Littinéraires viniques » Christian Bétourné

DOMAINE PIERRE LUNEAU-PAPIN « Terre de Pierre » 2010.

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Une robe d’or blanc que le gris du ciel touche à peine.

La pureté du jus est impressionnante, sur ses touches d’agrumes, de citron bien mûr, et d’étincelles de pétards un soir de 14 Juillet … Mais le bouquet prend une dimension supplémentaire quand la pêche blanche juteuse s’en vient ajouter sa pointe de fructose parfumée, puis qu’au bout de l’inspiration, quelque chose d’une pierre chauffée au soleil (à moins que Vulcain ne soit passé par là) l’achève.

Belle matière, ronde, charnue, de fruits mêlés, qui roule au palais, pour s’ouvrir et lâcher son citron superbe de précision, ses agrumes et leurs zestes, qu’une pointe de fine sucrosité tempère. Un vin à l’équilibre malgré sa toute jeunesse, comme un funambule sur sa corde tendue … Un jus qui charme les papilles et les titille ce qu’il faut pour qu’elles se dressent. Puis la fraîcheur perce la coque de fruits, étire le vin, lui redresse la queue avant qu’il ne sombre et réchauffe le corps. Dans la bouche désertée, le caillou s’attarde. Longuement. Mais bien avant qu’il ne disparaisse, la bouche conquise, dont le vin a finement salé les lèvres, retourne au verre …

 Un MUSCADET SUR LIESTerre de Pierre2010 du Domaine Pierre LUNEAU-PAPIN, sur un sol de Serpentinite d’origine magmatique qui fait grand honneur à son appellation.

ACHILLE ET LE DOIGT DE DIEU …

Michel-Ange. Le doigt de Dieu.Michel-Ange. Le doigt de Dieu.

 

La perspective de ramper à la nuit noire jusqu’à la chambre de Sophie, comme un agent secret, enflammait l’esprit d’Achille. Et ses sens aussi. Quelques jours passèrent le temps que le soufflet retombe. La vigilance des bleues de nuit baissa. Derrière sa porte il les épiait du bout de l’oreille et notait l’heure de leurs rondes qui ne variait que peu, il oubliait de respirer pour ne rien perdre du bruit feutré de leurs pas puis il dessinait des croquis précis de leurs trajets. Très heureusement elles étaient casanières et dépourvues de finesse. Chaque nuit, très exactement, elles remettaient leurs pas dans ceux de la nuit précédente. Machinales et très certainement à moitié engourdies les anges de nuit aux ailes mortes passaient et repassaient. Quand elles poussaient sa porte il dormait sagement, nu sur son lit et sa nudité innocente que le sommeil feint accentuait les arrêtait plus que de nécessaire.

Achille jubilait.

Un soir pendant le tarot, Sophie et lui se regardèrent en silence et décidèrent de passer à l’action. Achille la visiterait le premier.

La lune était noire de nuages épais et les couloirs aussi. Avant de se lancer à l’aventure il avait bourré son lit de couvertures qui imitaient la forme d’un corps endormi. Achille, collé au mur, se mit à ramper au ras du sol, sans bruit, respirant lentement, l’œil aux aguets. La lueur blafarde des éclairages de sécurité grisait à peine les lieux et ne parvenait pas à donner ne serait-ce qu’un semblant de relief aux murs, on aurait cru qu’ils se touchaient. Les fenêtres étaient plus ternes que des yeux aveugles, nulle lumière ne les traversait. Achille bouillait mais le contraste entre la chaleur de son corps en sueur et le froid qui brûlait ses pieds nus le rassurait. Au passage il donna un violent coup de talon dans la porte de la chambre d’Olivier puis accélérant d’un coup il traversa la pièce commune à quatre pattes, longea le bocal comme un reptile apeuré et fila sur sa gauche dans le couloir de Sophie. Comme ils l’avaient prévu Olivier se mit à hurler. Achille se colla contre le mur à s’y fondre et ne bougea plus. Ses vêtements pâles s’accordaient parfaitement à la couleur du mur avalée par la nuit. Il cachait son visage entre ses bras pour masquer la pâleur de son visage et la blancheur de ses yeux affolés. Il avait peur, très peur et c’était délicieux. Le moment était si fort que l’araignée submergée par l’adrénaline jouissait tant qu’elle ne mouftait pas ! La trouille était plus forte que l’angoisse. Achille le comprit à ce moment précis.

