ACHILLE L’ACHILLÉEN …

Delacroix, femme d’Alger

 

Le ciel était d’azur mais les regards voilés.

Une crainte, comme une gaze fine, recouvrait la terre et les êtres. Qui grisait le ciel, affadissait l’air, refroidissait les eaux. La terre d’Algérie épuisée par la guerre était en train de prendre feu. Et ce feu gagnait les cœurs. Et les enfants étaient touchés par la violence latente, par le sang qui suintait entre les portes de leur insouciance. Achille « à fleur de peau » de ses quinze ans le sentait bien, sans trop comprendre. A l’école les bagarres étaient moins tendres, les derniers coups n’étaient plus retenus. Entre les amis d’hier la distance s’installait. Au loin comme auprès les attentats se multipliaient. Des grenades explosaient la nuit contre la caserne des douanes à deux pas de la maison. La mère tremblait. Dans les journaux la barbarie s’étalait à tous les coins de page. Tous se sentaient trahis. Camus n’était plus là. La folie, comme une charogne verte, planait sur l’ocre de ces terres superbes et jurait de la calciner bientôt. Dans les deux camps on se rendait coup pour coup au mépris de tous et de tout. Dix sept mois de fanatisme et de démence sans limites exacerbèrent la haine aveugle qui courait dans les airs, comme la peste jadis. La fièvre noire pervertit les cœurs comme elle tortura les chairs.

Achille en fut à jamais marqué, comme un veau sous le fer.

L’année 1961 passa comme un éclair funeste. En classe, Achille qui ne sortait plus que peu et jamais bien loin, se consola dans le travail. Il découvrit les plaisirs forts des lectures harassantes qui l’emmenèrent au ciel des douleurs transmutées, des voyages immobiles et des éducations pas banales. Balzac le transporta, Stendhal le grisa, et Flaubert l’aida à jeter sa gourme aux toilettes. Quand les émotions pleines et le coeur rassasié il n’en pouvait plus, Alexandre Dumas l’entraînait en de folles aventures et le calmar géant de Jules Vernes le plongeait au fond des océans. Il trouva dans cette vie une manière d’équilibre qui conjuguait ses peurs, des mondes imaginaires qui le formèrent. Un peu.

Car rien ne vaut la vie …

Marco, n’était pas loin, rien qu’un jardin à traverser. Aussi de temps en temps ils avaient le droit d’aller chez l’un ou l’autre sans traîner trop loin. Ils avaient un ami, un troisième larron surnommé « Med ». Mohamed était son vrai prénom, si commun qu’ils l’avaient raccourci. Med était maigre et très grand, fragile comme un roseau des lacs, brun, les yeux noirs et la moustache naissante qu’il surveillait tous les matins dans le miroir. Quelque chose d’un chien errant dans la démarche, les hanches un peu de côté. Un garçon brillant et fier qui leur tirait la bourre à l’école, à coups de demis points gagnés ou perdus de haute lutte. Ces trois là se respectaient et s’estimaient. « Avant », quand ils allaient chez lui, sa mère qui n’était pas muette ne parlait pas. L’éducation de par là-bas. La maigreur de son garçon l’inquiétait, alors elle le bourrait de pâtisserie dont ils profitaient ensemble. Par poignées ils bâfraient comme les morts de faim qu’ils n’étaient pourtant pas; mais à ces âges on bouffe des cailloux, des sauterelles, des asticots aussi – sur les pêches trop mûres – dont ils tiraient la queue pour les croquer avec des mines dégoûtantes ! Le petit frère de Med, bonhomme tout rondouillard, rigolait à pleurer en les voyant faire et les regardait comme des dieux. Puis ils partaient deux rues plus loin à l’abri d’un auvent abandonné dont les lambeaux jaunes et bleus claquaient au vent comme des pavillons dérisoires. Ils sortaient d’une poche une clope tordue à moitié vidée qu’ils partageaient, penchés les uns vers les autres pour masquer la fumée. C’était bon et l’âcreté du mauvais tabac se mariait délicieusement aux miettes sucrées qu’ils décrochaient entre leurs dents à grands renforts de suçons disgracieux. Rivaux, complices et amis, ils se moquaient de leur soi-disant différence que parfois d’aucuns pointaient. Au fil du temps, les railleurs, nez sanglants et zoeils pochés, ne bafouaient plus. Avec ses os de cigogne Med n’allait pas à la castagne, les deux autres s’en chargeaient. Quand la mère, surprise par leur arrivée n’avait pas prévu les baklawas, les zlabias et autres sfoufs, ils s’en allaient marauder autour de la boutique du marchand de beignets. En début de journée, le petit commerçant M’zabite décrochait et rabattait la grande planche qui tenait à la fois lieu de porte et de table, puis il sautait dans son échoppe, redescendait comme une chèvre à courtes pattes, fixait les pieds à la table, d’un bond plongeait à nouveau dans sa tanière et se mettait à l’ouvrage. C’était l’affaire d’une bonne heure avant que les premiers beignets tout chauds, larges cerceaux dodus, gonflés, dorés et blanchis au sucre à gros grains, n’atterrissent en rebondissant à peine dans les grands plats qui recouvraient l’étal. Alors là c’était la pêche miraculeuse. Du coin de la rue ils balançaient en le faisant tourner comme un lasso un gros fil de palangrotte lesté d’un plomb moyen et garni d’un très gros hameçon à trois branches. Une fois le beignet croché ils le ramenaient à eux d’un coup sec de l’avant bras. Le beignet planait comme un fresbee qu’ils interceptaient en souplesse. En moyenne ils en chopaient deux avant que le M’zabite, courtes pattes à babouches, fou de rage, ne déboule en hurlant pour les courser la pique à bout de bras, sans son cheval, comme un hussard dérisoire. Mais les gosses détalaient et le semaient facilement.

