Littinéraires viniques » OLIVIER

ACHILLE, D’AIRES EN STATIONS …

botticelli_christ Botticelli. Christ. Couronné d’épines.

 

Achille s’en est allé.

Au sortir du pavillon, sous la pluie plus battante que son sang, au pied du grand arbre, Oscar le regarde. Rien jusqu’à ce moment ne l’avait arrêté, personne ne l’avait ému, aucun regret ne l’avait traversé, dur comme un acier trempé par la pluie, les larmes séchaient au fond de lui, mortes nées. Mais les petits yeux noirs de l’écureuil, perdus sous les poils, l’ont dévasté, avant même qu’il comprenne, il est en eau sous l’averse, mouillé dedans-dehors, tout l’amour de ce monde en déliquescence l’assaille et le transperce. Oscar ne bouge pas, Achille fondu non plus. Pour ne pas s’effondrer, il s’assied sur le capot de sa voiture, bras ballants, dos voûté, bave et crache pour ne pas hurler, alors Oscar en deux bonds est à côté de lui perché sur le capot, Achille enroule son manteau autour de la boule de poils hirsutes, comme ça, sans réfléchir, pour le protéger, et bafouille des bulles d’excuses, son nez coule, l’eau lui glace le dos, brouille son regard. La honte le submerge plus encore que la pluie qui redouble. Derrière les portes de verre brossées par la buée, ils se sont agglutinés, une vraie concentration de limaces apeurées, tous ou presque. Olivier, mufle écrasé sur la vitre, mains écartées, suantes de crasse, Élisabeth et son baise en ville rouge serré entre ses bras de langoustine, un boa violet déplumé, comme une corde de pendu, enroulé autour du cou, et les autres à l’arrière plan, à demi mangés par la pluie, visages déchirés par les gouttelettes qui roulent en rangs hasardeux sur cette transparence de verre qui les sépare, et qui vibre sous la poussée d’Olivier.

Le monde est lys de pluie maintenant, le ciel a disparu, sur le bitume et la pelouse proche, naissent et meurent à toute allure des bulles éphémères, minuscules, opulentes, ternes, moirées, qui claquent comme des coups de fouet sur les tôles des bagnoles ruisselantes. Achille ne perçoit plus les reliefs, les eaux massives dessinent un monde en deux dimensions. Oscar, bien à l’abri s’est ébroué, sa pelisse ébouriffée retrouve son volume, on dirait qu’il sourit. Achille, nuque ployée, lessivé, ne bouge pas et s’évertue à protéger l’animal. Autour d’eux, le paysage, sous le manteau blanchâtre et liquide qui n’en finit pas de nier le monde, est lessivé, seules les notes du xylophone céleste qui martèlent la ferraille, résonnent plus fort que le tambour du cœur têtu d’Achille qui ne veut pas mourir. Comme un signe des Dieux rageurs. Loin, si proche pourtant, dans le petit matin glauque de cet hiver finissant, contre le flanc osseux du flûteur assoupi, Sophie, le regard fixe, se caresse et se caresse encore, à ne jamais s’arrêter, à ne jamais redescendre dans le monde ordinaire des âmes endormies. Sous ses paupières douloureuses, elle ferme un instant les yeux, les images se bousculent, dans ses membres relâchés, l’amour, comme un torrent de montagne, aux eaux fraîches et cristallines, n’en finit pas de sourdre à son delta … Mais elle ne reviendra pas. Au même instant, sous son pardessus percé, Achille à frémi. Oscar d’un bond gracieux, en deux rebonds élastiques a disparu sous les fourrés. Sur la porte vitrée du pavillon « C », le sang qui peint les lèvres molles d’Élisabeth a dessiné l’ébauche d’un cri.

Le ciel s’est ouvert, le relief est revenu, le paysage noyé défile, Achille, en pilotage automatique, heureux comme le kleenex souillé sur le ventre de Sophie, efface la route qui fend les terres comme une lame sale, et lui crève les yeux. Regard fixe, visage fermé, sur ses joues creusées le sel de ses larmes s’est figé. Le vent s’engouffre par la fenêtre largement ouverte, l’air frais lui brûle la peau et dissipe les dernières odeurs de l’institut. Les images s’envolent comme des souvenirs à ne pas garder, Marie-Madeleine, en montgolfière épanouie, s’élève dans le ciel pour se perdre dans la stratosphère, les autres, en vrac s’effritent, poussières au vent du temps révolu. A cent soixante à l’heure, Achille est à l’arrêt. Et pas besoin de remuer la truffe pour savoir qu’il ne sait plus. Un instant il cultive l’espoir imbécile d’un voyage éternel, puis cherche un pont très haut, duquel il pourrait se jeter en défonçant la rambarde, histoire d’assurer l’éternel. Mais l’A1 est affreusement plate, aussi plate que son encéphalogramme, cet après-midi là ! Alors il ralentit et se met à rouler au pas, ce qui déclenche les avertisseurs enragés de tous ceux qui le doublent en trombe. Achille est aux anges quand deux motards de la police routière l’interceptent. Avec docilité, il obtempère en souriant gentiment, il écoute, le regard attentif mais l’esprit déconnecté, la leçon qu’il lui font, et hoche la tête, plus soumis qu’un caniche à ses maîtres. Envie de se dresser sur ses pattes arrières et de japper joyeusement, mais il se contient !

Puis il poursuit sa route d’escargot, flânant, pour autant qu’on le peut sur les lignes droites sans fin qui remontent vers le nord. Il s’arrête à chaque station service, boit de l’eau et encore de l’eau, observe les voyageurs engoncés dans leurs vêtements chauds monochromes, fronts bas et mines blêmes, occupés, accoudés aux tables hautes, à dévorer, mâchoires saillantes, des sandwichs mous et sans goût, arrosés de cafés amers qui coulent à longs jets bruyants des fontaines modernes aux couleurs électriques. Il revoit les tableaux de Hooper à la sauce européenne et rit, d’un rire aussi jaune que les lumières artificielles de sa vie en suspens, perdu, complètement perdu dans ces oasis factices. A chaque halte, il tourne en rond sous les néons violents qui lui rougissent les yeux et lui verdissent le teint. Comme un Christ de pacotille, abruti et souffrant, il multiplie les arrêts, et vide sa vessie douloureuse dans les toilettes aveuglantes, carrelées de blanc, des stations services, ou bien, sur les aires désertes, dans la semi obscurité des pissotières glauques, tout en fumant des clopes qui lui arrachent la gueule, paupières closes et cœur cognant. Achille s’est perdu, la nuit est tombée, et le chemin est long encore, si long, entre l’institut et la vie qui l’attend.

 Peut-être …

Achille le dissocié, le visage entre les mains, quelque trente ans après cet épisode de son passé, somnole dans la nuit, sous le halo opalescent de sa lampe, accoudé au cuir de son bureau. Étrangement, le temps, cette nuit, s’est ralenti aussi, il lui colle à la peau comme une pâte molle, et les bruits ordinaires de la nuit se sont tus un long moment. Il lui faudra, une fois encore, retrouver le présent implacable, l’amble immuable des secondes à l’horloge, derrière le cristal de son verre, inscrit dans la chair grenate du vin, qui patiemment l’attend. Une belle syrah aux hanches rondes s’épanouit dans le large cul du verre, une Côte Rôtie « Maison Rouge » 2006 du Domaine Duclaux, silencieuse et patiente. Achille s’y plonge, narines offertes aux senteurs à venir. Du disque sombre aux bords violacés, s’élèvent en effluves invisibles, des fragrances gourmandes de fruits rouges dans leur corbeille d’épices, de jambon cru, d’olive, fondues, fines, complexes, crémeuses et salivantes. Comme un vent odorant venu des terres penchées du Rhône septentrional, qui lui lave l’âme. Le jus, tout en douceur lui caresse la langue et fait le gros dos, comme un chat au réveil, puis il libère ses fruits frais, épicés, qui s’étalent et le comblent, lui remplissent l’avaloir longuement, avant de glisser, soyeux, dans sa gorge, pour lui laisser en bouche le souvenir prégnant de leur chair tendre et goûteuse. Les yeux fermés, revenu du voyage, de son chemin de croix profane, il savoure longuement les tannins polis, mûrs et parfaitement fins, qui lui laissent langue fraîche, poivrée, légèrement pimentée …

 Comme un sang rédempteur,

 Le jus des vignes

A fait son office …

EENMOTRETIDEUXCOVIESNE.

ACHILLE ET LE FESTIN DE SOPHIE …

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ACHILLE a fini par tomber …

Dans le fond du trou de la mort approchée, dans un mercure fondu, il est anéanti, tout près de la camarde dont il sent le fer lui caresser la joue. Tombé dans l’érotisme glacé d’un sommeil délétère, à mi genoux dans les flots noirs du Styx, il caresse les flancs de la barque, sent le souffle froid qui l’étreint, lui gèle les reins, dans sa poitrine les battements de l’horloge liquide ralentissent, s’épaississent, son sang circule à peine, c’est doux, reposant, Charon, patient, lui sourit. Dans sa chambre, silencieuse et obscure, la soie d’obsidienne de la tueuse le frôle, il gît sur le dos, un sourire étrange flotte sur ses lèvres, si pâles, sa peau grise, il respire, mais si peu qu’on pourrait le croire parti. De guerre lasse, lentement, Achille lâche prise … Et se vide comme une viande avariée.

Le pavillon « C » est parfaitement silencieux, Olivier ne hurle pas, Élisabeth non plus, aucun glapissement ni bruit de pas traînants autour des toilettes, pas de souffles rauques, de sifflements aigus, nulle poitrine ne s’exprime, les corps des barjots recroquevillés dans leurs lits de souffrance semblent morts eux aussi. Oscar, perché sur une haute branche du pin échevelé qui surplombe le bâtiment, regarde l’étoile noire tombée dans le parc, avec ses larges baies éteintes aux yeux blanchâtres de poisson mort. Étale, flasque et immobile comme une astérie en décomposition.

Dans les couloirs déserts, au sortir des douches, une ombre s’est glissée. Sans bruit, pieds nus, elle se déplace, sûre de ses pas, furtive, souple, légère. Accroché à son épaule gracile, un lourd sac balance. Au passage d’une fenêtre, son ombre opaline dessine sur le mur du couloir, le temps d’un battement de cils, l’esquisse d’une ballerine gracieuse, pieds agiles, déformée, un peu menaçante, mais belle, aux attaches si fines qu’elles semblent sur le point de se détacher de son corps. Ses doigts d’ombre distendue, comme des rasoirs miniatures, ont un instant griffé les murs. On pourrait presque entendre, en tendant bien l’oreille, le bruit de ventouse mouillée que font ses pieds blancs sur le carrelage froid. Elle s’est arrêtée devant la chambre d’Achille, elle respire à petites goulées, longtemps, sa main a saisi la poignée de la porte, qu’elle tourne au ralenti, puis entrouvre le battant. Achille a frémi quand une onde a irisé sa peau nue, il est remonté des abîmes où il avait chu comme une pierre molle. Dans la lumière grise qui sourd de sa porte entrebâillée, la silhouette noire qu’il devine lui coupe le souffle, la résignation gluante dans laquelle il baignait reflue. Comme un mineur harassé, noirci par ses ténèbres, qui remonte de ses profondeurs.

 Se pourrait-il que ce soit … ???

Ce soir, pendant le changement d’équipe, au juste moment où les filles se croisent, quand les veilleuses de nuit et les infirmières de jour se passent en papotant les consignes, Sophie s’est glissée, si vivement que nulle ne l’a vue, entre les portes de verre du pavillon. Puis elle s’est enfermée dans les douches au fond du couloir, a refermé la porte d’un box, s’est accroupie, son sac entre les jambes, a fermé les yeux, séché ses larmes, attendant que le calme s’installe. Des eaux translucides et grasses ont coulé de ses yeux clos. Sous ses paupières humides, elle semble prier. Sophie se prépare, une dernière fois.

Au festin …

C’est bien elle, il en jouerait son âme. Achille, à demi pétrifié par les battements affolés de son cœur qui cogne violemment dans sa poitrine, n’en croit pas ses yeux. « Putain, je rêve, je deviens fou, je ne veux pas, je ne peux pas le croire … ! ». Alors, sous un couvercle brûlant, il tente convulsivement d’étouffer espoirs et désirs, il se cabre à se briser le dos, les mains à demi fondues, tendues vers la porte entrouverte, comme s’il voulait repousser au fond des enfers cette vision qui l’épouvante. Et pleure comme s’il montait à l’échafaud. Implore les anges absents, sanglote à gros bouillons gras, le visage couvert par la morve qui dégouline de son nez, de sa bouche, l’aveugle, et l’étouffe. Sophie a ouvert son sac au pied du lit, s’est penchée sur lui et a posé un instant ses mains fraîches sur son visage grimaçant, puis elle l’a longuement léché, comme une louve son petit. Elle pleure doucement. De ses lèvres coule un chant doux, apaisant, une étrange mélopée tendre et rauque à la fois, et cette liqueur de notes en pluie argentée, remontée des temps immémoriaux, dépose sur leurs visages un baume salé, émollient, qui les apaise tous deux. Achille, un long moment, a pris entre ses mains le visage de Sophie dont les lèvres frôlent sa bouche. Leurs souffles synchrones abolissent le temps, effacent l’espace, comme s’ils tissaient un invisible cocon revivifiant, leurs lèvres humides se caressent lentement, leurs langues s’épousent, s’avalent dans un long baiser dévorant.