Agir inconsidérément diluait sa paralysie ordinaire.

Olivier bramait comme un cerf en rut. Et se pissait dessus sans doute. Dans les chambres ça remuait, la panique gagnait la horde. Une veilleuse de nuit jaillit du local des infirmières à quelques mètres de lui. Sans le voir. Le second cerbère déboucha à toute allure du couloir opposé. Leurs pieds chaussés de crocks patinaient dans les virages, cliquetaient sur le carrelage comme des mille-pattes amputés de 998 pattes. Un rire nerveux enfla dans la gorge d’Achille, il eût tant de peine à le réprimer que son diaphragme se tordit. Un spasme douloureux lui fouailla le ventre. Comme une lame effilée qui lui déchirait les tripes. Il se mit à respirer à petits coups rapides et se vit accouchant ce qui redoubla son fou-rire. Élisabeth serrant entre ses bras décharnés son baise en ville rouge sang, balbutiante et perdue, le frôla dans son linceul de nuit qui volait autour de son corps comme une voile blanche. D’autres silhouettes indistinctes naviguaient au hasard emportées par le vent de panique. Olivier braillait de plus belle malgré les soins du cerbère à deux têtes.

Tout allait pour le mieux …

Quand il entrouvrit la porte de la chambre de Sophie, le sang lui fracassait les tempes, pulsait en ondes fortes, son cœur tapait à grands coups de marteau sur ses côtes et sonnait sous son crâne comme le bourdon de Notre Dame à l’heure de la grand messe. La bouche sèche et le front en sueur Achille se glissa dans l’obscurité puis referma doucement. Il scruta les ténèbres un moment. La chambre était construite à l’inverse de la sienne. Le volet n’était pas baissé, la vitre était de mercure satiné, il n’y voyait rien. La tête lui tourna, ses poumons, en apnée tout au long du trajet, se gonflèrent d’un coup, l’air afflua dans sa poitrine et la pression qui lui vrillait les tempes se calma. Il sentit revenir ses énergies, son cœur s’apaisa doucement et ses muscles douloureux se détendirent enfin. Il inspira et souffla plusieurs fois. Jamais l’air ne lui avait paru aussi caressant, presque sucré. Sa vision augmentait peu à peu, il commençait à distinguer, à percer l’ombre ambiante quand un rai de lumière traversa la chambre. Les nuages, lourds de pluie retenue qui bouchaient le ciel, s’écartèrent et la lune redonna du relief au monde. A quelques pas de lui la clarté laiteuse dessinait à contre-jour une silhouette à demi étendue sur le lit. Les cheveux épais de Sophie descendaient en boucles lourdes de feu au ras de ses épaules dénudées, la lune sculptait son épaule gauche, soulignait sa hanche d’un trait de lait tremblant, se glissait sous son bras arrondissant la courbe pleine d’un sein gonflé de vie. Sur sa jambe la lumière jouait avec un léger duvet, lui faisant peau de velours. Elle soupira d’aise. La lune rebondit sur un miroir et le jour se leva dans les yeux de sa belle. Les aigues-marines étincelèrent étrangement un instant puis la lune s’éteignit.

Dans le couloir, loin, si loin, la java continuait à tourner follement …

Dans la nuit anthracite, enfouis sous la couette chaude, ils échangeaient d’interminables baisers pulpeux, ils ne pensaient plus, ne décidaient rien et laissaient au corps le soin de les guider. Leurs lèvres se trouvaient, anticipaient, se répondaient sans qu’ils aient à réfléchir, à s’adapter, à apprendre. Ils se délectaient comme des morts de faim du bonheur de se dévorer tendrement, comme s’ils avaient attendu longtemps, des milliers de vies, avant de pouvoir se donner, s’unir enfin l’un à l’autre, dans une belle insouciance proche de l’enfance. Ils se pétrissaient avec délectation, de vrais boulangers maladroits ivres de pâtes chaudes, ils erraient au hasard de leurs corps et rien ne les rebutait. Parfois même, devant tant de douceur partagée il glissaient silencieusement jusqu’à ce délicieux moment, où les larmes perlent sans tout à fait couler… Ils franchirent sans encombre les barrières des convenances ordinaires, pour atteindre un monde de félicité qu’ils n’auraient jamais même osé espérer frôler.

