Littinéraires viniques » Marie Madeleine

ACHILLE SOUS LES SABOTS DU DIABLE …

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ACHILLE resta un bon moment immobile …

Déplumé, harassé, lessivé, cuit sous la braise, vidé, exténué, abruti de fatigue, un sourire las sur les lèvres, le corps flapi, l’esprit embrumé, la peau collante, encroûtée, gluante par endroit, le cœur éteint, sidéré, absent. Il s’était réfugié tout au fond de sa coquille, emmuré, enkysté, aveugle, insensible, pour ne pas pleurer, hurler, se déchirer à coups de rasoir. Saigner vraiment, se vider une fois pour toutes et finir décharné, exsangue, plus encore que cette dernière nuit. Se faire lui même ce qu’elle lui avait fait, aller jusqu’au bout de cette logique sanglante et dévorante, en se dévastant de l’intérieur, en se suçant jusqu’à la dernière goutte de moelle visqueuse, poser l’étoile de mort qui navigue dans la mer défunte de son âme, à même son ventre flasque, comme une évagination destructrice qui le ferait souffrir à hurler en déversant ses acides corrosifs sur cet amour perdu. Jusqu’à ce que ses os, sa peau même, disparaissent en grésillant du monde des vivants …

Sous le sabot crochu du diable grimaçant qui mène cette sarabande mortelle, l’ange, le souffle coupé, est vaincu. Le diable au mufle pustuleux des frustrations accumulées, hurle la haine de la vie, son souffle putride le met à vomir. A longs jets puants, glaire verdâtre et grumeaux jaunâtres, jaillissent à longs sanglots de sa bouche distendue. Sur les crocs sanglants du monstre ricanant, la lune se mire, dans le ciel de mars le vent hulule, et charrie en troupeaux épais et furieux de lourds nuages de crème noire. La nuit est à l’agonie. Puis Sophie aux formes décuplées, à la peau diaphane, au cul de volcan globuleux, envahit l’espace, échevelée, ses seins énormes grouillent de vers bruissants, ses yeux immenses, fiévreux, roulent des larmes de sang épais, elle sourit étrangement, mauvaise et tendre, bave et crache un flot d’étoiles noires et coupantes qui lui cisaillent la carotide. Le sang jaillit jusqu’au profond de l’espace. Entre ses mains crochues dont les ongles pointus rutilent, elle tient l’araignée de toutes les souffrances d’Achille, elle la broie, l’aranéide couine et se débat en vain, puis elle la croque et avale sa soupe chitineuse. Le vent souffle dans ses cheveux, autour de son visage effrayant, ils se dressent, épaisse broussaille vénitienne, comme une couronne de serpents. Elle est Lilith fécondée par Méduse. Elle vocifère des mots inconnus, des mots de silence, de renoncements impossibles, tranchants comme des lames, qu’il n’entend pas. Une dernière fois, elle se penche vers lui, plonge ses bras dans son thorax béant, arrache son cœur ruisselant et vermeil, qu’elle avale en riant affreusement. Achille suffoque et se débat dans son sommeil, se retourne d’un bloc, griffe les draps et mâche son oreiller trempé, il sursaute à nouveau et s’écrase sur le sol glacé de la chambre.

Sur les dalles, humides de sa sueur aigre, il se réveille, surpris, ahuri, complètement perdu. Comme un vaisseau échoué sur les hauts fonds qui coule lentement, il tressaille, les membrures douloureuses et la carcasse moulue. Sous son crâne meurtri, aucun bruit, l’araignée se tait, sous ses paupières closes, lavées par les marées de la nuit, la mer étale, d’un bleu paisible, roule ses vaguelettes cristallines en flux et reflux apaisants. Le ciel céruléen est pur, une brise légère frise les flots calmes. Le sable fin est plus immaculé qu’au commencement du monde. Tout est si beau, si parfait, si doux, qu’Achille s’effraie un instant. Il s’ébroue, bat des paupières, rien ne bouge, rien ne change. Il se lève lentement et plonge dans les eaux fraîches et lustrales, nage au loin et nage encore, s’enfonce sous les flots, yeux grands ouverts. L’onde le lave, le régénère, devant lui dauphins et sirènes lui ouvrent le chemin. Tout en ces lieux est vraie volupté, équilibre parfait et harmonie tendre, délicate, émouvante. Entre les longues algues vertes et dansantes, il nage au cœur de la beauté, traverse des bancs soyeux de poissons multicolores habillés de rouges profonds, de jaunes vibrants, de bleus électriques, vifs, synchrones, ne faisant qu’un. Au fond d’une grotte lumineuse, Sophie lui sourit, pleure et demande pardon, il voudrait bien mais ne peut pas. Alors sa vue se brouille, les vagues se déchaînent, les eaux se troublent, Baphomet a tué le démon, mais il écrase encore l’ange sous la corne fourchue de ses pattes difformes. Le temps du grand œuvre n’est pas encore venu.

Achille est revenu du monde des mystères, s’est assis sous l’eau chaude de la douche, a fait la boule, tête entre les genoux, bras repliés, conscience sourde et lèvres scellées. Puis s’est habillé de beau, a déjeuné à satiété, s’est levé, est entré dans le sanctuaire défendu des infirmières qui n’ont pas eu le temps de piper, à ouvert la porte du saint des saints psychiatrique, a regardé Marie-Madeleine interloquée droit dans les seins, a sourit tandis qu’elle tentait de bafouiller quelques mots indignés, et a lancé d’un jet tout chaud, « Putain, vous êtes belle, vous aller manquer à mes nuits, à mes rêves, à ma queue qui a brûlé tout ce temps de vous baiser jusqu’à l’os, j’ai décidé : Je m’en vais … ! ». La psy est restée bouche ouverte, pupilles dilatées, sa bouche pendante et ses lèvres charnues, humides de surprise ont donné des idées à Achille, qui a rit. De bon cœur. En ce 11 Mars, jour de toutes les catastrophes passées et de Fukushima venir, malgré les arguments fades de Marie-Mad, poliment écoutés, le regards fixé sur ses mamelles à dévorer cruellement, ses chairs pâles grivelées à pleurer, ses cuisses rondes gaînées de soie fragile, sa jupe, au ras des ombres prometteuses entre ses superbes cuisses gonflées de vie, Achille n’a pas bronché, s’est sucé le majeur en soupirant, puis est sorti sans un mot de plus. Le lendemain, il a signé d’une main agile, sans hésiter, la décharge demandée, a posé ses bagages à l’entrée du pavillon au moment où Landonne entrait. Qui a sourit aimablement. Achille lui a tendu un billet qu’elle a prit, puis la main qu’elle a serrée franchement dans sa pogne courte et forte. A la gare les encapuchonnés tournaient comme à l’habitude, en traînant leurs savates à pas de prix, le regard torve et la bouche tordue, prêt à gicler au moindre regard croisé. Le suppositoire est parti vers Paris, rempli à ras bords de sacs de viandes éteintes, puantes, fatiguées, serrées les unes contre les autres.

 La vie reprenait le cours ordinaire des insignifiances …

Cette nuit d’Août, Achille le désagrégé ne s’est pas couché, il s’est assoupi sur le cuir odorant de son bureau, jusqu’à ce que dans sa tête la cloche compte minuit et le ramène à la surface, le désenglue des souvenirs méphitiques dans lesquels il s’était enfoui corps et âme. La carafe au large cul hottentot, au long col de cygne blessé, parois embuées comme une haleine hivernale, luit sous la lampe. Elle est là, patiente, devant le nez d’Achille, pleine d’un vin de miel aux reflets de bronze, un de ces Mâcon-Pierreclos que le monde nous envie et qui fait depuis des lustres déjà le bonheur d’Achille. C’est que Jean Marie Guffens est un artiste du vin, un vinificateur subtil dont les liqueurs tutoient l’olympe. Et ce « Tri des Hauts de Vigne » du millésime 2007, sera, Achille en est certain, à l’égal de ses frères Gufféniens, pur cristal, vibration haute, fleurs et fruits en majesté, pêche mûre, abricot fondant, miel frais, pointe discrète de gingembre confit, jus rond, rehaussé par la fraîcheur du millésime, boule de fruits fondus, un délice, juste gras, qui remplit le gueuloir jusqu’au bout du bout, avec ce qu’il faut de tension pour terminer en totale érection et emmener les papilles à l’orgasme vinique. Élégance, finesse, noblesse, un velours de vin qui n’exclut ni richesse, ni fraîcheur et qui met en pâmoison le vieux dégustateur de nuit, seul, au cœur des ombres de son passé. Et le vin le lave, lui redonne vie …

 Ange, Diable,

Baphomet,

Qu’il ne sera jamais,

Et Sophie,

 Dévoreuse

 Et goulue,

Qui jamais plus,

 Ne reviendra,

 Turlututu,

 Et gueule de bois …

ESIMOLASTISECONE.

ACHILLE ET LE COMBAT DES OMBRES …

Daniel Tramer. bassethoundDaniel Tramer. Bassethound.

 

Ils rentrèrent au pas de charge …

Olive courait presque. Lui l’agité perpétuel, capable d’extrêmes folies, qui n’avait pas hésité lors d’une de ses phases délirantes à semer la panique aux Halles de Paris jusqu’à ameuter les forces de police après qu’il a explosé plusieurs vitrines, poursuivi qu’il était par une meute d’agents secrets imaginaires et féroces, oui, lui ne mouftait pas et trottinait derrière ACHILLE comme un loulou de Poméranie derrière un dogue.

