Littinéraires viniques » OLIVIER

ACHILLE, ENTRE MINOTAURE ET TAROTS …

Akira Tanaka. Le partie de cartes.Akira Tanaka. La partie de cartes.

 

Parfois les heures s’affolent, parfois les secondes collent …

Dans le silence dépouillé de sa chambre à moitié nue, sur son bureau, Achille dessine de longues arabesques gracieuses striées de noir, des signes cabalistiques, étranges comme les mystères qui surgissent de son inconscient et l’étonnent. Un labyrinthe sans fin traverse la feuille de papier qui crisse sous sa plume, des gouttes de sang rouge coulent, se glissent et rebondissent entre les méandres de sa petite œuvre jusqu’au Minotaure à l’œil torve qui trône au beau milieu du dessin torturé. A l’encre de couleur il remplit ou souligne, dégage de la masse des formes improbables qui se répondent en silence. Achille taille sa pierre de chair aux contours indistincts du bout de son fusain, l’or la peint, le jais la crucifie, le sang la signe et le céladon l’allège tandis que les pastels, ces ciels à venir pointent, timides, du bout de leur douceur au détour des abîmes. Il y passe des heures qui filent comme des météores ardentes et le ciel souvent s’obscurcit sans qu’il y prête attention.

Le temps se contracte et se dilate au rythme de sa souffrance.

Soudain le trait tarit, son poignet se crispe, sa vue se brouille quand l’araignée l’étreint à nouveau. Alors le pinceau tombe après qu’il a signé son œuvrette dérisoire mais il sait confusément qu’il travaille à se dévoiler. A sa façon instinctive il avance un instant pour reculer toujours. Quand le temps s’étire, il ne lutte pas, il attend, sans espoir encore, d’en perdre à nouveau la mémoire, de s’abstraire du présent pour dérouler le fil de sa toile. De perdre la raison, de lâcher Descartes pour se fier au subtil qui se moque de comprendre. Achille se sent seul, l’hôpital n’est qu’un refuge de brique brute, une machine à désespoir, à masquer, à abrutir. Et se battre de toutes ses force restantes contre ces murs aveugles, épais et muets qui le protègent pourtant, lui permet de survivre, de donner un visage de pierre à son combat pacifique. A percer les secrets enfouis en dessous des tombeaux, à déterrer les souvenirs enterrés sous les terres grasses de sa vie anesthésiée.

Dans le bocal enfumé Olivier flotte.

Et le regarde. Entre les volutes des fumées grasses qui montent en tournoyant et s’écrasent au plafond sale, au travers de la brume épaisse qui gomme les contours, Olivier le fixe de son regard égaré, comme un phare la nuit éblouit le lièvre sidéré au milieu de la route, cette route qui mène, il l’espère, au-delà des mailles gluantes de l’araignée toute puissante. Achille s’est assis à côté d’Olivier qui chantonne noyé dans ses mystères. Le soir tombe, le bout incandescent de sa cigarette brasille comme un phare dérisoire dans le champ clos. Achille chantonne lui aussi, psalmodie quelques notes, toujours les mêmes, le regard au delà du présent. Alors sans un mot les deux hommes partagent et leurs chants se marient. Petit à petit. Note après note Achille enrichit leur concert, Olivier accepte et s’accorde. C’est lent, doux et rauque à la fois comme les incantations lancinantes des chamans. Olivier en arrive à oublier quelques instants de tirer sur sa clope. Sa main est tombée sur le bord du canapé qui grésille. Achille a éteint l’incendie naissant sans qu’il s’en aperçoive. La nuit est tombée, pleine et absolue. Seule la berceuse perce encore l’obscurité. Tout est calme un moment. Olivier, mâchoire pendante, s’est endormi yeux grands ouverts sur d’autres espaces.

