ACHILLE, D’AIRES EN STATIONS …

botticelli_christ Botticelli. Christ. Couronné d’épines.

 

Achille s’en est allé.

Au sortir du pavillon, sous la pluie plus battante que son sang, au pied du grand arbre, Oscar le regarde. Rien jusqu’à ce moment ne l’avait arrêté, personne ne l’avait ému, aucun regret ne l’avait traversé, dur comme un acier trempé par la pluie, les larmes séchaient au fond de lui, mortes nées. Mais les petits yeux noirs de l’écureuil, perdus sous les poils, l’ont dévasté, avant même qu’il comprenne, il est en eau sous l’averse, mouillé dedans-dehors, tout l’amour de ce monde en déliquescence l’assaille et le transperce. Oscar ne bouge pas, Achille fondu non plus. Pour ne pas s’effondrer, il s’assied sur le capot de sa voiture, bras ballants, dos voûté, bave et crache pour ne pas hurler, alors Oscar en deux bonds est à côté de lui perché sur le capot, Achille enroule son manteau autour de la boule de poils hirsutes, comme ça, sans réfléchir, pour le protéger, et bafouille des bulles d’excuses, son nez coule, l’eau lui glace le dos, brouille son regard. La honte le submerge plus encore que la pluie qui redouble. Derrière les portes de verre brossées par la buée, ils se sont agglutinés, une vraie concentration de limaces apeurées, tous ou presque. Olivier, mufle écrasé sur la vitre, mains écartées, suantes de crasse, Élisabeth et son baise en ville rouge serré entre ses bras de langoustine, un boa violet déplumé, comme une corde de pendu, enroulé autour du cou, et les autres à l’arrière plan, à demi mangés par la pluie, visages déchirés par les gouttelettes qui roulent en rangs hasardeux sur cette transparence de verre qui les sépare, et qui vibre sous la poussée d’Olivier.

Le monde est lys de pluie maintenant, le ciel a disparu, sur le bitume et la pelouse proche, naissent et meurent à toute allure des bulles éphémères, minuscules, opulentes, ternes, moirées, qui claquent comme des coups de fouet sur les tôles des bagnoles ruisselantes. Achille ne perçoit plus les reliefs, les eaux massives dessinent un monde en deux dimensions. Oscar, bien à l’abri s’est ébroué, sa pelisse ébouriffée retrouve son volume, on dirait qu’il sourit. Achille, nuque ployée, lessivé, ne bouge pas et s’évertue à protéger l’animal. Autour d’eux, le paysage, sous le manteau blanchâtre et liquide qui n’en finit pas de nier le monde, est lessivé, seules les notes du xylophone céleste qui martèlent la ferraille, résonnent plus fort que le tambour du cœur têtu d’Achille qui ne veut pas mourir. Comme un signe des Dieux rageurs. Loin, si proche pourtant, dans le petit matin glauque de cet hiver finissant, contre le flanc osseux du flûteur assoupi, Sophie, le regard fixe, se caresse et se caresse encore, à ne jamais s’arrêter, à ne jamais redescendre dans le monde ordinaire des âmes endormies. Sous ses paupières douloureuses, elle ferme un instant les yeux, les images se bousculent, dans ses membres relâchés, l’amour, comme un torrent de montagne, aux eaux fraîches et cristallines, n’en finit pas de sourdre à son delta … Mais elle ne reviendra pas. Au même instant, sous son pardessus percé, Achille à frémi. Oscar d’un bond gracieux, en deux rebonds élastiques a disparu sous les fourrés. Sur la porte vitrée du pavillon « C », le sang qui peint les lèvres molles d’Élisabeth a dessiné l’ébauche d’un cri.