Fatigué par la longue marche de l’après midi, Achille s’endormit le soir venu plus serein que Mao Zedong au bord de la rivière aux sables d’or. Armé des deux aiguilles de sa montre il combattit toute la nuit une araignée noire aux mandibules puissantes qui le poursuivait sans relâche. Fourbu, épuisé, au bord de la reddition, sur le somment venteux d’une haute montagne perdue dans une brume épaisse, les pieds crispés sur le bord d’une falaise abrupte, il ferrailla une dernière fois, frappant désespérément le monstre, en vain, ses aiguilles tordues, émoussées, restèrent impuissantes à percer l’épaisse carapace velue de l’aranéide. D’un dernier revers de patte la bête le fit basculer dans les abîmes. Le vent glacial sifflait à ses oreilles, il tombait sans fin, épouvanté, les bras agités, se vidant de ses humeurs, les dents serrées à se briser. Le dernier hurlement qu’il poussa le réveilla. Le corps tendu par l’épouvante il se retrouva sur le sol de sa chambre qui le réveilla en arrêtant net sa descente aux enfers. Sous la poussée du vent qui s’était levé sa fenêtre mal fermée claquait. L’air s’engouffrait dans la pièce faisant voler aux quatre coins les dessins en cours et autres feuilles de papier entassées sur son bureau. Le froid glacial de cette nuit de janvier le réveilla tout à fait et la sueur aigre qui l’enveloppait de son seconde couenne poisseuse gelait presque sur sa peau. Étrangement il n’avait pas froid, bien au contraire il bouillait, le sang courait dans ses veines comme une bouillon en ébullition. L’araignée, pattes écartées, crochées dans son cortex tendre, vomissait ses habituelles imprécations. Achille saisit sa montre qui phosphorait à son chevet. Les aiguilles intactes marquaient quatre heures pile. Une grande vague de rage monta de ses entrailles, l’inonda tout entier, frappa l’araignée dont les vociférations se turent noyées par l’onde puissante qui la submergeait. Sa peau se rétracta, la sueur disparut, il poussa le cri du gladiateur vainqueur du tauride et se redressa à demi nu. Envahi par la colère, rouge du sang pulsé par son cœur déchaîné, il se rua, muscles de bois dur, courut comme un aveugle jusqu’à la chambre de Sophie dont la porte fermée à clef résonna sous ses poings. La pièce était vide, ça sonnait creux mais elle ne s’ouvrit pas. Sa tension retomba, il regagna hébété sa chambre sans se rebiffer, escorté par les cerbères en panique qui étaient accourus …

Allongé sur son lit les yeux grands ouverts il revécut sa journée. Olive, le chemin, le centre commercial, l’altercation, son intervention efficace, la prise de conscience, la volte face sur le chemin, la montre, le retour et la force qu’il lui semblait avoir retrouvée. Cette force qu’il ne dominait pas. Et cela l’effrayait. Il se mit à pleurer à grosses larmes irisées sous la lune qui grisait la pièce, des billes chaudes et grasses qui roulaient le long de ses joues, glissaient dans son cou, salant au passage la commissure de ses lèvres. Comme si des lustres de souffrances oubliées remontaient du fond de sa vie si longtemps étouffées, niées, retenues, écrasées. Se pourrait-il qu’il soit au fond de la piscine prêt à donner du talon pour enfin remonter ?

Le lendemain il fit irruption dans le bureau de Marie-Madeleine qui tenta en vain de le renvoyer. Lui parler, lui faire une demande, répétait-il sans cesse, n’écoutant pas son refus de l’entendre, là de suite sans rendez-vous. Elle était seule gribouiller des formiulaires qui pouvaient bien attendre un peu, geignait-il l’oeil humide et les lèvres tremblantes. Elle était ce jour-là rayonnante, toute de chairs gonflées, dans une robe de soie légère. Une brioche au sortir du four. Un paysage tout en rondeurs, une peau de lait, des lignes souples, élégantes, des courbes parfaites et des abîmes vertigineux à mettre en ébullition l’imagination des pires psychotiques. Mais ce matin là Achille était insensible à ces merveilles, il ne percevait plus la beauté de cette femme aux cheveux étincelants ! Il était dans l’urgence, il avait peur d’une rechute qu’il sentait imminente, plus profonde encore s’il ne parvenait pas à s’expliquer.

C’est alors, quand il ne s’y attendait plus qu’elle céda …

Achille se vida de ses eaux noires. C’était comme un torrent boueux à la fonte des neiges qui inondait la pièce de sa terre grasse et de ses roches aiguës. La psy le regardait, interloquée. Un long moment après que le gave a charrié son flot tumultueux et qu’Achille, prostré sur sa chaise, tête basse et mains nouées, s’est tu, Marie-Madeleine, sidérée, n’a toujours rien dit. Plus pâle encore qu’à l’habitude, elle a les yeux creusés, cernés de mauve et sur sa gorge découverte des plages marbrées de rose et de veines bleues. Le silence succède au vent furieux, longuement. Un silence épais. Quand Achille relève la tête, derrière le brouillard qui voile un peu yeux verts de l’Irlandaise au visage pétrifié, elle le regard mouillé de douceur et d’émotion. Alors il relève la tête pour y planter le sien.

Le lendemain on lui présenta madame Landonne qui lui propose de le recevoir deux fois par semaine. «Landonne» ! Avec un nom pareil, le nom d’une grande côte rôtie, comment dire non ? Achille accepta sans discuter. En sortant du local des infirmières il riait en douce et remerciait le sort d’avoir tant d’humour.

Achille le ratiboisé, seul dans le silence mouillé de cette nuit de pluie battante, emmitouflé dans une robe de chambre rouge qui le réchauffe, se marre silencieusement, le regard fixé sur le nom de cette cuvée de Morgon 2011 du Domaine Jean-Marc Burgaud : « Les Charmes » ! Le gros œil immobile dont l’or flamboie au centre du vin sous le rayon dardant de la lampe peine à en percer le grenat profond bordé de rose intense. Les arômes montent jusqu’à lui sans qu’il ait besoin d’y plonger le renifloir. C’est un bouquet de fruits rouges, complexe et déjà fondu qui l’a renvoyé au temps des sortilèges. Du lac parfumé, la cerise mûre émerge, si juteuse qu’il lui semble déjà la croquer et sentir sur sa langue creusée, gicler sa chair sucrée. Hasard, sort, destinée, coïncidence, Dieu ou l’un de ses anges du bout de son aile plumée l’a renvoyé à sa douleur. Achille rit encore à se mouiller les yeux. L’humour sous toutes ses couleurs, de la plus tendre à la plus fuligineuse serait-il la preuve de l’existence de Dieu ? La cerise dans sa robe d’épices douces est si présente dans le verre qu’il en oublie le coup de pouce du démiurge. Ce n’est certes pas une Landonne de pure syrah qui s’ouvre sous son nez mais ce gamay dans l’enfance suffit à le combler tant il a le nez joyeux. Sur la pointe de sa langue, le jus crémeux, que perce déjà la fraîcheur, roule jusqu’au creux de sa langue pour s’épanouir pleinement et donner à goûter sa matière pleine et tendre. La chair abondante de la cerise, que les épices enrobent et relèvent, à nouveau le ravit. Et la cuve a élevé son enfant de belle manière. Un enfant mutin, fils des grappes portées par de vieux ceps de quatre vingt trois ans ! Dans sa bouche le jus joue à la marelle, s’ébroue, s’ouvre et n’en finit pas de se vider de son fruit ! Passé l’uvule le vin le réchauffe, non sans lui laisser longuement au palais la fraîcheur épicée que portent ses tannins soyeux.

Dans la nuit

Que rincent les ondées

Achille bouboule …

 

 

EBRASMOSSÉETICONE.

ACHILLE SERRÉ PAR LA PATROUILLE …

Guillaume Seignac. L'éveil de psychéGuillaume Seignac. L’éveil de psyché.

 

Deux jours après le dernier charivari, Achille lança le signal. Sophie tendit le majeur bien haut vers le ciel, le regardant d’un air féroce. Dès que le mannequin grossier l’eût remplacé au fond du lit il s’élança dans les couloirs sombres comme s’il s’en allait promener, confiant et sûr de lui. L’odeur de jasmin chaud de Sophie l’enivrait déjà …

Insouciant, il courut presque.

A l’instant où il poussait la porte entrouverte de la chambre, le couloir s’illumina, un cerbère jaillit des douches, croisa les bras sur sa blouse bleue et le regarda en souriant. A genoux sur son lit, vêtue de sa peau tendre, Sophie croisa les bras elle aussi sur sa poitrine nue. Une suée froide inonda le dos d’Achille. Ce n’est pas qu’il avait peur mais il sut à cet instant qu’il ne reverrait pas Sophie de sitôt. Dans son cerveau le sang reflua, l’araignée libérée de ses chaînes exulta, ses crocs acérés le mordirent sauvagement, elle reprenait le contrôle, instillant dans les chairs sidérées d’Achille le jus aigre de la peur. Comme un enfant confiant, sûr qu’il était de son impunité, il avait oublié, ou plutôt négligé, de réveiller en passant Olivier et Élisabeth qui lui auraient peut être, en criant comme des veaux égorgés, évité de tomber dans le piège grossier tissé par ces maudites sorcières de nuit. A genoux dans le couloir Achille se tenait la tête à deux mains et la silhouette de Sophie qu’il entrapercevait, prostrée sur son lit sous la lumière diffuse qui venait du couloir, prenait les couleurs grises et verdâtres de la mort. Étrangement le temps s’accéléra, les chairs fermes de Sophie s’affaissèrent, puis elles coulèrent comme un ruisseau visqueux, dévoilant ses os qui s’effritèrent et tombèrent en cendre au moment précis où la veilleuse refermait la porte …

Elles le raccompagnèrent jusqu’à sa chambre sans un mot, jusqu’à son lit au fond duquel il se tapit comme une hérisson blessé. Il s’allongea les yeux clos, sans protester, tout pétrifié qu’il était par le venin glacé de l’araignée qui triomphait une fois encore. Un sommeil lourd et agité l’emporta. Il navigua longuement sur les flots épais des cauchemars, dans une lourde barcasse malmenée par des eaux tempétueuses. Dans une nuit épaisse comme marc de café, sous les déferlantes qui le noyaient, accroché aux rames impuissantes à diriger la patache, il erra comme une âme en souffrance sous la constante menace de l’araignée plus énorme que jamais, ruisselante d’eau grasse, qui le fixait de ses petits yeux de jais. Le monstre agitait ses crocs effilés, fonçait sur lui pour s’arrêter net à quelques centimètres de son visage, bavant de plaisir et crissant de joie comme une lame sur une plaque de verre dépoli. Dans un dernier élan, sentant ses forces le quitter, Achille la frappa à coups de rames entre les yeux, mais les rames éclatèrent sur la chitine épaisse. Il hurla de terreur et se réveilla.

