étang saumâtre.

Voyager au pays des chimères n’est pas de tout repos !

A sa gauche, elle – l’étrange fiasque souple – aspire la lumière du plafond, l’intensifie puis la lui renvoie pleine poire. Dans le miroir, comme un lac de mercure au fond de la pièce obscure, l’image de son visage pulse au gré des clartés et couleurs crues qui en sculptent et déforment les reliefs. Dans tous les films noirs, même ceux en couleur, un plan, toujours, sur des néons – bleu électrique, vert glauque, rouge sang de taureau égorgé ou jaune ricard vomi – traverse et signe l’écran. Ça le fait sourire. Une boule de fiel acide lui brûle le cœur. Des billes de métal lui fracassent les tempes et lui mettent la bile à la gorge. Puis l’étrange apparition pâlit, ses contours se délitent, l’âme des vins, compagne de ses vies passées et de celles à venir, retourne à l’intemporel. Il sait que ses destins seront à jamais adoucis.

Philip Marlowe et Lloyd Hopkins, dans sa mémoire mâchée, ricanent…

« Quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir » Sénèque.

 

 

HERMETICONE…

ACHILLE SUCE DES VALDAS …

Nasreddine Dinet. Bataille autour d’un sou.

 

Achille avait oublié le mâchefer boueux

Et souriait aux palmiers retrouvés.

Par la fenêtre ouverte de la voiture coincée dans une longue file de véhicules encadrés par deux Half-tracks, le vent chaud de ce mois d’août lui chatouillait agréablement la peau. Onze ans depuis deux mois, un nouveau pays, tout à recommencer encore. De Bône (Annaba) à La Calle (EL Kala), 85 kilomètres qui prirent trois heures à regarder tranquillement les lacs. Les forêts ondoyantes de joncs en bouquets offertes au regard, les hérons cendrés aux pattes fines, aux long cous souples et fragiles plantés sur leurs pattes graciles, les larges étendues frémissantes d’eaux bleues à perte de vue, comme autant d’images de paix, contrastaient avec le lourd convoi armé jusqu’aux dents qui serpentait comme un reptile venimeux sur la route sinueuse. De cet étrange randonnée au pays de la beauté calme Achille gardera le souvenir, toujours. Et ne comprendra jamais que les hommes ne sachent tirer la leçon de ces spectacles de la nature. Au creux de ce paradis paisible, des humains au même sang rouge se battaient pourtant comme des chiens enragés, bornés, imbéciles, toutes convictions confondues. Au débouché d’un dernier virage La Calle apparut, dolente, allongée au bord de l’eau comme une houri ravissante et comblée. Construite sur le flanc d’une colline en pente douce elle semblait couler vers la mer au bord de laquelle elle s’épanouissait en tâches d’or et d’ocre mêlées. Une presqu’île reliée à la terre par une digue arrondie longée de bateaux de pêche aux couleurs vives dessinait entre son flanc et le bas de la ville un petit port calme comme un œil grand ouvert dont l’iris d’émeraude encerclait une pupille noire et profonde. Une jetée de ciment fendait les eaux en leur milieu. Sur celle-ci à longueur d’année des grappes de pêcheurs opiniâtres, à moitié endormis par la chaleur, pêchaient des siestes à n’en plus finir qui faisaient rigoler les poissons. Côté rivage, une promenade, « le Cours Barris » surplombait les eaux céruléennes alignant au centre à intervalles réguliers de beaux palmiers épanouis, aux troncs peints à mi hauteur de chaux blanche immaculée. Sur les hauteurs de la ville et qui la dominait, le convoi longea un ancien Fort Génois plus haut que les deux clochers de l’église Saint Cyprien, centrale, qui regardait la mer au bord du cours Barris. Au milieu de la promenade s’élevait aussi, mais modestement, une stèle ancienne à la gloire de Samson Nappolon, négociant Corse, fondateur au nom de Louis XIII de ce « comptoir commercial » éponyme, le plus ancien d’Algérie.

La famille s’installa au rez-de-chaussée d’une petite maison, place du monument aux morts, triangle paisible bordé par l’école maternelle, le dos de la poste et la mosquée dont les chants qui s’élevaient de l’école coranique accolée à ses pieds vibraient en litanies sans cesse psalmodiées par des enfants studieux qui se balançaient en cadence sous la baguette cinglante du maître. Achille aimait cette musique qui faisait chanter les mots, ces mélopées, étranges pour lui, qui accompagnaient aussi bien, avec le chant des criquets en contrepoint, ses longues siestes rêveuses, plus torrides que les lourds étés accablants.