Après le repas du soir, dans la salle commune c’est l’heure du tarot pour les moins abrutis par la chimie. Ils sont quatre habitués à taper la carte une heure et demi durant avant l’extinction des feux. Achille aime ce moment où tous semblent vivre normalement. Georges le doyen du quarteron, Michel et Olivier – surnommé Olive pour ne pas le confondre avec Olivier le voyageur des espaces effrayants – et lui partagent tous les soirs ce moment de normalité apparente. Ils parlent peu, travaillent à retrouver la concentration, cognent bruyamment du poing à chaque carte importante et comptent les points en s’engueulant. Leurs visages reprennent couleur, leurs yeux leur brillance, parfois même ils rient. Georges est de loin le plus âgé, Achille ne sait s’il déprime ou si la sénilité le gagne. Il lui file en douce des polos neufs que Georges arbore fièrement au dessus des chemises élimées que sa femme pas marrante lui apporte une fois la semaine en bougonnant. Michel est un instit fatigué, à genoux, qui peine à se relever. Toute la journée il peaufine ses « préps » qui vont à l’en croire révolutionner la face givrée de la pédagogie chevrotante. «Ils vont voir ce qu’ils vont voir» répète t-il à l’envi. «Dépassé Célestin (Freinet)» confie t-il rituellement, en tapant dans le dos d’Achille tous les soirs au moment de la séparation. Et Achille, amical, de lui répondre invariablement «Enterre les ces vieux cons !». Cette réponse Michel la guette tous les soirs, ça le rassure, ça calme son inquiétude chronique. Il sourit en hochant la tête puis alors seulement s’en va vers sa chambre. Un soir, oublieux, Achille n’a pas répondu. Georges est resté devant lui, planté comme un chien fidèle, langue pendante et regard suppliant, à attendre la phrase en lui crochant très fort le bras. Depuis lors Achille, attentif, veille à le rassurer.

Olive c’est encore autre chose, c’est un maniaco-dépressif profond, un petit gars nerveux, jeune, noir de cheveux, à la peau grêlée, au visage fin mangé par un regard vif. Quelque chose d’une musaraigne suractive. Les fortes doses de calmants divers qui lui sont administrées le laissent encore énervé toute la journée, à courir partout, à échafauder des « plans » comme il dit, qu’il refuse obstinément d’expliquer de peur que les «voleurs m’le piquent», argue t-il pour ne rien vouloir dire. Un matin pourtant après le petit déjeuner, Olive a pris Achille par le bras l’entraînant dans un coin de la pièce. Le dos collé au mur, le regard aux aguets, il lui a expliqué les raisons de son internement forcé. Le rodéo aux Halles de Paris, les vitrines brisées pendant qu’il tentait d’échapper aux tueurs mystérieusement lancés à ses trousses. Un histoire de fous ! Achille a dû lui jurer de garder le secret. Et cracher discrètement dans le coin.

Les quatre As du tarot s’entendaient si bien.

Un soir, vers vingt heures, Sophie, sans sa guitare mais avec sa tignasse de bronze, est arrivée. Elle avait le regard mauvais, bleu-vert quarantièmes rugissants et les dents lactescentes comme les vagues sous la tempête.