Le jour était levé depuis longtemps et la lumière chaude du soleil inondait la chambre. Le ciel était pur, le ciel était bleu, Achille recroquevillé dans son lit, les mains encore crispées sur les rames fantômes, aveuglé par la lumière, pleurait en silence. Quand il gagna la pièce commune le petit déjeuner était fini depuis longtemps. Le petit monde du pavillon «C» vaquait à ses vagues occupations routinières. Dans le bocal Olivier grillait ses clopes, Élisabeth, assise sur le banc près de la porte, béate, souriait à ses rêves. Alors Achille s’en fut courir sous les futaies du parc. Très haut dans l’azur le soleil raccourcissait les arbres. C’était l’heure des ombres disparues. Achille courait en vain après la sienne. Le souffle court et les muscles douloureux, il dépassa sa souffrance. Les couleurs changèrent, le ciel devint vert et l’herbe rouge. Les arbres aux troncs bleus défilaient à branches rabattues, Achille insensible au vent vert qui lui cinglait le visage fonçait comme une locomotive ivre sur les rails tordus de sa vie. Dans son corps, sous sa peau, le sang battait à toute allure, grondait comme l’Amazone par temps de pluie, inondant et nourrissant ses organes en surchauffe, glissant comme un serpent liquide dans ses artères sous pression, irriguant à gros bouillons son cerveau désorienté. Dans un même élan, en pleine détresse, il remerciait son corps de le porter ainsi, de ne pas le lâcher, d’être aussi généreux. Achille priait comme un profane inspiré et remerciait le sort, le hasard (ce mot si commode), la génétique, de lui avoir donné un corps robuste. Le temps passait, les kilomètres s’accumulaient, le soleil baissait, il continuait à la même allure folle. Achille volait, s’envolait même quand il sautait au-dessus des tas de bûches, rien ne le fatiguait ni ne l’arrêtait, il se sentait immortel, parti pour tourner éternellement ainsi autour du petit monde du parc. Sous les os épais de son crâne, ballottée par la course, anesthésiée par les giclées d’hormones, l’araignée, mâchoire pendante était neutralisée et tant qu’il courrait elle ne ne bougerait pas, ni ne criaillerait sa comptine délétère.

Le soir s’écrasa sur le parc.

Les infirmiers chargés de la sécurité s’activèrent. On quadrilla le parc jusqu’à ce que la silhouette fuyante d’Achille fut repérée, suivie, puis entourée en douceur. Il leur fallut quand même l’arrêter presque de force pour le ramener au pavillon. Croché ce qu’il fallait par les deux bras, tandis que tous marchaient il continuait à pédaler sur place. La nuit tombait, il n’avait ni déjeuné, ni dîné, il avait passé la journée à se dévorer lui même pour éviter que l’araignée ne le dévore.

Le lendemain matin, Achille, le corps meurtri par sa cavalcade de la veille, petit déjeuna comme un mort de faim, pour se nettoyer la bouche autant que pour se nourrir. Fébrile, il attendait Sophie qui ne vint pas. Les effets de la chimie le protégeaient encore des émotions qui pulsaient tout au fond de son ventre, elle tournaient, bataillaient aux anesthésiants et cherchaient à l’envahir. En vain. Il mangea comme un automate, portant le pain à sa bouche mécaniquement, regard vide et gestes saccadés.

Il se retrouva sans s’en être vraiment aperçu assis sur sa chaise de torture face à Marie-Madeleine. La rousse pulpeuse était comme à son habitude magnifique, moulée au millimètre dans une robe de tissu léger, au ras de ses formes aussi fermes qu’épanouies. Ses yeux vert d’eau brillaient et se posaient aimablement sur lui, pauvre hère sous camisole. Avec d’infinies précautions elle lui susurra, dans une langue de bois joliment ouvragée adoucie par son accent charmant, que Sophie avait été transférée dans un autre pavillon. Pour son bien et le sien. Achille se réfugia dans sa bave qu’il laissa couler lentement à la commissure de ses lèvres pendantes. Sans résultat. L’irlandaise aux collines confortables ne se laissait plus prendre à son manège repoussant et continuait, imperturbable, à monologuer. Achille avait compris et ne l’écoutait plus. L’araignée trépignait de plaisir et le tenait tout entier saignant entre ses mandibules. Agité de spasmes qu’il ne contrôlait pas le pauvre amoureux se mit à pleurer en silence de gros sanglots humides. Aucun son ne sortait de sa bouche et le spectacle qu’il offrait était si pitoyable que la psy se tut. Pour la première fois depuis son arrivée il ne dirigeait plus en sous main l’entretien.

Achille, enfin, lâcha prise …

A la différence des «sains d’esprit» aux antennes atrophiées les présumés «fous» balaient tous azimuts, rien ne leur échappe. Sans savoir le pourquoi du comment, ils sont traversés par les flux invisibles des émotions comme des récepteurs sur pattes ultra sensibles. Élisabeth était à demi perchée sur le banc attenant au local des infirmières quand Achille sortit. Elle sauta gauchement de son perchoir, fit un pas maladroit, prit Achille par un bras et posa sa tête sur l’épaule du petit garçon triste qui pleurait dans ses yeux. Elle lui offrit un vieux mégot infumable, d’un geste doux qui le bouleversa. Puis, événement rare, Olivier comme un culbuto animé sortit de son bocal enfumé, s’approcha, plus odorant qu’un hareng mariné et se lança dans un long discours souriant qu’Achille ne comprit pas. Mais les sonorités gutturales de ce langage étrange lui parurent plus douces et réconfortantes que le phrasé émollient de la belle Irlandaise. Pendant une fraction de seconde il eut la vision d’un chœur angélique, d’une assemblée de vortex multicolores psalmodiant pour lui à voix basse une mélopée délicieuse, tendre et mélodieuse qui tarit instantanément sa peine.

Toute la semaine qui suivit,

En ce Janvier blanc,

Achille chercha Sophie.

Mais ne la trouva pas …

En cette nuit d’encre du mois de Mars le vent souffle en rafales, la pluie drue claque sur les volets clos. Achille le stratifié, sous le cône luminescent de sa vieille lampe complice de ses insomnies récurrentes, a rouvert les yeux. Dans le bleu de son iris, autour de sa pupille écarquillée, dansent les ombres mortes des amours disparues.

«Que sont mes amis devenus,

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés.

Ils ont été trop clairsemés,

Je crois le vent les a ôtés,

L’amour est morte.

Le mal ne sait pas seul venir,

Tout ce qui m’était à venir

M’est advenu.»

Ruteboeuf.

Alors il regarde fixement le vin immobile, tapi dans la combe de cristal qui brasille sous la lumière et se perd entre les fines jambes huileuses figées sur les parois. Au centre du verre l’œil du vin qui jamais ne cille, brille comme une escarboucle rubis finement gansée d’orange. Le parfum puissant d’une pivoine charnue monte du lac paisible pour lui charmer le nez, puis une cerise, qui griotte un peu du bout de son noyau, lui succède. Mais ce Barbaresco « Cotta » 2006 du Domaine Sottimano a plus d’un parfum sous sa robe. Le transalpin ouvre un peu plus son sac à fragrances qui offre à l’appendice conquis de l’insomniaque, en rafales séduisantes, son café noir, sa muscade, son cade, ses épices douces, son thym sec et son poivre noir enfin. Achille soupire longuement puis porte à ses lèvres le bord du verre. La matière dense du vin envahit sa bouche, fait sa boule de chair ferme, roule sous sa langue creusée et délivre son flot de fruits mûrs, avant d’éclater sous une poussée fraîche qui redresse la matière encore serrée. Au palais déserté par les fruits qui coulent dans sa gorge, le café, le cacao pur et les épices s’attardent longuement, enrobant les tannins encore jeunes de ce Piémontais racé. Achille, que le plaisir a réveillé, court dans les allées du parc, encore et toujours …

Quelque part

Dans les méandres du monde,

Alors que pointe le printemps,

Sophie peut-être

A souri …

 

ERÊMOVEUTISECONE.

ACHILLE FAIT DES RONDS DE LUNE …

WatteauPierrotWatteau. Pierrot.

 

Sophie est bien un peu pâle et ses yeux sont plus grands que jamais …

Assise bien droite à la table du petit déjeuner, elle beurre une tartine, minutieusement, lentement et veille à étaler la pâte au ras de la croûte du pain frais dont l’odeur peine à couvrir les relents aigres des corps au sortir de la nuit. Le thé et le café arrivent et leurs parfums finissent par embaumer la scène. Olivier n’est pas là, Élisabeth non plus. Achille, gêné, observe à la dérobée. Il brûle de regarder Sophie mais n’ose pas de peur qu’elle évite son regard. Il aimerait bien lui dire combien il regrette de n’avoir pas senti son désarroi cette maudite nuit délicieuse, de n’avoir pas entendu sa souffrance, de s’être simplement jeté sur son corps moelleux, de s’être nourri d’elle comme un égoïste. Achille a honte, une honte qu’il exagère et entretient précieusement cependant. Elle est si forte que l’araignée se tait. A la priver ainsi de son ordinaire elle s’étiole. Tant qu’il est tout entier sous l’emprise de ce sentiment de culpabilité, de son impardonnable faute, l’aranéide est muselée. Paradoxalement sa culpabilité le libère. Les yeux baissés il joue avec des miettes de pain. Du bout des doigts il les ramasse et les croque nerveusement. La faim le tenaille mais il ne cède pas et se punit en la muselant. Mais une main qui se pose furtivement sur son épaule le ramène à la réalité. Une odeur de jasmin tiède lui caresse les narines et lui met le cœur au galop. Achille ferme les yeux, les tambours du Bronx battent sous son crâne, ses tempes vibrent, Sophie est là, elle s’est levée pour se glisser à ses côtés, sans un mot, sans un regard.

Le ballet des tartines continue, les cuillères chantent sur les tasses, le pain craque sous les mâchoires de la bande de gloutons affamés ; on entend l’aria des gosiers repus qui déglutissent. L’heure est à l’essentiel. Dans le concert ambiant personne n’a remarqué que la cuisse de Sophie s’est collée à celle d’Achille. Surpris, il a rouvert les yeux sous la caresse chaude, sa main est restée en suspens au dessus des miettes quand elle a glissé devant lui une tartine parfaitement beurrée. Elle a ensuite rempli son bol de thé chaud puis est retournée sans un mot à son petit déjeuner. Dieu que cette tranche de pain luisante de beurre sous le soleil encore bas qui perce la baie est belle ! Achille la regarde comme un trésor. Les stries du couteau marquent la surface onctueuse, sous la fine pellicule grasse la mie trouée de cratères lunaires apparaît par endroit. Comme Pierrot à la Lune Achille a le regard idiot.