La rentrée des classes vint très vite rompre la monotonie brûlante de cette fin d’été solitaire. Ce jour là Achille se leva tôt. La trouille lui serrait les tripes. Il ne déjeuna pas. Au lever du soleil la symphonie stridulente et monocorde des criquets déchira l’air d’un coup, sèche et crissante. Achille couru par le court chemin qui menait au Cours Complémentaire sur la place centrale. La bâtisse à deux étages était entourée d’un haut mur chaulé éblouissant, une petite porte bleue patinée par le temps et les mains des enfants ouvrait sur une minuscule cour intérieure. En grappes serrées qui se faisaient et défaisaient au gré des arrivées, une troupe de gamins bruyants attendait, pas sagement. Du tout. Ça braillait, ça riait, ça courait, ça se bousculait dans tous les sens. À l’écart, un peu mais pas trop, Achille observait. Il fut frappé par le mélange harmonieux des origines embrassées qui se fondaient et virevoltaient comme un vol d’étourneaux volubiles. Un tiers de « blancs » pour deux tiers de « basanés » et une poignée de Kabyles aux yeux clairs sur peau pâle dont quelques rouquins frisés.

Puis la porte s’est ouverte, ils sont rentrés en se bousculant jusqu’à ce que le Directeur apparaisse sous le préau et tape deux fois dans ses mains. Alors ce fut arrêt sur image et silence total comme si le temps avait gelé d’un coup. Plus personne ne bougeait, ne parlait. Tous gardaient la pose inconfortable qu’ils tenaient, figés, inquiets. Au deuxième claquement des mains les rangs se formèrent impeccablement en quelques secondes. Achille, seul au milieu des alignements n’osait bouger, ne sachant où aller. Le Dirlo lui fit signe d’avancer sous le préau et le présenta aux gamins curieux. Le soleil déjà haut donnait à plein, le bitume de la cour était brûlant. A l’abri du toit il faisait plus torride encore. Pourtant, Achille qui sentait la main lourde du Patron sur son épaule, grelottait et faisait de gros efforts pour que ses dents et ses genoux ne claquent pas. Il clignait de l’œil, plus aveuglé par les regards convergents que par la clarté, pourtant insupportable du soleil, réverbérée par les murs blancs. La pire rentrée de sa vie ! Achille le canonique s’en souvient encore. Ce jour là, l’enfant apprit combien il est difficile de soutenir les regards ajoutés de ses semblables, si différents et gardera au cœur la méfiance de la foule et des grands-messes.

Comme à l’habitude les premiers temps ne furent pas faciles mais le football l’aida. Quelques parties lui suffirent pour être accepté. En classe il avait retrouvé le goût des études, la curiosité et roulait bon train mais sans effort aucun. Le soir à la sortie des cours, il traînait avec les copains sur le chemin du retour, cherchait l’ombre sous la chaleur et discutait avec l’un, l’autre, de rien. Achille se cherchait de vrais copains avec qui partager des secrets et monter des plans aventureux. La mer était proche de chez lui, cent cinquante mètres à peine derrière la petite gare désaffectée. Au bout d’un terrain vague et rouge – désert descendant sur lequel les enfants jouaient au foot des heures et des heures – les premiers rochers apparaissaient, pointus, piquants, sur lesquels il apprit vite à courir pieds nus. Plus bas entre les éboulis c’était « Le trou de Madame Adèle », une anse minuscule, sans sable qui permettait d’accéder à l’eau. Impossible de s’y baigner sans savoir nager. Et Achille ne savait pas. Il regardait les autres piquer des têtes du sommet d’un rocher plongeoir, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas sauter. Un après-midi un des gamins le poussa à l’eau sans prévenir. Il tomba comme un caillou, toucha le fond, poussa du pied par réflexe, cracha, se débattit sous les rires cruels des autres qui le regardaient se noyer à moitié. A force de faire le caniche, il finit par flotter à peu près. En quelques jours, à singer les autres, il nagea.