Deux blouses blanches l’encadraient,

Achille comprit de suite …

Bien des années après que la Sophie est arrivée, Achille l’estropié somnole sur son bureau, perdu dans ses souvenirs. Il lui avait alors fugacement semblé qu’il la connaissait sans l’avoir jamais rencontrée. Une de ces fulgurances du cœur qui n’admet pas que l’esprit s’en mêle. Qu’il retrouvait une âme bien souvent croisée dans les méandres du temps, très loin au-delà des vies empilées. Cette nuit sa lampe brille sur son bureau qui tangue comme une âme ivre, sa lumière est plus blanche qu’à l’habitude, une lumière éclatante qui mange la couleur de ce vin en attente. Rien de mieux que cette lymphe de vigne pour reprendre pied sur les terres du présent auxquelles il s’agrippe du coin d’un œil mi-clos. Le liquide jaune d’or aux reflets d’airain luit doucement, cligne du disque ; sous le rai perçant de la vieille lampe complice de tous ses délices. Dans le large cul du cristal à long pied, ce vin de Melon de Bourgogne prend des allures de houri généreuse et sa surface juste bombée lui rappelle les ventres accueillants des femmes plantureuses sur lesquels il aimait à rouler jadis. Comme la peau onctueuse de ces reines d’amour l’âge ne marque pas le teint clair de ce vin qui semble de l’année. Et ce Muscadet «modeste» du Domaine Damien Rineau, vin de Gorges s’il en est, s’ouvre à lui. Son âge – il est né en 1996 – ne semble pas l’affecter, il exhale des parfums de fleurs blanches et fragiles puis viennent les agrumes et leurs zestes, les fruits jaunes murs et leurs noyaux finement épicés. Achille lève le buvant du verre et la première gorgée lui caresse la bouche de sa matière ronde et mûre, grasse ce qu’il faut. Le jus lui explore le palais en douceur avant de s’épanouir généreusement, délivrant ses fruits goûteux, ses épices mesurées qu’une salinité discrète accentue. Puis il fait son odalisque, enfle au palais, en équilibre parfait et danse sur la langue d’Achille conquis un menuet gracieux, frais et salivant. Le jus des raisins mûrs est à son meilleur, long, élancé, subtil, d’une fraîcheur parfaitement maîtrisée. Achille sourit, prolonge la danse du vin longtemps et l’avale à regret. Une onde de chaleur douce le réchauffe, l’esprit du vin ne le quitte pas et l’appelle …

A replonger dans son flot tendre.

Alors le regard dur de Sophie

Remonte à sa mémoire

Un instant,

Le temps qu’il devienne sourire.

Achille sait déjà qu’elle reviendra

Le visiter.

 

ERINMOCÉETICONE.

 

 

ACHILLE SOUS LES FOUDRES DE L’ARCHANGE MICKAËL …

Klimt. Women Friends.

 

Tous les vendredis matin c’était branle-bas de combat.

Pour les barjos, les déglingués et les dépressifs qui ne branlaient rien de la semaine hors leurs trois séances de boustifaille par jour, c’était fête. Pour Achille qui aimait à courir au vent tous les matins, c’était galère. Depuis que le Patron de l’institut lui avait donné feu vert il ne s’en privait pas. Et souriait insolemment aux poules blanches. Tous les jours, par pluie, neige ou soleil, il s’en allait galoper par les sentiers herbeux du parc histoire d’emmerder l’araignée qui lui bouffait plus la tête que les semelles de ses pompes de course. Il n’aimait rien tant que sentir son corps expulser les molécules d’anxiolytiques, d’antidépresseurs et autres miasmes à ne plus pouvoir ressentir en rond dont on le gavait chaque jour. Il avait beau en cracher moitié dans les chiottes,, il en avalait suffisamment pour nager dans le coton toute la journée. Alors il luttait à sa façon, instinctivement, histoire de profiter un peu de ses souffrances.