Sophie s’est relevée lentement, d’un geste de l’épaule, elle s’est dégagée de ses tissus légers qui plissent à ses pieds comme des parachutes de soie froissée. Elle a étalé au pied du lit son trésor de victuailles, les aligne en ordre parfait, se relève, étalant à large main sur son corps nu, une couche luisante de beurre frais. Un rayon de lune l’éclaire, elle brille comme une brioche gonflée au sortir du four, ses seins fruités et ronds, aux aréoles pâles, regardent les étoiles, son ventre blanc palpite doucement, sur sa toison claire, le beurre en gouttelettes translucides, scintille au rythme de sa respiration. Puis elle tend la motte fondante qu’elle peine à retenir. Achille, stupéfait, assis au bord du lit, la prend, se lève et enduit soigneusement, à larges paumes ouvertes le dos ferme de Sophie, s’agenouille, crème l’amphore de ses hanches, pétrit ses fesses onctueuses avec délice, s’attardant sur la raie qui les fend. Son doigt, gras de beurre, glisse longtemps d’un bord à l’autre de la faille, déplisse religieusement la petite combe brune qui s’y cache, glisse entre les cuisses, ses doigts écartent au passage les lèvres fines de son sexe étroit pour empoigner la toison épaisse qui les surmonte. Sophie a frémi, sa peau épouse le chemin que trace les mains d’Achille, elle soupire. Alors, à deux mains enveloppantes, il graisse d’un geste sûr les deux longues jambes de Sophie, jusqu’à ses pieds, qu’il relève l’un après l’autre pour les ferrer de beurre frais. Il s’attarde entre ses orteils qu’il masse un moment puis frotte la plante cambrée de ses pieds. Elle soupire à nouveau, profondément, et tremble sous sa peau quand il la lâche.

Achille s’est relevé et lui fait face, elle le pousse légèrement, il s’affale sur le lit. Allongée sur lui, elle l’enlace en se frottant, ondule, se colle à lui comme une écorce à sa pulpe, jusqu’à même que leurs yeux se touchent et les fassent pleurer un peu plus encore. Achille la suit quand elle se retourne et enduit son dos des excès du sien. Il ne bouge pas, la laisse conduire la danse grasse de sa main qui roule sur son ventre et le met en émoi. Sophie s’attarde, fourre sa tête entre ses cuisses et le respire à plein nez comme une gourmande affamée. La caresse l’emporte en vagues fortes vers des mondes insoupçonnés. Elle se promène maintenant, langue chaude, sur son corps tout entier, d’entre ses orteils jusqu’aux creux de ses oreilles, comme une limace lente qui prend le temps de faire son chemin. Le plafond de la chambre est plus jaune qu’un soleil levant, il ondule au rythme du voyage, les murs ont disparu, les arbres se penchent sur lui, Oscar les regarde. Enfourché comme un Appaloosa par une Algoncoquine en rut, Achille ne dit mot quand sa cavalière écrase sauvagement une tomate mûre qui gicle son jus rouge sur sa poitrine, et dessine des rigoles étroites le long des seins de l’amazone au galop. Achille, hypnotisé, regarde d’un œil fixe la graine verte en suspens sur le tétin turgescent du sein gauche de la démone. Il se relève d’un coup de rein, le gobe, et retombe sur le lit comme un caméléon épuisé. Sophie marmonne, bouche pleine du sang végétal qu’elle crache salement sur sa poitrine, lui prend le goulot pour le remplir de pulpe mâchée, qu’il malaxe à son tour pour la lui recracher en pleine gueule. Le jus longuement partagé coule à présent sur son visage. Sophie, aigues-marines enflammées comme des phares de pleine mer, goule pointue, telle une gargouille échevelée, l’asperge. Puis elle se penche, le lèche à coups de langue rapeuse de chatte, et dépose chaque lapée dans sa bouche au cœur d’un baiser profond. C’est le temps des humeurs partagées, des incorporations et des accouchements mutuels. Il a tellement perdu conscience de son sexe qu’il lui semble devenir la grotte détrempée qu’il matraque à lourds coups de burin. Sophie le chevauche comme une cavale folle, ses seins tressautent au dessus de lui, elle a enfoncé ses doigts dans son gosier, elle agrippe sa langue, la tord, ses mains fouillent entre ses lèvres écartelées, puis elle les suce longuement, le regard fou, le corps en demi pâmoison, il suffoque, le museau plein à ras bord de la bouillie incarnate qu’elle continue de vomir comme une vouivre déchaînée. D’entre ses cuisses elle puise l’eau trouble de son plaisir dont elle l’enduit. Suçoir gavé, éructante, baveuse, elle le mord au sang, et dépose dans son ciboire grand ouvert de longs filets visqueux, colorés par les chairs et les fruits de tous les jardins.

Dompté, dominé, effrayé, Achille est submergé par la peur, une angoisse terrible, la peur de disparaître d’un coup, avalé par la matrice folle qui le dévore, l’envahit, il lui semble perdre sa substance, ses os fondent, ses chairs bouillonnent, sa moelle épinière déliquescente pulse à longs jets de lave blanche, son cœur ralentit, son souffle s’éteint tandis que son regard noircit. Il meurt, une grande mort, comme un orgasme définitif, le terrasse. Dans un dernier regard, Sophie se confond avec l’araignée suceuse qui le mine depuis des mois ! Ses cheveux blonds trempés de sueur battent l’air comme les pattes velues de son monstre intérieur, le ciel, qui a percé le plafond de la chambre, verdit, sa conscience faiblit, le monde n’est plus qu’un point, rougeâtre comme les yeux du diable chitineux qui le réduit à l’état de peau flétrie … Il jouit si fort que son foutre traverse la diablesse et se déverse, chargé de sang, de bile puante et de trempe visqueuse, jusqu’au fond de son estomac dévasté …

Il croit devenir fou.

Un goût sucré le réveille, il ouvre les yeux. Au dessus de lui, Sophie, embaumée de sueur, les aigues-marines injectées de sang noir, la main serrée sur une poignée de miel d’ambre liquide qui lui échappe lentement, regarde le nectar couler en larmes grasses entre les lèvres tuméfiées de son amant épuisé. Le sucre doux le régénère, il l’avale avec délices, et l’amertume fraîche de l’acacia le désaltère. Sophie pleure, l’eau salée de ses lacs translucides tombe en flots ininterrompus, elle lave, lustrale, les croûtes séchées du visage d’Achille. La chambre est silencieuse, un petit jour livide éclaire le plafond et les murs revenus des enfers délicieux, Achille, hébété, soupire comme une vessie qui se dégonfle, dans son ventre un creux le griffe quand Sophie se relève, leurs sexes se séparent en chuintant, elle se penche vers lui, sa langue lui lave l’entrejambe, elle prend une dernière fois entre ses lèvres gonflées sa verge vidée de sang, qu’elle nettoie méticuleusement, pose un baiser léger sur ses lèvres, se rajuste, murmure un adieu à peine audible, et quitte la chambre sans se retourner.

Achille l’abandonné, blotti dans sa pelisse rouge, ne bouge pas, exténué par son voyage au pays de cendres de son passé douloureux. Dans sa bouche entrouverte, le goût sucré du miel perdu le tenaille. Sa lampe irradie étrangement, sa lumière tremble, et son rayon d’ambre coruscant se teinte de béryl luminescent quand les aigues-marines disparues reviennent une fois encore à sa mémoire. Une larme a coulé sur le cuir vert bronze de son bureau. Une seule, l’ultime, la dernière. Avec le temps ses yeux ont séché, son vieux cœur est sec, ses reins sont vides, et sa bouche de carton pâteux. Dans le cristal, qui flamboie sous le fil incandescent de son luminaire, le miel pâle du vin tremblant sous la buée, l’attend. Achille s’y plonge et se repaît des fragrances délicates qui s’en échappent. Les fleurs blanches, acacia léger et jasmin en bouton, à peine perceptibles, précèdent la pêche blanche bien mûre et le nectar, puis le calcaire de Puligny-Montrachet affleure, s’y mêlent le poivre blanc, les épices douces et la réglisse. « Les Pucelles » – Achille, le vieux cochon, en rit franchement – du Domaine Morey-Coffinet, millésime 2010, longuement carafées (si tant est que les pucelles se carafent …) tournent dans le verre comme les danseuses de Degas, légères et affriolantes. La lampée qui dévale sa bouche le réconcilie avec la vie, tant elle est fraîche et douce à la fois. D’un équilibre parfait, le vin, puissant et délicat pourtant, déplie sa matière, il exsude son miel et ses fruits, ses épices l’exaltent, il enfle puis se tend et repart, porté par une vivacité gourmande. Ces Pucelles en remontreraient à bien des Bâtards !!! Rires. Putain que cette Bourgogne est belle, belle comme le cul tubéreux de Sophie !!!

 Achille soupire de bonheur.

 Loin, très loin,

 Au bras de son flûteux

 Tremblant et cacochyme,

 Triste et décharnée,

Sophie ne sourit plus,

 Et l’araignée expire …

EDÉMOPIAUTITÉECONE.

ACHILLE, AU PARVIS S’EST PROMENÉ …

Bougereau OrestesW. Bouguereau. Oreste.

 

Achille a décidé de se bouger un peu …

De sortir de cet enfermement dans lequel, il le sent, il se complaît un peu beaucoup. Allez c’est dit, plus que décidé, il bougera ce week-end, osera s’aventurer plus loin qu’à la périphérie du cocon, il prendra le train, affrontera les foules affairées, il goûtera la présence absente des citadins, oui, à Paris, s’y perdre un peu, se gaver de bruits, d’odeurs et de couleurs, noyer sa solitude dans le grand lac des destins qui s’ignorent, couler ses pas dans les rails des sacs de peaux en représentation, regards tendus vers les horizons absents, surfaces lisses, intouchables.

De l’institut à la gare, quelques minutes qui font vite une heure, à tergiverser, à rebrousser chemin, à repartir, à hésiter, à geindre en silence, à compter ses pas. Le quai, enfin. Achille s’est appuyé contre un mur, à côté d’un banc vide, c’est l’heure d’après le rush du matin, après que la foule somnolente s’est engouffrée dans les entrailles, dans la ferraille, entre les portes, agglutinée, s’est fourrée, farce composite, dans les anneaux du lombric. Sous le soleil, les rails brillent, et les reflets coruscants lui brûlent les yeux qu’il a à demi fermés. Pendant, qu’à Montparnasse, le vers luisant chie sa bouillie multicolore, Achille, patient, attend le suivant. Il compte les mégots, tête basse, tous freins serrés pour ne pas repartir. Quelques capuches en grappes, avec des mains qui bougent, poussent des cris rauques, ricanent, se séparent, se bousculent, puis se reforment en jetant des regards alentours, les yeux comme des crochets, en quête de regards à pouvoir provoquer. Mais ne voient pas Achille enfoncé dans son mur, des mégots plein les yeux, qui tremble en douce, de peur et d’exaltation, à rejeter la mort au loin, vers les capuches, sombres comme les enfants de la camarde. Une casquette, tête de mort au front, visière basse, s’est approchée de lui à le frôler, l’odeur brutale, celle des hormones accumulées, aigries par une peau mal lavée, le frappe en plein plexus, Achille n’a pas bronché, a empêché sa trouille de sourdre, d’alerter l’odorat sous la visière, de prévenir le reptilien sous le cortex du crâne épais qui lui fait face. Une main se lève vers lui, griffue, menaçante, accompagnée de mots rauques qu’il ne comprend pas, écoutilles closes, fesses serrées, il ne bouge pas. La main s’agite, puis d’un coup sec, insultant, le frappe négligemment, dominatrice, sûre d’elle, de son pouvoir. Dans les yeux d’Achille, les yeux bleus de l’enfant se sont ouverts plein d’une rage immédiate, mortelle, incontrôlable, qui envoie le genou gauche d’Achille, s’écraser d’un coup vif, précis, si rapide que personne ne l’a vu, dans ce bas ventre naïvement offert, comme une invitation. Casquette sursaute puis se replie sur lui même, sans un cri, souffle coupé, avant de tomber à genoux, les deux mains serrées sur ses couilles meurtries. Remontées au ras des dents. Casquette a vomi. Dans la chaleur du soleil, les roues du train ont crissé longuement, Achille a sauté dans un wagon, les capuches entourent Casquette qui hurle enfin. Les portes se referment en chuintant. Le ver de fer a filé. Les capuches, en mal de vengeance, courent. En vain. Lumbricus leur montre son cul …

La dernière marche du train descendue, Achille est happé par la fourmilière. Pressé, il doit se mettre au rythme de la file qui file, fluide et compacte à la fois, vers le bout du quai. Alors il se colle au premier pylône croisé, et laisse se tarir le flot. Quelque peu oppressé, il se concentre sur sa respiration, qu’il met en mode abdominal, à longues goulées profondes. Ça pue l’air stagnant, chargé d’odeurs, lourdes comme des femmes harassées, parfums fanés de jambes gonflées, de vêtements souillés, d’œstrogènes artificiels, de beautés factices, de fesses irritées, et de prurit congestifs. Fragrances épaisses aussi, de poussière grasse, de plastique chaud, de sièges écrasés par tous les culs du monde, de sueurs froides, d’aisselles humides, de graisse figée, qu’exhalent les bouches ouvertes des machines à l’arrêt. Mais ces odeurs de vie en marche forcée lui plaisent, ça sent les destins qui se croisent sans se voir, les amours ratées pour un métro à prendre, les remugles de Verdi sans la musique, le requiem sans Fauré, ça pue le pot de déconfiture. Achille s’en gave au ras du cœur, au bord des lèvres, jusqu’à n’en plus pouvoir. Un instant le quai se vide, juste avant qu’une autre fournée n’arrive d’un enfer périphérique, qu’une autre coulée de lave humaine ne recouvre le pavé. Alors il lâche son pylône et court vers la lumière qui pointe son mercure fondu, au fond là-bas, vers la sortie.