« Au clair de la lune

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot.

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu ;

Ouvre-moi ta porte

Pour l’amour de Dieu. »

La comptine tourne dans sa tête, des étincelles dorées s’échappent de la mie trouée du pain et crépitent sous ses yeux. Délicieusement perdu Achille, tourneboulé, mord avec gourmandise dans la tartine. Aucune truffe, aucun caviar ne lui donneront jamais autant de plaisir. Un sentiment de paix et de plénitude le remplit à chacune des bouchées qu’il mâche jusqu’à la bouillie. Sur sa cuisse la chaleur complice de Sophie l’accompagne et exhausse ses sensations. Il lui semble que l’araignée, sous l’os de son crâne, à la chaleur du feu de son cœur ravi, se racornit, rôtit et fond en chuintant.

Quand Achille rouvre les yeux et relève la tête l’infirmière chef le regarde bizarrement. Après ce moment délicieux il a foncé courir dans le parc, à se durcir les cuisses. Octave a participé à la fête, il l’attendait au premier virage. Tout le long du parcours, la boule de poils fauve est apparue sur le bord du chemin, de loin en loin sur un tas de bûches, ou collée pattes écartées au tronc d’un arbre, ou bien même dans l’herbe au bord des allées. Dans la dernière ligne droite qui mène au pavillon Achille a eu beau sprinter, Octave a couru devant lui sans effort apparent comme une flèche de fourrure et l’a quitté d’un brusque coup de rein imprévisible juste avant l’arrivée. Achille s’est étiré près de l’entrée. Octave, à mi hauteur d’arbre l’a regardé en décapitant un gland. Quand Achille, suant, la tête ivre d’hormones, a poussé la porte, l’animal a disparu.

Sous la douche chaude Achille s’est accroupi, sur son dos l’eau brûlante lui a rougi la peau et dénoué les muscles. Quand il s’est séché il était à l’équilibre, sa peau était aussi chaude que la flamme apaisante qui sourdait de son cœur et lui emplissait la poitrine.

Les infirmières l’attendaient.

Ce jour-là Marie Madeleine était vêtue de vert bronze. Un tailleur pantalon à la Chanel qui accentuait sa cambrure et moulait à merveille son superbe fessier rond. Son bureau était une véritable chaudière, sous la veste qu’elle avait ôtée, elle portait un fin corsage couleur de source claire qui laissait entrapercevoir entre ses seins gonflés et libres la naissance d’une profonde vallée – Achille les imaginait magnifiques ce matin-là. Tête baissée il avait pris son air de parfait abruti, il laissait pendre sa mâchoire inférieure et s’humectait généreusement les lèvres à intervalles réguliers, les yeux rivés sur les gros melons de la dame. Il apprit, sans piper mot ni laisser paraître la moindre émotion, que l’équipe soignante était au courant de la visite nocturne de Sophie. L’irlandaise de sa voix mélodieuse le tança gentiment, lui rappelant que les visites entre malades étaient interdites de jour et plus encore de nuit. Elle lui parla aussi de la fragilité de Sophie, de sa situation personnelle (c’est qu’il est marié ! Et foutre Dieu, l’Irlande est catholique !), des conséquences de ses actes et pataquès. Achille releva la tête l’œil délibérément vitreux, ne dit mot, se contentant de laisser glisser un filet de bave translucide sur le côté de sa bouche. Quand le fil céda la salive fit un joli rond sur le carrelage clair, juste entre ses jambes. La psy bredouilla deux mots avant de se reprendre, les infirmières qui l’entouraient s’agitèrent un instant, Achille lâcha un autre jet qui fit un deuxième rond. Il alla jusqu’au troisième, les yeux toujours ostensiblement collés aux seins de la psy qui du coup pointaient un peu. Un rien les émeut pensa t-il en souriant niaisement. Le malaise avait gagné la pièce et l’entretien tourna vite court. On le renvoya.

Du fond de la salle commune, il vit Sophie entrer à son tour.

Cinq minutes après, elle ressortait entre deux infirmières aussi blanches que leurs blouses. Elles s’arrêtèrent, les poules murmuraient, entouraient Sophie et battaient des ailes. Sophie, le regard de plomb, la bouche pincée, le visage tendu, parlait à coups de couteau en phrases courtes et cinglantes. Elle devenait livide, les yeux cernés de noir elle arrosait les poules au lance-flamme. Achille n’entendait rien, elles parlaient bas mais ces chuchotements secs sentaient l’acide et la tôle brûlée. Sophie pointait un doigt menaçant sur la basse-cour et rythmait ses phrases de petits gestes coupants. Elle aperçut Achille aux aguets, rompit le cercle des infirmières et vint s’asseoir face à lui, elle lui expliqua en termes crus qu’elle se foutait bien de ces c….sses , qu’elle em….ait la psy, que personne ne lui dicterait ses actes et que MERDE ! Achille chercha à l’apaiser, à lui expliquer sa tactique face aux soignants, elle lui répondit qu’elle était «elle», et qu’elle faisait à sa guise en toutes occasions. Son visage se radoucit quand elle lui affirma d’une voix de coeur qu’ils se reverraient. Suffisait de feinter les « matonnes » de nuit. «Allez, réfléchis, on en parle ce soir au tarot» lui dit-elle en se redressant d’un bond. Une fois encore Achille se régala du spectacle de sa croupe ferme qui battait la cadence tout au long du couloir. Elle portait un jeans moulant qui suivait docilement le globe parfait de ses fesses rondes qu’aucune disgrâce n’affectait.

Le soir même ils échafaudèrent des plans d’enfer.

Ils convinrent qu’il leur faudrait distraire les deux gardes de nuit. En réveillant Olivier par exemple qui fera illico un ramdam du diable ! Quand elles seront occupées avec lui les deux autres couloirs seront déserts mais il faudra veiller aussi à leurs intrusions inopinées dans les chambres. Pour cela repérer leurs heures des rondes, ce qui évitera de se faire surprendre et d’autre part favorisera le retour de l’un ou l’autre vers sa piaule. Regagner ses pénates à toute berzingue. Quand elles seront débordées par les hurlements d’Olivier les autres accès et la salle commune seront dégagés. Plan bouclé en deux minutes, juste avant que la valse du tarot.

Et la fête nocturne continuera !

Achille le desquamé sort doucement de sa demi somnolence, hagard et désorienté. Comme toujours. Depuis des lustres il se croit seul au milieu de la nuit à lutter contre l’insomnie tenace, pour finir par replonger sans jamais l’avoir voulu dans ses très lointains souvenirs. Sa fidèle lampe de bureau déverse son jour de tungstène sur ses épaules chenues, elle le réchauffe comme le soleil perdu de ses jeunes années. Au bord du cône, un rayon doré s’échappe et découpe en deux moitiés égales le cristal du verre mi rempli qui patiente. Côté lumière la robe du vin brille comme une cerise mûre au petit matin, pur rubis étincelant voilé de rose au bord du disque. Ce Nuits-Saint-Georges 1995 « Les Pruliers » du Domaine Gouges affiche les belles couleurs de la Bourgogne épanouie et sous son appendice attentif c’est un parfum subtil, complexe et fondu, qui monte lentement. Cerise griotte, merise sauvage, terre puissante de Nuits, cuir gras, dans un écrin d’épices douces, le ramènent à la réalité. Sophie est retournée au gouffre du passé, au temps qui vit naître ce vin, elle disparait à jamais quand le jus puissant lui parle du présent de cette nuit froide qu’il réchauffe. Achille du bout des lèvres accueille la chair du vin qui s’offre. Les fruits immédiatement sourdent de la sphère goûteuse et charment ses papilles qui frissonnent de plaisir. Le millésime est ici transcendé, seule une légère fermeté des tannins le trahisse. A peine. Le jus reste concentré, droit, admirablement structuré, puis la fraîcheur le relance jusqu’à l’avalée qui lui embrase les sens. Sur sa langue, longuement, s’étire la présence à peine perceptible, comme une soie diaphane, des terres qui ont porté les vignes.

Par Saint Georges,

Le dragon terrassé

Ronronne …

 

EDEOMOGRATITIASCONE.

ACHILLE ET LE SANG DE SOPHIE …

Odilon Redon. Le rêve. Odilon Redon. Le rêve.

 

Le lendemain de cette étrange nuit Sophie ne parut pas …

Dans leur casemate les blouses blanches s’agitaient plus qu’à l’ordinaire et tiraient des gueules d’enterrement. Sur le coup de onze heures Achille rentrait épuisé comme à l’accoutumée de sa longue course dans le parc, quand le grand patron (celui qui l’avait autorisé à courir contre l’avis des soignants du pavillon) se pointa. Marie Madeleine l’attendait dans l’entrée. Têtes basses et visages tendu, ils s’isolèrent illico dans le bureau de la belle Irlandaise. Cet événement électrisa l’atmosphère. On n’avait jamais vu les psys traverser la pièce commune comme ça, sans un geste, un bonjour, un petit mot pour l’un, un sourire pour l’autre. Rien de plus déstabilisant pour les pensionnaires du « C » qu’une entorse au rituel. Et qu’elle soit le fait des « psys », ces très chers et indispensables chefs-pères-mères-prescripteurs-confidents-infantilisants, accentuait gravement le malaise qui gagnait. Élisabeth se traînait, pauvre trotte-menu, d’un bout à l’autre du bâtiment, ouvrant et refermant nerveusement son vieux baise-en-ville rouge, cherchait de droite à gauche une infirmière disponible, ne demandait plus ses clopes inlassablement et pire ne psalmodiait même plus à voix basse son incompréhensible mantra. Sur le banc qui jouxtait le bureau des soignants beaucoup s’étaient serrés bras liés, à douze pour huit places, comme des hirondelles sous la pluie.

