Littinéraires viniques » Christian Bétourné

ACHILLE SIMPLE LOOSER …

Pierre Soulages. Etching II.

 

Cette année là Mère Térésa ouvre un hospice à Manhattan…

Et Reagan le libéral n’a pas rougi non plus quand le taux de pauvreté a passé les treize pour cent sous ses fenêtres. « Mother Peace » par ici, « Rainbow Warrior » par là. Cahin-caha le monde n’avance pas. Fin juillet Michel Audiard décède. Fin mars c’est Chagall. 1985, une année plus «Mistral» que «Gagnant». Et chez Dire Straits, c’est «Money for Nothing». Les naissances sont sans intérêt, pas un Bouddha, pas une grande âme pour remplacer le matos envolé; quelques fades futurs petits suceurs de fric sans plus, quelques dindes aussi, à brailler dans les bouges plus tard.

Pas de quoi enflammer l’étoupe humide d’un Achille à plutôt marée basse. Se traîne le presque quadra. Faut dire que les années Tapie la baudruche, pas de quoi avoir la trique. Enfin si mais Achille non. Fallait le voir le splendide Bernard, crinière mouvante, faire le show à la télé, s’agiter d’un bout à l’autre des plateaux, futur tronche de bulldog et les mômes encravatés, regards béats qui se voyaient déjà en haut du CAC 40 ! Voyage au bout de la médiocrité. Même Tonton s’entichait de la baudruche. Un malin, un recycleur ce Tonton !

Alors Achille, entre devoirs divers et copies navrantes, rêve …

Achille plisse les paupières sous le soleil aveuglant. Si puissant qu’il semble boule de mercure en fusion, si violent qu’il a mangé tout son jaune. En gros plan sur le bord de la fenêtre une poire Hottentote assise sur son cul à contre-jour. La lumière la transperce et la chair de cette Passe-crassane juteuse et dodue, opalescente et fragile, brille comme une soie sauvage. Au centre, la coque fragile qui enchâsse ses pépins bat comme un cœur d’oiseau. Il lui semble que ce fruit trop mûr est en train de mourir. Que sa pulpe va se liquéfier, inonder le châssis, puis sécher, durcir et se déliter pour disparaître. Achille voudrait la sauver, la monter au frais du grenier mais il ne peut bouger, ses membres raidis n’obéissent plus. Il crie, appelle à l’aide, insulte les hommes et le ciel. En vain. Tapie le melon, lui, aurait eu tôt fait de te la choper la poire ! Mais, blette il l’aurait vendue, au mieux croquée.

Les images, les émotions se succèdent en rafales …

Une énorme Granny Smith le regarde maintenant, juste au bout de son nez. Verte à la peau lisse, cirée, elle lui semble plus grosse que saturne, moins menaçante aussi, elle bouche complètement son champ de vision. Les petits points noirs qui parsèment cette planète céladon craquent l’un après l’autre ? S’en extirpent en se tortillant des asticots translucides dont les cœurs minuscules, veinés de rouge, battent comme des paupières inquiètes. Achille est fasciné par la mort qui semble sourdre de ce fruit si beau, si pur, de ce réceptacle vivant de sucre et d’énergie. Les esches connaissent le chemin, qui rampent sur son nez et s’enfoncent au profond de ses narines. Dans son crâne qui fait tambour, il les entend qui résonnent quand ils percent la morve puis l’os. Une peur à vomir l’étreint mais il ne peut s’enfuir. Du coin de son œil droit, il perçoit, déformé, le premier asticot qui émerge de l’angle de son œil gauche entre chair et cornée. Gluant de sang et de matière cervicale, il a grossi et chuinte en se dégageant. C’est le bruit, ce grasseyement dégoûtant qui le fait gerber, plus que le spectacle.

Une nuée de papillons jaunes jaillissent de sa gorge. La pomme disparaît, il s’envole avec eux. Et le voici si haut,au dessus des derniers nuages, à l’exact endroit où le ciel noircit. Non loin de lui, le vortex de Léon, immobile et resplendissant tourne sur lui même, qu’Achille aux sens trop grossiers est incapable de voir. La terre que l’on dit ronde est face à lui, si lente qu’il ne la voit pas tourner. Encore une illusion qui tombe se dit-il. Tout est calme, très bleu, des bancs de cirrus, nimbus ou cumulus, aux formes gourmandes, vaquent au dessus des eaux. Les terres sont vertes, de sienne, ocres, orangées ; parfois au couchant elles se teintent de roses plus ou moins décrépies. La beauté n’a pas le temps de gagner Achille que le paysage explose de tous côtés. Il lui semble voir les terres se fracturer ; des anacoluthes en nuées attaquent les troupeaux d’aposiopèses qui broutaient paisiblement. Les océans bouillonnent des convulsions désordonnées qui résultent de l’intense mêlée, au sein de laquelle, Achille peine à reconnaître, tant ils sont hystériques – eux d’ordinaire plutôt flegmatiques – les enthymimétismes agrippés comme des furieux aux solécismes à demi étouffés. C’est alors que des hordes d’anantapodotons sortent des forêts, plus épaisses que des pubis du XVIIIème pour se ruer comme des vampires assoiffés de sens sur quelques tmèses pacifiques occupées à deviser, fumer de gros cigares et boire de bons canons avec de charmantes anastrophes aux zeugmas dégoulinants. Achille n’en croit mais ! Le temps d’écarquiller très grand les yeux, que déjà, sur les terres comme sous les eaux gonflent de gigantesques volcans qui crachent leurs torrents de laves épaisses, verdâtres et si puantes que leurs miasmes montent jusqu’à lui. Léon en devient plus rouge qu’un timide épouvanté et se met à tourner comme une toupie folle et désordonnée.

Les laves s’épandent comme des diarrhées fétides, recouvrent les sols et remontent des eaux troublées. La terreur gagne les espaces éternels quand la terre se fendille, craque, implose et explose au même moment ! Les fragments fouettent l’univers jusqu’en ses confins. Orion trémule, Sirius bégaie. A trop se regarder la syntaxe les rhétoriciens ont précipité la fin du monde. Point besoin d’être Maya. Dans l’espace, plus lumineux qu’un Soulages sous la clarté des étoiles, Achille, effaré, qui a perdu sa maison, se voit condamné à errer dans l’interstellaire jusqu’à la fin des temps.

Au réveil, Achille le looser est en larmes

Et le jais liquide qui roule sur ses joues

Laisse les traces noires

D’un désarroi profond.

Cette nuit aussi, la nuit outrenoire d’Achille le désintégré brille comme un Soulages profond sous les flèches lumineuse de sa vieille lampe de bureau qu’encrassent les poussières des temps accumulés. Au dehors les vents soufflent et ne sont pas zéphyrs, non, ils rudoient arbres et tuiles, dessillent les lampadaires dont les lueurs vacillent sous les bourrasques. A regarder le coeur de ce vin qui brasillait comme un soleil mourant Achille a replongé au temps de ses interrogations vaines, dans le souvenir de ses vacuités culpabilisantes. A la remontée des anciennes ténèbres, il reste pétrifié un instant, les tempes battantes et la conscience affolée. Mais dans le verre à fine tige, dans la rondeur du cristal épanoui, le vin, de son regard sombre aux reflets grenat, qu’agite et adoucit la lumière ambre clair de la lampe, le fixe. «Phidias» il se nomme, le millésime 2010 ( 60% syrah et 40% grenache) l’a sculpté sur les Coteaux du Languedoc, au Clos Romain près de Cabrières. Nom de Zeus marmonne Achille, Rome et Athènes dans la même bouteille et vinifiés puis élevés en amphores de terre cuite de surcroît ! Un moderne qui sonne comme de l’antique.

Sous son nez qui se penche une pivoine rouge déploie sa corolle, puis des effluves douces mais puissantes et crémeuses, de fruits rouges que la mûre domine, que la garrigue, le ciste et le thym épicent agréablement. Quelque chose d’un peu sucré aussi le surprend. Yeux clos comme à son habitude, Achille, lèvres entrouvertes au buvant du verre se recueille, chasse les derniers nuages qui lui assombrissent l’âme puis accueille le vin comme il le ferait d’un oisillon fragile. Le jus ne l’agresse pas, bien au contraire, sa crème lui caresse la bouche du bout de sa légère sucrosité, histoire de l’amadouer sans doute, car très vite le vin enfle en bouche, affirme la puissance du sud qui l’a porté, sa matière suave se déploie en vagues fruitées que recouvrent la garrigue et le zan poivré. Caressé par les rondeurs des amphores, sa puissance, bien que tempérée, n’en reste pas moins patente. Puis la matière s’entrouvre, une flèche épicée, minérale aussi, le retend un peu et l’allège. Passé le détroit de la glotte, Achille sent la chaleur du vin l’inonder qui le délivre enfin de son spleen rebelle et lui réchauffe coeur et corps. Le vin marque longtemps sa bouche de ses tannins fins, réglissés, épicés, salés aussi. Schistes obligent …

 

EPUMOTRÉTIFIÉCOENE.


ARNO LE DOUX SAIGNEUR D’OSTENDE …

James Ensor. Autoportrait.


Avec Arno, t’as les oreilles qui saignent …

Sur le port d’Ostende, les marmites débordent de buccins qui mijotent et dégagent de lourds parfums iodés. La mer est verte, trouble et changeante, vivante, et roule de grosses vagues épaisses saturées d’algues gluantes et de sable crissant. Les bulots brûlants croquent sous la dent des promeneurs emmitouflés. Qui se protègent sous d’épaisses laines vierges du vent de noroît qui leur rougit la peau. Ensor y est né, Caussimon l’a chantée, Arno en est pétri.

« C’est pas une femme, c’est une pipe … »

Quand il entre en scène, maladroit, bouffi et rougeaud, c’est toute la force salée de ce port du bout du nord qui te prend, te tord et te malaxe, t’arrache le masque et te renvoie aux tripes dégoulinantes, à la graisse de cheval des frites ruisselantes, à la bière fraîche qui embaume le houblon. Arno porte tout ça en lui, tu frémis dans tes baskets, les mouettes te chient sur la tête.

Les amplis dégueulent leurs notes saturées, la batterie mastoc te défonce le ventre et te masse les boyaux, t’assourdit et te met des étoiles au plafond. Arno le rat fait son carnaval d’Ostende. Entre les riffs rageurs des guitares râpeuses, dans la fumée qui roule sur la scène, le chant de limonade acide d’un limonaire sent la kermesse flamande. C’est le cœur masqué d’Arno qui pleure en rocaillant l’amour de sa mère : « Dans les yeux de ma mère, il y a toujours une lumière », « c’est elle qui sait comment j’suis nu », « elle a les yeux qui tuent », « j’aime l’odeur au d’ssous d’ses bras », « l’amour, je trouve ça toujours dans les yeux de ma mère », « c’est elle qui sait que mes pieds puent », « et quand je suis malade, elle est la reine du suppositoire », Arno chante l’ambiguïté avec une pudeur qui ne masque pas le désir défendu. C’est qu’Arno chante avec ses bonbons, et te fait bander le cerveau.