Achille marche depuis des heures, le longs des boulevards encombrés qui se ressemblent, monotones et sans limites, c’est la deux cent cinquantième rue qu’il traverse, au mépris des feux, comme s’ils n’étaient pas tricolores, agressé par les klaxons indignés des agités dans leurs caisses métalliques, roulant au plus vite, occupés à sauver le monde d’un désastre imminent. Montparnasse, Saint Michel n’en finissent pas. Achille ne regarde même pas les voitures, il avance d’un bon pas et compte les croisements. Au hasard, après avoir traversé la seine et continué tout droit, il laisse Sébastopol, bifurque sur sa droite et débouche du côté de Beaubourg, par Rambuteau. Les petites rues adjacentes lui plaisent et le retiennent dans un périmètre restreint. A deux pas de là, le brouhaha du plateau de Beaubourg lui parvient. Percussions, flûte en volutes passagères, cordes diverses le bercent et l’attirent. Alors Achille part à la dérive, tire plusieurs bords, au gré des notes, rebondit de vitrines en échoppes, se laisser bercer par les blanches, ensorceler par les noires, captiver par les croches, les trilles qui traversent l’espace comme des arcs-en-ciel, aux couleurs douces ou rutilantes, selon. C’est comme un labyrinthe complexe qu’il parcourt, à l’oreille, envoûté, l’esprit en berne, il avance à l’intuition, au mystère, il ne touche plus terre, il vole entre deux espaces, entre rêve et réalité, à demi inconscient, sa conscience sourde à la barre. Et débouche sur le parvis de Beaubourg qui n’est pas Notre-Dame. Sur la pente qui descend vers la cathédrale douteuse, aux tours de fer-blanc et d’altuglas, bateleurs à dreadlocks, jongleurs maigres, haridelles en extase, groupes d’illuminés aux sourires doux, acrobates incertains, hercules à bretelles, gratteurs de cordes à linge s’en donnent et se donnent. L’air est doux, ça sent le graillon et la frite chaude, le kebab et la bière tiède, les promeneurs, chalands, marie-salope en pause, clopes tirées à longues bouffées, aux bouts plus rouges que les glands qu’elles ont branlés, tout un monde d’humains à l’arrêt, déambule, écoute, s’arrête, se déhanche en cadence, quelques couples s’embrassent à bouche que veux-tu dans l’indifférence générale. La vie, cette garce, les réunit un instant, solitudes agrégées, apparentes proximités. Entre eux s’étendent les déserts béants des indifférences, seul les baladins les rapprochent, le temps que leurs notes cristallines, leurs feux éphémères, se dissolvent, s’éteignent. Leurs regards ne se voient pas, ne se sourient pas, leurs paroles pourrissent au fond de leurs gorges sèches, seule la mort, sublime pute aux fards éclatants, les réunira, à temps, pour longtemps, sans qu’il s ne sachent jamais qu’ils ont crevé ensemble.

A l’écart, Achille ne voit que des dos qui lui racontent leurs histoires, il imagine, riant en silence, les faces de ces dos, leurs visages, leurs corps dénudés, ces flopées de bites qui pendent dans leurs culottes plus ou moins sales, ces armées de chattes déplumées, rasées, fermées comme des grottes tristes, fendues par les soies, les cotons, tous ces petits bateaux qui voguent sur l’océan des pisses déversées au cours des ans, sur les mares molles des merdes douloureusement chiées. Comme un camaïeu de tons bruns, comme les feuilles qui s’entassent à l’automne sous leurs pieds innocents. Achille a ri, soudain, d’un rire perlé, comme des pets de lumière noire, sous le soleil dru.

Son rire se casse d’un coup, lui bloque la gorge, il étouffe, cherche l’air longuement, le ciel rougit, le pavé verdit, son estomac se révulse, il vomit à l’intérieur, la bile lui déchire le ventre, c’est comme une dague effilée qui lui perce les tripes, comme un Groenland qui lui glace le cœur, tout s’assombrit, il s’écoute et s’entend mourir, ses jambes mollissent. Puis l’air siffle entre ses muqueuses bloquées et afflue, ses yeux s’ouvrent à demi, les couleurs s’apaisent, le monde redevient triste, bien plus sombre encore que la minute d’avant son étouffement. C’est qu’entre une blonde bouclée et un crâne tondu, furtivement il a cru apercevoir, le temps de sa mort ratée, un profil émouvant, florentin, une tête baissée sur un oud, et cette aigue-marine qui luit comme une escarboucle au coin de son œil, et ne le voit pas …

 Et il a regretté,

A pleuré,

De tout son corps,

De n’être pas mort …

Achille le dispersé peine à se rassembler. Son regard est encore là-bas, jadis, accroché aux arabesques vénitiennes, à ces boucles menues, lianes perdues à la courbe de ce cou gracile, il caresse de sa pupille désemparée les ellipses gracieuses de ce corps-à-corps perdu, foutu. Pourtant sous ses mains étalées, il sent le grain poli de son vieux cuir, de cette patine de bronze luisant qui recouvre le présent de son bureau. Ses doigts se crispent, il s’extirpe de son putain de passé comme une pieuvre de son rocher. Une vision qu’il redoutait, qui l’a rattrapé au coin de cette nuit, pleine de lune, tant pleine à interdire la nuit ! Il aimerait à cet instant pendre au gibet, pourrir, balancer sous le poids des corbeaux affamés, rire de toutes ses dents cassées sous ses lèvres tuméfiées, arrachées, sanglantes, et que son haleine putride plus figée encore, empuantisse les mondes ! Mais non, il est toujours là, ratatiné sous la lumière éclatante de sa lampe neuve, à croire à l’éclosion de ce qui couve en lui depuis des années qu’il a passées à ne pas savoir qu’un jour, une nuit peut-être, une mouette huppée, seule de sa race, aux ailes immenses, amerrirait, gracieuse, rémiges frétillantes, sur la piste vierge de son cœur extasié. Que de ses pattes palmées, elle grifferait, si douce et si sauvage, la surface lisse de ses eaux pacifiées. Et poserait son ventre de duvet léger sur le sien, fatigué. Alors, il a tourné les yeux, oublié un instant le passé, désiré le futur, a saisi d’une main ferme la tige de son cristal brillant, s’est perdu sous la robe ensoleillée de ce vin délicat, a levé la coupe fraîche à son nez en attente, a respiré les parfums délicats des fleurs qui le ravissent, les fruits mûrs et charnus, la dentelle de naphte qui les exaltent, et porté à ses lèvres la chair légère, grasse et ronde de cette Petite Arvine du Domaine des Crêtes, sis en Val d’Aoste, née en cette année 2005, généreuse et si fine. Et ce vin l’a longuement caressé, s’est déployé jusqu’aux confins de son palais, a roulé sur sa langue, n’a plus fini de lui donner, encore et encore, à goûter au plaisir sans fin de son jus racé. Puis le vin a basculé, lui laissant aux papilles, interminablement, la trace accrochée de sa terre crayeuse, réglisse subtile, à peine salée …

 Oiselle tremblante,

Sous ta peau

D’albâtre,

Tes plumes

Précieuses,

Indécise,

Viens t-en,

Enfin …

 

EENMOATTITENCOTENE.

ACHILLE EN QUARTZ BRISÉ …

christian rex van minnen4christian rex van minnen.

 

ACHILLE s’est recroquevillé.

Comme un ressort comprimé depuis une semaine. Ses lames l’ont raidi, tous ces jours de lourde solitude. Muscles noués, cou douloureux, trapèzes en feu. Son estomac s’est rétréci, c’est une boule de mercure brûlant qui lui bloque le plexus, l’oblige à respirer comme un asthmatique en crise. Dans le fond de son ventre, la vrille aiguisée du ressort lui perce les tripes continûment. « Bonjour monsieur Achille », la voix, douce pourtant, de Landonne, résonne dans son crâne comme un coup de massue sur un tambour d’acier. Achille sursaute, lève un peu les yeux, qu’il avait fixés sur les joints gris du carrelage. A peine. Son regard s’arrête sur le bas de la longue robe de coton blanc qui balance au ras des boucles d’argent des chaussures vernies de la salope qui l’a planté toute une si longue semaine. Qu’elle a dû passer à se faire baiser comme une pute !Une haine, violente comme un amour nié, le ravage, il ravale sa lave incandescente, et son estomac maltraité se relâche et éructe. Malgré lui, Achille a lâché une rafale de rôts sonores comme des pets, il bégaie de gène et de surprise, jette des regards affolés alentours, persuadé que le pavillon entier s’est arrêté de vivre, qu’une foule de regards, plein de reproches, convergent sur lui. Mais non, les givrés, sourds et indifférents, vaquent, s’affairent, somnolent. Landonne elle-même n’a pas bronché. « Allons-y » l’entend t-il dire d’une voix égale …

Achille s’est assis, le dos voûté comme un mort dans un cercueil. En secret, il espère qu’elle va le consoler, s’excuser peut-être de s’être absentée, avec un bon sourire et une lueur de regret dans les yeux. Au lieu de ça, elle défroisse un peu sa robe de sa main courte et rondelette. Taiseuse, comme à son habitude, elle sourit ce qu’il faut, le regard engageant et attend. Dans les chairs d’Achille, c’est Trafalgar, le ressort se tend un peu plus, vrille et perce encore, lui déchire le bas ventre et crisse sur les os. Il croit que son bassin va éclater, que ses jambes vont se détacher, qu’il va mourir dans un bouillonnement gluant de sang noir. Jamais il n’a été aussi prisonnier des forces qui le paralysent, et qui viennent, il le sait bien, de lui, de lui seul. Mais sa raison n’est plus à la barre, elle est toute entière submergée par ces émotions, qui le possèdent sans qu’il puisse les contrôler. Dans son esprit en surchauffe, un enfant vert de rage, pleure sans discontinuer. Entre les petites mains potelées, si puissantes pourtant, il sent sa raison craquer. Dans le lointain, il entend une voix faible, presque inaudible qui murmure « lâche, pleure, dis … ». Mais non, il ne peut pas, un énorme rocher lui obstrue le gosier, il bafouille quelques pierres écrasées, coupantes, et se tait. « Et cet enfant malheureux ? » dit Landonne, « Qu’a t-il à vous dire ? » …

Achille s’affaisse, respire comme un moribond, hoquette, se racle la gorge, ravale le rocher qui peine à passer, crache à nouveau, avale encore, déglutit, la bouche en carton, sèche, à demi paralysée. Longtemps. Un peu d’humidité sourd enfin de ses salivaires, il s’entend répondre « Le petit lapin est malheureux, ze veux mourir …. », tandis qu’une vague salée, chaude, lui recouvre le visage, de longs sanglots ruissellent sur ses joues, mouillent son jeans, tombent en grosses gouttes grasses qui éclatent sur le sol comme des quartz brisés. Et d’un coup de hurler « pourquoi es-tu partie ! », pour aussitôt se geler, surprit de ce qui vient de lui échapper ! Non, non, rouge, confus, il s’excuse, bafouille, se prend à mélanger des mots, des sonorités plutôt, étranges, effrayantes, vides de sens. L’image d’Olivier éructant, jetant au ciel en longues bordées crachées ses incantations colorées, lui traverse l’esprit. Sa maladresse, son audace le déconcertent, il ne perçoit plus que le blanc d’un ailleurs révolu, comme surgit d’une faille furtivement entrouverte. Landonne vibre floue, cotonneuse, tremblante, comme au travers d’une brume d’eau. Achille secoue la tête, arrose autour de lui, ses pleurs décorent la robe de la femme de tâches translucides, il est perdu, entre ce présent déboussolant et les ombres étranges, disparues. Le temps d’un éclair, fulgurant, aveuglant. Le noir est revenu.

 Le silence aussi.

La dernière seconde de l’heure lui tombe sur le cœur comme un camion de briques, quand Landonne lui dit « A jeudi, il est temps ». Elle lui sourit aussitôt, hoche la tête, à peine, et ce rai de lumière dans ses yeux, ce visage qui semble basculer vers lui, le calment à l’instant. Mais un peu seulement, juste de quoi accepter la séparation. Et de redire pour se rassurer « A jeudi, c’est sûr ? ». Sans répondre, Landonne lui a serré la main.

Élisabeth l’a arrêté au passage, pour une clope, il l’a repoussée méchamment. L’a regretté aussitôt, a rebroussé chemin, a pris la vieille langoustine entre ses bras, l’a bercée, lui a donné sa clope. Elle a gloussé de plaisir, il a rit. Un peu jaune. Derrière la vitre du bocal, Olivier, les sourcils froncé, l’a regardé. Pas touche, pas méchant avec Élisabeth, lui signifie t-il, d’un œil noir. Achille s’est approché, a posé ses mains sur celles de l’Archange fou, a posé sa bouche sur la sienne, séparées par la mince épaisseur de verre. Une infirmière intriguée s’est approchée, « ça va monsieur Achille … »? Sans répondre il a filé vers sa chambre, les larmes sont revenues, chaudes, à gros bouillons, des citernes de pleurs acides venus des enfers, l’envers des Danaïdes. A pluie chaude, douche décapante, il s’en va mêler les eaux lourdes aux eaux légères et fumantes de la douche, dissoudre les fantômes, au moins un temps, de répit, de repos.

Rarement Achille s’est senti aussi fatigué. Fracturé jusqu’à l’os. Entre deux pressions contraires qui le broient jusqu’à la dernière cellule. Le drap qui le recouvre le brûle comme s’il était dépiauté, il n’est que frémissements douloureux, incompréhension, affolement du cœur et du souffle, dans sa chair meurtrie par une force impitoyable, il lui semble craquer, exploser sous les mâchoires de tenailles multiples qui l’attaquent de tous côtés, lui mettent les muscles en bouillie, les os en poudre, les organes en purée. Et ce cœur au bord d’exploser, d’arroser de sang coagulé les murs de sa chambre, de propulser ses cellules défaites jusqu’au cœur de la galaxie.