En face dans le bocal, derrière la baie vitrée, Olivier hagard et humide se collait de tout son corps à la vitre, mains et pieds écartés, moitié Saint Sébastien au martyr, moitié sangsue. Ses mains grasses et sales qui s’agitaient convulsivement, ses grosses lèvres baveuses écrasées comme deux limaces accouplées, son ventre énorme sur le point d’exploser et son gros nombril creux prêt à lâcher des flots de merde, finissaient d’apparenter la scène à l’Enfer de Bosch. Même ses gros yeux globuleux exorbités touchaient la vitre, Olivier poussait et le verre tremblait. Il parlait à même la baie et ses borborygmes se noyaient dans un flot de salive épaisse échappé de ses lèvres qui descendait en ondulant vers le sol comme un escargot gluant. Au bout d’un moment il se mit à naviguer d’un bout à l’autre de la paroi de verre, ses dents crissaient, la vitre devenait de plus en grasse, la bave s’étirait en filets sales se mélangeant à la crasse et à la sueur. Puis il se mit à bramer d’une voix rauque, sinistre, graillonneuse comme un râle de mort, un beuglement qui n’en finissait pas. Pour finir il pissa abondamment dans son caleçon fripé, l’urine coulait le long de ses jambes en dessinant un delta odorant qui décrassait le bas de la vitre. Achille hypnotisé, le cœur au bord des dents, les sens bouleversés, regardait les cris et entendait la scène, il ne voyait plus distinctement, tout se mélangeait dans sa tête. Élisabeth s’était adossée à la baie, le visage d’Olivier s’était immobilisé au dessus d’elle au milieu d’une bouillasse opaque, ses deux grandes pattes écartées de chaque côté de sa tête comme s’il allait l’écrabouiller. Derrière la pâte marronnasse on ne distinguait même plus les reliefs du bocal.

Dans la salle des soignants les infirmières agglutinées n’avaient rien vu.

Achille finit par s’asseoir, ses jambes flageolaient, son corps ne voulait plus le porter et lui accaparait l’esprit, le protégeant ainsi de la culpabilité sourde qui commençait à le tarauder. Le repas défit le groupe qui s’éparpilla jusqu’au restaurant pour oublier, tous trop occupés désormais à bâfrer comme des chancres. Après le repas, Achille qui ne se sentait pas très bien s’arrangea pour isoler un instant Ondine de ses collègues. Et il apprit ce qu’il savait déjà. Confusément. Sophie, juste après l’avoir quitté, s’était déchiré les poignets. On l’avait évacuée discrètement, en pleine nuit. «Ne vous inquiétez pas» ajouta Ondine, «elle va bien». Obsédé Achille revivait la nuit précédente, ce moment de douceur et de sauvagerie tendre qu’elle lui avait offert ? Il s’en voulait beaucoup de n’avoir rien compris, d’avoir confondu offrande et désespoir. Sous l’os de son crâne lourd l’araignée grossissait, lui dévorait le cervelet, il entendait le bruit répugnant de ses mandibules au travail et ses cris gras de plaisir. Alors Achille s’en fut courir dans le parc. Il tourna toute l’après-midi, l’araignée contrairement à l’habitude s’accrochait et résistait à l’afflux des hormones. Oscar ne se montrait pas. A la nuit tombante deux infirmiers l’interceptèrent et le traînèrent presque de force jusqu’au pavillon. Une douche sous surveillance. Double dose de cachetons. Nuit noire.

Même l’araignée anesthésiée s’est tue.

Au dessus de la route qui mène au port Achille vole comme on nage le crawl. A grandes brassées il fend l’air, file au ras du sol, remonte, virevolte, la brise chaude de la mer proche l’apaise. Il rêve. Les distances et le temps, sont abolis, il revoit La Calle le village de son adolescence et plane sur les paysages de ses insouciances. Par flashes des images de chairs sanguinolentes perturbent son vol paisible mais d’un battement de palme il accélère, les efface et repart. Mais elles reviennent de plus en plus souvent pour s’imposer finalement et rougir la mer, elle enfle sous le vent qui s’est brutalement levé. Achille n’avance plus, le vent mauvais le chahute, les paysages s’assombrissent jusqu’à ce qu’il se retrouve à patauger dans la glaise gluante sous une pluie froide dans un champs désert. Il bascule dans le cauchemar, la terre collante l’alourdit, l’avale lentement, chaque pas est un calvaire, l’averse devient si forte qu’elle blanchit le paysage désolé, reliefs et horizon disparaissent. Achille à bout de force abandonne, dans un bruit de succion atroce le sol l’engloutit. La boue l’aspire toujours plus jusqu’au fin fond des entrailles de la terre. Il traverse roches, nappes d’eaux et caillasses meurtrières sans effort, jusqu’à se retrouver au plein centre du cœur en fusion de la planète. L’or liquide l’entoure sans le consumer, il nage cette fois par le seul effet de sa volonté, à nouveau son esprit se calme. Mais le magma gonfle soudainement et l’expulse violemment. Achille déboussolé, endolori, surprit par ces brusques revirements a fermé les yeux et s’est recroquevillé sur lui même. Sous ses paupières des étincelles multicolores crépitent, le souffle court il gémit, il lui semble rouler sur un toboggan caillouteux qui lui rabote la peau. Au bout de la pente il tombe à l’eau comme une pierre lourde et s’enfonce dans la mer. Continuant à nager au milieu d’une forêt d’algues molles agitées lentement par de violents courants qu’il ne sent pas, Achille ondoie dans les eaux tropicales, traverse des bancs de poissons multicolores, croise de grandes tortues vertes qui le regardent de leurs yeux globuleux. Entre ses jambes ondulent d’interminables serpents annelés, le long de vertigineux tombants des gorgones rouges déploient leurs éventails, une colonne de langoustes en procession se déplace entre les coraux. Il respire profondément et le silence cliquetant de la mer l’apaise. Il ne sait plus qu’il rêve quand un dauphin au corps fuselé apparaît. L’animal tourne autour de lui jusqu’à presque le toucher. Son regard vif le fixe, il fonce droit devant, pirouette, revient jusqu’à lui et repart. Achille comprend qu’il l’invite à le suivre.

Ensemble ils traversent de grandes plaines sablonneuses ridées par les courants, se faufilent entre de hautes colonnes de coraux qui montent vers la surface comme autant de gratte-ciels baroques, ils survolent des épaves anciennes colonisées par le peuple grouillant des mers, des cathédrales de rouille figées pour l’éternité. L’eau est d’un bleu cristallin que les rayons diffractés du soleil animent d’ombres mouvantes et de lumières aveuglantes. Soudain, au détour d’un pylône de calcaire gigantesque qu’habitent de grosses murènes tachetées aux gueules jaunes largement ouvertes, par un effet conjugué des puissants courants, l’eau se brouille, la visibilité baisse, le sable tourbillonnant mange la lumière et devant lui danse, à peine visible, la silhouette blanche de Sophie dans une longue robe translucide qui souligne ses formes parfaites. Éberlué, le souffle court, Achille s’approche. Des myriades de minuscules poissons translucides aux teintes électriques l’entourent. Ses yeux sont clos, elle sourit à demi ; sous les pansements qui bandent ses poignets sourd un sang écarlate, un sang artériel qui se dilue autour des poissons bleus aux ventres d’albâtre comme autant d’écailles rutilantes sur l’opalescence éclatante de sa robe hyaline. L’image fugace d’Isadora Duncan dansant lui vient à l’esprit, le chagrin le submerge, il suffoque et se réveille en sursaut.

Dans la nuit noire sa tête cogne comme un bourdon sous le battant.

Le lendemain Sophie est revenue, pâle comme Ophélie. Sur son visage exsangue flotte un sourire tremblant. Achille en la voyant s’est tu. Elle lui a souri. Son regard s’est éclairé comme un lagon sous le soleil …Cette nuit il fait plus noir que jais – une nuit fuligineuse – la lune a déserté le ciel d’occident, les nuages funèbres roulent en masses furieuses sous le noroît qui siffle en rafales aiguës. L’hiver pluvieux a enchâssé la ville dans ses rideaux de pluie. Il revient de son voyage dans le passé et peine à ouvrir les yeux. Le fantôme de Sophie se dissout lentement et l’aigue-marine de ses yeux pâlit enfin. Le rubis grenat rutile dans son écrin de cristal fin. Le temps n’a pas marqué la robe du vin dont le disque paisible rosit à peine sur ses bords. Ce vin des riches terres de Gevrey-Chambertin va le revigorer, il le sait et ce premier cru «Les Goulots» 2003 du Domaine Fourrier le réchauffe déjà. Les parfums de ce jus dense depuis longtemps emprisonnés débordent du verre et jouent avec ses narines. En cavalcade, des touches de framboises mûres, de fruits rouges à l’eau de vie, de cerises juteuses, le ravissent. Puis leur succèdent des notes empyreumatiques, la muscade, la terre humide, les sous bois, le cuir gras et la girofle. Un nez fondu, complexe. Que l’avalée, affamée par ces souvenirs harassants, confirme quand le vin lui emplit le gueuloir de sa matière conséquente, elle enfle sur la langue, roule et libère un flot de fruits rouges mûrs enrobés dans les mêmes épices qui lui ont charmé le nez ! Le vin ne faiblit pas, glisse dans sa gorge en lui laissant en bouche sa trame de tannins fins parfaitement polis. Le souvenir du vin dure et perdure quand les épices, les fruits et la réglisse, refusent obstinément de le quitter, tout comme le souvenir lointain de Sophie qui danse et s’enroule aux lianes marines sous les eaux troubles agitées par les courants …

 

EDÉMOVASTITÉECONE.

ACHILLE SOUS LES FOUDRES DE L’ARCHANGE MICKAËL …

Klimt. Women Friends.

 

Tous les vendredis matin c’était branle-bas de combat.