Le ciel s’est ouvert, le relief est revenu, le paysage noyé défile, Achille, en pilotage automatique, heureux comme le kleenex souillé sur le ventre de Sophie, efface la route qui fend les terres comme une lame sale, et lui crève les yeux. Regard fixe, visage fermé, sur ses joues creusées le sel de ses larmes s’est figé. Le vent s’engouffre par la fenêtre largement ouverte, l’air frais lui brûle la peau et dissipe les dernières odeurs de l’institut. Les images s’envolent comme des souvenirs à ne pas garder, Marie-Madeleine, en montgolfière épanouie, s’élève dans le ciel pour se perdre dans la stratosphère, les autres, en vrac s’effritent, poussières au vent du temps révolu. A cent soixante à l’heure, Achille est à l’arrêt. Et pas besoin de remuer la truffe pour savoir qu’il ne sait plus. Un instant il cultive l’espoir imbécile d’un voyage éternel, puis cherche un pont très haut, duquel il pourrait se jeter en défonçant la rambarde, histoire d’assurer l’éternel. Mais l’A1 est affreusement plate, aussi plate que son encéphalogramme, cet après-midi là ! Alors il ralentit et se met à rouler au pas, ce qui déclenche les avertisseurs enragés de tous ceux qui le doublent en trombe. Achille est aux anges quand deux motards de la police routière l’interceptent. Avec docilité, il obtempère en souriant gentiment, il écoute, le regard attentif mais l’esprit déconnecté, la leçon qu’il lui font, et hoche la tête, plus soumis qu’un caniche à ses maîtres. Envie de se dresser sur ses pattes arrières et de japper joyeusement, mais il se contient !

Puis il poursuit sa route d’escargot, flânant, pour autant qu’on le peut sur les lignes droites sans fin qui remontent vers le nord. Il s’arrête à chaque station service, boit de l’eau et encore de l’eau, observe les voyageurs engoncés dans leurs vêtements chauds monochromes, fronts bas et mines blêmes, occupés, accoudés aux tables hautes, à dévorer, mâchoires saillantes, des sandwichs mous et sans goût, arrosés de cafés amers qui coulent à longs jets bruyants des fontaines modernes aux couleurs électriques. Il revoit les tableaux de Hooper à la sauce européenne et rit, d’un rire aussi jaune que les lumières artificielles de sa vie en suspens, perdu, complètement perdu dans ces oasis factices. A chaque halte, il tourne en rond sous les néons violents qui lui rougissent les yeux et lui verdissent le teint. Comme un Christ de pacotille, abruti et souffrant, il multiplie les arrêts, et vide sa vessie douloureuse dans les toilettes aveuglantes, carrelées de blanc, des stations services, ou bien, sur les aires désertes, dans la semi obscurité des pissotières glauques, tout en fumant des clopes qui lui arrachent la gueule, paupières closes et cœur cognant. Achille s’est perdu, la nuit est tombée, et le chemin est long encore, si long, entre l’institut et la vie qui l’attend.

 Peut-être …

Achille le dissocié, le visage entre les mains, quelque trente ans après cet épisode de son passé, somnole dans la nuit, sous le halo opalescent de sa lampe, accoudé au cuir de son bureau. Étrangement, le temps, cette nuit, s’est ralenti aussi, il lui colle à la peau comme une pâte molle, et les bruits ordinaires de la nuit se sont tus un long moment. Il lui faudra, une fois encore, retrouver le présent implacable, l’amble immuable des secondes à l’horloge, derrière le cristal de son verre, inscrit dans la chair grenate du vin, qui patiemment l’attend. Une belle syrah aux hanches rondes s’épanouit dans le large cul du verre, une Côte Rôtie « Maison Rouge » 2006 du Domaine Duclaux, silencieuse et patiente. Achille s’y plonge, narines offertes aux senteurs à venir. Du disque sombre aux bords violacés, s’élèvent en effluves invisibles, des fragrances gourmandes de fruits rouges dans leur corbeille d’épices, de jambon cru, d’olive, fondues, fines, complexes, crémeuses et salivantes. Comme un vent odorant venu des terres penchées du Rhône septentrional, qui lui lave l’âme. Le jus, tout en douceur lui caresse la langue et fait le gros dos, comme un chat au réveil, puis il libère ses fruits frais, épicés, qui s’étalent et le comblent, lui remplissent l’avaloir longuement, avant de glisser, soyeux, dans sa gorge, pour lui laisser en bouche le souvenir prégnant de leur chair tendre et goûteuse. Les yeux fermés, revenu du voyage, de son chemin de croix profane, il savoure longuement les tannins polis, mûrs et parfaitement fins, qui lui laissent langue fraîche, poivrée, légèrement pimentée …

 Comme un sang rédempteur,

 Le jus des vignes

A fait son office …

EENMOTRETIDEUXCOVIESNE.

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