Se coucher, sombrer, s’emmurer, s’enkyster, mourir dans le sommeil, dans la ouate brumeuse d’une vie végétale, à l’écart, à l’abri, protégé des désillusions, mourir longtemps, au moins jusqu’au jour de sa vraie mort, jusqu’à la délivrance finale, comater, voyager dans les rêves, frôler les ailes moirées des anges. Comme l’enfant aux yeux bleus, s’accrocher à son désir, braver le sort, tenir, façonner, réduire le monde, ce monde qui l’a naguère trahi. Vomir, tuer, violenter, ceux qui l’ont abandonné, toujours, dans la solitude des espoirs déçus, des nécessités refusées, flouées, niées. Achille, lentement, cède, ses soubresauts se font plus espacés, ses balbutiements aussi, sa salive, en bulles translucides, s’accroche à ses lèvres comme une vie fragile prête à crever. Jusqu’à ce qu’il s’envole et s’écroule à la fois. Chute vertigineuse, ascension foudroyante, Achille et l’enfant, écartelés, suppliciés dérisoires, se sont endormis. L’enfant se noie dans la mer morte et hurle à sa mère perdue, Achille plane dans le silence éternel des espaces infinis qui ne l’effraie plus (merci Pascal …). En longues rondes lentes, oiseau céleste, il tourne, l’ombre des envergures gigantesques, que le soleil fou projette sur lui, le protège des rais coruscants qui pourraient le réduire aux cendres qu’il espère, appelle et supplie de le délivrer. Dans le ciel noir, plus rien n’a d’importance, les couleurs rassemblées disparaissent, les riens conjugués retournent à l’unité des origines. Achille a plongé plus bas, est monté plus haut que le monde des rêves ordinaires, comme si la VIE, cette garce magnifique, lui faisait cadeau, entrouvrant les portes des mystères, le temps du temps arrêté, d’une fraction, d’un millième de seconde, d’un battement de ses cils recourbés, de son regard aimant d’amante, posé sur lui. Et le régénérait instantanément, le gavant d’énergie, avant que le combat, son combat pour sa petite vie à lui, continue.

Achille s’est réveillé en sursaut, et s’est surprit à murmurer, dans un hurlement doux, « mais que je t’aime, que je t’aime, diabolique salope » … ! Non, non, pas le Achille de cette histoire à dormir debout, non pas lui, mais Achille le désagrégé, le vioque en voie d’extinction, que guette, dans la nuit profonde de cet entre deux jours silencieux, la camarde à la faux sifflante. C’est qu’entre ses paupières à demi ouvertes, dans le hanap familier qui accompagne ses nuits de peu, brille la courbe brillante d’un pur rubis, que le rayon clair de sa nouvelle lampe de bureau perce à peine. Un de ces pinots d’enfer, grand consolateur de ses nuits délétères. D’une belle année, 2010, jeune comme il l’a été lui même, longuement carafé (le vin), du Domaine Escoffier, sis en Burgondie, terre bénie, un premier cru d’Aloxe Corton, « Les Chaillots ». Sous son nez, la plus belle fragrance fruitée qu’il a connu, desserre ses narines, une cerise pure, mi griotte, mi merise sauvage, à peau fine au ras du noyau, monte, magnifique, à baver sur ses braies. Une cerise, bien assise sur un panier de fruits rouges, cassis, framboises, qui l’exhaussent plus qu’ils ne la marient. De fines épices accentuent le relief délicat de ces épures de fruits. Le jus se faufile entre ses lèvres, un matière, puissante mais sans affectation, roule et s’enroule, graisse ses papilles, dépose la fraîcheur de ses tanins enrobés et mûrs, juste avant de basculer, glotte passée. Délices délicieux d’épices en liesses, de terre respectée, de terroir décliné, de raisins sublimés …

Dans les douves

Inondées,

De sa mémoire

Balbutiante,

Des lèvres ourlées,

 Ont souri.

 Sophie ?

EDISMOPERTICÉECONE.

ACHILLE EST UN PETIT LAPIN …

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Landonne est en stage …

Pas de rendez-vous, cette semaine. Rien que le quotidien du pavillon. Olivier dans son bocal enfumé, comme un hareng gras qui jamais ne se dessèche, ravagé par la graisse et le tabac, qui rumine, psalmodie ses cantates étranges, occupé tout le jour à combattre les démons menaçants de ses rêves noirs, archange flamboyant face aux forces obscures de son imagination en délire, boudiné dans ses vêtements collant de crasse, de sueur et de suint accumulés, son gros cul souillé qui lâche ses eaux odorantes, et parfois même, quand un sourire béat illumine ses lèvres grasses, défèque de gros paquets de merde épaisse qu’il écrase en se tortillant voluptueusement sur le divan pourri, que les nettoyages quotidiens aux détergents puissants, que les filles de salle utilisent à grands coups de brosses à poils durs, n’arrivent jamais à désodoriser, Olivier s’étale, occupe la scène comme un pacha obscène. ACHILLE assis tout à côté de lui, sur un fauteuil à la toile élimée par les culs des foutringues qui se sont succédé au fil des ans à ruminer leurs misères, l’écoute, fasciné par la beauté lumineuse de cet être au visage diabolique. Ses longs ongles pointus virevoltent au bouts de ses énormes serres maigres, comme des épines empoisonnées, ses mains puissantes jaunies par la nicotine dessinent dans l’air d’étranges arabesques ésotériques, il bave généreusement de grosses bulles de salive jaune, entre lesquelles ses mots se graissent, et coulent de sa bouche comme des mantras gluants. De temps à autre, Achille acquiesce, Olivier rit à se déboîter la mâchoire et repart de plus belle, à cracher ses consonnes gutturales et ses voyelles liquoreuses. Le temps se fige. Parfois, sous ses paupières closes, les monstres d’Olivier grimacent, mais leurs yeux immenses, jaunes et aveuglants, aux pupilles fendues, ne l’effraient pas. Olivier veille, il se lève, tonitrue, et les monstres se dissolvent dans la gelée du temps suspendu.

 Élisabeth volette comme un papillon mourant, trottine, s’assied, ouvre, referme trois fois son baise-en-ville rouge, quémande une clope, ramasse un mégot, l’enfourne dans son fourre-tout fatigué, se rassied, recommence son manège des heures entières, ne se lassant jamais. Son rituel la rassure. Quand elle aperçoit Achille au sortir de sa chambre, elle claudique vers lui, à tomber, le croche par un bras, l’entraîne vers le vieux banc près de l’entrée, et se colle contre lui, lui raconte son frère, son père, qui vont venir la chercher, le temps de deux respirations, le taxe d’un cigarillo, puis s’envole vers d’autres aventures, mille fois répétées, en couinant de plaisir. Elle a tracé son chemin, avec ses pauses, ses conversations, ses repères, une contre-allée, à l’écart des conventions humaines, qu’elle arpente immuablement, le royaume dont elle est la reine incontestée, que nul, jamais ne lui volera.

Le soir, avant le coucher, Achille s’astreint à jouer au tarot, impossible d’y couper, ses comparses l’attendent et s’exclament, joyeux, quand il arrive en traînant les pattes. Les cartes tournent, les tours se se succèdent, les points s’amassent, ça crie, ça s’énerve pour de faux, ça fait comme si ça vivait. Achille s’efforce, mais le cœur n’y est pas, et cet autre rituel, qui le rassurait il y a encore peu, ne suffit plus à calmer l’angoisse qui le tord à la pensée de la nuit prochaine, aux affres qui vont lui manger son sommeil, aux rêves qui vont se succéder, comme les giboulées glacées qui cinglent les fenêtres noires du pavillon, au travers desquelles les lueurs jaunes des lampadaires, clignotants sous les bourrasques, lui rappellent les yeux terrifiants des monstres d’Olivier, et les gouffres effrayants à venir.

Ils ont tous avalé leurs médocs, Achille en a planqué la moitié entre joues et gencives, les cerbères ont refoulé les camés dans leurs chambres, le pavillon « C » plonge dans le noir. Emmitouflé dans une robe de chambre, Achille cuit sous ses couvertures en attendant le voyage éprouvant qu’il redoute chaque soir. Et Landonne qui fait sa belle en stage, cette garce l’a abandonné !!!

L’enfant est assis sur la table de la cuisine, la cuisinière à charbon ronfle sous le vent fort d’hiver, à ses pieds, Mickey, étalé de toute sa fourrure épaisse, ronronne, et le bambin babille en le montrant du doigt. Assis sur une chaise, son père lui fait face, le visage tendre et souriant à la hauteur du sien. Ses paroles douces sont murmurées, et le son de sa voix grave et mélodieuse berce le mioche, qui l’écoute attentivement en fronçant son petit nez. Il n’a pas deux ans, commence à saouler son monde avec son baragouin, mais comprend tout ce qu’il entend, et ressent plus encore sans doute. C’est l’histoire d’un petit lapin perdu dans la forêt, la nuit, au milieu des grands arbres noirs ; il a froid le petit lapin, il a faim aussi, et se sent perdu sans sa maman et son papa qui le recherchent en criant son nom ; « lapinou, lapinouuuu … ». C’est qu’il les entend bien, alors il court droit devant lui, vers les voix de ses parents, mais il boule sans cesse, se griffe aux branches basses, se pique aux orties, sa fourrure de bébé lapin n’est pas assez épaisse pour le protéger vraiment … L’enfant aux yeux écarquillés, emporté par l’histoire, ne bouge plus, respire à peine, il a chaud, trop chaud dans sa grenouillère de coton épais, comme le lapin exténué par sa course. Son père mime l’histoire à grands gestes, sa voix monte en puissance, redescend, gronde, s’apaise, repart, se fait fluette quand il imite le lapin, grave quand il évoque l’obscurité effrayante du sous bois, le hululement du Grand Duc, le bruissement des feuilles sous le vent, le hurlement du loup qui se rapproche, les couinements du lapinou apeuré. L’enfant a plongé dans les yeux d’azur de son père, il mime lui aussi le déroulement de l’histoire, gauchement, il est ce pauvre lapin en détresse. Qui trébuche sur une racine, roule sur le dos et se retrouve entre les pattes d’un loup gigantesque, grondant, babines retroussées, qui le regarde de ses énormes yeux jaunes veinés de sang. Mais les parents, accompagnés d’une meute de grands chiens féroces, déboulent et chassent le loup. Les retrouvailles, enfin. La maman lapin serre très fort son petit entre ses pattes. Alors l’enfant, tombé au fond des yeux de son père, se met à hurler, bras tendus, en appelant sa mère. Désespérément. Qui ne vient pas. Son père tente de le calmer, le promène dans la pièce, l’incite à caresser le chat. Qui méfiant s’enfuit. En vain, le petit hurle de plus belle, le visage inondé, il étouffe à moitié, devient cramoisi, puis bleu de rage. Quand sa mère accourue le soulève de terre, il enfouit le nez dans son cou, crache, tousse, pour finir par geindre doucement et ses mains frappent le dos de maman. Il a cru qu’elle ne viendrait pas à son secours. Assis sur les genoux de sa mère, caressé par la grande main de son père, il se calme, ses yeux brûlants se ferment peu à peu. Grosse fatigue. « C’est l’heure du dodo » murmure sa mère. Alors il se raidit d’un coup, échappe aux mains de maman, papa le rattrape de justesse par un bras, l’enfant se met à brailler de plus belle. La terreur noire, celle qui le réveille au milieu de la nuit, le submerge. Nonnnn, mamman, mammannnnn …

Achille, épuisé par sa nuit, ouvre les yeux péniblement. Et se met à ricaner douloureusement. « Putain de lapin à la con, putain de môme de merde, putain de … » Sa pensée, il ne sait pourquoi, soudain butte et se bloque. « Ah oui Landonne sera là, on est lundi, elle est rentrée cette lâcheuse ». Sous la douche, assis, jambes croisées, il se gave de plaisir liquide brûlant, se sèche, s’habille un peu mieux qu’à l’habitude, et visage pâle et yeux cernés, s’en va petit déjeuner sobrement. Ce matin, il a oublié son envie de courir par les sentiers, le bonheur de rencontrer Oscar. Il a oublié, tant il a hâte, tant il a la trouille de retrouver Landonne, et d’avoir à ne pas se taire. C’est que la séance risque d’être rude, difficile de reprendre la parole figée depuis une semaine, de pardonner à Landonne son absence, lui qui a vécu ce temps, si long, comme un lâchage.

 Achille s’est assis sur le banc,

 Près de l’entrée du pavillon,

 Et poireaute,

 Blanc de peur …

 Le monde a changé, Achille le désossé a dû changer sa vieille lampe de bureau, sa fidèle s’est éteinte d’un coup, s’est électrocutée elle même, un soir qu’il écrivait ses obscurités, elle s’est mise à grésiller, sa coulée d’ambre chaud a tari quand elle a fumé jusque sous son socle. Des éclats de verre sont tombés dans le vin, son rituel n’a pas eu lieu, pour la première fois ! Il a jeté le vin, consumé par les remugles du passé. Dès le lendemain, Achille est parti à la recherche d’une lampe neuve, il aurait voulu trouver la fille de la précédente, mais il a vite compris que cette race, faute de mâles, était éteinte depuis des lustres (sic). Dépité, Achille a ramassé la première garce qui lui a sourit, au détour d’une interminable rangée d’illuminées, dans une surface qui n’avait de grande que le nom. Une blanche comme le prénom de sa grand-mère. Il a sourit lui aussi, ils sont partis, bras dessus, bras dessous, elle surtout, dans sa boite multicolore. Puis une idée lui est venue, se trouver une ampoule qui donnerait la même lumière que celle qui embrasait jadis les yeux de Sophie. Oui, une source cristalline aux reflets d’aigue-marine, sous laquelle il baignerait dans une lumière magique, tremblante, caressante, céruléenne. Ses rais phosphorescents l’envelopperaient dans un cône parfait, un paradis secret éternellement tempéré, une piscine d’amour liquide, et l’hologramme de Sophie, en suspension dans l’air, là, pour lui, pour toujours. Pour jamais … Il a eu beau tourner, virer, écumer les magasins chics et les souks périphériques, chercher sous les manteaux des dealers d’amour, se perdre sur la Toile de l’araignée virtuelle, jusqu’aux confins de la Mongolie Extérieure, jusqu’au bord du monde, des mondes, il n’a pas trouvé, la mer liquide des temps passés à ne pas pleurer, infranchissable, l’a arrêté. Cette rêverie au milieu des caddies, des fantômes affairés, aux yeux blêmes, aux haleines fétides, avides de pizza et de jambon gluant, en rangs serrés, comme une horde de mouches bleues sur un cadavre, ce contraste, il en prend conscience soudainement, il éclate de rire, un rire lourd, épais, grinçant qui trouble la morosité du lieu, et dessine dans les yeux des mouches quelques facettes de réprobation noire. Mais Achille s’en branle grave trop ! Comme des années auparavant, il s’est assis dans la galerie marchande d’un bistro sans âme et a bu une bière tiède au goût de carton …

 Sophie,

Sophie, Sophie,

Mais pourquoi,

Pourquoi,

N’es-tu jamais

 (Re)venue ?