Et puis il y avait Octave ! Plus Achille tournait entre les troncs tordus du Parc, souffle court et cœur en joie, plus l’écureuil s’habituait à lui. Achille l’apercevait au loin, le cul assis sur ses rondins et son poil roux comme une tâche de vie sur le paysage monochrome d’hiver. Sa queue en panache, largement étalée, drue et touffue, balançait au dessus de sa petite gueule pointue comme une chapka naturelle. Ses yeux de jais ne le quittaient pas tandis qu’il approchait ; il ne bougeait même plus, il croquait un gland mûr qu’il déchiquetait à petits coups de dents aiguës en regardant passer cet étrange bipède aux naseaux fumants. Les jours passaient et la bestiole s’enhardissait, continuant à disparaître au passage d’Achille pour réapparaître épisodiquement à d’autres endroits du parc. Comme s’il connaissait par cœur le circuit. L’animal était d’une étonnante vivacité, il se matérialisait d’un coup comme ça, instantanément et disparaissait aussi vite. Chaque jour Achille lui criait «Lâche donc ce gland et bouffe plutôt cette salope d’araignée qui me ronge la cervelle !». Un matin, l’écureuil ne se montra pas. Achille eut beau tourner et revenir encore, puis encore, pas d’Octave. Épuisé, car il avait couru trois fois plus qu’à l’habitude, Achille à bout de souffle fit quand même un dernier tour de parc. Toujours pas d’Octave assis sur son tas de bûches habituel ; Achille avait beau hurler en silence, il ne semblait pas décidé à pousser le bout de son museau entre les branches. «Allez Octave, dis moi bonjour, fais pas le con, amène toi petit gars j’ai besoin de toi !» criait Achille du bout saignant de son cœur abandonné, quand il l’aperçut au milieu du chemin, les deux pattes croisées sur son ventre duveteux, comme s’il daignait. Achille crut même le voir, content de sa farce, ricaner sous sa moustache. Octave ne cilla même pas quand il le frôla puis Achille le retrouva devant lui, qui le précédait, filant sans effort apparent plusieurs secondes interminables jusqu’à ce qu’il place une accélération foudroyante et s’évanouisse dans les feuilles mortes. L’araignée sous son crâne ne moufta pas.

Adoncques c’était un Vendredi d’octobre 1988.

Et Achille était en retard à la réunion. Les pensionnaires affalés sur les fauteuils et les divans, comme des graisses molles et pâles tranchaient sur les tons marronnasses du Bocal. Au centre de la pièce Marie-Madeleine en majesté vêtue de laines vertes qui se pâmaient sur les renflements appétissants de son corps désirable trônait dans ses bas écarlates. Ses cheveux rubigineux tressés autour de sa tête la couronnaient et dégageaient la ligne pure de son cou dont la peau de lait satinée en hypnotisait plus d’un. Il rêvait de butiner au hasard entre ses émouvantes éphélides. Dans ses rêves nocturnes souvent, comme un chaton gourmand il lapait à petits coups de langue assoiffés cette peau de crème onctueuse et sucrée. Elle avait les genoux serrés et les mains posés sur ses cuisses comme l’enfant sage qu’elle n’était plus. Tout le monde somnolait plus ou moins, selon les poisons administrés, seul Achille la regardait béatement. Enfin non, pour dire vrai Olivier se malaxait la braguette convulsivement en faisant d’infâmes bruits de bouche dont personne ne se souciait. Les blouses blanches assises sur leurs culs généreux s’étaient stratégiquement installées au quatre coins de la pièce ronde histoire de contrôler les débats. Achille pensa aux tableaux de Giorgio de Chirico et se mit à rire. Ça ronronnait gentiment, les infirmières souriaient aux doléances, la bouffe était trop, la bouffe était pas assez, l’eau était trop chaude, trop tiède. Bref ça roulait tout cool mou.

C’est alors qu’Olivier s’est levé en hurlant.

Les yeux exorbités levés au plafond, il menaçait du doigt les forces obscures qui, bavait-il, menaçaient de nous infester. Il tournait sur lui-même et criait des mots rugueux dans une langue inconnue. Ses grandes serres, ongles et doigts crochus tâchés de nicotine jusqu’à la paume, volaient, s’ouvraient en menaçant puis se fermaient, apeurées. Ses longues ailes maigres battaient en tous sens.

