ACHILLE FAIT DES RONDS DE LUNE …

WatteauPierrotWatteau. Pierrot.

 

Sophie est bien un peu pâle et ses yeux sont plus grands que jamais …

Assise bien droite à la table du petit déjeuner, elle beurre une tartine, minutieusement, lentement et veille à étaler la pâte au ras de la croûte du pain frais dont l’odeur peine à couvrir les relents aigres des corps au sortir de la nuit. Le thé et le café arrivent et leurs parfums finissent par embaumer la scène. Olivier n’est pas là, Élisabeth non plus. Achille, gêné, observe à la dérobée. Il brûle de regarder Sophie mais n’ose pas de peur qu’elle évite son regard. Il aimerait bien lui dire combien il regrette de n’avoir pas senti son désarroi cette maudite nuit délicieuse, de n’avoir pas entendu sa souffrance, de s’être simplement jeté sur son corps moelleux, de s’être nourri d’elle comme un égoïste. Achille a honte, une honte qu’il exagère et entretient précieusement cependant. Elle est si forte que l’araignée se tait. A la priver ainsi de son ordinaire elle s’étiole. Tant qu’il est tout entier sous l’emprise de ce sentiment de culpabilité, de son impardonnable faute, l’aranéide est muselée. Paradoxalement sa culpabilité le libère. Les yeux baissés il joue avec des miettes de pain. Du bout des doigts il les ramasse et les croque nerveusement. La faim le tenaille mais il ne cède pas et se punit en la muselant. Mais une main qui se pose furtivement sur son épaule le ramène à la réalité. Une odeur de jasmin tiède lui caresse les narines et lui met le cœur au galop. Achille ferme les yeux, les tambours du Bronx battent sous son crâne, ses tempes vibrent, Sophie est là, elle s’est levée pour se glisser à ses côtés, sans un mot, sans un regard.

Le ballet des tartines continue, les cuillères chantent sur les tasses, le pain craque sous les mâchoires de la bande de gloutons affamés ; on entend l’aria des gosiers repus qui déglutissent. L’heure est à l’essentiel. Dans le concert ambiant personne n’a remarqué que la cuisse de Sophie s’est collée à celle d’Achille. Surpris, il a rouvert les yeux sous la caresse chaude, sa main est restée en suspens au dessus des miettes quand elle a glissé devant lui une tartine parfaitement beurrée. Elle a ensuite rempli son bol de thé chaud puis est retournée sans un mot à son petit déjeuner. Dieu que cette tranche de pain luisante de beurre sous le soleil encore bas qui perce la baie est belle ! Achille la regarde comme un trésor. Les stries du couteau marquent la surface onctueuse, sous la fine pellicule grasse la mie trouée de cratères lunaires apparaît par endroit. Comme Pierrot à la Lune Achille a le regard idiot.

« Au clair de la lune

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot.

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu ;

Ouvre-moi ta porte

Pour l’amour de Dieu. »

La comptine tourne dans sa tête, des étincelles dorées s’échappent de la mie trouée du pain et crépitent sous ses yeux. Délicieusement perdu Achille, tourneboulé, mord avec gourmandise dans la tartine. Aucune truffe, aucun caviar ne lui donneront jamais autant de plaisir. Un sentiment de paix et de plénitude le remplit à chacune des bouchées qu’il mâche jusqu’à la bouillie. Sur sa cuisse la chaleur complice de Sophie l’accompagne et exhausse ses sensations. Il lui semble que l’araignée, sous l’os de son crâne, à la chaleur du feu de son cœur ravi, se racornit, rôtit et fond en chuintant.

Quand Achille rouvre les yeux et relève la tête l’infirmière chef le regarde bizarrement. Après ce moment délicieux il a foncé courir dans le parc, à se durcir les cuisses. Octave a participé à la fête, il l’attendait au premier virage. Tout le long du parcours, la boule de poils fauve est apparue sur le bord du chemin, de loin en loin sur un tas de bûches, ou collée pattes écartées au tronc d’un arbre, ou bien même dans l’herbe au bord des allées. Dans la dernière ligne droite qui mène au pavillon Achille a eu beau sprinter, Octave a couru devant lui sans effort apparent comme une flèche de fourrure et l’a quitté d’un brusque coup de rein imprévisible juste avant l’arrivée. Achille s’est étiré près de l’entrée. Octave, à mi hauteur d’arbre l’a regardé en décapitant un gland. Quand Achille, suant, la tête ivre d’hormones, a poussé la porte, l’animal a disparu.

Sous la douche chaude Achille s’est accroupi, sur son dos l’eau brûlante lui a rougi la peau et dénoué les muscles. Quand il s’est séché il était à l’équilibre, sa peau était aussi chaude que la flamme apaisante qui sourdait de son cœur et lui emplissait la poitrine.

Les infirmières l’attendaient.