EDÉMOPITITÉECONE.

ACHILLE SERRÉ PAR LA PATROUILLE …

Guillaume Seignac. L'éveil de psychéGuillaume Seignac. L’éveil de psyché.

 

Deux jours après le dernier charivari, Achille lança le signal. Sophie tendit le majeur bien haut vers le ciel, le regardant d’un air féroce. Dès que le mannequin grossier l’eût remplacé au fond du lit il s’élança dans les couloirs sombres comme s’il s’en allait promener, confiant et sûr de lui. L’odeur de jasmin chaud de Sophie l’enivrait déjà …

Insouciant, il courut presque.

A l’instant où il poussait la porte entrouverte de la chambre, le couloir s’illumina, un cerbère jaillit des douches, croisa les bras sur sa blouse bleue et le regarda en souriant. A genoux sur son lit, vêtue de sa peau tendre, Sophie croisa les bras elle aussi sur sa poitrine nue. Une suée froide inonda le dos d’Achille. Ce n’est pas qu’il avait peur mais il sut à cet instant qu’il ne reverrait pas Sophie de sitôt. Dans son cerveau le sang reflua, l’araignée libérée de ses chaînes exulta, ses crocs acérés le mordirent sauvagement, elle reprenait le contrôle, instillant dans les chairs sidérées d’Achille le jus aigre de la peur. Comme un enfant confiant, sûr qu’il était de son impunité, il avait oublié, ou plutôt négligé, de réveiller en passant Olivier et Élisabeth qui lui auraient peut être, en criant comme des veaux égorgés, évité de tomber dans le piège grossier tissé par ces maudites sorcières de nuit. A genoux dans le couloir Achille se tenait la tête à deux mains et la silhouette de Sophie qu’il entrapercevait, prostrée sur son lit sous la lumière diffuse qui venait du couloir, prenait les couleurs grises et verdâtres de la mort. Étrangement le temps s’accéléra, les chairs fermes de Sophie s’affaissèrent, puis elles coulèrent comme un ruisseau visqueux, dévoilant ses os qui s’effritèrent et tombèrent en cendre au moment précis où la veilleuse refermait la porte …

Elles le raccompagnèrent jusqu’à sa chambre sans un mot, jusqu’à son lit au fond duquel il se tapit comme une hérisson blessé. Il s’allongea les yeux clos, sans protester, tout pétrifié qu’il était par le venin glacé de l’araignée qui triomphait une fois encore. Un sommeil lourd et agité l’emporta. Il navigua longuement sur les flots épais des cauchemars, dans une lourde barcasse malmenée par des eaux tempétueuses. Dans une nuit épaisse comme marc de café, sous les déferlantes qui le noyaient, accroché aux rames impuissantes à diriger la patache, il erra comme une âme en souffrance sous la constante menace de l’araignée plus énorme que jamais, ruisselante d’eau grasse, qui le fixait de ses petits yeux de jais. Le monstre agitait ses crocs effilés, fonçait sur lui pour s’arrêter net à quelques centimètres de son visage, bavant de plaisir et crissant de joie comme une lame sur une plaque de verre dépoli. Dans un dernier élan, sentant ses forces le quitter, Achille la frappa à coups de rames entre les yeux, mais les rames éclatèrent sur la chitine épaisse. Il hurla de terreur et se réveilla.

Le jour était levé depuis longtemps et la lumière chaude du soleil inondait la chambre. Le ciel était pur, le ciel était bleu, Achille recroquevillé dans son lit, les mains encore crispées sur les rames fantômes, aveuglé par la lumière, pleurait en silence. Quand il gagna la pièce commune le petit déjeuner était fini depuis longtemps. Le petit monde du pavillon «C» vaquait à ses vagues occupations routinières. Dans le bocal Olivier grillait ses clopes, Élisabeth, assise sur le banc près de la porte, béate, souriait à ses rêves. Alors Achille s’en fut courir sous les futaies du parc. Très haut dans l’azur le soleil raccourcissait les arbres. C’était l’heure des ombres disparues. Achille courait en vain après la sienne. Le souffle court et les muscles douloureux, il dépassa sa souffrance. Les couleurs changèrent, le ciel devint vert et l’herbe rouge. Les arbres aux troncs bleus défilaient à branches rabattues, Achille insensible au vent vert qui lui cinglait le visage fonçait comme une locomotive ivre sur les rails tordus de sa vie. Dans son corps, sous sa peau, le sang battait à toute allure, grondait comme l’Amazone par temps de pluie, inondant et nourrissant ses organes en surchauffe, glissant comme un serpent liquide dans ses artères sous pression, irriguant à gros bouillons son cerveau désorienté. Dans un même élan, en pleine détresse, il remerciait son corps de le porter ainsi, de ne pas le lâcher, d’être aussi généreux. Achille priait comme un profane inspiré et remerciait le sort, le hasard (ce mot si commode), la génétique, de lui avoir donné un corps robuste. Le temps passait, les kilomètres s’accumulaient, le soleil baissait, il continuait à la même allure folle. Achille volait, s’envolait même quand il sautait au-dessus des tas de bûches, rien ne le fatiguait ni ne l’arrêtait, il se sentait immortel, parti pour tourner éternellement ainsi autour du petit monde du parc. Sous les os épais de son crâne, ballottée par la course, anesthésiée par les giclées d’hormones, l’araignée, mâchoire pendante était neutralisée et tant qu’il courrait elle ne ne bougerait pas, ni ne criaillerait sa comptine délétère.

Le soir s’écrasa sur le parc.

Les infirmiers chargés de la sécurité s’activèrent. On quadrilla le parc jusqu’à ce que la silhouette fuyante d’Achille fut repérée, suivie, puis entourée en douceur. Il leur fallut quand même l’arrêter presque de force pour le ramener au pavillon. Croché ce qu’il fallait par les deux bras, tandis que tous marchaient il continuait à pédaler sur place. La nuit tombait, il n’avait ni déjeuné, ni dîné, il avait passé la journée à se dévorer lui même pour éviter que l’araignée ne le dévore.

Le lendemain matin, Achille, le corps meurtri par sa cavalcade de la veille, petit déjeuna comme un mort de faim, pour se nettoyer la bouche autant que pour se nourrir. Fébrile, il attendait Sophie qui ne vint pas. Les effets de la chimie le protégeaient encore des émotions qui pulsaient tout au fond de son ventre, elle tournaient, bataillaient aux anesthésiants et cherchaient à l’envahir. En vain. Il mangea comme un automate, portant le pain à sa bouche mécaniquement, regard vide et gestes saccadés.

Il se retrouva sans s’en être vraiment aperçu assis sur sa chaise de torture face à Marie-Madeleine. La rousse pulpeuse était comme à son habitude magnifique, moulée au millimètre dans une robe de tissu léger, au ras de ses formes aussi fermes qu’épanouies. Ses yeux vert d’eau brillaient et se posaient aimablement sur lui, pauvre hère sous camisole. Avec d’infinies précautions elle lui susurra, dans une langue de bois joliment ouvragée adoucie par son accent charmant, que Sophie avait été transférée dans un autre pavillon. Pour son bien et le sien. Achille se réfugia dans sa bave qu’il laissa couler lentement à la commissure de ses lèvres pendantes. Sans résultat. L’irlandaise aux collines confortables ne se laissait plus prendre à son manège repoussant et continuait, imperturbable, à monologuer. Achille avait compris et ne l’écoutait plus. L’araignée trépignait de plaisir et le tenait tout entier saignant entre ses mandibules. Agité de spasmes qu’il ne contrôlait pas le pauvre amoureux se mit à pleurer en silence de gros sanglots humides. Aucun son ne sortait de sa bouche et le spectacle qu’il offrait était si pitoyable que la psy se tut. Pour la première fois depuis son arrivée il ne dirigeait plus en sous main l’entretien.

Achille, enfin, lâcha prise …

A la différence des «sains d’esprit» aux antennes atrophiées les présumés «fous» balaient tous azimuts, rien ne leur échappe. Sans savoir le pourquoi du comment, ils sont traversés par les flux invisibles des émotions comme des récepteurs sur pattes ultra sensibles. Élisabeth était à demi perchée sur le banc attenant au local des infirmières quand Achille sortit. Elle sauta gauchement de son perchoir, fit un pas maladroit, prit Achille par un bras et posa sa tête sur l’épaule du petit garçon triste qui pleurait dans ses yeux. Elle lui offrit un vieux mégot infumable, d’un geste doux qui le bouleversa. Puis, événement rare, Olivier comme un culbuto animé sortit de son bocal enfumé, s’approcha, plus odorant qu’un hareng mariné et se lança dans un long discours souriant qu’Achille ne comprit pas. Mais les sonorités gutturales de ce langage étrange lui parurent plus douces et réconfortantes que le phrasé émollient de la belle Irlandaise. Pendant une fraction de seconde il eut la vision d’un chœur angélique, d’une assemblée de vortex multicolores psalmodiant pour lui à voix basse une mélopée délicieuse, tendre et mélodieuse qui tarit instantanément sa peine.

Toute la semaine qui suivit,

En ce Janvier blanc,

Achille chercha Sophie.

Mais ne la trouva pas …

En cette nuit d’encre du mois de Mars le vent souffle en rafales, la pluie drue claque sur les volets clos. Achille le stratifié, sous le cône luminescent de sa vieille lampe complice de ses insomnies récurrentes, a rouvert les yeux. Dans le bleu de son iris, autour de sa pupille écarquillée, dansent les ombres mortes des amours disparues.

«Que sont mes amis devenus,

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés.

Ils ont été trop clairsemés,

Je crois le vent les a ôtés,

L’amour est morte.

Le mal ne sait pas seul venir,

Tout ce qui m’était à venir

M’est advenu.»

Ruteboeuf.

Alors il regarde fixement le vin immobile, tapi dans la combe de cristal qui brasille sous la lumière et se perd entre les fines jambes huileuses figées sur les parois. Au centre du verre l’œil du vin qui jamais ne cille, brille comme une escarboucle rubis finement gansée d’orange. Le parfum puissant d’une pivoine charnue monte du lac paisible pour lui charmer le nez, puis une cerise, qui griotte un peu du bout de son noyau, lui succède. Mais ce Barbaresco « Cotta » 2006 du Domaine Sottimano a plus d’un parfum sous sa robe. Le transalpin ouvre un peu plus son sac à fragrances qui offre à l’appendice conquis de l’insomniaque, en rafales séduisantes, son café noir, sa muscade, son cade, ses épices douces, son thym sec et son poivre noir enfin. Achille soupire longuement puis porte à ses lèvres le bord du verre. La matière dense du vin envahit sa bouche, fait sa boule de chair ferme, roule sous sa langue creusée et délivre son flot de fruits mûrs, avant d’éclater sous une poussée fraîche qui redresse la matière encore serrée. Au palais déserté par les fruits qui coulent dans sa gorge, le café, le cacao pur et les épices s’attardent longuement, enrobant les tannins encore jeunes de ce Piémontais racé. Achille, que le plaisir a réveillé, court dans les allées du parc, encore et toujours …

Quelque part

Dans les méandres du monde,

Alors que pointe le printemps,

Sophie peut-être

A souri …

 

ERÊMOVEUTISECONE.

ACHILLE TENDRE CANNIBALE …

egon_schiele_seated_couple_magna_postcard_1Egon Schiele. Couple.

 

Ils se tinrent cois quelques jours …

Histoire de ne pas attirer l’attention. C’est que le lendemain de cette nuit mémorable les mines étaient tirées au petit-déj. Les infirmières soupçonneuses veillaient et les dévisageaient tour à tour. Achille avait pu regagner sa chambre sans avoir à ramper dans les couloirs comme à l’aller. Les veilleuse, au petit matin, somnolaient dans leur local et c’est tout juste si Achille ne sifflotait pas en rejoignant sa cellule de moine. Le jour livide perçait à peine mais dans le cœur d’Achille c’était plein soleil. Allongé sur son lit, les yeux écarquillés, il dévalait en mémoire les courbes pneumatiques de Sophie, se glissait entre les plis tendres de sa géographie, se régalait des moiteurs qu’il déclenchait et buvait goulûment à sa bouche aussi désaltérante qu’une source en plein désert. Sa nuit de tendresse et de sauvagerie le laissait pantelant, assouvi et insatisfait à la fois. Il aurait aimé se réveiller à ses côtés pour lui murmurer à l’oreille des mots soyeux et voir éclore sur ses lèvres ce sourire timide qu’il aimait tant.