Arno c’est une voix tripale, aux accents éraillés, une voix de verre pilé qui lui sort du cœur et de la puanteur, il ne triche pas, ses ombres soulignent sa lumière et te collent au miroir médiocre de tes mensonges, tellement humains. Et pourtant, y’a d’la joie, du soleil et d’la vie dans ce torrent de lave brasillante, qui te consume, te met parfois les larmes, et te fais saigner les yeux. Des larmes grasses, épaisses, toxiques, acides, plus fortes, plus suffocantes que tes petites émotions ordinaires, « Oh la la, c’est magnifiqueuuuu » ! Et « dis pas ça à ma femme, elle parle de trop … ».

En déferlantes, les textes d’Arno roulent dans la salle, déshabillent les spectateurs subjugués qui finissent par danser, nus sous leurs défroques inutiles. Et le hurleur vacillant, titube ses mots, crache sa hargne et sue sa tendresse « les fesses dans le beurre », qui nous renvoient à nos mensonges, nous mettent la viande sanguinolente à marée basse.

Ce soir Arno a sorti le Diable de ma boite,

A retardé ma mise en bière,

Rhabillé l’amour de chair putride,

Et Brel les belles dents,

A souri …

La salle debout, au bord de la bacchanale, l’a longuement rappelé, il est revenu, suant, a remis le couvert, toute musique braillante, et nous a dit l’amour des hommes, enfin l’espoir de …

« Putain, putain,

C’est vach’ment bien,

Nous sommes quand même,

Tous des Européens. »

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« Vive ma liberté,

Pour toi,

Et pour tout le monde ! »

Suis sorti dans la nuit froide, fracassé, moulu, bouillant, rasséréné, de la lave dans le sang, et de l’amour aussi. J’m’y attendais pas, et c’est ça qui est bon.

Merci Arno pour ta Ducasse au sucre blond,

La moiteur de tes estaminets enfumés,

Et le regard torride des moules

Aux paupières lourdes …

« On chante pas tous les jours une chanson d’amour » !

PEU AVIN QUE JE MEURE …

Picasso. Arlequin.

Tous les ans, au temps de l’AVENT, Eva Robineau publie un Calendrier de l’AVIN sur son bon Blog OENOS.

Voici donc ma contribution en ce cinquième jour de l’AVIN.

Bien des choses et des goûts nous séparent …

L’addiction aux technologies, I-Phone-Pad-Pod et autres  Face Book/Tweet, la “Geekerie” par exemple !

Et aussi, peut-être, les vins que nous aimons …

La « petite » (je peux me permettre, suis hors d’âge), que j’ai connue, Evanaissante, débutante, timide, mais néanmoins déjà tonitruante, sous son sourire d’ange de la cathédrale de Reims, a eu tôt fait de tracer son chemin dans la jungle impitoyable des fondus de vins.

Dans ce milieu, haut en couleurs, qui va du blanc opalescent au rouge violacé, en passant par le rosé à peine saumoné et le clairet rubis sur l’ongle, on trouve de tout. Le spectre est large, qui va du défenseur hargneux des vins de copeaux aux adorateurs énamourés des jus aux équilibres parfois (mais pas toujours) étranges. Le monde du vin décline toutes les arômes de la passion. On y trouve d’étranges fora sur lesquels des frères ennemis s’étripent, des amateurs chevronnés, compétents et discrets, qui dégustent et publient à longueur d’années leurs compte-rendus réfléchis et longuement pesés, de sympathiques bandes d’échevelés, tombés dans le vin avant hier, qui donnent la leçon, des journalistes à la botte, ou pas, qui font leur boulot, de vieux journaleux indépendants qui ne se la racontent plus, des blogueurs poilus spécialistes du Buzz à trois balles, des blogueurs qui ont de la bouteille et de la plume, des blogueuses roses, qui écrivent sur le « wine » du bout de leurs ongles du même métal, des athlètes du vin qui marathonnent à longueur d’année, des comètes qui traversent le ciel, le temps de quelques mots mal torchés. Enfin, de tout, on trouve de tout, un peu, et parfois trop. Et même un quasi grabataire hargneux, râleur, qui fait chier tout le monde avec sa plume acide et, comme l’écrivent ses admirateurs, avec « ses mots qu’on sé même pas que ça exciste » et ses textes « emberfilicotés écris avec de la merd saiche ».

Ben oui, Mesdames, Messieurs, le monde des allumés du pinard, du jus de lièvre fermenté, des plus ou moins grands crus, des vins de copains, des adeptes de la torchabilité maximun, de la digestibilité, et tutti quanti, c’est tout ça et plus encore …

Et merci à Bacchus.

Et merci à la diversité de s’exprimer,

Et merci, ça nous tient éveillés !

Or donc, en ce cinquième jour de l’AVIN, il importe que ce soit la fête du goulot, je reviens donc au cul de la bouteille dont au sujet de laquelle je dois vous causer. Mais l’âge, en ce début d’après midi, m’engourdit, mes paupières sont lourdes qui se ferment sur le ciel si bleu de ma fenêtre, derrière laquelle les feuilles andrinoples d’un érable, en voie de « déplumation maximum , s’agitent sous la brise fraîche. Lâcher prise et m’assoupir un moment …

Rêver un peu.

Ah qu’il est bon de voler au dessus des masses de coton albuginé, sous l’œil cyclopéen du soleil déjà bas dans le ciel d’automne. Vu d’en haut le paysage est doux. Les nuages font le gros dos, leurs courbes, que la lumière rasante rosit, sont tendres comme guimauves molles. Des rires rompent le silence des altitudes, attirant mon regard. Là, plus bas, une foule disparate, versicolore, s’étale au milieux des moelleux et candides coussins. Tous s’activent et débouchent à-Dieu-va multitudes de bouteilles disparates, dont les bouchons roulent entre les plis des cumulus ventrus. Un gaillard rebondi, au visage à demi mangé par une barbe plus proche du sel que du poivre, assis sur un gigantesque siège de barbe à papa ondulant, semble officier. Vêtu d’une ample toge jaune, il sourit, ses yeux brillent de malice, il tient à la main un hanap, gigantesque à tenir un plein jéroboam. A sa droite trône un Nabuchodonosor de Léo ville Barton 1990, à sa gauche, un Mathusalem de Clos Milan 2010 « Sans Soufre Ajouté ». Il me fait de grands signes amicaux qui m’invitent à me joindre à la fraternelle bacchanale. « C’est rassemblement œcuménique » me dit-il, agitant son hanap. Je m’approche, toutes narines épatées et reconnais les fragrances élégantes des « Chamois du Paradis » 2004 du Sieur Jean François Ganevat. Je plonge les naseaux dans un verre qu’il me sert, ferme les yeux, me bouche les oreilles pour échapper aux conversations avinées ambiantes, et me repais …

Pas facile à cerner ce chamois tandis qu’il s’offre, complexe, au nez. Le caprin liquide gambade un long moment dans le verre. Il grimpe et glisse, joueur, le long des parois de verre, sous la lumière d’un soleil déclinant. Je me régale de le voir ainsi se déplier lentement. Tout en fleurs blanches, fines, subtiles, entremêlées. Diaphanes et pénétrants, les arômes embaument. Cire douce ensuite qu’un soupçon de miel arrondit. Leur succède, une alliance parfaitement fondue de citron et pamplemousse en jus mûrs. Une dernière touche timide de pierre chauffée au soleil, clôt ce bouquet parfaitement équilibré. Un nez de pure sérénité. Qui sied bien à ce temps fraternel.

Puis le jus parfumé gagne mes lèvres. La chair de l’animal roule ses jeunes muscles tremblants dans ma bouche attentive. Les vibrations de la matière conséquente me parlent d’équilibre. Des fruits blancs auxquels se joignent quelques jaunes fragments pulpeux, s’étalent au palais, comme si l’animal se roulait dans les herbes fraîches. Puis il s’ébroue, tandis qu’il glisse en gorge comme un ruisselet goûteux. Je ne bouge plus. Le jarret tendu, il franchit le col de ma gorge, et disparaît lentement de mon champs gustatif. La trace fine de son bézoard à peine musqué, et du sol pierreux qui marquait la corne souple d’entre ses sabots, marque ma langue de sa soie souple, et me laisse le désir de le retrouver…

Quelques épices encore.

Comme un albinos aux yeux roses …

OLIF, le barde Jurassien, car c’est bien de lui qu’il s’agit, apprécie mon plaisir et m’accompagne de son hanap qu’il vide en même temps que je déguste mon verre. « Regarde autour de nous, ils sont tous là, même ceux du sud, là, près de nous; et ceux du nord, là haut; de l’est, à droite; de l’ouest, à gauche; et au milieu, les plus agités, les plus joyeux, les plus jeunes, la relève des parisiens, autour d’ÉVA ! » Ben oui, il me faut bien me résoudre et accepter la réalité, ce cinquième jour de l’AVIN est jour – non pardon, RÊVE – œcuménique.

Et croyez moi,

Ne fut-ce qu’un jour,

Ne serait-ce qu’en rêve,

C’est bel et bien beau et bon,

La magie de l’A(N)VIN !!!

ACHILLE ENTRE CHAT ET LAPIN …

Guido Mocafito. Nature morte au lapin.

 

Mais la vie n’est pas bangka fuyant sur l’huile des eaux calmes.

Le plus souvent elle est barcasse fragile roulant sur les vagues écumeuses des jours, esquif désorienté, maltraité par les fureurs rugissantes de la mer à l’aigre. Achille l’a, croit-il, bien compris. Petit bouchon de champagne il flotte, roule, plonge et remonte ; malmené par les vagues gigantesques qui le rudoient il ne coule pas. Il sait bien désormais que rien ne lui sert de se vouloir dur comme vieux teck sec, sauf à sombrer.

Ce matin Novembre fait son Avril, le ciel est pur, d’un bleu intense, luminescent. Les arbres que l’hiver rampant dépouille peu à peu sentent leur vitalité décroître et jettent leurs derniers feux. Jetés au hasard des forêts, les touches d’incarnat vif, les flavescences étincelantes, les marcs fondus qui peignent les feuilles trilobées des érables illuminent le pelage fauve et havane brûlé des bois de leurs flamboyances brasillantes. Comme un vieux volcan prit d’une folle et dernière ardeur dont les spasmes mourants raviveraient les laves depuis longtemps figées. Novembre est un menteur et Achille le sait ! L’automne 1983 est ainsi, qui a vu le Sauternais exulter.