La nuit coula comme le miel dans la gorge.

Au petit matin Sophie s’endormit. Elle reposait sur le dos. Pour la première fois Achille la voyait sans défense. Sa chevelure éparse entourait son visage pur de gisant, quelques perles de sueur, sur ses tempes veinées de bleu, brillaient sous la lumière tranchante qui filtrait entre les volets mal joints. De fines lames incandescentes traversaient la pièce et découpaient son corps des pieds jusqu’aux épaules en tranches émouvantes. Les doigts d’Achille, papillons gracieux, frôlaient sa peau tendre et soyeuse. Les creux ombreux, les plis délicats, les vallons en pentes douces, les collines tremblantes aux tétins bombés qu’il butinait éperdu au soleil levant, dépassaient de loin toutes les splendeurs des Jardins Suspendus de Babylone. Sophie, sous la caresse du papillon, souriait comme l’Ange de la Cathédrale de Reims.

Rude nuit blême que cette sorgue de mars. Achille le désemparé rêvasse. Perdu dans l’univers il n’est qu’un atome de chair vieillie au bord du gouffre. Au tréfonds de l’abîme la carogne grimace. La terre est sombre et ses reliefs ont disparu dans l’encre de chine piquetée d’étincelles des espaces effrayants. Quelques entités subtiles sourient peut-être dans l’ailleurs que berce le chant des sphères. Sous les ardeurs dorées de sa lampe de bureau l’ambre liquide a graissé les parois du cristal aux formes hottentotes. Mais Achille tressaille quand il lui semble voir, plongé jusqu’au fond du verre, le doigt de Dieu ! Sous ses paupières closes il revoit une dernière fois la gracile Sophie endormie et souriante sous la main câline effleurant sa peau de pain d’épices.

Oui cette nuit là le doigt de Dieu était sur eux …

Alors Achille sourit, un de ces sourires intérieurs que nul ne voit. Sauf Sophie peut-être, au fond de son souvenir. Ses doigts pincent la tige du verre qu’ils portent sous le nez. Et ses muqueuses frémissent et dédient à l’amour perdu les fragrances puissantes, envoûtantes qu’il perçoit. Mais qu’il eût aimé, sous les rayons ardents de l’Orient, flâner au petit matin, les doigts de sa belle entrelacés aux siens. Il lui aurait appris les senteurs échappées des rayons de miel suintants, les parfums des fruits secs, ceux des abricots écrasés dans les paniers épars, les vapeurs échappées des raisins de Corinthe gonflés par le thé bouillant, les fragrances chaudes des figues mûres et sèches et les fruits gorgés de lumière, tous les fruits pulpeux des jardins des plaisirs.Achille rouvre les yeux pour se perdre dans les mailles grasses que cette « Goutte de d’Or » 1990 du Domaine FOREAU a tissé sur les parois de cristal. L’élixir odorant lui tend ses lèvres comme jadis Sophie. Alors Achille porte le buvant du verre à sa bouche entrouverte que le liquide pénètre. La Loire par Vouvray en quintessence lui donne au palais le plus prodigieux des baisers. A se taire à jamais, à ne plus oser dire tant il les mots lui manquent ! Tout ce qu’un liquoreux peut rêver dans les grains frigorifiés des grappes qui s’accrochent encore aux ceps à l’automne brumeuse est sur sa langue, s’y enroule et la séduit. Longuement. Le vin enfle et le soleil se lève sur la terre au cœur de la nuit. Puissant, délicieux, d’un parfait équilibre, un étalon se dresse, sabots cirés, au centre de la piste. Le Cadre Noir de Saumur !!! Muscles tendus et croupe fine, grâce et majesté … Enfin la fraîcheur vient, tempère le vin et le relance, l’emporte à jamais, l’étalon donne son meilleur sous la main ferme du cavalier. Le soleil a descendu de nuit pour inonder de sa chaleur douce le corps entier d’Achille. Sur ses lèvres en prière le tuffeau a laissé son indélébile empreinte salée. Tout comme les larmes de Sophie jadis. Alors ce soir, il le sait qu’il peut faire soleil à minuit …

Achille vaincu par le vin

A jeté son encre

Et sa plume de rien.