Sophie apparut dans la salle commune flottant dans un jogging informe, mais sous les tissus trop larges Achille devinait ses courbes attendrissantes. Sa démarche souple collait par instant le vêtement disgracieux à son corps, Achille retrouvait du coin de l’œil les paysages odorants qu’il avait parcouru du bout tremblant de ses doigts fureteurs. Elle avait relevé ses cheveux sur sa nuque et les bouclettes indomptables qui tortillonnaient sur sa nuque lui mettaient discrètement les larmes au bord des cils. Elle s’assit près de lui, se glissant sur la chaise sans lui jeter un regard. Sa cuisse chaude se colla à la sienne. Ils soupirèrent d’un même souffle. Sophie, tête basse et sourcils froncés, se mit à l’ouvrage et beurra avec sa méticulosité habituelles cinq tartines. Elle en glissa une, du bout des doigts, vers Achille qui la croqua joyeusement. Ce qui creusa un instant autour de la bouche charnue de sa belle deux ravissantes fossettes.

Une semaine passa …

Achille en profita pour vérifier la validité de ses stratagèmes. Plusieurs nuits de suite il bourra ses draps de couvertures qui dessinaient un corps «acceptable». Quand il entendait les pas feutrés des veilleuses il se glissait sous sous son lit. La porte s’ouvrait en silence et deux pieds chaussés de plastique rose s’immobilisaient au seuil de la pièce. Le cerbère respirait doucement un instant, scrutait la chambre obscure, mais n’entrait pas et refermait lentement la porte. C’était tout bon ! Sous le lit, le nez dans la poussière, Achille gloussait. Sophie et lui avaient convenu d’un langage crypté qu’eux seuls comprenaient. Au lieu de se parler en cachette à l’abri des oreilles indiscrètes, ils préféraient, comme des enfants joueurs, s’exprimer en présence d’un public. Cela renforçait leur plaisir. Un soir, au tarot Achille prononça la phrase tant attendue. Comme à l’habitude Sophie avait gagné les parties, elle avait une mémoire qui les sidérait tous. Achille reconnut sa défaite et la gratifia d’un élégant «T’es trop bonne ! » . Sophie lui fit ses yeux de plomb fondu et dressa vigoureusement le majeur de sa main droite vers le ciel. Ce geste grossier amusa la galerie qui s’esclaffa bruyamment, le message était passé, Achille cette nuit la rejoindrait.

Ce soir de pleine lune la clarté inondait les couloirs, Achille n’y avait pas pensé mais ce danger supplémentaire ne l’arrêta pas. Comme un légionnaire partant au combat il s’habilla naïvement de clair, pour mieux se fondre. Sous ses pieds nus le carrelage était glacé, il rampa sans bruit, faisant des pauses, se collant aux murs comme une affiche de peau. Son cœur battait un peu vite quand même. Le local éclairé était calme, il entendait les voix étouffées des veilleuses qui papotaient entre deux rondes. Il sprinta le long du bocal, tourna sur sa gauche et se blottit un long moment dans une encoignure. Au passage il avait donné deux grands coups de pieds dans les portes d’Olivier et d’Élisabeth. Qui se mirent à brailler comme deux martyrs sous les fers de l’inquisition. Il fallait toujours qu’il en fasse trop ! La porte du local s’ouvrit à la volée et les veilleuses en jaillirent, se bousculant presque, ventre à terre, en couinant comme des truies promises à l’abattoir. Olivier sortit de sa chambre en hurlant de terreur, Élisabeth grinçait des dents qu’elle n’avait plus, en appelant à l’aide, serrant entre ses bras de sauterelle anémique son baise-en-ville dérisoire. Achille s’enfonça dans le couloir sans plus se cacher. Quand il se glissa dans la chambre de Sophie elle souriait, nue, assise sur son lit.

Elle dressa le majeur de sa main droite vers le ciel !

A deux mètres de Sophie, appuyé au mur, Achille ne bougea pas. Il pleurait en silence. Tout à la joie de la retrouver il retardait le moment de la rejoindre, maîtrisait la bête qui grondait en lui et la regardait comme une image sainte. Des vagues de tendresse contenue lui traversaient le corps, de délicieux frissons couraient à la surface de sa peau que la fraîcheur de l’air ambiant n’expliquait pas. Il avait bien choisi cette nuit de pleine lune, les volets mal descendus laissaient filtrer entre leurs lames disjointes des stries de mercure fondu. A contre lune le corps de Sophie prenait un relief saisissant et la lumière rasante glissait en caressant sa peau délicate. Elle avait gardé ses cheveux relevés sous une pince rouge qui lui faisait un cou d’ibis, ses seins lourds se riaient de la pesanteur et la lumière luisait sur ses courbes pleines que la lune arrondissait. Leurs aréoles au regard divergent leur donnaient un air frondeur, avec juste ce qu’il fallait d’insolence pour lui plaire.

Sophie tendit la main …

Cette nuit là, si courte et si longue à la fois, ils bêtifièrent beaucoup, se comblèrent de caresses lentes, de baisers sans fin, de mots d’une autre langue connue d’eux seuls. A genoux sur le lit, sous la lune éclatante, ils se frottaient l’un à l’autre, les mains dans le dos, leur peau se frôlaient, ils éprouvaient, privés du secours de leurs doigts, des sensations nouvelles. Et cette privation volontaire du toucher décuplait leurs perceptions. Il leur semblait percer leurs peaux et leurs cœurs s’unissaient mieux que jamais, comme si leurs sangs se mélangeaient et couraient d’un corps à l’autre. Les odeurs étaient plus finement perçues, elles prenaient une épaisseur, un relief, une texture particulière. Et leurs regards passaient de l’autre côté du miroir des corps. Ils se sentaient totalement ouverts l’un à l’autre. Pour la première fois ils entendaient la musique des sphères.

Les deux voyageurs emportés par leur course aux délices finirent par se mordre avant que la nuit ne s’achève, les amours sont souvent simulacres d’absorptions consenties. Ils se quittèrent en ayant le sentiment de conserver au secret de leur solitude un peu du sang de l’autre. Tandis qu’il longeait les couloirs désertés, une tourterelle aveuglée par la lumière coruscante du soleil levant s’écrasa sur la vitre d’une baie. Achille sursauta, sur ses lèvres encore humides le goût du sang de Sophie prit un goût amer. Dans les circonvolutions de son cervelet, tapie, l’araignée hoquetait sous les vagues de sang vermeil chargé d’humeurs joyeuses qui l’étouffaient lentement. Ses crocs cherchaient en vain à dévorer la matière blanche onctueuse de son cerveau en joie. Plus que les molécules dont on le gavait à longueur de journée, l’amour, si fragile pourtant, paralysait le monstre.

Le petit-déj s’éternisait. Autour de la table désertée par les pensionnaires épuisés par cette nuit d’épouvante, Achille et Sophie, affamés, dévoraient à pleines dents le pain tendre. Face à eux l’infirmière-Chef les regardait, songeuse. Son regard allait de la morsure qui rougissait la joue de Sophie aux traces bleues qui marquaient les bras d’Achille.

Achille souriait béatement, attendant l’orage,

Dans les yeux de la matonne

Les nuages noirs du soupçon s’amoncelaient …

Dans l’obscurité de son bureau Achille le désabusé sourit sous ses paupières au souvenir de l’ancienne cène profane. Du temps où il partageait le pain avec son bel amour. Au sortir de sa plongée en mémoire profonde il peine à retrouver ses esprits, alors, patient, il laisse le grain fin de la peau de Sophie se déliter lentement, trembler puis se fondre dans la mer informe de la ressouvenance. Là où le temps brasse inlassablement les oublis. Sous le faisceau flave de sa lampe, endormi dans le berceau d’un verre aux flancs épanouis, le vin attend qu’il veuille bien. C’est que le pain de jadis appelle le vin de cette nuit, profonde comme la robe brillante de cet élixir que la lumière ne parvient pas à percer. A peine illumine t-elle au bord du disque une ganse violette, qu’une espérance rose frôle. Achille entrouvre les yeux et reprend contact avec ce présent qui fuit à toute allure quand montent vers lui les fragrances sapides du vin. Une cerise noire juteuse et mûre sous son manteau de chocolat crémeux piqueté d’épices douces, en vagues successives, lui caresse le nez. Puis, entre ses lèvres consentantes, le jeune jus de la « Cuvée Majeure » du Château Turcaud 2010 glisse, onctueux et tendre. Les fruits rouges explosent sous la poussée séveuse des épices riches et du poivre puissant qu’accentue et relance la fraîcheur enrobée de petits tanins gourmands. Un grand petit Bordeaux supérieur qui rechigne, bien plus que certains grands à quitter le palais conquis d’Achille.

Longtemps encore

Après que Sophie a disparu,

Le vin, fraternel,

Le console tant et plus …

 

ERÉMOGÉTINÉCORÉENE.

ACHILLE ET LE DOIGT DE DIEU …

Michel-Ange. Le doigt de Dieu.Michel-Ange. Le doigt de Dieu.

 

La perspective de ramper à la nuit noire jusqu’à la chambre de Sophie, comme un agent secret, enflammait l’esprit d’Achille. Et ses sens aussi. Quelques jours passèrent le temps que le soufflet retombe. La vigilance des bleues de nuit baissa. Derrière sa porte il les épiait du bout de l’oreille et notait l’heure de leurs rondes qui ne variait que peu, il oubliait de respirer pour ne rien perdre du bruit feutré de leurs pas puis il dessinait des croquis précis de leurs trajets. Très heureusement elles étaient casanières et dépourvues de finesse. Chaque nuit, très exactement, elles remettaient leurs pas dans ceux de la nuit précédente. Machinales et très certainement à moitié engourdies les anges de nuit aux ailes mortes passaient et repassaient. Quand elles poussaient sa porte il dormait sagement, nu sur son lit et sa nudité innocente que le sommeil feint accentuait les arrêtait plus que de nécessaire.

Achille jubilait.

Un soir pendant le tarot, Sophie et lui se regardèrent en silence et décidèrent de passer à l’action. Achille la visiterait le premier.

La lune était noire de nuages épais et les couloirs aussi. Avant de se lancer à l’aventure il avait bourré son lit de couvertures qui imitaient la forme d’un corps endormi. Achille, collé au mur, se mit à ramper au ras du sol, sans bruit, respirant lentement, l’œil aux aguets. La lueur blafarde des éclairages de sécurité grisait à peine les lieux et ne parvenait pas à donner ne serait-ce qu’un semblant de relief aux murs, on aurait cru qu’ils se touchaient. Les fenêtres étaient plus ternes que des yeux aveugles, nulle lumière ne les traversait. Achille bouillait mais le contraste entre la chaleur de son corps en sueur et le froid qui brûlait ses pieds nus le rassurait. Au passage il donna un violent coup de talon dans la porte de la chambre d’Olivier puis accélérant d’un coup il traversa la pièce commune à quatre pattes, longea le bocal comme un reptile apeuré et fila sur sa gauche dans le couloir de Sophie. Comme ils l’avaient prévu Olivier se mit à hurler. Achille se colla contre le mur à s’y fondre et ne bougea plus. Ses vêtements pâles s’accordaient parfaitement à la couleur du mur avalée par la nuit. Il cachait son visage entre ses bras pour masquer la pâleur de son visage et la blancheur de ses yeux affolés. Il avait peur, très peur et c’était délicieux. Le moment était si fort que l’araignée submergée par l’adrénaline jouissait tant qu’elle ne mouftait pas ! La trouille était plus forte que l’angoisse. Achille le comprit à ce moment précis.

Agir inconsidérément diluait sa paralysie ordinaire.

Olivier bramait comme un cerf en rut. Et se pissait dessus sans doute. Dans les chambres ça remuait, la panique gagnait la horde. Une veilleuse de nuit jaillit du local des infirmières à quelques mètres de lui. Sans le voir. Le second cerbère déboucha à toute allure du couloir opposé. Leurs pieds chaussés de crocks patinaient dans les virages, cliquetaient sur le carrelage comme des mille-pattes amputés de 998 pattes. Un rire nerveux enfla dans la gorge d’Achille, il eût tant de peine à le réprimer que son diaphragme se tordit. Un spasme douloureux lui fouailla le ventre. Comme une lame effilée qui lui déchirait les tripes. Il se mit à respirer à petits coups rapides et se vit accouchant ce qui redoubla son fou-rire. Élisabeth serrant entre ses bras décharnés son baise en ville rouge sang, balbutiante et perdue, le frôla dans son linceul de nuit qui volait autour de son corps comme une voile blanche. D’autres silhouettes indistinctes naviguaient au hasard emportées par le vent de panique. Olivier braillait de plus belle malgré les soins du cerbère à deux têtes.

Tout allait pour le mieux …

Quand il entrouvrit la porte de la chambre de Sophie, le sang lui fracassait les tempes, pulsait en ondes fortes, son cœur tapait à grands coups de marteau sur ses côtes et sonnait sous son crâne comme le bourdon de Notre Dame à l’heure de la grand messe. La bouche sèche et le front en sueur Achille se glissa dans l’obscurité puis referma doucement. Il scruta les ténèbres un moment. La chambre était construite à l’inverse de la sienne. Le volet n’était pas baissé, la vitre était de mercure satiné, il n’y voyait rien. La tête lui tourna, ses poumons, en apnée tout au long du trajet, se gonflèrent d’un coup, l’air afflua dans sa poitrine et la pression qui lui vrillait les tempes se calma. Il sentit revenir ses énergies, son cœur s’apaisa doucement et ses muscles douloureux se détendirent enfin. Il inspira et souffla plusieurs fois. Jamais l’air ne lui avait paru aussi caressant, presque sucré. Sa vision augmentait peu à peu, il commençait à distinguer, à percer l’ombre ambiante quand un rai de lumière traversa la chambre. Les nuages, lourds de pluie retenue qui bouchaient le ciel, s’écartèrent et la lune redonna du relief au monde. A quelques pas de lui la clarté laiteuse dessinait à contre-jour une silhouette à demi étendue sur le lit. Les cheveux épais de Sophie descendaient en boucles lourdes de feu au ras de ses épaules dénudées, la lune sculptait son épaule gauche, soulignait sa hanche d’un trait de lait tremblant, se glissait sous son bras arrondissant la courbe pleine d’un sein gonflé de vie. Sur sa jambe la lumière jouait avec un léger duvet, lui faisant peau de velours. Elle soupira d’aise. La lune rebondit sur un miroir et le jour se leva dans les yeux de sa belle. Les aigues-marines étincelèrent étrangement un instant puis la lune s’éteignit.