Tout au bout de la rue, en son plein milieu, un lapin immobile corps en travers et tête tournée vers lui, le regarde. Il est environ quatorze heures, un linge blanc, albâtre translucide, voile lentement l’azur du ciel ; l’atmosphère phosphorescente est au changement de temps, l’humidité imperceptiblement gagne. Achille à l’arrêt rit en silence, ce lapin aux oreilles trop courtes n’est qu’un chartreux inquiet d’être ainsi surpris. Quand la pluie arrive, se dit-il, les chats ressemblent à des lapins. Il frappe le sol d’un coup sec et le matou, d’un coup de rein gracieux, se glisse dans une haie touffue et disparaît à sa vue. Achille est triste, il aimerait être ce lapin capable de se transformer à volonté, pour traverser la rue de sa vie présente et réapparaître incognito et libéré, dans un ailleurs tout neuf .

Le vent forcit, arrachant aux eaux agitées des brouillards d’eau pulvérisée qu’il emporte en tourbillons salés aux ventres des nuages noirs gavés qui alourdissent le ciel. Le bouchon, qui fut de champagne, glisse sur les vagues gigantesques qu’il remonte à toute allure pour retomber toujours plus loin, les tripes saignantes et le cœur entre les dents. Brutalement le ciel s’ouvre comme une mer rouge et des trombes d’eau tombent en flèches tièdes. Achille planté au milieu de cette foutue rue déserte est instantanément trempé. Les nuages se referment aussitôt, la pluie cesse tout aussi brusquement. Bleu, tout bleu, de suite le ciel est à nouveau bleu. Se pourrait-il que le temps reparte en arrière, que le chat au milieu de la rue refasse son lapin puis que ça recommence, encore et encore ? La rage l’étouffe mais la vie s’en tape, un sentiment d’impuissance l’écrase au sol, il a beau se débattre rien n’y fait, la vie est plus forte que lui, il ne sortira pas de ses rails ! La liberté n’est qu’une invention de philosophe rêveur, Achille est pétrifié par l’évidence. Pas plus que les arbres il n’empêchera ses feuilles mortes de tomber qui repousseront ensuite, jusqu’à ce qu’il pourrisse sur pied, un jour, un soir, une nuit, va savoir ! Ou que la foudre le décapite un matin qu’il ne s’y attendra pas. La nécessité est plus forte que le hasard, Achille se sent pion dans l’ordre des choses qui le dépassent et lui échappent.

En ce jour du lapin-chat il ravale sa suffisance, son insolence de gommeux, son petit ego qui lui crevait les yeux se dégonfle sous la pluie froide et, nu sous ses vêtements mouillés, Achille tremble plus de rage que de froid. Un tourbillon de feuilles mortes qu’entraîne le vent qui s’est levé, l’entoure. Sur les trottoirs pas un arbre n’a bougé.

Depuis ce jour, il lance des pierres aux chats de rencontre mais n’a plus jamais tiré un lapin de passage.

La nuit qui suivit fut nuit de garenne, de courses échevelées dans un paysage d’après l’Apocalypse, fumant et minéral, derrière un lièvre fuyant qu’il ne rattrapait jamais. Il avait beau hurler «Lapin attends moi, je ne veux que te sauver des fous qui veulent te mettre dans leurs casseroles !», celui-ci détalait de plus belle et ses zigzags foudroyants le faisaient souvent choir comme chiffe molle. Il s’accrochait pourtant, saignant et chuintant comme un soufflet de forge, les jambes en sang, les yeux hors de la tête. Derrière lui les poursuivants armés tiraillaient et gagnaient du terrain. Au détour d’une combe abrupte un chat gigantesque surgit, tous poils hérissés, crachant et feulant, négligea Achille et fit barrage aux assaillants. La mitraille s’intensifia. Achille entendit les cris de douleur de l’animal et le bruit sourd des impacts dans la fourrure épaisse. Le lièvre stoppa net et se retourna, redevenant le lapin-chat de l’après-midi ; Achille, à bout de force et de souffle en fit autant. Non loin d’eux sous les volutes de poussière, au cœur cette nuit blême qu’éclairait une lune rousse cyclopéenne, l’énorme masse du chat, immobile désormais, lui tournait le dos. Comme un mirage au désert le lapin trembla, sa silhouette se dilua lentement pour disparaître au bout d’un dernier soupir. Le chat rapetissa, retrouva sa pelisse de l’après-midi, s’allongea en ronronnant doucement, regardant Achille de ses yeux d’ambre. Puis se mit, langue crissante, à sa toilette. Le paysage terre de sienne était vide, ni cadavres, ni pétoires, le chat était indemne. Achille eut beau chercher de tous côtés, rien, il ne trouva rien, que des pierres coupantes au flanc des talus et la poussière soulevée par ses pas. Il crut devenir fou.

Puis le jour se leva instantanément sous un soleil ardent.

Et le ciel est pur, d’un bleu intense, la rue est vide qu’aucun lapin-chat ne traverse … Il lui semble voler dans l’enfilade de la rue, il a beau regarder de tous côtés, il n’est pas là non plus.

Au réveil de cette nuit troublante, Achille pria Freud en pensée et regretta qu’il fût mort si tôt, ou plutôt qu’il fût lui même né si tard. Car il avait beau revivre son rêve, encore et encore, scène après scène, il n’y comprenait rien. Cela le mit dans une forte colère, une de ces colères latentes, une de ces rages qui couvent sous le sourire ; il ressentait bien comme une effervescence intérieure plutôt inhabituelle mais il ne savait pas que c’était cette lèpre rampante qui le consumait lentement et lui gâchait ses heures, ses jours et ses nuits plutôt bleues entrecoupées d’insomnies récurrentes. Au bout de quelques jours il finit par comprendre que ce rêve à l’interprétation résistante l’agaçait en sous main ! L’image du bouchon de champagne fragile, malmené par la mer démontée, lui revint en mémoire. Il rit, amèrement, peu fier de lui, mais il rit et se mit en configuration liégeuse. Ce qui l’apaisa sans résoudre le mystère. Mais dans les méandres de son cerveau, de son cervelet ou de son inconscient, l’étrange rêve faisait son chemin, ouvrant des portes, en fermant d’autres, le transformant si lentement qu’il ne s’en apercevait pas.

De la clepsydre,

L’eau du temps

S’écoulait lentement,

Et dans son coeur, l’hydre

Avait encore des dents …

Sur le bureau d’ Achille le décharné, un lièvre est passé en courant quand il a mis le nez au bord de son cristal perché, fragile sur sa tige gracile. Comme à son habitude, perdu dans la nuit du temps et de ses souvenirs, le fumet léger échappé du verre à peine versé lui a pris le coeur et voilé le regard. Alors Achille, sous la lumière ambrée de sa lampe a sombré. Au profond du passé surgi de « Les Évocelles », l’étrange lapin-chat à déboulé du creux de ce vallon de Gevrey Chambertin. Dans la bouteille du millésime 2010 du Domaine des Tilleuls il était tapi, attendant sagement qu’Achille le débusque. Puis il a bondi, entraînant Achille dans son sillage odorant, pour disparaître, à peine humé. Après une longue aération, alors que l’animal se perdait dans la pénombre, la pivoine, la rose, le sureau et l’églantine se sont échappés en fragrances légères de la robe grenat du vin. La cerise burlat, le cassis, la framboise ont pointé le bout de leurs chairs mûres ; en second rang, dans un léger nuage fumé, presque lardé. L’élégance olfactive et la précision des arômes arrachent un sourire aux lèvres crispées d’Achille qui ferme les yeux, renvoyant l’évocation de son rêve ancien aux gémonies avant de porter la bouche au buvant du verre. La fraîcheur de l’attaque lui plaît, le vin en bouche affirme sa présence, donne à aimer la finesse de son toucher puis fait le gros dos, belle matière qui s’étire ensuite et libère ses fruits. C’est un ru de fruits rouges et d’épices douces, marqués par le noyau de la cerise, qui roule dans sa bouche, s’ouvre sous l’acidité impatiente de sa jeunesse, qui lamine le jus comme le fait un chat au réveil. Achille rouvre les yeux tant ce vin au parfait équilibre, fin et élégant, l’émeut. Gourmand il le garde longuement au bord de l’avaloir, le mâche, le croque, le fait gicler sous la langue, le monte au palais, jusqu’à qu’il se soit entièrement donné. Avant de l’avaler à regret. Le vin s’en va, dévale son gosier mais lui laisse un peu plus que longtemps au palais sa marque, son empreinte, ses tannins ciselés, la légère amertume du noyau de la cerise et son grain de sel au coin des lèvres.

EFÉMOLITINECONE.

ACHILLE ET LA DANSEUSE ESPAGNOLE …

Et sur terre aussi, la Danseuse Espagnole ..

 

Des doigts tendres et fermes lui dénouent le dos …

Achille allongé sur le ventre, l’œil mi-clos se laisse faire. Le soleil baisse et sature les couleurs. Le sable blanc est chaud, doux comme une peau de levantine.

Sous la poigne agile qui glisse sur sa peau, puis par endroit s’enfonce dans ses muscles durcis, Achille récupère des fatigues aquatiques de sa journée, à explorer les eaux claires des Philippines. De la pulpe aveugle de ses doigts la jeune femme aux mains d’huile odorante lit son corps mieux que les plus modernes scanners. Elle possède cette science infuse héritée de sa mère, de sa grand-mère et de toutes celles qui l’ont précédée, ce don subtil du soulagement,qui décrispe les muscles et relance les énergies. La jeune femme n’est pas belle comme le sont nos fardées occidentales mais la douceur de son regard confiant et ses cheveux de jais luisant lui donne une grâce rare, délicate et fragile.

En ce mois de février 1990 qui lâchait sur le nord de la France ses rafales de neige en flocons collants, Achille s’était envolé de Bruxelles vers l’inconnu, comme ça, sans réfléchir. Partir pour fuir. Naïf besoin de caleter pour esquiver quelque chose qu’il ignorait mais emportait néanmoins avec lui. Depuis quelques années déjà, il s’était pris de passion pour la plongée sous marine qu’il avait découverte au hasard d’un voyage en Égypte sur les bords de la mer rouge, peu encore dévastée en ce temps-là. Pour lui, plonger sous bouteilles c’était comme vivre, enfin presque, ce rêve récurrent, quand il volait, sans effort au dessus du sol des petits hommes lourds, libre, absolument. Léger comme une bulle de savon sous la brise ces nuits d’oiseau planant le lavaient des lourdeurs de la vie. De son enfance il avait gardé le goût du sel sur la peau et celui de la caresse purifiante de la mer Méditerranée. Sous l’eau, à se laisser dériver dans les courants il retrouvait ses douze ans, l’insouciance et la joie.