 

EDIMOVITINECONE.

ACHILLE FAIT DES RONDS DE LUNE …

WatteauPierrotWatteau. Pierrot.

 

Sophie est bien un peu pâle et ses yeux sont plus grands que jamais …

Assise bien droite à la table du petit déjeuner, elle beurre une tartine, minutieusement, lentement et veille à étaler la pâte au ras de la croûte du pain frais dont l’odeur peine à couvrir les relents aigres des corps au sortir de la nuit. Le thé et le café arrivent et leurs parfums finissent par embaumer la scène. Olivier n’est pas là, Élisabeth non plus. Achille, gêné, observe à la dérobée. Il brûle de regarder Sophie mais n’ose pas de peur qu’elle évite son regard. Il aimerait bien lui dire combien il regrette de n’avoir pas senti son désarroi cette maudite nuit délicieuse, de n’avoir pas entendu sa souffrance, de s’être simplement jeté sur son corps moelleux, de s’être nourri d’elle comme un égoïste. Achille a honte, une honte qu’il exagère et entretient précieusement cependant. Elle est si forte que l’araignée se tait. A la priver ainsi de son ordinaire elle s’étiole. Tant qu’il est tout entier sous l’emprise de ce sentiment de culpabilité, de son impardonnable faute, l’aranéide est muselée. Paradoxalement sa culpabilité le libère. Les yeux baissés il joue avec des miettes de pain. Du bout des doigts il les ramasse et les croque nerveusement. La faim le tenaille mais il ne cède pas et se punit en la muselant. Mais une main qui se pose furtivement sur son épaule le ramène à la réalité. Une odeur de jasmin tiède lui caresse les narines et lui met le cœur au galop. Achille ferme les yeux, les tambours du Bronx battent sous son crâne, ses tempes vibrent, Sophie est là, elle s’est levée pour se glisser à ses côtés, sans un mot, sans un regard.

Le ballet des tartines continue, les cuillères chantent sur les tasses, le pain craque sous les mâchoires de la bande de gloutons affamés ; on entend l’aria des gosiers repus qui déglutissent. L’heure est à l’essentiel. Dans le concert ambiant personne n’a remarqué que la cuisse de Sophie s’est collée à celle d’Achille. Surpris, il a rouvert les yeux sous la caresse chaude, sa main est restée en suspens au dessus des miettes quand elle a glissé devant lui une tartine parfaitement beurrée. Elle a ensuite rempli son bol de thé chaud puis est retournée sans un mot à son petit déjeuner. Dieu que cette tranche de pain luisante de beurre sous le soleil encore bas qui perce la baie est belle ! Achille la regarde comme un trésor. Les stries du couteau marquent la surface onctueuse, sous la fine pellicule grasse la mie trouée de cratères lunaires apparaît par endroit. Comme Pierrot à la Lune Achille a le regard idiot.

« Au clair de la lune

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot.

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu ;

Ouvre-moi ta porte

Pour l’amour de Dieu. »

La comptine tourne dans sa tête, des étincelles dorées s’échappent de la mie trouée du pain et crépitent sous ses yeux. Délicieusement perdu Achille, tourneboulé, mord avec gourmandise dans la tartine. Aucune truffe, aucun caviar ne lui donneront jamais autant de plaisir. Un sentiment de paix et de plénitude le remplit à chacune des bouchées qu’il mâche jusqu’à la bouillie. Sur sa cuisse la chaleur complice de Sophie l’accompagne et exhausse ses sensations. Il lui semble que l’araignée, sous l’os de son crâne, à la chaleur du feu de son cœur ravi, se racornit, rôtit et fond en chuintant.

Quand Achille rouvre les yeux et relève la tête l’infirmière chef le regarde bizarrement. Après ce moment délicieux il a foncé courir dans le parc, à se durcir les cuisses. Octave a participé à la fête, il l’attendait au premier virage. Tout le long du parcours, la boule de poils fauve est apparue sur le bord du chemin, de loin en loin sur un tas de bûches, ou collée pattes écartées au tronc d’un arbre, ou bien même dans l’herbe au bord des allées. Dans la dernière ligne droite qui mène au pavillon Achille a eu beau sprinter, Octave a couru devant lui sans effort apparent comme une flèche de fourrure et l’a quitté d’un brusque coup de rein imprévisible juste avant l’arrivée. Achille s’est étiré près de l’entrée. Octave, à mi hauteur d’arbre l’a regardé en décapitant un gland. Quand Achille, suant, la tête ivre d’hormones, a poussé la porte, l’animal a disparu.