Dans le couloir, loin, si loin, la java continuait à tourner follement …

Dans la nuit anthracite, enfouis sous la couette chaude, ils échangeaient d’interminables baisers pulpeux, ils ne pensaient plus, ne décidaient rien et laissaient au corps le soin de les guider. Leurs lèvres se trouvaient, anticipaient, se répondaient sans qu’ils aient à réfléchir, à s’adapter, à apprendre. Ils se délectaient comme des morts de faim du bonheur de se dévorer tendrement, comme s’ils avaient attendu longtemps, des milliers de vies, avant de pouvoir se donner, s’unir enfin l’un à l’autre, dans une belle insouciance proche de l’enfance. Ils se pétrissaient avec délectation, de vrais boulangers maladroits ivres de pâtes chaudes, ils erraient au hasard de leurs corps et rien ne les rebutait. Parfois même, devant tant de douceur partagée il glissaient silencieusement jusqu’à ce délicieux moment, où les larmes perlent sans tout à fait couler… Ils franchirent sans encombre les barrières des convenances ordinaires, pour atteindre un monde de félicité qu’ils n’auraient jamais même osé espérer frôler.

La nuit coula comme le miel dans la gorge.

Au petit matin Sophie s’endormit. Elle reposait sur le dos. Pour la première fois Achille la voyait sans défense. Sa chevelure éparse entourait son visage pur de gisant, quelques perles de sueur, sur ses tempes veinées de bleu, brillaient sous la lumière tranchante qui filtrait entre les volets mal joints. De fines lames incandescentes traversaient la pièce et découpaient son corps des pieds jusqu’aux épaules en tranches émouvantes. Les doigts d’Achille, papillons gracieux, frôlaient sa peau tendre et soyeuse. Les creux ombreux, les plis délicats, les vallons en pentes douces, les collines tremblantes aux tétins bombés qu’il butinait éperdu au soleil levant, dépassaient de loin toutes les splendeurs des Jardins Suspendus de Babylone. Sophie, sous la caresse du papillon, souriait comme l’Ange de la Cathédrale de Reims.

Rude nuit blême que cette sorgue de mars. Achille le désemparé rêvasse. Perdu dans l’univers il n’est qu’un atome de chair vieillie au bord du gouffre. Au tréfonds de l’abîme la carogne grimace. La terre est sombre et ses reliefs ont disparu dans l’encre de chine piquetée d’étincelles des espaces effrayants. Quelques entités subtiles sourient peut-être dans l’ailleurs que berce le chant des sphères. Sous les ardeurs dorées de sa lampe de bureau l’ambre liquide a graissé les parois du cristal aux formes hottentotes. Mais Achille tressaille quand il lui semble voir, plongé jusqu’au fond du verre, le doigt de Dieu ! Sous ses paupières closes il revoit une dernière fois la gracile Sophie endormie et souriante sous la main câline effleurant sa peau de pain d’épices.

Oui cette nuit là le doigt de Dieu était sur eux …

Alors Achille sourit, un de ces sourires intérieurs que nul ne voit. Sauf Sophie peut-être, au fond de son souvenir. Ses doigts pincent la tige du verre qu’ils portent sous le nez. Et ses muqueuses frémissent et dédient à l’amour perdu les fragrances puissantes, envoûtantes qu’il perçoit. Mais qu’il eût aimé, sous les rayons ardents de l’Orient, flâner au petit matin, les doigts de sa belle entrelacés aux siens. Il lui aurait appris les senteurs échappées des rayons de miel suintants, les parfums des fruits secs, ceux des abricots écrasés dans les paniers épars, les vapeurs échappées des raisins de Corinthe gonflés par le thé bouillant, les fragrances chaudes des figues mûres et sèches et les fruits gorgés de lumière, tous les fruits pulpeux des jardins des plaisirs.Achille rouvre les yeux pour se perdre dans les mailles grasses que cette « Goutte de d’Or » 1990 du Domaine FOREAU a tissé sur les parois de cristal. L’élixir odorant lui tend ses lèvres comme jadis Sophie. Alors Achille porte le buvant du verre à sa bouche entrouverte que le liquide pénètre. La Loire par Vouvray en quintessence lui donne au palais le plus prodigieux des baisers. A se taire à jamais, à ne plus oser dire tant il les mots lui manquent ! Tout ce qu’un liquoreux peut rêver dans les grains frigorifiés des grappes qui s’accrochent encore aux ceps à l’automne brumeuse est sur sa langue, s’y enroule et la séduit. Longuement. Le vin enfle et le soleil se lève sur la terre au cœur de la nuit. Puissant, délicieux, d’un parfait équilibre, un étalon se dresse, sabots cirés, au centre de la piste. Le Cadre Noir de Saumur !!! Muscles tendus et croupe fine, grâce et majesté … Enfin la fraîcheur vient, tempère le vin et le relance, l’emporte à jamais, l’étalon donne son meilleur sous la main ferme du cavalier. Le soleil a descendu de nuit pour inonder de sa chaleur douce le corps entier d’Achille. Sur ses lèvres en prière le tuffeau a laissé son indélébile empreinte salée. Tout comme les larmes de Sophie jadis. Alors ce soir, il le sait qu’il peut faire soleil à minuit …

Achille vaincu par le vin

A jeté son encre

Et sa plume de rien.

 

EDIMOVITINECONE.

ACHILLE FAIT DES RONDS DE LUNE …

WatteauPierrotWatteau. Pierrot.

 

Sophie est bien un peu pâle et ses yeux sont plus grands que jamais …

Assise bien droite à la table du petit déjeuner, elle beurre une tartine, minutieusement, lentement et veille à étaler la pâte au ras de la croûte du pain frais dont l’odeur peine à couvrir les relents aigres des corps au sortir de la nuit. Le thé et le café arrivent et leurs parfums finissent par embaumer la scène. Olivier n’est pas là, Élisabeth non plus. Achille, gêné, observe à la dérobée. Il brûle de regarder Sophie mais n’ose pas de peur qu’elle évite son regard. Il aimerait bien lui dire combien il regrette de n’avoir pas senti son désarroi cette maudite nuit délicieuse, de n’avoir pas entendu sa souffrance, de s’être simplement jeté sur son corps moelleux, de s’être nourri d’elle comme un égoïste. Achille a honte, une honte qu’il exagère et entretient précieusement cependant. Elle est si forte que l’araignée se tait. A la priver ainsi de son ordinaire elle s’étiole. Tant qu’il est tout entier sous l’emprise de ce sentiment de culpabilité, de son impardonnable faute, l’aranéide est muselée. Paradoxalement sa culpabilité le libère. Les yeux baissés il joue avec des miettes de pain. Du bout des doigts il les ramasse et les croque nerveusement. La faim le tenaille mais il ne cède pas et se punit en la muselant. Mais une main qui se pose furtivement sur son épaule le ramène à la réalité. Une odeur de jasmin tiède lui caresse les narines et lui met le cœur au galop. Achille ferme les yeux, les tambours du Bronx battent sous son crâne, ses tempes vibrent, Sophie est là, elle s’est levée pour se glisser à ses côtés, sans un mot, sans un regard.

Le ballet des tartines continue, les cuillères chantent sur les tasses, le pain craque sous les mâchoires de la bande de gloutons affamés ; on entend l’aria des gosiers repus qui déglutissent. L’heure est à l’essentiel. Dans le concert ambiant personne n’a remarqué que la cuisse de Sophie s’est collée à celle d’Achille. Surpris, il a rouvert les yeux sous la caresse chaude, sa main est restée en suspens au dessus des miettes quand elle a glissé devant lui une tartine parfaitement beurrée. Elle a ensuite rempli son bol de thé chaud puis est retournée sans un mot à son petit déjeuner. Dieu que cette tranche de pain luisante de beurre sous le soleil encore bas qui perce la baie est belle ! Achille la regarde comme un trésor. Les stries du couteau marquent la surface onctueuse, sous la fine pellicule grasse la mie trouée de cratères lunaires apparaît par endroit. Comme Pierrot à la Lune Achille a le regard idiot.

« Au clair de la lune

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot.

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu ;

Ouvre-moi ta porte

Pour l’amour de Dieu. »

La comptine tourne dans sa tête, des étincelles dorées s’échappent de la mie trouée du pain et crépitent sous ses yeux. Délicieusement perdu Achille, tourneboulé, mord avec gourmandise dans la tartine. Aucune truffe, aucun caviar ne lui donneront jamais autant de plaisir. Un sentiment de paix et de plénitude le remplit à chacune des bouchées qu’il mâche jusqu’à la bouillie. Sur sa cuisse la chaleur complice de Sophie l’accompagne et exhausse ses sensations. Il lui semble que l’araignée, sous l’os de son crâne, à la chaleur du feu de son cœur ravi, se racornit, rôtit et fond en chuintant.

Quand Achille rouvre les yeux et relève la tête l’infirmière chef le regarde bizarrement. Après ce moment délicieux il a foncé courir dans le parc, à se durcir les cuisses. Octave a participé à la fête, il l’attendait au premier virage. Tout le long du parcours, la boule de poils fauve est apparue sur le bord du chemin, de loin en loin sur un tas de bûches, ou collée pattes écartées au tronc d’un arbre, ou bien même dans l’herbe au bord des allées. Dans la dernière ligne droite qui mène au pavillon Achille a eu beau sprinter, Octave a couru devant lui sans effort apparent comme une flèche de fourrure et l’a quitté d’un brusque coup de rein imprévisible juste avant l’arrivée. Achille s’est étiré près de l’entrée. Octave, à mi hauteur d’arbre l’a regardé en décapitant un gland. Quand Achille, suant, la tête ivre d’hormones, a poussé la porte, l’animal a disparu.

Sous la douche chaude Achille s’est accroupi, sur son dos l’eau brûlante lui a rougi la peau et dénoué les muscles. Quand il s’est séché il était à l’équilibre, sa peau était aussi chaude que la flamme apaisante qui sourdait de son cœur et lui emplissait la poitrine.

Les infirmières l’attendaient.

Ce jour-là Marie Madeleine était vêtue de vert bronze. Un tailleur pantalon à la Chanel qui accentuait sa cambrure et moulait à merveille son superbe fessier rond. Son bureau était une véritable chaudière, sous la veste qu’elle avait ôtée, elle portait un fin corsage couleur de source claire qui laissait entrapercevoir entre ses seins gonflés et libres la naissance d’une profonde vallée – Achille les imaginait magnifiques ce matin-là. Tête baissée il avait pris son air de parfait abruti, il laissait pendre sa mâchoire inférieure et s’humectait généreusement les lèvres à intervalles réguliers, les yeux rivés sur les gros melons de la dame. Il apprit, sans piper mot ni laisser paraître la moindre émotion, que l’équipe soignante était au courant de la visite nocturne de Sophie. L’irlandaise de sa voix mélodieuse le tança gentiment, lui rappelant que les visites entre malades étaient interdites de jour et plus encore de nuit. Elle lui parla aussi de la fragilité de Sophie, de sa situation personnelle (c’est qu’il est marié ! Et foutre Dieu, l’Irlande est catholique !), des conséquences de ses actes et pataquès. Achille releva la tête l’œil délibérément vitreux, ne dit mot, se contentant de laisser glisser un filet de bave translucide sur le côté de sa bouche. Quand le fil céda la salive fit un joli rond sur le carrelage clair, juste entre ses jambes. La psy bredouilla deux mots avant de se reprendre, les infirmières qui l’entouraient s’agitèrent un instant, Achille lâcha un autre jet qui fit un deuxième rond. Il alla jusqu’au troisième, les yeux toujours ostensiblement collés aux seins de la psy qui du coup pointaient un peu. Un rien les émeut pensa t-il en souriant niaisement. Le malaise avait gagné la pièce et l’entretien tourna vite court. On le renvoya.

Du fond de la salle commune, il vit Sophie entrer à son tour.

Cinq minutes après, elle ressortait entre deux infirmières aussi blanches que leurs blouses. Elles s’arrêtèrent, les poules murmuraient, entouraient Sophie et battaient des ailes. Sophie, le regard de plomb, la bouche pincée, le visage tendu, parlait à coups de couteau en phrases courtes et cinglantes. Elle devenait livide, les yeux cernés de noir elle arrosait les poules au lance-flamme. Achille n’entendait rien, elles parlaient bas mais ces chuchotements secs sentaient l’acide et la tôle brûlée. Sophie pointait un doigt menaçant sur la basse-cour et rythmait ses phrases de petits gestes coupants. Elle aperçut Achille aux aguets, rompit le cercle des infirmières et vint s’asseoir face à lui, elle lui expliqua en termes crus qu’elle se foutait bien de ces c….sses , qu’elle em….ait la psy, que personne ne lui dicterait ses actes et que MERDE ! Achille chercha à l’apaiser, à lui expliquer sa tactique face aux soignants, elle lui répondit qu’elle était «elle», et qu’elle faisait à sa guise en toutes occasions. Son visage se radoucit quand elle lui affirma d’une voix de coeur qu’ils se reverraient. Suffisait de feinter les « matonnes » de nuit. «Allez, réfléchis, on en parle ce soir au tarot» lui dit-elle en se redressant d’un bond. Une fois encore Achille se régala du spectacle de sa croupe ferme qui battait la cadence tout au long du couloir. Elle portait un jeans moulant qui suivait docilement le globe parfait de ses fesses rondes qu’aucune disgrâce n’affectait.