Pour les barjos, les déglingués et les dépressifs qui ne branlaient rien de la semaine hors leurs trois séances de boustifaille par jour, c’était fête. Pour Achille qui aimait à courir au vent tous les matins, c’était galère. Depuis que le Patron de l’institut lui avait donné feu vert il ne s’en privait pas. Et souriait insolemment aux poules blanches. Tous les jours, par pluie, neige ou soleil, il s’en allait galoper par les sentiers herbeux du parc histoire d’emmerder l’araignée qui lui bouffait plus la tête que les semelles de ses pompes de course. Il n’aimait rien tant que sentir son corps expulser les molécules d’anxiolytiques, d’antidépresseurs et autres miasmes à ne plus pouvoir ressentir en rond dont on le gavait chaque jour. Il avait beau en cracher moitié dans les chiottes,, il en avalait suffisamment pour nager dans le coton toute la journée. Alors il luttait à sa façon, instinctivement, histoire de profiter un peu de ses souffrances.

Et puis il y avait Octave ! Plus Achille tournait entre les troncs tordus du Parc, souffle court et cœur en joie, plus l’écureuil s’habituait à lui. Achille l’apercevait au loin, le cul assis sur ses rondins et son poil roux comme une tâche de vie sur le paysage monochrome d’hiver. Sa queue en panache, largement étalée, drue et touffue, balançait au dessus de sa petite gueule pointue comme une chapka naturelle. Ses yeux de jais ne le quittaient pas tandis qu’il approchait ; il ne bougeait même plus, il croquait un gland mûr qu’il déchiquetait à petits coups de dents aiguës en regardant passer cet étrange bipède aux naseaux fumants. Les jours passaient et la bestiole s’enhardissait, continuant à disparaître au passage d’Achille pour réapparaître épisodiquement à d’autres endroits du parc. Comme s’il connaissait par cœur le circuit. L’animal était d’une étonnante vivacité, il se matérialisait d’un coup comme ça, instantanément et disparaissait aussi vite. Chaque jour Achille lui criait «Lâche donc ce gland et bouffe plutôt cette salope d’araignée qui me ronge la cervelle !». Un matin, l’écureuil ne se montra pas. Achille eut beau tourner et revenir encore, puis encore, pas d’Octave. Épuisé, car il avait couru trois fois plus qu’à l’habitude, Achille à bout de souffle fit quand même un dernier tour de parc. Toujours pas d’Octave assis sur son tas de bûches habituel ; Achille avait beau hurler en silence, il ne semblait pas décidé à pousser le bout de son museau entre les branches. «Allez Octave, dis moi bonjour, fais pas le con, amène toi petit gars j’ai besoin de toi !» criait Achille du bout saignant de son cœur abandonné, quand il l’aperçut au milieu du chemin, les deux pattes croisées sur son ventre duveteux, comme s’il daignait. Achille crut même le voir, content de sa farce, ricaner sous sa moustache. Octave ne cilla même pas quand il le frôla puis Achille le retrouva devant lui, qui le précédait, filant sans effort apparent plusieurs secondes interminables jusqu’à ce qu’il place une accélération foudroyante et s’évanouisse dans les feuilles mortes. L’araignée sous son crâne ne moufta pas.

Adoncques c’était un Vendredi d’octobre 1988.

Et Achille était en retard à la réunion. Les pensionnaires affalés sur les fauteuils et les divans, comme des graisses molles et pâles tranchaient sur les tons marronnasses du Bocal. Au centre de la pièce Marie-Madeleine en majesté vêtue de laines vertes qui se pâmaient sur les renflements appétissants de son corps désirable trônait dans ses bas écarlates. Ses cheveux rubigineux tressés autour de sa tête la couronnaient et dégageaient la ligne pure de son cou dont la peau de lait satinée en hypnotisait plus d’un. Il rêvait de butiner au hasard entre ses émouvantes éphélides. Dans ses rêves nocturnes souvent, comme un chaton gourmand il lapait à petits coups de langue assoiffés cette peau de crème onctueuse et sucrée. Elle avait les genoux serrés et les mains posés sur ses cuisses comme l’enfant sage qu’elle n’était plus. Tout le monde somnolait plus ou moins, selon les poisons administrés, seul Achille la regardait béatement. Enfin non, pour dire vrai Olivier se malaxait la braguette convulsivement en faisant d’infâmes bruits de bouche dont personne ne se souciait. Les blouses blanches assises sur leurs culs généreux s’étaient stratégiquement installées au quatre coins de la pièce ronde histoire de contrôler les débats. Achille pensa aux tableaux de Giorgio de Chirico et se mit à rire. Ça ronronnait gentiment, les infirmières souriaient aux doléances, la bouffe était trop, la bouffe était pas assez, l’eau était trop chaude, trop tiède. Bref ça roulait tout cool mou.

C’est alors qu’Olivier s’est levé en hurlant.

Les yeux exorbités levés au plafond, il menaçait du doigt les forces obscures qui, bavait-il, menaçaient de nous infester. Il tournait sur lui-même et criait des mots rugueux dans une langue inconnue. Ses grandes serres, ongles et doigts crochus tâchés de nicotine jusqu’à la paume, volaient, s’ouvraient en menaçant puis se fermaient, apeurées. Ses longues ailes maigres battaient en tous sens.

Il n’avait pas trente ans et passait le plus noir de ses journées à fumer dans le bocal, ses grands yeux noisettes traversaient les êtres sans les voir, il conversait avec des aliens menaçants venus des mondes invisibles qu’il était seul à connaître. Olivier ne bougeait presque jamais et ne sortait du pavillon qu’à l’heure des repas entre deux infirmières vigilantes. Sous ses cheveux de broussaille bouclée ses gros yeux affolés bougeaient et surveillaient alentour. Ses épaules étroites, repliées sur des bras de sauterelle, surmontaient une énorme barrique tendue sous un tee-shirt toujours humide qui laissait à découvert un gros nombril poilu. D’une main il portait à sa bouche aux commissures croûtées de goudron sa cigarette, brûlante tant il pompait dur ; de l’autre, de ses ongles longs farcis de crasse noire, il se grattait la tête au sang pour croquer les croûtes qu’il détachait à petits coups de griffes expertes. Olivier était franchement repoussant, il sentait la bauge, les excréments secs et l’urine chaude. Rien n’y faisait, ni les douches, ni les habits propres, ni les fourmis nettoyeuses en blouses bleues qui récuraient sa tanière tous les deux jours pour sortir en cachette à l’heure du repas de grandes poubelles de linge sale et de déjections diverses. Souvent il fallait changer son matelas et désinfecter sa chambre.

Or donc bis, Olivier, au milieu de la troupe pétrifiée, éructait et crachait sa haine, le visage révulsé et la lippe sauvage. Les quatorze autres détraqués hurlaient de peur, les infirmières sidérées n’osaient bouger, Marie Madeleine réfugiée contre un mur susurrait des mots d’apaisement qu’il n’entendait pas. Derrière la baie qui couvrait la moité de la pièce le soleil brillait entre les nuages. Achille lui faisait face, à demi aveuglé par la lumière blanche de ce soleil d’hiver et les rayons stroboscopés séquençaient ce spectacle en noir et blanc. Olivier avec qui il entretenait de longues conversations à sens unique ne l’effrayait pas. Il lui semblait même parfois comprendre le sens caché de son langage étrange et les paquets de consonnes gutturales, qui succédaient sans raison apparente aux flots serrés de voyelles sucrées, lui parlaient de haine, de tristesse et d’amour. Olivier, comme l’Archange Mickaël jadis, voulait seulement les protéger des foudres du dragon. Alors Élisabeth s’est levée, sans crainte elle a traversé le vide qui s’était creusé autour du tonitruant, l’a entouré de ses bras qui ne lui arrivaient qu’à la taille et a murmuré ces mots qui ont pourtant couvert le tumulte, «Olivier mon chéri, t’as pas une cigarette ?». Olivier a baissé la tête, égaré comme s’il revenait d’ailleurs, calmé d’un coup, puis s’est mis a chantonner doucement avant de se rasseoir. Élisabeth s’est pelotonnée contre son gros bide.

Quelques anges à moitié déplumés ont traversé la pièce

Et la réunion a fait un bide.

Les blouses blanches ont battu en retraite,

Encadrant Marie Madeleine.

Élisabeth a ramassé les clopes

Que tous lui ont tendus.

Dans la nuit épaisse les notes lourdes qu’égrène le clocher proche ont tiré Achille l’écarquillé de sa torpeur. Il remonte à grand peine du passé et le regard épouvanté d’Olivier lui brouille encore le fond de l’œil. Alors il s’accroche au lac rouge moiré de rose et d’orangé du vin du Domaine Rapet père et fils, ce Corton-Pougets 1999 qui brille doucement sous la lampe. Un vin à rompre les sortilèges espère t-il, qui lui rendra son présent et gommera un temps les vieilles terreurs. Putain de vie, putain de terreur, putain d’araignée !!! Et la pivoine rouge qui lui offre ses fragrances délicates au premier nez l’emmène aussitôt au temps des courses folles de l’enfance dans les jardins fleuris de tous ses printemps disparus. Sur les arbres au soleil il lui semble cueillir les cerises mûres de juin, dans les souks surchauffés, sous le soleil ardent du Maghreb perdu, les grands sacs d’épices douces embaument. Puis vient l’automne humide des champignons naissants, le temps de l’humus gras des sous bois trempés, le souvenir du cuir frais des selles ouvragées que portaient les pur-sang au temps des fantasia, quand la poussière volait sous leurs sabots cirés. Enfin les notes sèches des bâtons de réglisse en bottes alignées sur l’étal des marchands surgissent de sa mémoire que le vin libère. La caresse du jus, douce comme la main d’une femme, inonde sa bouche de cerises mûres croquantes, d’épices fondues, la matière riche enfle, roule et tournoie longuement, s’allonge sans faillir, pour déposer sur ses papilles turgescentes le fin tapis de ses tannins fondus. Il rouvre les yeux quand le vin longuement s’étale, bien après la bascule, plus frais qu’un jus de l’année et la réglisse persiste et le sel léger qui lui poudre les lèvres lui rappelle les neiges sur la colline de Corton certains hivers…

Silencieux,

Achille joue avec le noyau de cerise

Qui ne le quitte pas

Et lui laisse bouche propre.

ECOMMOBLÉETICONE.

ACHILLE, ONDINE ET LE MANDARIN …

Biousphère. Ondine ?