Mais tout ça c’était fini et Med leur manquait.

La peur des représailles éloignait les amis. Achille et Marco avaient taillé des matraques dans de vieux bois durs et ne se promenaient plus qu’armés, singeant les adultes qui cachaient leurs pétoires sous leurs habits. Précautions dérisoires mais les gamins n’imaginaient pas vraiment les dangers qui planaient dans les rues. Attentats aveugles, stupides et meurtriers, incendies nocturnes, basses vengeances déguisées se succédaient. On pouvait mourir pour “un rien”. A l’école, les maîtres bien qu’engagés dans l’un ou l’autre camp, professaient pourtant des paroles de paix pour protéger les gosses exaltés. Les mômes se toisaient comme des coqs; debout sur leurs ergots ils s’insultaient, se défiaient et reprenaient des slogans qu’ils ne comprenaient pas. L’OAS et le FLN, sigles symétriques, allaient jusqu’à s’affronter dans les cours des écoles. Triste temps que celui des croyances monolithiques imbéciles, triste temps que celui qui corrompt le coeur des enfants, pauvre temps que celui du manichéisme et des caricatures grossières, affreux temps que celui qui voile la lumière des regards. Parfois, de loin quand nul ne les voyait, Med, Marco et Achille se souriaient furtivement. Achille finit l’année scolaire en fanfare, multipliant les prix et les récompenses. Pourtant il redoubla sa classe. Il lui aurait fallu partir à Bône (Annaba) faire son année de seconde mais son père, effrayé par les bandes de jeunes qui manifestaient journellement là-bas, au milieu des adultes exaltés en prenant tous les risques, convainquit le Directeur d’accepter de le garder une année de plus.

L’année scolaire 1962 qui vit la folie gagner en intensité meurtrière fut interminable. Achille, démotivé, s’ennuyait ferme. Renfermé et muet il affronta les affres grandissantes de son âge dans le silence et l’angoisse qu’aggravait sa solitude forcée. La lecture effrénée, désordonnée, boulimique, était devenue son seul refuge. Il avalait tout ce qui était encre sur papier, de « Nous Deux» au «Dictionnaire de la Mythologie Grecque », en passant chaque jour par le journal quotidien qui alignait en longues colonnes de caractères gras les noms des morts de la veille. Souvent au détour d’un article il fermait les yeux craignant de voir apparaître l’avis de décès d’un de ses copains. Derrière lui, à longueur de jours moroses le vinyle de Chubbby Checker, le seul qu’il possédait, hurlait « Let’s twist again ! » sur son Teppaz surchauffé. Chaque jour sur son cahier de brouillon il inscrivait le nombre des morts de la veille. En fin de semaine, atterré, comme un comptable morbide, il faisait ses sinistres comptes. Un jeudi qu’il n’y tenait plus Achille s’échappa en douceur, traversa la ville plus vite qu’un chacal tous poils hérissés, s’étonnant de trouver le ciel si bleu et le soleil si chaud alors qu’il était lui glacé de peur. Les rues étaient presque vides. Jamais il ne trouva la ville aussi belle, paisible et riante, certaine qu’elle était sans doute, du fond de ses pierres blanches, de traverser les années bien après qu’il sera redevenu poussière. Dès qu’une silhouette apparaissait au loin il se cachait un instant, le temps qu’elle disparaisse au coin d’une rue. Il avait si peur qu’il voyait le monde onduler, trembler, si fort qu’il courait en zigzag comme s’il avait bu. Quand il arriva dans la cour de Med, le visage écarlate et bouffi par l’effort, soufflant et crachant comme un crevard, la mère assise en tailleur sur une natte, plus affolée qu’un animal surpris, instinctivement protégea de ses mains son visage. Elle eut si peur qu’elle ne cria pas. Achille la rassura d’un geste doux. Med apparut sur le pas de la porte, un couteau à la main mais le baissa en voyant Achille. Il rassura sa mère qui lui répondait en arabe en lui montrant la porte. Elle se calma enfin. Les deux garçons s’isolèrent dans une chambre, ils parlèrent longtemps des malheurs aveugles et des hommes obtus, des filles d’avant qui ne souriaient plus, de ces eaux bleues qui les portaient si bien, des beignets et des clopes, des copains qu’ils perdaient, de leur amitié mourante, de leur séparation prochaine … Ils jurèrent en crachant de se rester fidèles. Qu’ils se reverraient un jour prochain. Dans pas longtemps …