Le soir même ils échafaudèrent des plans d’enfer.

Ils convinrent qu’il leur faudrait distraire les deux gardes de nuit. En réveillant Olivier par exemple qui fera illico un ramdam du diable ! Quand elles seront occupées avec lui les deux autres couloirs seront déserts mais il faudra veiller aussi à leurs intrusions inopinées dans les chambres. Pour cela repérer leurs heures des rondes, ce qui évitera de se faire surprendre et d’autre part favorisera le retour de l’un ou l’autre vers sa piaule. Regagner ses pénates à toute berzingue. Quand elles seront débordées par les hurlements d’Olivier les autres accès et la salle commune seront dégagés. Plan bouclé en deux minutes, juste avant que la valse du tarot.

Et la fête nocturne continuera !

Achille le desquamé sort doucement de sa demi somnolence, hagard et désorienté. Comme toujours. Depuis des lustres il se croit seul au milieu de la nuit à lutter contre l’insomnie tenace, pour finir par replonger sans jamais l’avoir voulu dans ses très lointains souvenirs. Sa fidèle lampe de bureau déverse son jour de tungstène sur ses épaules chenues, elle le réchauffe comme le soleil perdu de ses jeunes années. Au bord du cône, un rayon doré s’échappe et découpe en deux moitiés égales le cristal du verre mi rempli qui patiente. Côté lumière la robe du vin brille comme une cerise mûre au petit matin, pur rubis étincelant voilé de rose au bord du disque. Ce Nuits-Saint-Georges 1995 « Les Pruliers » du Domaine Gouges affiche les belles couleurs de la Bourgogne épanouie et sous son appendice attentif c’est un parfum subtil, complexe et fondu, qui monte lentement. Cerise griotte, merise sauvage, terre puissante de Nuits, cuir gras, dans un écrin d’épices douces, le ramènent à la réalité. Sophie est retournée au gouffre du passé, au temps qui vit naître ce vin, elle disparait à jamais quand le jus puissant lui parle du présent de cette nuit froide qu’il réchauffe. Achille du bout des lèvres accueille la chair du vin qui s’offre. Les fruits immédiatement sourdent de la sphère goûteuse et charment ses papilles qui frissonnent de plaisir. Le millésime est ici transcendé, seule une légère fermeté des tannins le trahisse. A peine. Le jus reste concentré, droit, admirablement structuré, puis la fraîcheur le relance jusqu’à l’avalée qui lui embrase les sens. Sur sa langue, longuement, s’étire la présence à peine perceptible, comme une soie diaphane, des terres qui ont porté les vignes.

Par Saint Georges,

Le dragon terrassé

Ronronne …

 

EDEOMOGRATITIASCONE.

ACHILLE ET LE SANG DE SOPHIE …

Odilon Redon. Le rêve. Odilon Redon. Le rêve.

 

Le lendemain de cette étrange nuit Sophie ne parut pas …

Dans leur casemate les blouses blanches s’agitaient plus qu’à l’ordinaire et tiraient des gueules d’enterrement. Sur le coup de onze heures Achille rentrait épuisé comme à l’accoutumée de sa longue course dans le parc, quand le grand patron (celui qui l’avait autorisé à courir contre l’avis des soignants du pavillon) se pointa. Marie Madeleine l’attendait dans l’entrée. Têtes basses et visages tendu, ils s’isolèrent illico dans le bureau de la belle Irlandaise. Cet événement électrisa l’atmosphère. On n’avait jamais vu les psys traverser la pièce commune comme ça, sans un geste, un bonjour, un petit mot pour l’un, un sourire pour l’autre. Rien de plus déstabilisant pour les pensionnaires du « C » qu’une entorse au rituel. Et qu’elle soit le fait des « psys », ces très chers et indispensables chefs-pères-mères-prescripteurs-confidents-infantilisants, accentuait gravement le malaise qui gagnait. Élisabeth se traînait, pauvre trotte-menu, d’un bout à l’autre du bâtiment, ouvrant et refermant nerveusement son vieux baise-en-ville rouge, cherchait de droite à gauche une infirmière disponible, ne demandait plus ses clopes inlassablement et pire ne psalmodiait même plus à voix basse son incompréhensible mantra. Sur le banc qui jouxtait le bureau des soignants beaucoup s’étaient serrés bras liés, à douze pour huit places, comme des hirondelles sous la pluie.

En face dans le bocal, derrière la baie vitrée, Olivier hagard et humide se collait de tout son corps à la vitre, mains et pieds écartés, moitié Saint Sébastien au martyr, moitié sangsue. Ses mains grasses et sales qui s’agitaient convulsivement, ses grosses lèvres baveuses écrasées comme deux limaces accouplées, son ventre énorme sur le point d’exploser et son gros nombril creux prêt à lâcher des flots de merde, finissaient d’apparenter la scène à l’Enfer de Bosch. Même ses gros yeux globuleux exorbités touchaient la vitre, Olivier poussait et le verre tremblait. Il parlait à même la baie et ses borborygmes se noyaient dans un flot de salive épaisse échappé de ses lèvres qui descendait en ondulant vers le sol comme un escargot gluant. Au bout d’un moment il se mit à naviguer d’un bout à l’autre de la paroi de verre, ses dents crissaient, la vitre devenait de plus en grasse, la bave s’étirait en filets sales se mélangeant à la crasse et à la sueur. Puis il se mit à bramer d’une voix rauque, sinistre, graillonneuse comme un râle de mort, un beuglement qui n’en finissait pas. Pour finir il pissa abondamment dans son caleçon fripé, l’urine coulait le long de ses jambes en dessinant un delta odorant qui décrassait le bas de la vitre. Achille hypnotisé, le cœur au bord des dents, les sens bouleversés, regardait les cris et entendait la scène, il ne voyait plus distinctement, tout se mélangeait dans sa tête. Élisabeth s’était adossée à la baie, le visage d’Olivier s’était immobilisé au dessus d’elle au milieu d’une bouillasse opaque, ses deux grandes pattes écartées de chaque côté de sa tête comme s’il allait l’écrabouiller. Derrière la pâte marronnasse on ne distinguait même plus les reliefs du bocal.

Dans la salle des soignants les infirmières agglutinées n’avaient rien vu.

Achille finit par s’asseoir, ses jambes flageolaient, son corps ne voulait plus le porter et lui accaparait l’esprit, le protégeant ainsi de la culpabilité sourde qui commençait à le tarauder. Le repas défit le groupe qui s’éparpilla jusqu’au restaurant pour oublier, tous trop occupés désormais à bâfrer comme des chancres. Après le repas, Achille qui ne se sentait pas très bien s’arrangea pour isoler un instant Ondine de ses collègues. Et il apprit ce qu’il savait déjà. Confusément. Sophie, juste après l’avoir quitté, s’était déchiré les poignets. On l’avait évacuée discrètement, en pleine nuit. «Ne vous inquiétez pas» ajouta Ondine, «elle va bien». Obsédé Achille revivait la nuit précédente, ce moment de douceur et de sauvagerie tendre qu’elle lui avait offert ? Il s’en voulait beaucoup de n’avoir rien compris, d’avoir confondu offrande et désespoir. Sous l’os de son crâne lourd l’araignée grossissait, lui dévorait le cervelet, il entendait le bruit répugnant de ses mandibules au travail et ses cris gras de plaisir. Alors Achille s’en fut courir dans le parc. Il tourna toute l’après-midi, l’araignée contrairement à l’habitude s’accrochait et résistait à l’afflux des hormones. Oscar ne se montrait pas. A la nuit tombante deux infirmiers l’interceptèrent et le traînèrent presque de force jusqu’au pavillon. Une douche sous surveillance. Double dose de cachetons. Nuit noire.

Même l’araignée anesthésiée s’est tue.

Au dessus de la route qui mène au port Achille vole comme on nage le crawl. A grandes brassées il fend l’air, file au ras du sol, remonte, virevolte, la brise chaude de la mer proche l’apaise. Il rêve. Les distances et le temps, sont abolis, il revoit La Calle le village de son adolescence et plane sur les paysages de ses insouciances. Par flashes des images de chairs sanguinolentes perturbent son vol paisible mais d’un battement de palme il accélère, les efface et repart. Mais elles reviennent de plus en plus souvent pour s’imposer finalement et rougir la mer, elle enfle sous le vent qui s’est brutalement levé. Achille n’avance plus, le vent mauvais le chahute, les paysages s’assombrissent jusqu’à ce qu’il se retrouve à patauger dans la glaise gluante sous une pluie froide dans un champs désert. Il bascule dans le cauchemar, la terre collante l’alourdit, l’avale lentement, chaque pas est un calvaire, l’averse devient si forte qu’elle blanchit le paysage désolé, reliefs et horizon disparaissent. Achille à bout de force abandonne, dans un bruit de succion atroce le sol l’engloutit. La boue l’aspire toujours plus jusqu’au fin fond des entrailles de la terre. Il traverse roches, nappes d’eaux et caillasses meurtrières sans effort, jusqu’à se retrouver au plein centre du cœur en fusion de la planète. L’or liquide l’entoure sans le consumer, il nage cette fois par le seul effet de sa volonté, à nouveau son esprit se calme. Mais le magma gonfle soudainement et l’expulse violemment. Achille déboussolé, endolori, surprit par ces brusques revirements a fermé les yeux et s’est recroquevillé sur lui même. Sous ses paupières des étincelles multicolores crépitent, le souffle court il gémit, il lui semble rouler sur un toboggan caillouteux qui lui rabote la peau. Au bout de la pente il tombe à l’eau comme une pierre lourde et s’enfonce dans la mer. Continuant à nager au milieu d’une forêt d’algues molles agitées lentement par de violents courants qu’il ne sent pas, Achille ondoie dans les eaux tropicales, traverse des bancs de poissons multicolores, croise de grandes tortues vertes qui le regardent de leurs yeux globuleux. Entre ses jambes ondulent d’interminables serpents annelés, le long de vertigineux tombants des gorgones rouges déploient leurs éventails, une colonne de langoustes en procession se déplace entre les coraux. Il respire profondément et le silence cliquetant de la mer l’apaise. Il ne sait plus qu’il rêve quand un dauphin au corps fuselé apparaît. L’animal tourne autour de lui jusqu’à presque le toucher. Son regard vif le fixe, il fonce droit devant, pirouette, revient jusqu’à lui et repart. Achille comprend qu’il l’invite à le suivre.

Ensemble ils traversent de grandes plaines sablonneuses ridées par les courants, se faufilent entre de hautes colonnes de coraux qui montent vers la surface comme autant de gratte-ciels baroques, ils survolent des épaves anciennes colonisées par le peuple grouillant des mers, des cathédrales de rouille figées pour l’éternité. L’eau est d’un bleu cristallin que les rayons diffractés du soleil animent d’ombres mouvantes et de lumières aveuglantes. Soudain, au détour d’un pylône de calcaire gigantesque qu’habitent de grosses murènes tachetées aux gueules jaunes largement ouvertes, par un effet conjugué des puissants courants, l’eau se brouille, la visibilité baisse, le sable tourbillonnant mange la lumière et devant lui danse, à peine visible, la silhouette blanche de Sophie dans une longue robe translucide qui souligne ses formes parfaites. Éberlué, le souffle court, Achille s’approche. Des myriades de minuscules poissons translucides aux teintes électriques l’entourent. Ses yeux sont clos, elle sourit à demi ; sous les pansements qui bandent ses poignets sourd un sang écarlate, un sang artériel qui se dilue autour des poissons bleus aux ventres d’albâtre comme autant d’écailles rutilantes sur l’opalescence éclatante de sa robe hyaline. L’image fugace d’Isadora Duncan dansant lui vient à l’esprit, le chagrin le submerge, il suffoque et se réveille en sursaut.

Dans la nuit noire sa tête cogne comme un bourdon sous le battant.

Le lendemain Sophie est revenue, pâle comme Ophélie. Sur son visage exsangue flotte un sourire tremblant. Achille en la voyant s’est tu. Elle lui a souri. Son regard s’est éclairé comme un lagon sous le soleil …Cette nuit il fait plus noir que jais – une nuit fuligineuse – la lune a déserté le ciel d’occident, les nuages funèbres roulent en masses furieuses sous le noroît qui siffle en rafales aiguës. L’hiver pluvieux a enchâssé la ville dans ses rideaux de pluie. Il revient de son voyage dans le passé et peine à ouvrir les yeux. Le fantôme de Sophie se dissout lentement et l’aigue-marine de ses yeux pâlit enfin. Le rubis grenat rutile dans son écrin de cristal fin. Le temps n’a pas marqué la robe du vin dont le disque paisible rosit à peine sur ses bords. Ce vin des riches terres de Gevrey-Chambertin va le revigorer, il le sait et ce premier cru «Les Goulots» 2003 du Domaine Fourrier le réchauffe déjà. Les parfums de ce jus dense depuis longtemps emprisonnés débordent du verre et jouent avec ses narines. En cavalcade, des touches de framboises mûres, de fruits rouges à l’eau de vie, de cerises juteuses, le ravissent. Puis leur succèdent des notes empyreumatiques, la muscade, la terre humide, les sous bois, le cuir gras et la girofle. Un nez fondu, complexe. Que l’avalée, affamée par ces souvenirs harassants, confirme quand le vin lui emplit le gueuloir de sa matière conséquente, elle enfle sur la langue, roule et libère un flot de fruits rouges mûrs enrobés dans les mêmes épices qui lui ont charmé le nez ! Le vin ne faiblit pas, glisse dans sa gorge en lui laissant en bouche sa trame de tannins fins parfaitement polis. Le souvenir du vin dure et perdure quand les épices, les fruits et la réglisse, refusent obstinément de le quitter, tout comme le souvenir lointain de Sophie qui danse et s’enroule aux lianes marines sous les eaux troubles agitées par les courants …

 

EDÉMOVASTITÉECONE.