Il n’avait pas trente ans et passait le plus noir de ses journées à fumer dans le bocal, ses grands yeux noisettes traversaient les êtres sans les voir, il conversait avec des aliens menaçants venus des mondes invisibles qu’il était seul à connaître. Olivier ne bougeait presque jamais et ne sortait du pavillon qu’à l’heure des repas entre deux infirmières vigilantes. Sous ses cheveux de broussaille bouclée ses gros yeux affolés bougeaient et surveillaient alentour. Ses épaules étroites, repliées sur des bras de sauterelle, surmontaient une énorme barrique tendue sous un tee-shirt toujours humide qui laissait à découvert un gros nombril poilu. D’une main il portait à sa bouche aux commissures croûtées de goudron sa cigarette, brûlante tant il pompait dur ; de l’autre, de ses ongles longs farcis de crasse noire, il se grattait la tête au sang pour croquer les croûtes qu’il détachait à petits coups de griffes expertes. Olivier était franchement repoussant, il sentait la bauge, les excréments secs et l’urine chaude. Rien n’y faisait, ni les douches, ni les habits propres, ni les fourmis nettoyeuses en blouses bleues qui récuraient sa tanière tous les deux jours pour sortir en cachette à l’heure du repas de grandes poubelles de linge sale et de déjections diverses. Souvent il fallait changer son matelas et désinfecter sa chambre.

Or donc bis, Olivier, au milieu de la troupe pétrifiée, éructait et crachait sa haine, le visage révulsé et la lippe sauvage. Les quatorze autres détraqués hurlaient de peur, les infirmières sidérées n’osaient bouger, Marie Madeleine réfugiée contre un mur susurrait des mots d’apaisement qu’il n’entendait pas. Derrière la baie qui couvrait la moité de la pièce le soleil brillait entre les nuages. Achille lui faisait face, à demi aveuglé par la lumière blanche de ce soleil d’hiver et les rayons stroboscopés séquençaient ce spectacle en noir et blanc. Olivier avec qui il entretenait de longues conversations à sens unique ne l’effrayait pas. Il lui semblait même parfois comprendre le sens caché de son langage étrange et les paquets de consonnes gutturales, qui succédaient sans raison apparente aux flots serrés de voyelles sucrées, lui parlaient de haine, de tristesse et d’amour. Olivier, comme l’Archange Mickaël jadis, voulait seulement les protéger des foudres du dragon. Alors Élisabeth s’est levée, sans crainte elle a traversé le vide qui s’était creusé autour du tonitruant, l’a entouré de ses bras qui ne lui arrivaient qu’à la taille et a murmuré ces mots qui ont pourtant couvert le tumulte, «Olivier mon chéri, t’as pas une cigarette ?». Olivier a baissé la tête, égaré comme s’il revenait d’ailleurs, calmé d’un coup, puis s’est mis a chantonner doucement avant de se rasseoir. Élisabeth s’est pelotonnée contre son gros bide.

Quelques anges à moitié déplumés ont traversé la pièce

Et la réunion a fait un bide.

Les blouses blanches ont battu en retraite,

Encadrant Marie Madeleine.

Élisabeth a ramassé les clopes

Que tous lui ont tendus.

Dans la nuit épaisse les notes lourdes qu’égrène le clocher proche ont tiré Achille l’écarquillé de sa torpeur. Il remonte à grand peine du passé et le regard épouvanté d’Olivier lui brouille encore le fond de l’œil. Alors il s’accroche au lac rouge moiré de rose et d’orangé du vin du Domaine Rapet père et fils, ce Corton-Pougets 1999 qui brille doucement sous la lampe. Un vin à rompre les sortilèges espère t-il, qui lui rendra son présent et gommera un temps les vieilles terreurs. Putain de vie, putain de terreur, putain d’araignée !!! Et la pivoine rouge qui lui offre ses fragrances délicates au premier nez l’emmène aussitôt au temps des courses folles de l’enfance dans les jardins fleuris de tous ses printemps disparus. Sur les arbres au soleil il lui semble cueillir les cerises mûres de juin, dans les souks surchauffés, sous le soleil ardent du Maghreb perdu, les grands sacs d’épices douces embaument. Puis vient l’automne humide des champignons naissants, le temps de l’humus gras des sous bois trempés, le souvenir du cuir frais des selles ouvragées que portaient les pur-sang au temps des fantasia, quand la poussière volait sous leurs sabots cirés. Enfin les notes sèches des bâtons de réglisse en bottes alignées sur l’étal des marchands surgissent de sa mémoire que le vin libère. La caresse du jus, douce comme la main d’une femme, inonde sa bouche de cerises mûres croquantes, d’épices fondues, la matière riche enfle, roule et tournoie longuement, s’allonge sans faillir, pour déposer sur ses papilles turgescentes le fin tapis de ses tannins fondus. Il rouvre les yeux quand le vin longuement s’étale, bien après la bascule, plus frais qu’un jus de l’année et la réglisse persiste et le sel léger qui lui poudre les lèvres lui rappelle les neiges sur la colline de Corton certains hivers…