Il savait nager en eaux claires, la vie était à lui …

Marco le fils du prof d’histoire-géo, son seul concurrent en classe, devint son ami; ils furent très vite inséparables. À deux ils avaient trouvé une cachette extraordinaire, un très vieux gros figuier dont les branches retombantes formaient entre leurs extrémités et le tronc une salle couverte invisible. Ils en firent leur QG, qu’ils meublèrent de cartons. Au pied du tronc ils creusèrent une cachette qui protégeait leurs trésors : paquets de P4 (paquets de cinq cigarettes à bas prix), pastilles Valda pour combattre l’odeur et purifier l’haleine, lance-pierres sophistiqués. Mais un soir qu’il rentrait à la maison l’air innocent,il fut accueilli par une baffe magistrale qui le mit sur les fesses. « On » avait vu la fumée percer le rideau des branches et le secret, comme la cachette, avaient été dénoncés. Achille, la main sur le cœur expliqua que c’était la première qu’il fumait, que de toute façon il n’avait pas aimé et jura, en crachant au sol par réflexe comme le faisait les copains, qu’il ne recommencerait jamais plus. Le crachat lui valut une seconde baffe qui lui boucha l’oreille gauche pour la soirée. Il fut privé d’argent de poche. De dorénavant jusqu’à désormais ! Marco et lui tinrent conseil, déterrèrent la boite de fer et s’enquirent d’une autre cachette plus sûre. Les roches pointues au bord de mer, bien loin de la ville, étaient creusées de cheminées tortueuses qui descendaient jusqu’à l’eau. Idéal pour pêcher ou mettre le feu à de gros pneus que la mer rejetait parfois. A fouiner partout ils trouvèrent une étroite cheminée de plusieurs mètres qui débouchait dans une petit grotte de sable blanc que les eaux léchaient à peine. Une aubaine, un repaire de pirates idéal, que nul jamais ne découvrirait. Ce fut leur nouvelle tanière. Faute de ressources, Achille se mit à piquer une cigarette dans le paquet de son père tous les deux jours et quelques sous dans le porte monnaie de sa mère histoire d’acheter les Valdas. Certains soirs, la pièce de monnaie dérobée brûlait si fort dans sa poche qu’il s’en débarrassait en la glissant discrètement entre le dossier et le siège d’un des fauteuils de la maison. Trente ans après, il les retrouva et son père rit de bon cœur …

La vie tournait à plein régime comme « Better git in your soul » de Charles Mingus. L’enfance quittait Achille que l’assaut sauvage des hormones asservissait. Sous la poussée incompressible du poil envahissant, l’enfant espiègle qui ne grandissait pas pour autant devenait taciturne. Voilà qu’il surveillait sa mère et s’opposait de façon plus ou moins larvée à son père. C’était le temps de l’appétance-répulsion qui le prenait sous son aile dévastatrice et douloureuse. Il passait sans trop savoir pourquoi de l’insouciance rieuse de l’enfance qui s’en allait doucement, à la contestation générale et peu subtile de l’ordre des choses. C’était le temps des cerises et des filles. Les filles, il les regardait de loin, l’oeil en coin, la joue rosissante et ne s’endormait plus du sommeil sans nuages des enfants fatigués par le jeu. Dans son lit étroit il tournait et retournait sans trouver le repos, les draps étaient toujours trop chauds et les raideurs incontrôlables qui lui brûlaient les reins le surprenaient. Ses réveils qu’il aurait voulu ne pas connaître, tristement poisseux, le laissaient morose la journée durant. Son teint pâle et ses yeux cernés inquiétaient sa mère et déclenchait en lui une rage froide qu’il dissimulait de plus en plus mal. Il lui fallut des trésors d’ingéniosité pour gratter ses draps à la pierre ponce humide sans se faire surprendre. Depuis quelque mois, à la sortie des classes, en compagnie d’une bande de boutonneux bêlants, il surveillait de loin la sortie de l’école des filles. Les chemisiers légers, les longs cheveux dansants, les jupes que le vent animait lui enflammaient l’imagination et les sangs. Désespérément il se forçait à jouer aux billes, à collectionner les calots, les terres cuites et les agates, s’amusait sans entrain à un-deux-trois soleil avec les plus jeunes pour retrouver par instant l’enfance qui le fuyait … Mais qu’est donc devenue l’Angélique si pure qui battait l’amble de son coeur d’enfantelet ?

Achille n’était plus qu’un oxymore écartelé,

Une âme tendre passée à la roue.