Ce jour-là Marie Madeleine était vêtue de vert bronze. Un tailleur pantalon à la Chanel qui accentuait sa cambrure et moulait à merveille son superbe fessier rond. Son bureau était une véritable chaudière, sous la veste qu’elle avait ôtée, elle portait un fin corsage couleur de source claire qui laissait entrapercevoir entre ses seins gonflés et libres la naissance d’une profonde vallée – Achille les imaginait magnifiques ce matin-là. Tête baissée il avait pris son air de parfait abruti, il laissait pendre sa mâchoire inférieure et s’humectait généreusement les lèvres à intervalles réguliers, les yeux rivés sur les gros melons de la dame. Il apprit, sans piper mot ni laisser paraître la moindre émotion, que l’équipe soignante était au courant de la visite nocturne de Sophie. L’irlandaise de sa voix mélodieuse le tança gentiment, lui rappelant que les visites entre malades étaient interdites de jour et plus encore de nuit. Elle lui parla aussi de la fragilité de Sophie, de sa situation personnelle (c’est qu’il est marié ! Et foutre Dieu, l’Irlande est catholique !), des conséquences de ses actes et pataquès. Achille releva la tête l’œil délibérément vitreux, ne dit mot, se contentant de laisser glisser un filet de bave translucide sur le côté de sa bouche. Quand le fil céda la salive fit un joli rond sur le carrelage clair, juste entre ses jambes. La psy bredouilla deux mots avant de se reprendre, les infirmières qui l’entouraient s’agitèrent un instant, Achille lâcha un autre jet qui fit un deuxième rond. Il alla jusqu’au troisième, les yeux toujours ostensiblement collés aux seins de la psy qui du coup pointaient un peu. Un rien les émeut pensa t-il en souriant niaisement. Le malaise avait gagné la pièce et l’entretien tourna vite court. On le renvoya.

Du fond de la salle commune, il vit Sophie entrer à son tour.

Cinq minutes après, elle ressortait entre deux infirmières aussi blanches que leurs blouses. Elles s’arrêtèrent, les poules murmuraient, entouraient Sophie et battaient des ailes. Sophie, le regard de plomb, la bouche pincée, le visage tendu, parlait à coups de couteau en phrases courtes et cinglantes. Elle devenait livide, les yeux cernés de noir elle arrosait les poules au lance-flamme. Achille n’entendait rien, elles parlaient bas mais ces chuchotements secs sentaient l’acide et la tôle brûlée. Sophie pointait un doigt menaçant sur la basse-cour et rythmait ses phrases de petits gestes coupants. Elle aperçut Achille aux aguets, rompit le cercle des infirmières et vint s’asseoir face à lui, elle lui expliqua en termes crus qu’elle se foutait bien de ces c….sses , qu’elle em….ait la psy, que personne ne lui dicterait ses actes et que MERDE ! Achille chercha à l’apaiser, à lui expliquer sa tactique face aux soignants, elle lui répondit qu’elle était «elle», et qu’elle faisait à sa guise en toutes occasions. Son visage se radoucit quand elle lui affirma d’une voix de coeur qu’ils se reverraient. Suffisait de feinter les « matonnes » de nuit. «Allez, réfléchis, on en parle ce soir au tarot» lui dit-elle en se redressant d’un bond. Une fois encore Achille se régala du spectacle de sa croupe ferme qui battait la cadence tout au long du couloir. Elle portait un jeans moulant qui suivait docilement le globe parfait de ses fesses rondes qu’aucune disgrâce n’affectait.

Le soir même ils échafaudèrent des plans d’enfer.

Ils convinrent qu’il leur faudrait distraire les deux gardes de nuit. En réveillant Olivier par exemple qui fera illico un ramdam du diable ! Quand elles seront occupées avec lui les deux autres couloirs seront déserts mais il faudra veiller aussi à leurs intrusions inopinées dans les chambres. Pour cela repérer leurs heures des rondes, ce qui évitera de se faire surprendre et d’autre part favorisera le retour de l’un ou l’autre vers sa piaule. Regagner ses pénates à toute berzingue. Quand elles seront débordées par les hurlements d’Olivier les autres accès et la salle commune seront dégagés. Plan bouclé en deux minutes, juste avant que la valse du tarot.

Et la fête nocturne continuera !

Achille le desquamé sort doucement de sa demi somnolence, hagard et désorienté. Comme toujours. Depuis des lustres il se croit seul au milieu de la nuit à lutter contre l’insomnie tenace, pour finir par replonger sans jamais l’avoir voulu dans ses très lointains souvenirs. Sa fidèle lampe de bureau déverse son jour de tungstène sur ses épaules chenues, elle le réchauffe comme le soleil perdu de ses jeunes années. Au bord du cône, un rayon doré s’échappe et découpe en deux moitiés égales le cristal du verre mi rempli qui patiente. Côté lumière la robe du vin brille comme une cerise mûre au petit matin, pur rubis étincelant voilé de rose au bord du disque. Ce Nuits-Saint-Georges 1995 « Les Pruliers » du Domaine Gouges affiche les belles couleurs de la Bourgogne épanouie et sous son appendice attentif c’est un parfum subtil, complexe et fondu, qui monte lentement. Cerise griotte, merise sauvage, terre puissante de Nuits, cuir gras, dans un écrin d’épices douces, le ramènent à la réalité. Sophie est retournée au gouffre du passé, au temps qui vit naître ce vin, elle disparait à jamais quand le jus puissant lui parle du présent de cette nuit froide qu’il réchauffe. Achille du bout des lèvres accueille la chair du vin qui s’offre. Les fruits immédiatement sourdent de la sphère goûteuse et charment ses papilles qui frissonnent de plaisir. Le millésime est ici transcendé, seule une légère fermeté des tannins le trahisse. A peine. Le jus reste concentré, droit, admirablement structuré, puis la fraîcheur le relance jusqu’à l’avalée qui lui embrase les sens. Sur sa langue, longuement, s’étire la présence à peine perceptible, comme une soie diaphane, des terres qui ont porté les vignes.

Par Saint Georges,

Le dragon terrassé

Ronronne …

 

EDEOMOGRATITIASCONE.

Réagissez