Silencieux,

Achille joue avec le noyau de cerise

Qui ne le quitte pas

Et lui laisse bouche propre.

ECOMMOBLÉETICONE.

ACHILLE ET LA CHANSON D’ÉLISABETH …

Chaïm Soutine. Woman in red.

 

Le ponte l’a reconduit jusqu’à la porte du bureau.

Achille n’a rien trouvé à répondre lorsqu’il lui a dit en guise d’au revoir, «nous nous reverrons». En secret il a pensé «T’as bien bonjour d’Achille» mais n’a pas osé. Il s’est réfugié dans la bibliothèque de l’Institut, immense, sévère, au mobilier désuet, un peu scolaire, pour errer au petit bonheur la chance, regard aveugle, en sillonnant entre les rayonnages chargés de bouquins disparates. A marcher comme un automate il a fini par se réveiller un peu. Devant la section «Romans policiers». Comme s’il avait besoin de plonger dans les horreurs imaginées pour oublier les siennes. Plus ça saigne – plus il tremble – plus l’araignée se tait. Il va bien falloir qu’il jette un œil dans ses noirceurs à lui mais rien ne presse. Instinctivement,il a d’abord besoin de voyager un peu en chambre, immobile, en sécurité dans les cauchemars des autres ; il a soif de sang, de putréfactions, de turpitudes, d’abjections, de meurtres affreux, de pénétrer les esprits torturés et les frissons de papier. L’institut Marcel Ruisseau est géré par la NHFO, c’est un repaire de profs et assimilés en déshérence. Cette bibliothèque sent le bon élève bien coiffé. Ses rayons sont truffés de doctes ouvrages. On y croise les œuvres des grands pédagogues, romanciers, historiens, syndicalistes, théoriciens, philosophes, sociologues, psychologues, psychanalystes, psychiatres … auteurs de tous ordres, siècles et obédiences. Achille les fuit comme peste bubonique, il en a lu beaucoup, ils lui rappellent l’université et la naphtaline. Sans qu’il sache pourquoi ces milliers de pages l’étouffent, les relents poussiéreux qui flottent dans l’air confiné déclenchent chez lui des poussées nauséeuses, des éternuements violents, une toux sèche qui n’en finit plus de lui arracher les poumons. Très vite il sent monter du fond ses abîmes une vague glaciale de colère, une rage de stuc, sans objet, terrorisante. Assis dans un recoin, caché à la vue des zombis errants qui traînent les pattes dans les allées, il attend que son pouls se calme. L’araignée à la bouche saignante le regarde de ses yeux pers sans paupières, immenses, aux sclérotiques injectées de pourpre qui battent au rythme de son propre pouls. La bête gigantesque bave et ses mandibules font un bruit dégoûtant d’os broyés et de chairs écrasées. Dans ces moments de total effroi, Achille ouvre les yeux pour ne plus voir tandis que les pattes poilues du monstre s’accrochent à ses paupières pour les lui fermer. «Courir, il faut courir» se dit-il cloué sur sa chaise. Alors, au prix d’un gros effort exténuant il s’arrache et file vers la sortie, les quelques tomes de Stephen King lui échappent, il les ramasse en bousculant tout le monde, claque la porte et fonce à fond les manivelles. L’air froid le fouette, le rythme lui revient, son cœur paradoxalement se calme, il lui semble voler, et l’araignée recule pour se terrer à nouveau dans le fond de son crâne. Bientôt elle n’est plus là, elle n’est plus qu’un point minuscule, son chant devient inaudible et les abysses se referment. Comme un fou il s’engouffre dans le pavillon, bouscule une blouse blanche et claque la porte de sa chambre pour se ruer l’instant d’après dans les douches. L’eau chaude le brûle comme il aime, l’araignée crie sa rage, il entend crépiter sa chitine, fondre ses pattes et ses yeux exploser. L’eau lui ébouillante la tête longtemps. Quand il croit voir disparaître dans le fond du bac le dernier des débris purulents, il se relève, traverse le couloir, nu et dégoulinant, pour s’enfermer dans sa cellule.