Encore une nuit éveillée. Écarquillée, pantelante comme un oeil énucléé au bout de son nerf optique à vif. Dehors la pluie cingle et peine à nettoyer les miasmes accumulés par les hommes vains. Les rues sont lavées, certes. À la lueur des lampadaires, le bitume brossé par le déluge semble propre mais les voiles blancs qui fendent les airs comme une volée de hallebardes serrées, sans jamais faiblir, ne dissolvent pas les remugles de violence qui imprègnent le cortex du monde. Les idées lourdes et basses qui brassent les esprits résistent et résisteront encore longtemps aux averses qui se voudraient lustrales. Achille le Suranné sort de ses rêves éveillés, du flot résurgent des fantômes souffrants qui le sidèrent. Il est là, trop las hélas pour lutter. Moitié hébété, moitié tassé comme un fatras de chairs ramollies par l’âge. Il sait que sa vie lentement s’en va, qu’il a lâché prise et perdu l’emprise … Encore une fois le verre magique, noir d’un vin terrifiant ce soir, a fait son oeuvre voyageuse. La lumière dorée de la lampe tente en vain d’éclairer la robe de ce vin obscur jusqu’en son centre. Près du Pic Saint Loup, il est né sur un sol de gravettes calcaires pauvres, un bouillon figé de déjections anciennes, coulées de boue et de pierres imbriquées. Une trilogie de syrah, grenache et carignan du Domaine Zélige-Caravent : « Fleuve Amour » 2005. Sur les bords de ce fleuve sombre un fil violacé à peine formé cerne le disque de ce vin sans fond apparent.

Delteil eut aimé s’y perdre pour s’y désaltérer.

Les arômes puissants d’une grosse cerise noire mûre dans son eau de vie pénètrent l’esprit d’Achille aux yeux clos. Chaque vin est une messe différente qui le met en recueillement et lui fait fermer les yeux sur le sang odorant des vignes. La pierre sèche, chaude, le cèdre, le cade et le havane dans sa boite épicent la cerise. La matière concentrée, puissante, toute en rondeurs avenantes lui emplit la bouche plus sûrement que le plus énormément torride des baisers. C’est le vin qui le prend plus qu’il ne le déguste. Comme une rousse pulpeuse énamourée. Qui le délivrerait en l’anéantissant enfin. Le fruit le caresse de sa pulpe languide, tourne au palais, s’étale et se resserre. Le Fleuve Amour l’envoûte dans ses épices douces, ses mots de chair tendre, puis dévale sa gorge en laissant derrière lui comme le souvenir tremblant d’un absolu frôlé. La finale est intense, sur des tannins présents mais enrobés de craie, fraîche un temps, puis épicée, poivrée, pour repartir une fois encore, brûlante d’alcool, « cheveux au vent et seins nus », pimentée et flamboyante comme l’écriture fantasque de Joseph Delteil.

Loin des eaux jaunes du Fleuve Amour, là-bas, très loin,

Au sortir des eaux chaudes,

Achille,

Imbécile,

A regardé le soleil

Dans les yeux,

Jusqu’à pleurer,

Mais Ludmilla ne le voit pas…


EAUMOBÛTICHERCONE.

COMME MONTAIGNE ET ZÉLIGE EN JUDAÏQUE…

Gaston Bussières. Salammbô.

Le souvenir de La Boétie accroché à la chair et à l’âme, il galope vers le Château… Je me suis d’abord demandé si Michel Eyquem de Montaigne qui fut maire de sa ville, l’avait entendue résonner sous les sabots de son cheval…

Les pieds à l’écho de la Terre, sous le bitume et les strates empilées des histoires anciennes, je remonte la Judaïque vers la place Gambetta. Comme ça, sans y penser vraiment, l’idée que cette rue est plus une veine qu’une artère, me gratte le derrière de la tête!

Les pensées sont bizarres, elles arrivent sans crier gare, sans s’annoncer. Sans sonner du cor, elles vous prennent au corps, et s’installent. Vous êtes chez elles, plus que chez vous. Elles ont le regard dur de celles qui ont le pouvoir. Vous êtes, sans jamais vous en douter, sous influences. D’où viennent-elles? La seule certitude, c’est qu’elles ne sont pas vôtres. Les idées sont des amantes libres. Pauvres coquebins que vous êtes, avec vos poitrines pubescentes et ces épaules, que vous rejetez – maigres ou musculeux – en arrière. Et ça roule sous vos harnais de loups dociles! Vous ne pouvez que les recevoir et les servir, quand – et seulement – elles le veulent bien.