A Hong-Kong, il avait retrouvé une bande de plongeurs inconnus avec lesquels il allait bordailler sous la surface lisse de la mer des Visayas. Ils s’étaient apprivoisés à force sourires et gentillesses échangées puis avaient atterri à l’aéroport de Mactan-Cebu après un dernier vol de quelques heures. La bonne ambiance, de rigueur en ce genre de circonstances, augurait d’un séjour agréable. Ni dindes piaillantes, ni mâles en rut dans la troupe. Non, des amoureux des dérives aquatiques, des plongées profondes, des courants obstinés, des nuits étoilées et des partages sans façons, une équipe de passionnés, mais pas trop.

La bangka à balanciers, fine, longue, étroite comme une lame, file d’îles microscopiques en îles minuscules sur la mer métallique. A cheval sur l’avant Achille fait sa figure de proue, le vent chante, il ne sent pas le grill du soleil ardent sur sa peau, le bateau, comme un scalpel de bois déchire la surface fragile des eaux qui cède en chuintant. Comme un homoncule égaré, balancé entre deux tranches d’organsin bleu. Entre l’azur du ciel brodé d’impalpable mousseline blanche et l’infini marin que cisaille le sillage d’ivoire de l’esquif lancé à pleine allure. Sous les flots cristallins les marlins naviguent en silence et leurs éperons ne déchirent que les rêves. Les trajets entre les îles minuscules enchantent Achille, la barque file sur le chant des eaux, il lui semble vivre sa vie en accéléré quand il tranche l’immobile cérulescent, mais il sait bien que le vent peut se lever et surgir du paisible, les vagues enfler à devenir mortelles, que l’azur peut passer au cobalt puis à l’encre noire, que le paisible voyage peut devenir géhenne, qu’il pourrait avoir à se battre sans espoir certain contre les éléments si l’envie leur prenait de le rudoyer. Comme une métaphore de la vie, toujours incertaine et changeante, radieuse ou délétère. Alors, Achille déguste chaque seconde du présent à petites bouchées précieuses. De Moalboal à Panglao, en passant par Apo Island et Siquijor, de sable d’albâtre en rocher hérissé, il sautille d’îles en îlots.

Quand il saute du bateau, harnaché comme un extra terrestre maladroit, dents serrées sur le détendeur, Achille quitte le monde de surface pour celui des aigues fraîches qui le portent comme un oiseau sans ailes. La mer n’est pas silence, elle est craquements, crissements, chuintements des bulles qui remontent en zigzaguant vers la surface comme des yeux de mercure fragiles, cris aigus, pleurs, sanglots liquides, mais elle est aussi mort des mots et des criaillements humains. Et le mental s’apaise qui laisse au regard le bonheur de ne pas savoir juger. Le regard qui ne sait plus où donner de la pupille tant les fonds sont riches, beaux et harmonieux. Un peu à l’écart du groupe Achille pédale à lentes brassées de palmes souples et survole les paysages changeants, multicolores de ces anciennes terres englouties. Toutes les mers sont d’anciens continents et toutes les terres deviendront mers un mauvais jour, quand il ne sera plus. Surgie des profondeurs une chaussette rayée file entre ses jambes, gondole, s’arrête, se retourne et le fixe un instant de ses yeux de mystère qui lui mettent le frisson à fleur de peau. Laticauda colobrina garde son venin mortel pour les proies à venir, l’ignore et repart en larges ondulations pour plonger au cœur du noir abyssal. Parfois la bangka lâche sa palanquée de petits pois noirs à l’entrée d’une passe, le courant violent les emporte comme graines sous le vent, les remous puissants jouent au ping-pong avec les corps légers qu’ils brassent, secouent et propulsent au hasard. Achille ne lutte pas et se laisse entraîner, membres écartés par l’infernale machine à laver, monte et remonte jusqu’à ce qu’elle l’abandonne. Il nage vers le fond proche, s’accroche au récif tête levée que gifle le fort mouvement du cristal bleuté des eaux et contemple d’en dessous, hypnotique, la surface aveuglante de la mer. Au bout d’un moment il distingue les silhouettes profilées des squales immobiles en maraude, les tourbillons multicolores des poissons tropicaux affolés, les carangues argentées et les bancs de barracudas rassemblés en rangs, les uns contre les autres, comme des flèches prêtes à jaillir du carquois. Au-dessus de la foule les requins marteaux brassent lentement, sans effort, le courant ; au bout de leurs têtes étranges leurs petits yeux d’escarboucle brillent et menacent. Comme une sangsue noire Achille, collé au sable, rit entre ses bulles, de sa bêtise, de son puéril égotisme, de ce putain d’orgueil humain qui emprisonne toutes les formes de vie dans un anthropomorphisme ridicule. «Mais laisse donc vivre la vie qui n’est pas la tienne» se dit-il entre deux respirations, «si tu ne veux pas que les requins te prennent pour une grosse loche affriandante». Alors le monde change quand Achille reconnaît qu’il est autre. Et cela l’apaise. A ne pas chercher de sens il ressent l’harmonie des lieux et de l’instant. Le temps s’efface, l’oubli le gagne, bientôt il est seul, perdu, tellement absent. Tous sont déjà remontés quand il pense à regarder son Suunto. Il affiche cinq bars !!! L’horizon est vide, le ciel s’est couvert et se fond dans la mer qui s’est creusée. La main de son binôme lui touche l’épaule, il tressaille de surprise et de peur. L’engueulade est courte mais intense, Achille conscient de son erreur se tait. Derrière eux le parachute rouge pointe sa tête à deux mètres de la surface. De la vague pliure, juste entre le ciel noir et la mer grise, la bangka surgit qui patrouille à leur recherche depuis un bon moment. Ça braille, ça rit et ça chambre dur tout le soir, ça boit aussi.

Sur le compte d’Achille, le rêveur des profondeurs …

Le dernier soir sur le pont humide qui brille comme une patinoire sous la pleine lune tous s’équipent pour la dernière, la plongée de nuit. Plus rien, plus de repères, comme un aveugle dans la poisse liquide et les peurs ataviques, acides et incontrôlables. Le faisceau étroit des torches fouille l’épais charbon, vite elles se rapprochent, frileuses, tremblantes, les mains se cherchent, se touchent et se rassurent, la mer grouille de vie. La nuit des peuples aquatiques c’est le jour des humains. Les épaisseurs liquides deviennent phosphorescentes, le plancton s’agite et s’égaie deavnt les gueules affamées. Sous la lumière ardente les couleurs resplendissent, le poisson lion vogue lentement toutes ailes déployées, les balistes scintillent, les coraux brillent de leurs feux variés comme des lumignons à l’envers. Le ciel est en bas ! Les anémones grasses balancent sous la faible houle et les poissons clowns, rouges, jaunes, noirs, violets s’y nichent. Achille s’approche d’un de ces bouquets de chairs veloutées et les clowns l’attaquent, frappent son masque à coups de nez cornés pour protéger leurs petits cachés entre les filaments. Les langoustes passent de roches en roches, seules leurs antennes mobiles les trahissent. Les coraux de feu, les sclératinaires tordus, les coraux roses, rouges, durs ou mous scintillent, les gorgones allongent leurs ailes rousses ou jaunes, les anthozoaires étalent leurs pétales raides. Le fond est un jardin de pierres aux couleurs surprenantes, de fleurs de chairs molles balancées par le rythme des eaux, tel un patchwork vivant. Achille nage au ralenti entre les récifs, tourne autour des patates coralliennes, se gave de couleurs, s’enivre de beauté.

Juste avant de remonter il défaille presque tandis que le nez au ras des pierres il se perd dans la contemplation des minuscules nudibranches, tâches flashies, électriques ou pastels tendres, aux gueules de monstres, effrayants et ravissants à la fois. Pendant qu’il se gorge de couleurs, au détour d’une colonne de corail une hexabranchus sanguineus, apparaît. Large et charnue, écarlate, elle est là, juste devant lui. Sa longue robe fragile ondule de tous ses plis de rose. Gracieuse, surnaturelle, la danseuse espagnole chaloupe au son d’une guitare absente, un flamenco lent, envoûtant et lascif.

L’incarnat brûlant de sa robe le fascine.

Achille suffoque de surprise,

Puis Natacha se met à vibrer

Dans sa mémoire émue …

Accroché aux ailes repliées de son bureau,dans la lumière jaune du phare de sa lampe Achille le rapiécé tangue encore, comme s’il revenait lui aussi d’avoir dansé. L’almée espagnole balance dans sa mémoire, le rouge étincelant de sa robe fulgure dans le cristal sous ses yeux. Une larme roule sur sa joue, qu’il essuie d’un revers de manche. Dans le giron du verre immobile un lac de rubis sombre ne danse pas. « Syrah Leone » la lionne ne bronche pas, un lit de rose borde sa robe. C’est qu’elle a déjà bien vécu. Au creux du cristal son regard noir le fixe. Ce Coteaux du Languedoc, né au Domaine Peyre Rose en 1996 embaume les épices douces qui enchâssent un confit de fruits noirs, de mûres, d’eucalyptus, de tapenade goûteuse, de vieux cuir, de tabac, de cacao, de café, de thym et de garrigue. Mais plus prégnantes encore, des fragrances de truffe, de zan, de fumée et de poivre noir lui montent aux narines qu’elles épatent. Largement. Natacha le regarde furtivement puis se dilue comme tannins évanescents. Alors Achille que gagne la soif se penche sur le buvant. Un jus crémeux un peu sucré glisse dans sa bouche, enfle, puissant, presque trop, la réglisse et le zan s’affichent violemment, envahissent et s’installent. La fraîcheur qu’il attend ne vient pas, la puissance domine et la matière imposante ne crève pas son cœur, ne libère pas la fraîcheur qui l’aurait relancé. Achille avale enfin. Sur sa langue attentive, les tannins polis, fins mais encore conséquents, augurent d’une longue vie longue de patience. Plus que la sienne peut-être. Le zan dure et dure toujours, le poivre aussi.

Achille est perplexe.

Quelque chose lui manque,

La danseuse espagnole,

Et sa grâce ?

Ou Natacha,

Toujours ?

 

EONMODUTILANCOTENE.

ACHILLE ET LE TEMPS ARRÊTÉ …

Anonyme. Tag de rue.