Convocation immédiate dans le local des infirmières. Ondine n’est pas là, dommage, il lui aurait un peu expliqué. Les autres qu’il perçoit comme un tas indistinct de plumes agitées piaillent comme un chœur antique «Il ne FAUT pas, on ne PEUT pas, on ne DOIT pas, il est INTERDIT de se balader à poil dans le couloir, même pour le traverser d’une porte à l’autre !!!» Achille leur cloue le bec en répondant à voix basse «Mais je suis beau». Arrêt sur image, fin d’émission. Silence. L’infirmière-chef se reprend et lui intime à voix sèche, d’attendre un moment sur le banc dans le couloir. «On vous rappellera» crache t-elle, ailes écartées et jabot écarlate. Depuis peu Achille baisse la tête quand on lui parle et surveille la gorge de ses interlocutrices. Quand leurs peaux se piquent de plaques rouge foncé, il est content de les avoir déstabilisées les soi-disant pros des dingues.

Achille s’est assis sur le banc recouvert de moleskine brune, craquelée par des années de croupions patients. Des fesses de toutes sortes, jeunes ou vieilles, rondes ou maigrelettes, tendres ou rassies ; il imagine les visages qui ont défilé sur ce banc et leur imagine des fesses, des pommes, des poires, juteuses ou blettes, roses ou variqueuses. Tout un bestiaire de culs affligés. Ce banc près de l’entrée du pavillon est agréable, il s’y sent bien. Adossé au mur râpé il regarde s’agiter les infirmières affairées et les échines voûtées des deux tourmentés aux regards flous qui fixent au travers de la porte vitrée l’au-dehors, comme des cariatides inutiles. Le temps passe, son attention vacille et ses yeux se ferment. Une voix faible, rauque et bafouillante, le ramène à la lumière. Elisabeth est là, tête appuyée sur son épaule qui marmonne doucement en boucle «Monsieur Achille, t’as pas une cigarette ?». Elle a bien passé les soixante dix ans la minuscule et en paraît plus de quatre vingt dix. Elisabeth «loge» au pavillon depuis des lustres. Personne ne sait au juste quand elle est apparue. Elle hante les couloirs, ne sort jamais et passe ses jours enfermée dans le bocal à griller des clopes, recroquevillée dans un fauteuil. Elle est sèche, fumée comme un saumon oublié, tout le monde l’évite sauf Achille qui l’a prise en «amipitié». La voir mendier son tabac l’indigne. Les infirmières, gardiennes du temple, l’ont contingentée ; dix clopes par jour, une par une, à la demande. Elisabeth s’en fout sauf qu’elle en fumerait bien soixante par jour. Achille prend sa défense, s’insurge pour elle, assiège les infirmières, cherche à les convaincre au nom de la liberté, de la dignité et «blablabla bla …» répondent-elles toutes heureuses de lui clouer pour une fois le clapet ! Il n’est pas encore midi Elisabeth a grillé son quota depuis plus d’une heure. Alors là c’est un enfer de plus, et sa pauvre tête folle ne comprend pas. Elle geint, cherche partout de quoi fumer en vidant tous les cendriers, chaparde des mégots qu’elle rallume à se cramer les moustaches. Elle empeste le tabac froid et le goudron mais Achille ne recule pas, passe un bras autour de ses épaules si maigres. Aussitôt elle se met à roucouler doucement ; A l’infini, comme un mantra elle répète d’une voix larmoyante «Monsieur Achille, t’es gentil toi, t’as pas … ?». Entre ses bras filiformes elle serre son sac à trésor, un vieux baise-en-ville fatigué rouge crasseux dont la poignée rafistolée tient à peine. C’est à lui qu’elle parle plus qu’à Achille. Elle l’ouvre en douce l’œil aux aguets et personne ne sait ce qu’elle y cache. Autour du cou un boa noir s’entortille sous son visage grisâtre, émacié, à la peau fine ridée comme une mer sous la brise. On ne voit que ses yeux immenses de jais éclatant au regard sans lumière tourné vers l’intérieur. Un trait de charbon coulant les souligne et lui mange un peu de ses joues convexes qui s’affaissent en plis épais sur ses grosses lèvres molles mouillées, plus rouges qu’une flaque de sang frais. Parfois, elle lui parle de son père qui va venir la chercher, de son frère qui fait «Polytecheniche» mais très vite, baissant la voix, elle retourne à ses vibrations qui ne sont pas les nôtres. Achille se tait, lui caresse l’épaule du bout des doigts, baisse la tête vers elle et s’enivre du langage des anges … Une suite de consonnes chuintantes, chuchotées, psalmodiées, rythmées et cadencées qui reviennent en boucle enrichies de quelques variantes ou ornements ajoutés. C’est doux, c’est beau, c’est mystérieux. Pour Achille seulement elle entrebâille la porte de son monde. Cela dure un temps puis elle se redresse d’un coup, le manque la fouaille, elle grimace de douleur, ses mains tremblent, miment le geste, implorent, personne et le ciel à la fois.