La rue continue de débobiner ses maisons, rangées comme des enfants sages, tandis que je me bats, sans espoir de victoire, contre les apophtegmes qui m’assaillent comme les derniers des Kényans. OUI, seul le bas-humour, ce très mauvais jeu de mots – celui que vous gardez pour vous, et qui ne fait rire que vous, et encore pas toujours – me libère un instant de leurs tentacules collants. Imaginez les, insidieux, visqueux, putrides et mous. À l’assaut de vos oreilles, vos narines, puis de vos sinus, ils font un bruit de frottis humide. Vous ne souffrez pas, c’est comme un malaise sourd, diffus, indiscernable. Ils s’enroulent, se glissent, se lovent, entre les circonvolutions rosâtres de vos cortex sans défenses. Puis ils vous colonisent le reptilien, vous empaument le cervelet, avant de vous sidérer le bulbe rachidien. Vous êtes foutus. À la mort de la vie! Jamais vous ne saurez, qu’ils vous manipulent, comme le dernier des margotins. Trônes ou Diaboli? Jamais vous ne pourrez, même imaginer qu’ils vous soufflent dans la tête. Vous êtes contraints de vous empêtrer, toujours plus. Vous empiffrer. Vous gaver. Consommer, croire en la sacro-sainte croissance. Ramer. Bosser. Trimer, encore plus, jusqu’à vous traîner, gémissants, au plus près de la mort qu’ils vous préparent. Et basculer, en toute béatitude vers le dam que vous n’attendez pas.

Pour le sens de la Vie, tu repasseras!

La Judaïque, elle, est droite comme un «I». Elle vient de la barrière et file vers Gambetta. Comme la Garonne vers l’estuaire. Telle la veine vers l’artère, direct au cœur. Rien n’a jamais pu la tordre. Des Romains à nos jours, son avancement n’a pas changé. Elle est longue comme une aiguille à chapeau. Paisible. Et j’avance d’un bon pas. Une petite pluie fine et pénétrante, quasi tropicale, force les bananiers à percer le goudron. La Biblique me susurre sa Kabbale, plutôt qu’elle ne me parle. Levez les yeux, et vous saurez. Un peu de ce que voudront bien vous confier ses façades noires où nichent les incubes. En longeant la Piscine éponyme, je l’entends me dire «oui». Oui, elle m’adopte et me libère de l’Octroi. La Judaïque est ma complice. Dorénavant et jusqu’à désormais, je suis chez moi.

Autant que chez elle? Pas sûr…

Une veine quand même, qu’elle m’ait accepté, pour le moment.

Le long de mon dos, la sueur a collé le drap à ma peau, comme le drapeau à l’idée de patrie. Une chape de plomb, froide comme le dernier sarcophage, me fait une tête de pierre, au martyr d’un burin sourd, qui n’en finit pas de cogner. Dam, bammmm! Comme un aveugle, qui donnerait de la tête à la porte d’un cinéma muré. Mes dents crissent, et j’entends sous mes os chanter mon sang. Poisse, matin glauque des réveils douloureux, que les rêves conglutinants empêchent. Mâchoires soudées au chalumeau des angoisses sidérantes, mains froides et pieds bouillants. Je m’arrache à la nuit comme une peau de sole. Dans la douleur des vaisseaux éclatés, à la périphérie des iris écarquillés par le souvenir brûlant de ce moment d’inconscience aigüe, à la force des petits bonheurs à venir, je m’extirpe. Étrange monde que celui des songes.

Plus vrai que nos certitudes à la mords-moi fort?

Accroché au clavier de la machine, les doigts gourds et les synapses soudées, je peine. Sous l’os, mes idées sont confuses, ma conscience sourde est gelée. Je ne suis qu’un obscur récepteur, qui allonge sur l’écran opalescent, des soupes de mots rouges, comme cette pivoine au jardin, qui ploie et se noie, sous le poids des gouttes translucides, froides et pesantes, qui la brûlent. La journée va dégouliner sans que je puisse m’ébrouer…

Sous les onglets du navigateur, sur le panka des pixels flexueux, le «Bureau»…

Je clique et reclique machinalement, les yeux à l’intérieur. Tout en haut, à gauche du burlingue de la bécane à pédaler des mots, et à croiser des fantômes, le petit logo – livre lie de vin – de cave me prend l’œil et réussit à me rabouler du monde du «je ne sais même plus où j’étais». La souris croque le nævus de texels. En deux coups de dent, elle saigne sur l’écran la longue liste des vins, et pointe une ligne que je n’ai pas choisie! Voilà que ça bégaie. Ce n’est pas moi, mais le Fatum qui décide, continûment. La «Caravent» qui passe, Languedocienne du «Pic Saint Loup», 2007, toute en «Ellipse», de «Zélige», fait mine de se donner à moi, comme la dernière des hétaïres…

Mais elle me prend, sans que je puisse piper.