 

Vivait en pilotage automatique …

Chatons dans leurs paniers, pompiers au garde-à-vous, bouquets de roses, de lys, de marguerites, chiots larmoyants, les calendriers se succédaient. Achille était encore à l’âge qui n’en prend pas. Et ne se souciait de rien ou presque. Il avait oublié l’accident de voiture, le rictus de la mort déçue, il avait renié sa «méthode», il était redevenu de ceux que l’institution façonne, sa position de franc-tireur n’avait pas tenu longtemps sous les assauts amicaux des «collègues» et des proches. Au fond de sa conscience sourde, quelque part derrière sa nuque, sous l’os, ses idéaux, sa générosité, son besoin d’authenticité, son goût pour la vérité des êtres s’étaient réfugiés pour survivre au ralenti, en apnée. Il n’avait pas pas cru bien longtemps aux niaiseries soixante huitardes, pas plus qu’au stalinisme déguisé, aux chinoiseries du petit livre non plus. Les fleurs, les bouclettes, les combis WW, les « Gardarem lou Larzac », les pétards qui tournent, les « Peace and Love » un peu niaiseux l’avaient laissé indifférent, complètement de marbre lisse et glacé. Cette époque, ou plutôt ces époques qui s’empilaient sans qu’il s’en aperçoive lui donnaient pourtant des joies aiguës. Ces moments forts, intenses, quand le plaisir est au bord de la douleur, quand les larmes sont de souffrance et de joie à la fois, il les trouvaient au cinéma et dans la musique.

Aux guimauves aspartamées qui envahissent les radios, aux Juvet, Sardou, Dalida, Dassin … Achille préfère Le Forestier, Y. Simon et son « Au pays des merveilles de Juliette », Polnareff, Nino Ferrer qui l’emporte au « Sud » et Christophe, même s’il chante faux «Les mots bleus». Mais plus encore, il se bourre les oreilles des riffs flamboyants de Knoepffler, des dentelles de Jethro Tull, du blues saignant de Clapton, des évanescences du Pink floyd, des rythmes de Stevie Wonder, du rock carré de ZZ Top, des subtilités de Police et des plaintes décadentes des Doors. Gainsbourg ce faux dandy, ses concessions au show-biz et ses mélodies souvent «empruntées» le débectent.

Il se réfugie avec délice dans les salles obscures, dans ces ténèbres habitées que perce le faisceau du projecteur. Les silhouettes des spectateurs qui se découpent sur l’écran le fascinent ; rien de plus émouvant qu’une bouclette sombre qui tire-bouchonne au tombé d’une nuque, que la ligne pure d’un cou gracile, que ces mains qui essuient sporadiquement des foules d’yeux embués par l’émotion ; leur présence le rassure, il se sent bien parmi les gens de son espèce, de sa « race », parmi ces humains qui l’entourent, qu’il ne connaîtra jamais, mais qui habillent sa solitude. C’est le riche temps de « La grande bouffe », de « La nuit américaine », des « Valseuses », du « Juge et l’assassin », de « Cet obscur objet du désir », de « Série Noire » et du « Dernier Métro » … autant d’œuvres fortes qui le ravissent et le nourrissent à la fois. Et le maintiennent en vie, à côté de la vie.

Immobile mais attentif Achille mûrit comme une viande au frigo. Une de ces parenthèses apparentes, comme le temps long d’un rien de la vie qui prépare, rabote et polit, aiguise les angles ou les arrondit, lentement, à l’insu même de nos perceptions, trop grossières pour le très subtil des heures, si ralenties qu’elles paraissent arrêtées. A s’être laissé croire que le progrès est dans l’action, les projets, la science, Achille a oublié l’importance de l’ennui, de la contemplation, de la puissance du vide, de la vacuité dans l’évolution de l’être, des bienfaits de la rumination inconsciente. Comme s’il ne savait pas qu’entre les semailles et l’improbable venue de l’épi, passent les nuages, tombe la pluie, chauffe le soleil.

Il faut toujours …

Un beau matin le ciel était vert, l’herbe rouge, il pleuvait du soleil humide, de l’eau salée aussi, tombée de la mer, le bitume jaune de la route des fous reflétait ce spectacle insensé, Achille marchait les mains dans ses chaussures, les Ginkgos Bilobés plantés à l’envers agitaient leurs racines sous le vent qui sourdait du sol, soulevant la terre et les jupes des filles. Chaque mauvaise nuit lui mettait le monde à l’envers, il se disait qu’il le voyait peut-être tel qu’il était vraiment ce foutu monde de merde et que lui seul le savait. C’était vacances d’hiver, il était seul, il ferma les yeux, pointa un doigt sur la carte et prit le train. Sur la promenade en bord de mer, il insulta longuement Proust et Chanel, demandant à l’un de sortir de son plumard, à l’autre de se mettre au tricot mais le vent mangea ses mots que nul n’entendit. Seules les mouettes crièrent et lui chièrent dessus. Le sable humide fouetté par les bourrasques le cinglait à rougir. Il eut bientôt les dents crissantes, les yeux rubis et les oreilles bouchées. Bouche ouverte, il laissa les graines de silice lui gifler les amygdales et hurla en silence son dégoût de Deauville où le hasard l’avait porté. Tous ces visages célèbres, ces hôtels cossus aux yeux fermés par l’hiver défilaient devant lui tandis qu’il arpentait les planches sous les congères de sable accumulé. Par extraordinaire en ces lieux si prisés par tout ce qui conte et compte, il était seul, un survivant dans la ville déserte. Le vent avait arraché les aiguilles des horloges, la pluie fine lissait les paysages que le gris de la brume humide uniformisait. La rage convulsait son visage ravagé, il braillait comme un fou échappé des camisoles, il insultait les hommes, le monde, la vie, appelait la mort, la défiait, qui ne le regardait même pas ! Achille un instant fut au bord de larguer les amarres, de carguer les voiles vers l’empire des fous, de quitter les rivages de la raison, de foncer vers la ligne fine de la mer, là-bas, grise, frangée d’écume, pour marcher sur les vagues, vers l’Atlantide, vers ces êtres merveilleux et leurs villes englouties, y retrouver Platon et Diogène, boire de l’hydromel et se gaver d’encens ! Parler avec les ombres et puiser au tonneau. Sur le sable il se mit à courir, on ne voyait plus à dix mètres, il était vers seize heures, la nuit tombait déjà, seule la mer phosphorait avec la marée. Achille brûlant ne sentait rien du froid humide de ce sinistre Février 1979, il était comme insensible, plus décérébré qu’une grenouille au labo il gueulait des mots qui n’existent pas, crachait sa haine par la bouche du diable, suait sa misère à grosses gouttes odorantes qui lui faisaient face de gargouille, titubait, tombait, se relevait comme un automate aux articulations grippées. Sous le voile gris qui mangeait les reliefs le monde avait perdu sa troisième dimension, un fantôme blanc vêtu de soie moirée scintilla un instant avant de se diluer dans les ombres montantes. Cette vision furtive l’électrisa comme un électrochoc qui le fit tressaillir jusqu’aux os. Natacha ??? Le cri sauvage qu’il poussa déchira si peu la puissance des éléments qu’il lui revint en pleine face. Pétrifié Achille s’arrêta, perdu entre terre et mer. Le monde disparut à ses yeux, il venait de comprendre que le manque de Natacha, emprisonné depuis des années derrière la façade animée de sa vie arrêtée, avait brisé les digues, que la force de vie qui l’habitait se débarrassait de ce cadavre exquis.

Achille tomba à genoux puis sur le sable griffant il se lova, genoux contre poitrine et visage entre les bras.

L’ampoule de la lampe a grillé, la nuit a englouti Achille le désagrégé qui s’est levé en maugréant de son vieux fauteuil. Sans le cône blond qui agite la poussière du passé la magie n’opère pas et dans le verre le vin se tait. La vis de la lampe grince et l’ampoule lui brûle les doigt. Il se rassoit. Dans la nuit plate, seule la virgule de lumière dorée distingue les reliefs de son tout petit monde tiède. Ce soir Achille a le visage décomposé par les vieilles émotions remontées du fond du puits. Dans le verre le vin scintille, alangui dans son joli berceau à long pied. Au travers du cristal épanoui le disque liquide déformé semble noir sur l’eau claire, pâle comme un soleil quand l’hiver est à la glace. La rivière de lumière fauve agite des capes vertes et mouvantes qui ondulent comme des espagnoles au son des guitares et des voix rauques de ventres dans les cabarets de Séville. Il a bien besoin de vie brutale, d’eau qui enchante les sangs après cette douloureuse remembrance et ce « Coteaux sous la roche » 2009, ce Santenay blanc du Domaine Olivier l’a bien aidé quand il a plongé son regard sous sa robe blanche. C’est à ce juste moment qu’il a basculé, quitté la nuit d’aujourd’hui pour les ténèbres d’il y a si longtemps, les obscures douleurs de ce jour blême de vomissure et de fureur.

Maintenant que le souvenir a passé, maintenant qu’Achille sent son pouls se calmer, il ose cueillir le verre par la tige, comme une rose de cristal fragile, y plonger le nez, inspirer longuement, se plonger dans la vigne en fleur, percevoir déjà la fraîcheur du jus, inhaler ces fragrances de fruits blancs, d’agrumes et d’herbes sèches qui lui disent qu’il a eu fait chaud cette année là ! Longuement l’air l’a caressé et le vin s’est ouvert, Achille est remonté libéré des fantômes, le vin l’était aussi. Après les rudesses du passé Achille est tenté de se noyer, mais de plaisir, dans les eaux du vin cette fois. Les yeux clos, il se recueille et accueille en bouche l’onde de ce lac limpide. Sa bouche qui ne demande que ça comme les filles quand elles aiment. Le jus pur lui prend les lèvres, frais comme un lac de montagne, tendu comme la flèche qui cherche le cœur. Puis la matière enfle au palais, plus encore que le courtisan devant son Prince, inonde sa bouche et le plaisir s’installe. Le jus fait le dos rond puis la langue écrase le fruit et le vin repart tout droit comme un Masaï à la danse. Ce jus si frais est cristal en bouche marqué par les épices vives finement réglissées. Bouche vide, Achille sent le vin toujours, qui l’a quitté pourtant, basculant, passée la luette, dans le mystère des profondeurs. L’acidité mûre rechigne à fléchir. Comme l’image d’une lame de fruits tendue dans son écrin calcaire et le sel encore lui lèche les lèvres.

EMOMOTIROCOSENE.

INDÉCISE ÉTAIT MA NUIT …

Baron Gros. Palaméde de la Bonnemaison.

C’était, il y a des lustres …

Non, « La Pucelle » qui me faisait face ce soir là, à demi étendue sur les brocards précieux d’un canapé chatoyant, n’était pas ce Puligny 2002 du meilleur domaine, au frais dans l’obscurité de la cave, n’attendant que mon bon plaisir, mais un « Canon » de belle espèce aux chairs dilatées à souhait, aux cheveux soyeux et à la peau de pêche. Je savais bien que « La Pucelle », pure chrysocale liquide me réconforterait, que son toucher de bouche soyeux me ravirait, que ses parfums de fruits blancs me combleraient bien avant qu’elle ne se glisse, opulente et tendue entre mes lèvres accueillantes, qu’elle me consolerait, le cas échéant, de mon échec attendu …

J’avais épuisé presque tous les charmes de la conversation, m’étais épuisé à lui conter maintes anecdotes savoureuses, avais déployé tous mes sortilèges, lui parlant d’une voix sourde, plus sensuelle que le plus aphrodisiaque des chants d’amour. En vain. Elle me regardait en silence, et son regard d’azur, dont la lumière éclairait à peine sa crinière noire aux reflets bleutés, se perdait derrière moi dans la contemplation béate du mur du salon. Derrière mon sourire, qui me paralysait la bouche tant je me crispais à le lui offrir sans faiblir, j’étais plus énervé qu’un pou jeté par le vent mauvais sur un crâne rasé de frais !