Dans la main de la vieille enfant

Achille a glissé un paquet neuf.

Un beau paquet rouge

Qu’il n’achète que pour elle …

Dans le brouillard du bocal, les deux mains écartées sur la vitre sale, les yeux exorbités d’Olivier les regardent. A la commissure de ses lèvres entrouvertes un mince filet gluant pendouille …

Dans le ventre du verre immobile, le profond grenat de la robe obscure du Château Bel-Air la Royère 2004 en A.O.C Blaye-Côtes-de-Bordeaux brille doucement sous la lumière dorée de la lampe au cœur de la nuit calme. Sur les bords éclairés du disque le rose foncé le dispute lentement aux ombres violines qui semblent résister au temps. Achille le désaxé hésite lui aussi à revenir au présent. Sa conscience balance entre les ombres délétères de son passé douloureux et le désir de céder à l’appel parfumé de ce jus pour s’enivrer de ses eaux, pour lui croquer le cœur. Pour oublier l’odeur doucereuse de la folie, de peur d’y retomber. Le souvenir d’Élisabeth peine à se dissoudre et le visage d’Olivier ne le quitte pas. Devant ses yeux l’écran de sa boite à pixels scintille ; il s’accroche aux mots qu’il vient d’écrire, comme s’ils pouvaient l’aider à se séparer de ces fantômes, ces temps-ci, ils le visitent toutes les nuits.

Alors Achille ferme les yeux aux rictus anciens et plonge le nez dans le cristal, au plus près du miroir odorant. Les fragrances de violette, fugaces, puis de cassis, cèdre et havane se mêlent harmonieusement aux senteurs de poivre et d’épices. Quelques notes de vanille discrète lui disent que le bois est sur le point de se fondre au vin. Le jus crémeux marqué par l’élixir de cassis lui caresse la bouche de sa matière tendre. Le vin de corps moyen s’ouvre et s’enrichit de notes cacaotées, caféiées et poivrées puis se fluidifie un peu juste avant l’avalée. La finale est correcte sans être très longue, des petits tannins, fins et soyeux lui offrent en le quittant leur réglisse poivrée.

Le visage écrasé sur la vitre du passé qui le retient encore,

Olivier aux dents noires ricane.

 

EAMOFFOTILÉECONE.