 

Achille poireaute …

Depuis son entrée à l’hôpital psychiatrique une semaine à peine a passé. Très vite il a dû apprendre à faire antichambre. Au pavillon « C », déjà deux fois il a attendu longuement que Marie Madeleine, la bombe de Dublin – deux fois déjà il a rêvé, au profond de ses nuits glauques de lui allumer la mèche – veuille bien le recevoir. Il a vite compris que l’attente est signe discret de pouvoir en ce lieu ouaté où rien n’est dit jamais vraiment, où tout se suggère du bout des lèvres souriantes de ces dames (salopes de poufiasses!) aux blouses blanches. «Allez Monsieur Achille, avalez donc ces saloperies qui vont vous guérir. Faites nous donc confiance, vous verrez comme vous vous sentirez mieux, gnangnangnan ….». Alors Achille fait son docile, il avale la poignée de pilules, en garde la moitié au passage qu’il planque entre dents du fond et gencive, ouvre la bouche en grand pour que la mégère lui ausculte la gueule, voir si par mégarde ! Le cerbère satisfait sourit et lui tapote le bras. La conne ! Aussitôt fait il recrache le paquet de cachets gluants, plus amers encore que ses angoisses, vite fait dans les chiottes. Et enfourne un cachou. Putain ! Celle-là c’est la pire, une petite falote à lunettes noires carrées, avec sa bouche de crabe peinte en rouge sang, son chignon maigre, ses seins de cafard et son cul concave. Achille n’a jamais aimé les culs plats, ces culs sans appétit, ces culs de malheur. Et cette Arlette là – c’est son prénom – il ne supporte pas qu’elle le touche de ses doigts osseux. Les autres sont moins pires, suffisamment ternes pour qu’ils les confondent, elles font leur job, sourient même parfois à ses blagues à tiroirs, à double sens, voire plus, toujours grinçantes. Il y en même une qui rit franchement, avec sa bouche et ses yeux, qui se gondole et lui pose la main sur le bras, une main douce à la peau nette, aux ongles roses joliment faits. Il l’aime bien celle-là. Faut dire qu’en plus elle s’appelle Ondine, c’est beau non ? Elle l’a vu un soir cracher ses cachets dans son mouchoir, ça faisait une tache rouge et bleue sur le blanc du kleenex et sur le coin de sa bouche aussi. Ondine a laissé glisser un voile sur ses yeux et a tourné la tête sans rien dire. Depuis elle le regarde d’un petit air triste, sauf quand il la fait rire aux éclats de sa voix sourde, l’oeil terne mais la verve intacte. La verge aussi d’ailleurs, mais bon … Par moment. Quand l’araignée sommeille. Il est prêt à tout pour illuminer les yeux d’Ondine et chasser la brume lourde qu’elle pose sur lui. On dirait qu’elle partage. Parfois quand l’atmosphère est au calme, l’après midi – tout les loufdingues, abrutis par la came, roupillent dans les piaules – elle s’assied face à lui juste avant le goûter – parce que là-bas ça bouffe beaucoup, ça compense en s’empiffrant à ras-la-gueule – et ils causent doucement. Ondine parle peu, il lui récite des poèmes, elle ne le brusque pas, le laisse venir des heures durant. Coup de bol (à moins que … ?) quand on lui a affecté un référent c’est Ondine qui a été nommée (ou qui l’a choisi, enfin il l’espère). Il lui lui décrit ses émotions, ses absences, son chagrin, sa colère – la bleue comme il la nomme – le plaisir qu’il prend dans le parc quand il court. Il lui parle d’Octave aussi qui le regarde arriver au bout de la ligne droite. Et plein d’autres histoires, courtes ou longues, à épisodes parfois, comme les feuilletons dans les vieux journaux, qu’il invente sans effort. Ondine semble boire ses paroles, la tête entre les mains, les coudes posés sur la table, le regard au loin par delà les murs. Ça peut durer un quart d’heure, parfois une heure, voire plus, quand y’en a pas un qui se met à grouiner comme un pourceau derrière une porte, d’un coup comme ça, fait chier ! Alors Ondine atterrit, ou amerrit c’est selon, fait sa moue genre «zut, suis désolée Monsieur Achille, on continuera demain …», se lève elle et court la trotte-menu voir ce qu’il se passe là-bas derrière cette porte qui vibre sous les coups. Sous le front plissé d’Achille, l’araignée reprend son ariette aigrelette. Le blues retombe sur ses épaules comme un linge mouillé glacé.

Or donc Achille fait le pied de grue …

Devant le bureau du Ponte. Il n’est plus là. Ses yeux voilés regardent à l’intérieur, il est à la chasse à l’araignée. A chercher à lui clouer les mâchoires, à la faire taire cette salope de garce qui lui file entre les neurones et lui griffe le coeur à saigner noir. Elle ne marmotte plus sa cavatine au beurre rance plus amère que le goût des médocs. Non elle geint comme un enfant qui souffre dans le noir de sa chambre, à sanglots courts et aigus. Achille a beau se crisper, grimaçant à se péter les veines, retenir son souffle à étouffer, serrer tous les muscles de son corps, même ceux qu’il ne connaît pas, jusqu’aux crampes qui le gagnent, rien n’y fait, la putasse chouine continûment, insensible à ses efforts terribles.

La porte matelassée de cuir noir, s’ouvre, Daniel Mesguich – enfin son sosie jeune aux cheveux noirs calamistrés – le regarde un instant derrière ses binocles rondes d’intello parigot et lui propose à voix très douce d’entrer. Marrant les voix dans les H.P, ils doivent se la limer tous les soirs.

Achille s’assied dans un fauteuil profond à s’endormir. Derrière son Roentgen de vieux bois garni de cuir patiné finement doré, le Mandarin, appuyé au dossier de sa Bergère style « transition» recouverte de cuir aussi fauve qu’épais, impressionne Achille. Un instant. Puis le Manitou se présente, Médecin-Psychiatre-chef de l’H.P. Puis silence, mais sourire mesuré, visage détendu avec cette étincelle particulière dans l’oeil qui invite à répondre et que souligne un léger hochement de tête. Achille prend son air d’abruti, mâchoire à peine décrochée, lèvre inférieure lourde, lui sort son regard spécial celui qui lui donne l’air d’un doux crétin mais pas dangereux, un regard étudié, travaillé au quotidien. Le silence s’allonge, l’atmosphère du bureau a quelque chose de chaud et rassurant, Achille s’enfonce dans le fauteuil et passe en phase II. La tête penchée vers l’avant, il affiche son regard «Orange mécanique», sa tête de psychopathe à sang froid bien décidé à défendre son droit à courir auquel il tient tant. Sa Sommité sourit de plus en plus, à presque rire en silence et lui dit à voix presque inaudible «Vous le faites bien … mais détendez vous et dites moi …». Alors Achille sourit à son tour. Un grand, un beau rictus de crotale, venimeux, menaçant, canines découvertes et front très bas. Napoléon ne semble pas s’inquiéter, il compulse le dossier ouvert devant lui, relève les yeux, regard perdu et lui dit sans le voir «Ce n’est pas le film de Kubrick que je préfère, et vous non plus je présume». Achille ne bronche pas mais renonce à lui balancer «Vol au dessus d’un nid de coucou» histoire de voir. Mais non ce con les a tous vus, tu parles ! Garde un instant baissée, il dit vouloir et pouvoir courir tous les matins, il en ressent le besoin, c’est vital, irrépressible. Et tant qu’à faire il veut être autorisé à suivre les cours de sport du matin. Aussi ! Stalénine ne répond pas d’emblée à ses demandes, il l’interroge sur les raisons de sa présence à l’hôpital. Achille, bouche pâteuse et verbe hésitant se concentre longuement pour répondre insolemment «Pas trouvé de chambre dispo dans les hôtels de Saint Trop’, ici c’est un second choix, le climat des Yvelines, vous comprenez !». Mais Fidel ne bronche pas et retourne au silence. Sans prévenir, l’araignée mord Achille à la nuque et distille dans son cerveau ramolli son jus d’angoisse. Une vague se met à rouler au fond de ses tripes en spasmes douloureux puis le déborde pour lui inonder les yeux. Un flot salé et silencieux qu’il ne peut empêcher le submerge, le libère, l’araignée se rétracte et le griffe un instant, couine salement comme un furoncle percé puis se tait. Honteux Achille se mouche, paupières closes et tête baissée, renifle, bredouille enfin «Laissez moi courir …». Hugo ne sourit plus, il a le front plissé, ses paupières clignent en rafales, sa bouche s’ouvre et se referme comme si l’air lui manquait. «Bien» dit-il, «bien, bien … soit». Achille bafouille un «merci» glaireux entre deux sanglots de bébé rassuré. La mer s’est calmée, il se sent vidé, presque un peu délivré. Un quart d’heure passe, ou une heure, il ne sait pas. Au fond de lui il ne voit plus qu’un point noir, un oeil de cyclope minuscule qui palpite sur les cristaux brillants que la mer enfuie à laissés.

Et le bruit apaisant d’un ressac régulier.

Achille le flapi, dans la nuit de goudron, s’est affaissé dans son fauteuil comme une vieille chouette empaillée. Les souvenirs l’ont dévaginé, l’air ambiant lui est plus insupportable qu’une soie tissée d’inox tranchant et de dents de requin. Il frissonne à houle continue. L’oeil doré de «Mont de Milieu» s’étale largement dans le cristal du beau verre à long pied que la lumière brûlante de la lampe inonde. Aux taches vert bronze mouvantes et aux reflets cramoisis des murs tapissés de rouge qui dansent dans les replis de la robe éblouissante, du coin de l’oeil le dépiauté s’accroche. Quelques éclairs fauves, moirés et capricieux, chatoient à la périphérie du disque cristallin. Comme jadis Achille attend que le passé reprenne sa douleur, qu’elle retourne au néant des souffrances vaincues. Au gnomon, aveugle la nuit, le temps s’arrête longuement, le soleil ne brille plus, les aiguilles sont figées, le vol est suspendu. Rien ne bouge ni ne bruisse, les respirations rauques des tortures enfouies ne peuvent lui parvenir, les cornages putrides des homoncules dormants non plus.

Alors Achille reprend forme et revient.