Alors je décidai de jouer ma dernière carte et lui proposai de goûter au nectar de la blanche Bourgogne, arguant du fait, espérant la faire un peu sourire, qu’à force de se taire, elle devait avoir soif. La belle était très belle, splendide même, mais avait peu d’esprit, et le goût de la dérision n’était pas la plus cardinale de ses vertus. Elle accepta, mollement, mais néanmoins …

Je fonçai, ventre à terre vers le cellier, ramassai sans ménagement « La Pucelle » par le goulot (sic), la décapsulai, puis la débouchai fébrilement. Le vin à la robe pâle remplit à demi le cristal aux hanches évasées que je déposai devant elle. Ce vin aux reflets verts du Domaine MoreyCoffinet, n’avait rien de confiné, le temps avait fait son oeuvre subtile d’élevage, il avait fini de tisser la soie de ce jus. Je lui parlai des moires que la lampe recouverte d’un foulard fin dessinait sur le disque odorant du vin, lui fit découvrir tous les délices des fruits jaunes aux arbres du jardin, lui dit que sa bouche aurait du mal à laisser la sienne, que son baiser pulpeux lui prendrait le coeur et lui ravirait les sens, qu’elle garderait longtemps son souvenir au palais, puis me tus, l’invitant à lipper le vin.

Je me régalai quand ses lèvres s’entrouvrirent. Ses yeux se fermèrent un instant. Le regard qu’elle me lança juste après l’avalée redoubla mon désir. Son corps se détendit, ses genoux s’écartèrent à peine.

Je sus qu’Aphrodite était en elle,

Et qu’elle s’offrait à moi …

EESCAMOBELTILÉECONE.


ACHILLE EN ASSOMPTION …

Rembrandt. La Leçon d’Anatomie.

 

Achille sortit de l’hôpital un matin de grande froidure …

Le corps fragile et l’esprit dégagé. Quelque peu meurtri encore dans son corps mais le cœur léger, bien décidé à quitter les terres arides du paraître et les rives fangeuses de l’ego. Plus jamais il ne laisserait impressionner par les angoisses existentielles. Par les robes empesées du statut social, le respect de la hiérarchie indiscutable, les mirages de la réussite matérielle, non plus. Intuitivement il regarda dès lors le monde froidement, cherchant l’humain derrière les convenances étroites et les titres. Derrière la pompe il voyait la sueur, les boutons et les poils, cela l’amusait et le rassérénait à la fois. A percer les défenses, il s’exerça. En toutes circonstances désormais il traversait sereinement les épreuves et l’image des corps dénudés, exposés sans que jamais ils se sachent dévêtus, débarrassés de leurs atours futiles, l’émouvait grandement et l’amenait à l’empathie. Sourd aux discours de circonstances, Achille cherchait la vérité des êtres et leur souriait tendrement.

Le chirurgien rondouillard et son nœud papillon furent décontenancés quand il les appela « Monsieur », les regarda dans les yeux sans détour, leur demanda en riant franchement si leur petite bedaine ne les fatiguait pas trop, à opérer debout à longueur de jours. Le praticien comprit alors qu’un humain de chair et d’os lui parlait fraternellement. Son regard changea, accommoda, perdit de sa distance, il sourit. Fort de cette expérience positive et du tour sincère qu’avait pris la conversation, Achille décida d’appliquer définitivement la « méthode ». Mais la première approche ne donnait pas toujours l’effet escompté, d’aucuns s’arc-boutaient et se crispaient sur leurs positions sociales, peinaient à sortir de la relation officielle, alors Achille composait mais revenait par trois fois à la charge. Pas plus. C’est ainsi qu’il se dégagea des relations conventionnelles, des amicales de-ci, des copains de-ça, sans insolence ni provocation, proposant à ses semblables de parler sincère, sans armure, simplement, entre frères de race humaine. Il continuait à respecter les hiérarchies des genres, mais refusait de baisser la tête, rejetait la condescendance et laissait le mépris aux âmes fragiles. Plus jamais il ne poserait le petit doigt sur la couture de son pantalon. Certes il sut très vite qu’il ne ferait pas « carrière », il en fit le deuil, joyeusement. A ne pas jouer au jeu des faux semblants il se constitua un copieux portefeuille d’ennemis qui n’eurent pas la joie de l’être, car il refusait de les considérer comme tels.

A n’être pas mort, il reprenait vie …

Les jours, les mois, les années par paquets se délitaient, «ré» avant «mi», «sol» après «fa». A mettre sa petite manière en œuvre entre les murs de la classe, il s’efforça ; à petites touches légères et colorées il modifia les relations, évitant toute démagogie et gardant en toutes circonstances un haut niveau d’exigence pour lui, pour les mômes aussi. Achille regarda les ados dans les «yeux de l’être», ils apprécièrent, il lui fallait garder l’équilibre sur la corde raide des relations, rester le maître à l’autorité reconnue sans se réfugier dans l’autoritarisme aveugle ordinaire. A faire son funambule sous les vents contraires, il s’exerça. De remettre sur le métier cent fois son ouvrage, il accepta, pansa ses plaies, soigna ses bosses, ne baissant pas la garde, n’évitant jamais les questions. Les années fuyaient toujours plus sans qu’il s’en aperçût et sa vie était à force d’être remplie. Sans faiblir il déshabillait les êtres et lui même avançait nu, sans masque.

Achille le gourdiflot faisait son psy …

Une nuit d’après un jour comme les autres, tard le soir il avait préparé ses cours puis corrigé son lot de copies. Achille s’était couché épuisé et avant même de s’en apercevoir il s’endormit comme on meurt. Sa conscience s’éteignit sans avoir le temps de décroître, sans qu’aucun de ses délicieux rêves éveillés habituels ne le tienne un instant à la frontière du sommeil. La salle était blanche, opalescente, le décor vibrait, comme une de ces images savamment floues qu’aimaient les « Hamiltoniens » des années 80. Achille n’avait plus ni froid ni chaud, ni faim ni soif, il flottait au-dessus d’une table d’inox glacée et brillante, autour de laquelle des blouses bleues s’agitaient comme des équarrisseurs aux scalpels aiguisés. Les lames tranchantes, à chacun des mouvements au ralenti des découpeurs, reflétaient la lumière aveuglante. Une clarté parfaite sourdait du ciel blanc de cette salle sans plafond, étrangement elle ne produisait aucune ombre. Les hommes se parlaient en travaillant mais Achille n’entendait rien et cette surdité l’angoissait. Au dessus du drap blanchâtre qui recouvrait un corps parfaitement immobile, bras et jambes serrés, un visage dépassait à peine, d’une pâleur ivoirine, traits détendus et yeux clos. Le sien. Cette vision finit d’affoler Achille qui tournait autour de la scène comme un derviche fou. Mais les émotions le quittaient lentement, sa perception se modifiait, la scène au dessous de lui le concernait de moins en moins et le ballet des humains affairés l’indifféra peu à peu. C’est alors qu’un autre règne lui apparut.

Autour des médecins légistes qui maintenant entaillaient les chairs du cadavre qui fut le sien, des êtres lumineux aux radiances vives et changeantes tournaient comme des vortex invisibles et silencieux. Chacun d’entre eux guidaient les mains des hommes en blouses bleues. Autour d’Achille déconcerté qui contemplait la scène, une foule d’êtres indistincts psalmodiaient des chants, doux comme des litanies mille fois répétées. Leurs timbres cristallins le charmaient, bientôt il machicota avec eux d’étranges pulsations, aiguës comme des trilles d’oiseaux que la pièce du bas réverbérait. Un sentiment de paix détachée, comme un bonheur sans fin, linéaire et doux le remplissait peu à peu. Il ne voyait plus comme un humain, il percevait l’extérieur et l’intérieur à la fois, il n’était plus qu’une caisse de résonance colorée au creux de laquelle il vibrait en harmonie avec les espaces, avec tous les mondes, du plus dense au plus subtil. Les cris de souffrance des humains le troublaient encore un peu. Mais de moins en moins. Le sentiment d’impuissance qu’il avait connu dans son corps de chair avait disparu. Une acceptation sans limite, mêlée de compassion s’installait tandis qu’il ressentait à la fois la souffrance des torturés, le désarroi des abandonnés, la faim des affamés, la douleur des martyrs en sang, partout sur la terre ronde et dense. En arrière plan les ondes d’amour qu’émettaient ses frères en esprit, autour de lui et jusqu’aux confins d’étranges cercles de vie sans formes, le nourrissaient, le soutenaient, l’exaltaient en douceur. Bientôt son ancien corps de chair éviscéré ne fut plus qu’une bouillie rouge, ses organes découpés gisaient sanguinolents dans des bacs de couleur. Dans une salle attenante, ceux qui furent ses proches étaient en larmes, écroulés sur des bancs de bois brut. Autour d’eux ce n’étaient que lumières chatoyantes qui pénétraient leurs corps sans qu’ils en aient conscience et les berçaient comme des caresses invisibles au profond de leurs êtres. Petit à petit Achille distinguait dans les courants lumineux multicolores des formes subtiles, sans contours vraiment distincts mais qui formaient pourtant des entités fluctuantes et séparées. Par moments elles se réunissaient pour ne former qu’une masse éblouissante qui brillait de mille couleurs dont certaines lui étaient inconnues. C’était comme une vague infinie, une marée immense qui s’enroulait autour des mondes, par instant, au bout de sa ronde, elle retombait en milliards de gouttelettes incandescentes sur les humains en tribulation. La beauté de ce spectacle incomparable le ravit, au point qu’il se glissa dans le flot rutilant pour y disparaître. Sans pour autant perdre conscience de son unité Achille eut l’advertance d’un tout dont il n’était plus qu’une infime cellule. Il en fut transporté, emporté dans un orgasme paisible et sans fin, au-delà des mots et des sens humains.

Une chaleur humide lui mouilla les reins, il hoqueta, respira par saccades comme s’il étouffait, ses yeux larmoyèrent, ses doigts étaient gourds et brûlants, gros comme des saucisses boursouflées, des piqûres multiples lui traversaient le corps, il gigotait en bredouillant des mots mâchés. Ses yeux s’ouvrirent d’un coup sur le jais de la chambre, une peur violente lui nouait les tripes, il ne savait plus ni qui, ni où il était !

Ce rêve de mort de soi et de vie retrouvée l’obséda des années durant.