Elle est nue devant moi, posée sur le bureau de cuir et de bois. Le long de son goulot maigre, une fine goutte de sang noir a roulé sur l’étiquette étroite qui la couvre à peine. Une dentelle, de fer forgé fragile, en traverse le ventre blanc. Sur son nombril, gracile est gravée, minuscule tatoo, comme l’arcane d’un tarot ancien : «Ellipse»! Sa mère est Syrah, son père Carignan et l’ami de la famille Mourvèdre. Dans le rôle du facteur : Cinsault. Sous sa peau châtaigne, je devine des trésors…

Dans le cristal fragile arrondi, elle a glissé son offrande. Sous mes paupières, closes tant je suis recueilli, les sables oranges d’un désert alangui au pied de l’atlas, vibrent d’une lumière de fin des siècles. C’est un soleil impuissant qui s’enroule autour de son grenat secret, sans jamais pouvoir en percer le soleil noir du cœur enténébré, blotti et dansant, au creux du ventre du vin.

Dans le sillage de Salammbô qui festoie aux jardins d‘Hamilcar, flottent les parfums de Carthage. Le carnage qui s’annonce est dans le vin au fumet de sang et de viande crue. Mais l’amour rôde et les fruits rouges enchevêtrés, montent en volutes enivrantes du vin qui se déploie. La fraise est masquée un temps, par le noir de fruits puissants, qu’exalte la menthe poivrée. Vin de vie, qui suinte la renaissance de ces raisins noirs transfigurés.

Mais que réservent à ma bouche craintive, ces parfums, tellement imbriqués, qu’ils en deviennent bien plus fondus que moi? L’abomination des confitures boisées, qui sont au vin, ce que je suis à la littérature? Dieux du vin, Ahura Mazdâ des effluves, Shesmou des pressoirs antiques, ne faites pas de ce vin, un de ces baumes onctueux et lourds, qui embouteillent les rayons colorés de nos cavernes, dont les néons artificiels et aveuglants, chantent l’uniformité! Puissiez vous donner à ma bouche impatiente, ce que le Languedoc, enfin recherche. Ce vin élégant, équilibré et frais, qui de tout temps, rafraîchissait les voyageurs intrépides.

L’aubier, fuligineux et tendre, de de ce jus soyeux, serti dans son écrin grenat, tapisse de ses tannins mûrs et légèrement croquants, l’épithélium craintif de ma bouche inquiète. Mais la punition redoutée m’est épargnée. Les Dieux, en ce jour, sont Amour et me donnent à goûter belle matière maîtrisée. Et de ces fruits mâtures, juste l’instant d’avant qu’ils ne basculent dans l’excès. Arrachés au soleil, quand après avoir donné la vie, Amon-Ra s’apprête à brûler les baies qui auraient oublié… qu’il peut aussi donner la mort. Bienheureux ceux qui croient aux équilibres, aux élégances, que seule la mesure permet d’ espérer.

«Ellipse» en est la preuve faite vin.

Les fruits s’attardent, généreux et friands. Puis le salto avant, que ma gorge déclenche, libère un souk d’épices cacaotées et caféiées, qui m’arquepincent la tête et les sens. Le Zellige des splendeurs Marocaines, comme un papillon invisible, a caressé d’une de ses ailes ce jus gourmand, et l’a poudré d’un voile multicolore d’aromates subtiles. Elles prennent leur temps, diablesses rompues aux subtilités des plaisirs réitérés. Fines, elles s’insinuent et me donnent à frôler l’âme mutine du vin, lentement, voluptueusement. Au bout du plaisir, la trace, droite comme La Judaïque, du socle de pierre, qui permet à la vieille rue de traverser la ville et les temps.

À se révulser les mirettes!

L’odalisque au ventre blond, qui m’est chère, dort au loin. Elle aurait aimé.

EVENMOTRETIDOUXCONE.