A ce vin frais habillé de buée. Pur or immobile qu’il lève précautionneusement. Le Chablis 2000 du Domaine Billaud-Simon le regarde et l’attend. Il s’est épanoui à l’air et explose aux cellules olfactives du célébrant. La citronnelle traverse la mangue, la pêche et le pamplemousse puis cède aux épices délicates. Quelques notes fines de miel, de tisane et de foin sec ferment la ronde. A l’avalée, une purée juste grasse de fruits jaunes et juteux inonde son palais conquis. Le jus sec lui semble moelleux tant la chair est riche puis le pomelo revient, retend le vin qu’une fraîcheur mûre allonge plus encore. Achille avale à regret, le coeur en paix et le kiméridgien imprime sa marque minérale et désaltérante. Sa bouche est en adoration.

A n’en plus finir.

Dans le verre vide

Une goutte grasse roule

Comme un dernier pleur oublié …

 


EFRAMOCATISÉECONE.

ACHILLE ET MARIE MADELEINE …

Le Titien. Marie Madeleine repentante.

 

L’après midi de sa première évasion …

Achille fut mis sous perfusion. L’équipe soignante avait décidé de le calmer. Docilement il s’était laissé faire. Allongé sur son lit, les yeux au blanc du plafond de sa chambre, il regardait filer les nimbus dodus qui traversaient la pièce. Il avait beau s’exténuer il n’arrivait pas à modifier leurs contours. Tous étaient petits, replets, identiques. Il aurait aimé voir courir des nuées effilochées, des cumulus crémeux gonflés de pluies lustrales, des stratus évanescents, un ciel varié qui l’aurait distrait. Mais les gouttelettes incolores qui descendaient régulièrement de la poche de plastique mou se diluaient régulièrement dans la grosse veine bleue qui battait sous la peau de son bras droit. Le niveau du liquide censé l’apaiser ne baissait que trop lentement, il se crut cloué là, ad vitam … Sous l’os de son crâne têtu il sentait bien que l’indifférence au monde le gagnait mais par un effort désespéré du peu de lucidité qui lui restait malgré la camisole chimique, sa colère, bien qu’anesthésiée grondait toujours. Il s’y accrochait de toutes ses forces. Sous le masque paisible de son visage inexpressif l’araignée balbutiait encore.

Deux jours d’immobilité forcée, deux jours entiers à regarder couler le poison qui lui brouille la tête insidieusement. Le troisième jour, de bon matin Achille repart, passe la porte et s’élance dans le parc sur les chemins enivrants en galopant comme un malade ! Sous ses pieds, les feuilles mortes aux couleurs exhaussées par la pluie, déroulent un tapis de couleurs saturées. Une palette automnale qui va du vert bronze au pur cacao, en passant par le rouge foncé des feuilles d’érables et le jaune d’or des sequins de Ginkgos à demi dépouillés. Achille veut débarrasser son corps saturé de ces molécules délétères. Au bout d’une heure, malgré la fatigue il accélère et ses poumons chantent. Le sang pulse dans ses veines, irrigue ses muscles qu’il assouplit. Sa foulée s’allonge, ses angoisses se dissipent, dans ses jambes les énergies terriennes montent et le nourrissent. Dans sa tête, l’araignée submergée par les endorphines se recroqueville et se tait. Mais elle n’a pas dit son dernier mot, elle sait bien que les blouses blanches sont ses alliées, elles attendent le retour du fou qui peine à retrouver ses sens.

Au dessus de lui les arbres se rejoignent et lui font haie d’horreur. Entre leurs branches noires menaçantes, le soleil pâle de l’hiver naissant le fouette de ses rayons tièdes. La tête lui tourne un peu. L’effet stroboscopique, comme un mantra de lumières changeantes l’anesthésie et l’aide à dépasser la douleur. Avoir mal pour submerger la souffrance. Les dards aigus des flaves aveuglantes lui brûlent la rétine et lui serrent le cœur à éclater. Dans ses artères le sang pulse violemment, sous son crâne les tambours du Bronx s’affolent, sur sa peau la sueur coule à rus continus, roule dans son dos, dessine sur son vêtement des formes improbables. Il fume comme une usine qui rejette au ciel ses polluants. Sous ses pieds Achille sent le sol spongieux qui le relance, il lui semble presque voler. Après une série de lacets sinueux entre les futaies il aborde une longue ligne droite bordée de grands arbres à demi dénudés et retrouve le ciel à l’azur peigné de reflets orangés. Au loin, sur un tas de bûches alignées au pied d’un gros chêne, un écureuil le regarde foncer sur lui. Un gros rouquin au pelage d’hiver, à la queue épaisse qui se relève en panache et tremble au-dessus de sa tête comme une perruque de carnaval. Achille se rapproche à foulées maintenant saccadées, l’animal ne bouge pas, pétrifié. Ses petits yeux en boutons de bottines vernies le suivent. Au juste moment où Achille arrive à sa hauteur, le petit animal disparaît d’un coup comme s’il n’avait jamais été là. Au passage de l’arbre, il l’aperçoit, pattes écartées, croché au tronc de l’arbre. Le bout de son museau dépasse à peine et son oeil brillant le fixe toujours. Sans trop savoir pourquoi, Achille le surnomme Octave.

Au retour l’escadron blanc l’entoure et piaille en faisant son gentil pas content. Achille le traverse sans un mot et file vers sa chambre, l’air méchant, en ressort à poil, fait face toutes affaires ballantes puis file porte d’en face dans la salle des douches. Dans le couloir ça jacasse, c’est aigu, blessant, ça lui arrache la peau. Il se retourne, hurle «MERDE !!!!» et s’assied sous l’eau bouillante. Longtemps. Le bruit de l’onde l’apaise, l’isole du monde. La tête posée sur ses genoux que ses bras enserrent, il fait la boule des origines sous le flot qui le rassure.

Le lendemain la marchande de pilules, l’irlandaise à la chevelure flamboyante, lui explique à nouveau et longuement les bienfaits du repos conjugué au traitement chimique. Achille se tait, perdu dans la contemplation de ses jambes galbées, vraiment belles, gaînées de bas verts qui remontent loin sous une jupette rousse du meilleur effet. Il a le regard tellement fixe qu’elle finit par comprendre, remue sur sa chaise, croise et recroise les jambes, tire sur sa jupe, retire et se tortille, mal à l’aise, gênée. Mais Achille lui, la croit flattée alors il relève la tête, lui envoie un regard torve, lui fait sa bouche molle de dingue et en profite pour se régaler de cette belle paire d’avant-coeurs conquérants que soulève la respiration de la grivelée, trop rapide pour être normale. La soie verte, un peu sauvage (?) qui emmaillote les deux superbes supposées poires oblongues, sous la pression se tend et baille un peu. Perdu dans la contemplation de cette créature à dorer à la broche, voire à griller au bûcher, Achille s’est retiré quelque part du côté du XVIème siècle Italien et voyage dans les allées du Louvre, l’oeil résolument accommodé sur les taches de sons qui décorent le minuscule carré de peau, laiteuse à souhait qu’il aperçoit au dessus du bouton de nacre prêt céder dans un charmant petit bruit de fil brisé. La Marie Madeleine repentante du Titien continue son babillage au charmant accent qu’il n’écoute pas. Lorsqu’il revient de son voyage émouvant, il l’entend lui demander son avis. Plus coi qu’un couard, Achille tire les rideaux et affiche le regard vitreux d’une huître de mer trop longtemps exposée au soleil. La doctoresse (quel vilain mot pour une si belle personne !) décontenancée par ce regard de noyé, bafouille un peu son prêche et finit par se réfugier derrière l’autorité du médecin-chef, elle lui annonce que rendez-vous est pris pour le lendemain. Achille, à l’abri de son regard absent, plus sourd qu’un ours polaire, continue de se la dévorer, de se l’imprimer profondément dans le bulbe pour s’en régaler la nuit venue.

A lui les délices nocturnes,

A lui la sérotonine à gogo …

Cette robe si pâle qu’elle en paraît blanche, Achille le rescapé s’y est perdu. Dans les ombres de la nuit qui l’entoure et les poisses visqueuses qui remontent du passé il se recroqueville, affalé sur son siège et s’accroche au cuir vert de son bureau. Du fond du cristal que la lumière vive de la lampe pare de fantômes ondoyants flottent les ombres blanches à peine entraperçues des blouses du passé. Elles nagent dans l’onde claire et les bulles fines qui cherchent l’air de la surface pour éclater en notes subtiles les renvoient en enfer. Ce vin que l’on dit de fête l’a replongé au temps de son double enfermement, dans l’espace clos de l’hôpital et dans celui plus subtil des affres de l’âme. Un champagne de Francis Boulard, un «Blanc de Blancs» pour l’occasion et «Vieilles Vignes» comme lui, vieux cep tordu égaré dans les vignes du seigneur en cette sinistre nuit du 31 Décembre 2012. Minuit a passé, le bruit factice des fausses embrassades – comme une troupe de rats ivres et bruyants – a traversé la ville. Voitures hurleuses, cris épars, chansons braillées, tronches congestionnées, sueurs glacées, choeurs dissonants étouffés par la nuit glacée qui tient à son silence. Qui reprend la maîtrise des espaces assoupis. Sa patience lourde a fini par assommer les corps qui tombent en fatras dans les villes immobiles. Les vapeurs malodorantes des gueuloirs à ras bord qui ronflent comme des outres gorgées cèdent enfin. Une fois encore le temps a vaincu.

Achille a frissonné …

Il se régale à plein nez des parfums purs du chardonnay brut nature qui chante le temps des fleurs, les fragrances fraîches des pêches blanches mûres et les volutes à peine beurrées des brioches chaudes le matin au réveil. Le vin lui est complice du temps qui le magnifie. Il n’est pas comme les hommes qui le haïssent. Dans la bouche attentive d’Achille le vin sourit (oui le champagne, enfin le bon, est un vin souriant), sa matière ronde, son gras léger, ses bulles fines le chatouillent, l’éveillent à l’harmonie du silence retrouvé. Au dehors la nuit continue à purifier l’air et la terre, tandis qu’au palais d’Achille le vin a laissé place propre au sel fin des terres qui l’ont porté. Pour un temps le champagne a lavé sa mémoire, ses bulles qui pétillent encore ont apaisé les phlyctènes douloureuses du passé …

Demain, il faudra bien

Que le Mandarin des désespoirs l’entende.

 

EMENOBULTILÉECONE.