Dans la nuit épaisse une cloche sonnait minuit. Achille le presque trépassé, immobile sur son siège, semblait endormi. La pièce, son bureau, baignait dans un silence ouaté au centre duquel le cône de lumière de sa lampe rayonnait de mille étincelles de poussière flottante. Achille avait le regard vague de celui qui s’envole éveillé vers les mornes mondes morts des souvenirs. Son visage affichait une expression de stupeur muette qui contrastait avec la douceur de son regard bleu. La robe jaune d’or qui luisait au ventre du verre posé sur le bord de son bureau de cuir vieux bronze répondait à l’ambre de la lampe qui coulait sur les épaules d’Achille comme un miel d’acacia liquide. Ces couleurs chaudes contrastaient avec l’obscurité du monde endormi alentours. Achille tourna la tête vers la fenêtre noire mangée par la nuit. L’ordinateur ronronnait. Sur les flancs ronds du cristal à long pied une buée fine donnait au vin doré un aspect satiné, presque velouté. Entre les fines gouttelettes Achille scrutait le cœur blanc de lumière diffractée du nectar. Ce soir c’est un Vouvray moelleux du millésime 1989, du Domaine Claude Villain aujourd’hui disparu qui l’avait emmené sur les terres évanouies d’un de ces vieux rêves que l’on n’oublie jamais. Un de ces rêves «étrange et pénétrant» qui vous marquent la peau au fer ardent d’une vieille nuit de braise. Le disque du vin s’est calmé, sur les parois de cristal le jus gras a laissé d’étranges dessins ésotériques. Sur les flancs du verre Achille revoit le visage de cet homme qui l’avait, voici longtemps, entraîné sous les tuffeaux épais de sa cave et lui avait des heures durant, pour le plaisir du partage et de la sympathie spontanée, débouché de vieux vins qui dormaient sous les toiles noires des champignons accumulés par le temps. Titubant un peu, Achille était remonté des entrailles de calcaire, la tête ébouriffée, la bouche marquée par les fruits disparus, la dentelle légère et le tuffeau croquant. Les bras chargés de ces bouteilles de 1989 dont il vide ce soir la dernière, bien des lustres après que Claude a disparu.

Un Vouvray à l’ancienne, 12°. Oh rien de galactique à la façon des nectars inabordables mais un très bon vin qui respire la sincérité quand au nez il se donne, fleurs et fruits entrelacés. Et cette note de sucre candi qui revient en bouche au milieu des pêches, fruits secs et autre miel. Une matière délicate comme la chair tendre des temps anciens, quand sur la peau des belles le jus coulait, frais et odorant … Bouche exquise d’une Marquise à l’haleine vive dont le baiser désaltérant vous laisse la bouche radieuse, le tuffeau entre les dents et l’envie de lui mordre la bouche à nouveau, puis encore et toujours. C’était le temps des moelleux gracieux et désaltérants …

Achille lève les yeux

Mais n’aperçoit plus

Au noir du plafond,

Les vortex aux chants si doux.

Il est encore vivant.

ECHAMOTOYTIANCOTENE.

ACHILLE ET LE VOYAGE INTÉRIEUR …

Francis Bacon. Selfportrait.

 

Rangé des voitures …

Achille s’était. Sans même s’en apercevoir. Pris dans le rythme ordinaire des vies à l’entour, sans le vouloir jamais vraiment, sans le refuser non plus. Conscience sourde qui balaie d’un revers de la pensée désirs et idéaux. Et le voilà sagement rangé dans le garage des vies sans histoires, moteur éteint et freins serrés, cœur absent, devoir rempli, insertion réussie, bien loin des paysages tourmentés entraperçus, frôlés, enivrants, des jeunes années. Forces corrodantes des habitudes rassurantes, comme ces courants suceurs qui vous entraînent et vous noient au fond des baïnes. Conformisme rassurant qui calme les angoisses ; à se couler dans la norme, la moyenne, il gagnait en confort, perdait en folie, vivait au tiède, invisible au creux de la horde des tous pareils. En avance sur son temps – 1971 – il avait découvert l’arme du casanier, le copier-coller. Copier à grands traits la vie des autres pour la coller sur la sienne.

De loin en loin, le visage de Natacha défiguré par l’acide du temps le visitait. Seul ses grands yeux liquides, émeraudes fondantes, résistaient à l’oubli et mangeaient son souvenir. Alors de gros nuages noirs chargés d’eau glaciale traversaient son regard et gommaient son sourire. La grêle le cinglait.

Un an après son renoncement, il abjura un peu plus et se maria comme on pèle un fruit d’un couteau distrait ; puis eut une belle enfant l’année suivante sans que cela, jamais, ne le ramenât à l’intensité. 1972. La vie suivait son cours, rivière aux méandres oubliés, sans heurts ni enchantements. Julien Sorel avait abdiqué pour entrer dans la peau d’un ersatz affadi de Meursault; à ceci près qu’il lui restait les emportements – faciles par procuration – imaginaires et douloureux des grands héros de roman. Il baignait dans une sorte d’insensibilité souriante, se donnait en vibrant à ses classes mais assurait plus mal que bien, dans une sorte de détachement mécanique et tremblant, ses devoirs d’homme et de père. Son visage affichait l’air satisfait de la petite réussite molle obtenue sans risques ni orages. Souvent au petit matin, seul devant son miroir, son visage lisse lui renvoyait l’image en deux dimensions de sa lâcheté. Dans ses yeux grand-ouverts brillait l’intelligence sans surprise d’un regard dépassionné. Ses iris bleus ne vibraient plus, alors il baissait les yeux et faisait mine de ne pas s’être vu. Au quotidien il faisait illusion, il avait la fadeur amusante, l’humour poussif des petits maîtres, le charme ordinaire de la jeunesse, tiède, rassurant, tellement normé qu’il attirait sous le halo blême de son lampadaire quelques mites rosissantes autour de sa lumière blafarde. On louait sa causticité, la séduction de sa voix sourde qui caressait les mots, ses regards moqueurs et l’azur innocent de ses yeux. Achille en jouait avec grâce et perversité, envoûtait du velours modulé de sa voix, attachait d’un sourire, puis la belle ferrée, l’achevait d’un mot assassin et se repaissait de ses larmes. Une joie fielleuse l’envahissait, lui montait aux narines comme un musc sauvage qui l’enivrait. Comme un flash, un shoot puissant qui lui encrassaient l’âme plus qu’ils ne la comblaient. Souvent la nuit au flanc de sa femme qui lui réchauffait la hanche il était visité par le souvenir de Natacha aux yeux crevés. Alors il soupirait en silence, balançant entre la nostalgie de cet amour avorté et le goût âcre de ses vengeances aveugles.

Entre devoirs et devoirs il courait aux accalmies, s’essoufflait en courses longues, partageait la balle avec d’autres vieux enfants, dribblait, frappait, feintait, s’épuisait et riait, faussement désinvolte, à se montrer vivant. Partageait les joies simples des mâles en concurrence. Derrière les sourires amicaux brillaient les dents des loups. Sourires francs et regards cruels, tapes amicales et croche-pattes, bleus à l’âme et contusions. Longues soirées à croiser les cartes, tarot flamboyant et regards en-dessous, sourires ébauchés et langues gourmandes, lèvres crispées. Dialogues muets des corps, messages codés, vibrations partagées. Au désert des sentiments l’humain désemparé succombe aux pièges des dentelles, aux fausses amitiés, ne tarit pas sa soif, se contente d’eau de feu, de cendres tièdes, à défaut du nectar espéré.

Ce soir là, il pleurait comme vache qui pleut. Achille accroché aux essuie-glaces roulait sous les trombes d’eau froides qui tombaient en rafales. Il avait la vigilance molle de ceux à qui l’alcool ment et le sentiment confus d’être le maître des éléments. Trempé à l’intérieur, à l’abri de sa coque de fer fragile à l’extérieur, il rasait les trottoirs et s’extasiait de son habileté à déclencher de grandes vagues d’eau sale sous ses roues. Petit Moïse inconscient, il contrôlait les éléments et se sentait immortel, zigzaguant dans les flaques comme un surfeur dans les rouleaux d’Hawaï. Les rues étaient désertes et les feux au vert lui ouvraient la route. Lorsque la voiture dérapa, il accéléra, criant en silence, les poils hérissés par la peur et le plaisir. Malgré le froid glacial, toutes vitres baissées, il sentait sur ses reins couler la sueur poisseuse du danger et le contraste entre cette lave intense et le froid ambiant l’excitait encore plus. Au dernier feu avant l’arrivée au bas de chez lui, il accéléra une dernière fois et prit de front la grande mare profonde que les gouts saturés n’arrivaient plus à vider, au bas d’une légère descente sous un pont de rien. L’avant de la voiture frappa l’eau durement, levant une gerbe épaisse et aveuglante. Achille freina et les lois de la physique l’envoyèrent embrasser la pile droite du pont. Durement. Tout craqua, il se sentit raccourcir, puis sombra.

En se voyant dans le miroir qu’on lui tendait il pensa à Bacon …

A demi comateux, étincelle de vie noyée dans une bouillie douloureuse, il voguait, bateau lent, aux confins de la conscience. Dans son champ de vision restreint par son immobilité forcée il ne voyait que son bras gauche piqué de tiges et de vis en inox, a demi levé et maintenu par une lanière large reliée à un portant. Le drap faisait une serre autour de son corps. Il pensa qu’il était un ver en mutation dans son cocon. Tout était très propre et cela le rassura. Longtemps il crut faire d’incessants voyages étranges et fulgurants, filant plus rapide qu’une balle au travers d’univers colorés et changeants. Il volait comme une âme libérée du poids encombrant de sa gangue de viande, déchirait les galaxies comme un couteau les chairs tendres. Dans un total silence rompu de loin en loin par des cris aigus ou de petits chuintements dégoûtants. Par intermittences, la blancheur floue du plafond peuplée d’ombres bleues masquées et mouvantes s’entrouvrait sur un ciel d’azur, pur, luminescent, qui calmait ses angoisses. Natacha s’y tenait, immobile. Les voiles diaphanes qui la drapaient voletaient au vent léger, dévoilant et épousant par instant son corps blanchâtre. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange, intense, violente, si forte qu’elle assombrissait son visage pâle. Seule ses lèvres rouge sang coloraient la scène. Elle était entourée d’une aura douce qui semblait sourdre de sa peau, sauvage et bienveillante à la fois, elle le regardait en silence. Comme une jeune Madone, un Fra Angelico revisité par la folie de Munch. L’azur passait de l’azurine diaphane à l’indigo violent, de l’ange éthéré aux chairs transparentes à la sorcière hirsute aux lèvres saignantes. Achille balançait entre extase douce et cœur au galop, des silhouettes indistinctes s’agitaient puis disparaissaient et revenaient. L’air sentait l’iode et le magma, les draps crissaient, il voguait, agrippé au mat glissant d’un voilier par gros temps sur les eaux écumeuses et poisseuses, où alors il nageait sans effort dans l’onde cristalline d’un lac opalescent. Puis la lumière faiblissait, il sombrait dans l’inconscience épaisse, coulait d’un bloc au profond du néant. La soif le ramenait au ras du monde et l’eau fraîche d’un linge mouillé qu’un peu de sang tachait adoucissait ses lèvres craquelées. Il fit le voyage des semaines durant, entre béatitude et cauchemar.