Le six Juillet

La caravelle décolla

Vers Marseille,

Une fois encore …

Il n’ouvrit pas les yeux

Du voyage.

Sous ses paupières closes

Les branches des palmiers

Doucement balançaient …

Toute la soirée Achille l’obsolète a senti la douleur dans son talon. A trop pousser sa vieille machine elle renâcle pense t-il. La nuit s’étire comme il aime qu’elle le fasse pour lui. La nuit est une chatte aimante et lascive, elle l’entoure de ses ombres chaudes et silencieuses. Son velours noir recouvre, apaise et lave les miasmes du jour passé. Le jais profond l’enserre comme un vieil insecte dans la gangue d’ambre doré de la lampe de bureau. Y volêtent, éphémères et fragiles, les minuscules papillons diaphanes des souvenirs qu’il croyait perdus. Au creux de son oeuf de lumière fauve il est l’enfant de Nyx qui lui ouvre les portes du passé. Douce comme une bouche humide elle lui susurre des mots secrets. Ses doigts de crêpe funèbre lui caressent le front et lui donnent les clés. Ces moments d’intimité forte avec les mystères des profondeurs de l’âme des mondes, il les vénère et les attend. Le noir intense lui donne la lumière derrière le miroir des apparences. Le sens jaillit et le déstabilise.

Le cristal est beau ce soir, élégant sur sa tige frêle. A mi hauteur de ses flancs féminins, comme un lac de rubis en fusion, le vin immobile et patient l’attend. Aucun pli ne ride la psyché lisse qu’il s’apprête à traverser. Le rose et l’orangé, au fil des années, ont lentement gagné le coeur du vin dont le rubis grenat rutilant emprisonne un instant le reflet ardent de la lampe. Une boule de feu jaune balance lentement, illuminant l’orangé proche. Achille aime à se perdre ainsi dans les couleurs. En 2001 le Domaine Jean et Jean louis Trapet a extrait des grappes de pinot noir du climat « Latricières-Chambertin » ce jus rougeoyant affiné par les ans. Pour mieux voir, humer et se délecter, Achille a fermé les yeux. Une fragrance de pivoine et de rose fanée vole, fugace. De la fleur le vin passe aux fruits et aux épices, fondus à ne plus pouvoir les distinguer. Si la distinction, l’élégance, l’harmonie ont une odeur, c’est bien celle-là. Un nez à se taire. Cette terre chiche (La Tricière), ce substrat argilo-calcaire chapeauté d’une fine couche de silice prouve à qui ne le saurait pas que de la pauvreté peut naître la noblesse … A bien humer et presque renifler, Achille distingue des notes de cerises à l’eau de vie, de confiture de fraises, de réglisse fine et de figue sèche. Le vin fait sa soie en bouche peu après, mariant la puissance ronde à la finesse exquise. D’une texture tendre mais parfaitement construit, il lui semble au bout d’un instant, qu’il a toute la bouteille en bouche tant le vin se déploie. Les tannins mûrs, finement crayeux, presque imperceptibles, frôlent le palais langoureusement de leurs ailes de cacao ourlées de café noir et laissent infiniment à la bouche pâmée d’Achille la fraîcheur du millésime et le sel fin des Latricières.

Dans le verre vide

Le cuir course les fleurs.

Étrangement Achille,

N’a plus mal au talon …

ERASMOSÉRÉTINÉECONE.