Lentement ses chairs travaillèrent à se retisser …

Dans l’opacité de sa conscience en pointillés Achille était en osmose avec son corps. Pour la première fois de sa vie, il ressentait de l’intérieur le travail obscur de ses cellules martyrisées par son orgueil aveugle de jeune mâle stupide. Dans tous ses membres, ses organes blessés, il vivait la vie de son enveloppe charnelle. Il apprit par la voie subtile de la douleur que son corps était son bien le plus précieux, sa seule et véritable intimité. Que la machine était merveilleuse, opiniâtre, complexe, qu’elle se battait pour qu’il puisse confortablement continuer à vivre. En un mot son corps l’aimait. Inconditionnellement. Dès ce jour là pas une seul minute ne passa sans qu’il lui dise en silence combien lui aussi il l’aimait et le remerciait de ses constants efforts, combien il était émerveillé par cet incroyable miracle. Tous les soirs avant de s’endormir il se promenait dans les méandres obscurs, les arcanes complexes de sa maison de sang et palpitait avec elle, la caressait de l’intérieur, visualisait les chemins de ses humeurs, de ses nerfs, de son sang qui pulsait doucement, réchauffait ses organes et roucoulait avec les milliards de lumières qui chantaient en chœur le grand aria de la vie. Il retourna sa peau de Narcisse infatué et derrière ses paupières closes il apprit les bonheurs invisibles du véritable amour de soi.

Il ne marcha plus jamais seul …

Épicure, si tu me lis !

La nuit est au silence. Ce silence total, rare et doux qui règne sur la ville quand l’esprit s’abstrait du monde. Achille, voyageur égaré, sait que la fin de son périple approche. Inexorablement. Lors il profite de ces instants. La tête entre les mains, les coudes calés sur le cuir bronze fané de son vieux bureau, il sent sur ses épaules la chaleur de sa lampe, le flot de miel doré qui lui offre ce petit jour au cœur de l’obscurité ambiante. Il pleure de joie lentement et s’en repaît comme l’enfant d’une friandise rare. Au creux de lui-même il communie avec sa propre vie, comme toutes les nuits depuis les temps anciens de l’hôpital. Son petit grand bonheur de tous les jours. Sous sa peau flétrie les petites lumières rient avec lui ; toujours à l’œuvre elles lui donnent le meilleur de leurs dernières forces. Silencieusement il les remercie. Humblement. Entre ses doigts il aperçoit le demi œuf rouge qui rutile dans sa couche de cristal sous le rai d’or qui l’illumine. La lumière diffractée se concentre dans le cœur battant, rayonne jusque aux bords du disque et révèle les subtiles nuances que l’âge déjà distingue. Le blanc ardent au centre qui l’aveugle l’a ramené au vieux temps de ses souffrances quand il fixait le plafond aveuglant de sa chambre.

Une fois encore, il a fait le voyage et s’en revient exténué.

Puygueraud repose en paix, tout jeune, il est né en 2010 dans l’appellation peu connue Francs Côtes de Bordeaux. Achille saisit en tremblant la longue tige du verre et le soustrait aux jeux coruscants de la lampe. Le vin a la robe sévère aux extrémités repliées d’une converse, noire au cœur, que l’œil ne traverse pas. Ses bords rougeoient à peine qui rosiront un jour sans doute comme la nonne aux souvenirs de sa jeunesse profane. Elle a le drapé calme d’une foi certaine d’échapper à la folie du monde. Les parfums de son jeune âge, de fruits mûrs et d’épices douces ont la séduction naturelle des jeunes beautés qui promettent bien des caresses. Le jus s’immisce sans brusquerie entre les lèvres entrouvertes d’Achille le nostalgique, lui emplit la bouche et lui offre ses fruits. Puis le vin se dilate, turgescent, jusqu’aux plus hautes tours du palais, libérant épices, poivre et réglisse. Puis se reprend et s’allonge en fraîcheur, passe la luette, lui réchauffe le corps, lui tapisse la bouche de tannins fins, enrobés, doux et frais, longuement, comme un adieu qui ne veut pas finir …

Le silence se fait

Que seuls les murmures

Et les chants bruissants

Du corps qui exulte

Troublent à peine …

 

EBRISMOTISÉECONE.

ACHILLE EN CALE SÈCHE …

Picasso. Nu aux jambes croisées.

 

Comme un culbuto sur la plage …

Jambes croisées, lourd d’épaules, pectoraux noyés sous la graisse. Mais ferme comme d’anciennes lipides. Quelque chose d’une poire épanouie. Hanches disparues sous les avalanches. Pâle comme un ventre de grand blanc. Yeux clos. Bouddha gavé, disparu l’illuminé sous les couches successives, les dépôts en strates patiemment accumulées. A lire comme un arbre. Imberbe, glabre du sol au plafond. Tondu de frais. Immobile et sévère sur la plage inondée de lumière crue. Zénith. Autour de lui elle disparaît parfois. On ne voit que ses mains de papillon qui l’enveloppent d’une crème épaisse et luisante. Méthodiquement. Sourcils froncés, concentrée sur sa tache, elle tourne et retourne autour de l’énorme motte de beurre à moitié rance. Un Barbabonhomme. La petite girelle, fine, gracile même, n’en finit pas tant la surface est importante. De temps à autre elle pique un baiser de mésange sur les lèvres absentes du mastar qui ne répond ni ne bronche. La belle et le baobab … Amoureuse d’un menhir ?

Achille, hypnotisé, regarde la scène.

Et se demande où peut bien être Natacha. Une année a passé sans qu’il n’en sache plus rien. Paris souvent, Crazy toujours. Mais grand blanc, personne, l’absence encore, la scène usurpée par d’autres corps, d’autres enveloppes, parfaitement belles, totalement fades. Soirées terribles, douloureuses succédant à d’interminables heures de train, heures de coton mêlées d’espoir toujours déçus. Jours, semaines et mois à attendre l’éclaircie puis à foncer, tête baissée jusqu’au mur de lumière blanche dans la salle enténébrée. Compter les corps, fiévreusement, pour prendre pleine bouche la déception de l’autre qui a volé la place, pour ne déclencher dans la salle que tapotements brefs. Retours crasseux, seul dans la nuit. Hôtels de passe, draps froissés, pas nets, lits grinçants, sommeils blêmes, rêveries d’entre deux assoupissements suants, aubes pisseuse et cafés amers, clopes de carton. Retours interminables à voguer sur les eaux claires des lacs asséchés jusqu’au fond des abysses d’émeraude taris … Alors, il traîne, observe, interroge serveurs et loufiats. En pure perte. Elle ne s’est pas présentée et n’a pas donné de nouvelles depuis ? Achille s’épuise à la faire apparaître, le soir dans l’ombre de ses draps déserts, sous ses paupières crispées. Son image vacillante lui sourit mais perd de son éclat au fil du temps. Triste mémoire que la remembrance humaine qui voit fondre ses plus précieuses images.

Il ne saura jamais ce que sera devenue Natacha. Partie faire le tour du monde des trottoirs ? Assassinée sous un réverbère glauque une nuit d’hiver ? Abattue de cinquante coups de couteau par un pervers dans un bouge de Valparaiso ? Claustrée, loin là-bas, sur les terrains vagues des misères des hommes ? Échappée aux griffes des proxénètes, terrée dans un village perdu du côté de Mostar à cultiver les champs ? Recluse au fond d’un cloître sur une île sans rivage ? Des lustres plus tard elle se manifestera quand il ne s’y attendra plus, surgira dans sa tête, image trouble, sourire flageolant, vasques profondes, souvenirs détrempés, gelée figée dans un coin obscur qu’accompagnent un instant un cœur qui s’affole et ce soupir infini, si long, impossible à cacher. Frissons glacés. Un jour il ira jusqu’à vouloir même ignorer à jamais l’Avenue Georges V. Y flânant pourtant, tous serments parjurés à chacune de ses escapades parisiennes.

Quelques années plus tard, à la sortie de la projection de « La femme d’à côté », le cœur éclaté, les yeux humides, Achille, ébloui, décidera de l’épitaphe en souvenir de Natacha qu’il volerait à Truffaut pour en marquer sa tombe : « Ni avec toi, ni sans toi. ».

En pleurs sur l’herbe verte

D’un cimetière joyeux,

Une main sur le marbre,

L’autre crispée sur sa poitrine,

Silencieux et flottant,

Le fantôme de Natacha

N’a plus de larmes …

Achille l’écroulé cligne des yeux sous la coulée safran bâtard de sa lampe de bureau. La lumière vacille, à moins que ce ne soit sa vie qui clignote sous ses paupières griffées par le sable des âges empilés. Il a dû s’assoupir un instant car il a l’air hagard, effrayé et regarde autour de lui à petites coulées craintives. Achille revient du «Il quadro delle rose » de « Feudo di Mezzo », un Etna Rosso 2007 de la Tenuta Delle Terre Nere né des « Roses » de l’Etna et s’est perdu dans les laves pétrifiées du souvenir. Comme à l’habitude, sa nuit n’a été que trous et bosses et le verre élégant qui ne quitte pas sa table de travail l’a porté aux confins du passé, au cœur des oublis. Les volcans sont les portes de l’enfer, mieux vaut ne pas y tomber. Las, Achille a chu ! S’est enfoncé, happé par le lac de rubis intense qu’il a imprudemment et trop longtemps fixé, ébloui qu’il a été par la brillance de ce jus de pierre précieuse grignoté sur les bords par les humeurs chaudes des oranges siciliennes. Et le voici, étourdi, qui remonte des enfers. Natacha n’y était pas, elle est toujours vivante et cela l’a sidéré tout au long de son ascension de l’Etna. Pourtant sous la brillance du rubis ondoyant qui roule dans le verre il a vu l’éclair liquide de ses yeux, dans la cerise fraîche perdue au milieu des épices douces et de la réglisse fine sous les fragrances fumées il a imaginé sa peau odorante, dans la bouche de fruits épicés goudronnés il a senti son sourire grave qui l’embrassait enfin, langue de soie agile sous les tannins tressés qui l’a fait défaillir, chaleur tendre, persistante et goûteuse. Lave éteinte comme son souvenir refroidi par le temps assassin. A subsisté entre ses dents serrées le goût d’un noyau, noir de cendres …

 

ECALMOCITINÉECONE.