Sous la douche chaude Achille s’est accroupi, sur son dos l’eau brûlante lui a rougi la peau et dénoué les muscles. Quand il s’est séché il était à l’équilibre, sa peau était aussi chaude que la flamme apaisante qui sourdait de son cœur et lui emplissait la poitrine.

Les infirmières l’attendaient.

Ce jour-là Marie Madeleine était vêtue de vert bronze. Un tailleur pantalon à la Chanel qui accentuait sa cambrure et moulait à merveille son superbe fessier rond. Son bureau était une véritable chaudière, sous la veste qu’elle avait ôtée, elle portait un fin corsage couleur de source claire qui laissait entrapercevoir entre ses seins gonflés et libres la naissance d’une profonde vallée – Achille les imaginait magnifiques ce matin-là. Tête baissée il avait pris son air de parfait abruti, il laissait pendre sa mâchoire inférieure et s’humectait généreusement les lèvres à intervalles réguliers, les yeux rivés sur les gros melons de la dame. Il apprit, sans piper mot ni laisser paraître la moindre émotion, que l’équipe soignante était au courant de la visite nocturne de Sophie. L’irlandaise de sa voix mélodieuse le tança gentiment, lui rappelant que les visites entre malades étaient interdites de jour et plus encore de nuit. Elle lui parla aussi de la fragilité de Sophie, de sa situation personnelle (c’est qu’il est marié ! Et foutre Dieu, l’Irlande est catholique !), des conséquences de ses actes et pataquès. Achille releva la tête l’œil délibérément vitreux, ne dit mot, se contentant de laisser glisser un filet de bave translucide sur le côté de sa bouche. Quand le fil céda la salive fit un joli rond sur le carrelage clair, juste entre ses jambes. La psy bredouilla deux mots avant de se reprendre, les infirmières qui l’entouraient s’agitèrent un instant, Achille lâcha un autre jet qui fit un deuxième rond. Il alla jusqu’au troisième, les yeux toujours ostensiblement collés aux seins de la psy qui du coup pointaient un peu. Un rien les émeut pensa t-il en souriant niaisement. Le malaise avait gagné la pièce et l’entretien tourna vite court. On le renvoya.

Du fond de la salle commune, il vit Sophie entrer à son tour.

Cinq minutes après, elle ressortait entre deux infirmières aussi blanches que leurs blouses. Elles s’arrêtèrent, les poules murmuraient, entouraient Sophie et battaient des ailes. Sophie, le regard de plomb, la bouche pincée, le visage tendu, parlait à coups de couteau en phrases courtes et cinglantes. Elle devenait livide, les yeux cernés de noir elle arrosait les poules au lance-flamme. Achille n’entendait rien, elles parlaient bas mais ces chuchotements secs sentaient l’acide et la tôle brûlée. Sophie pointait un doigt menaçant sur la basse-cour et rythmait ses phrases de petits gestes coupants. Elle aperçut Achille aux aguets, rompit le cercle des infirmières et vint s’asseoir face à lui, elle lui expliqua en termes crus qu’elle se foutait bien de ces c….sses , qu’elle em….ait la psy, que personne ne lui dicterait ses actes et que MERDE ! Achille chercha à l’apaiser, à lui expliquer sa tactique face aux soignants, elle lui répondit qu’elle était «elle», et qu’elle faisait à sa guise en toutes occasions. Son visage se radoucit quand elle lui affirma d’une voix de coeur qu’ils se reverraient. Suffisait de feinter les « matonnes » de nuit. «Allez, réfléchis, on en parle ce soir au tarot» lui dit-elle en se redressant d’un bond. Une fois encore Achille se régala du spectacle de sa croupe ferme qui battait la cadence tout au long du couloir. Elle portait un jeans moulant qui suivait docilement le globe parfait de ses fesses rondes qu’aucune disgrâce n’affectait.

Le soir même ils échafaudèrent des plans d’enfer.

Ils convinrent qu’il leur faudrait distraire les deux gardes de nuit. En réveillant Olivier par exemple qui fera illico un ramdam du diable ! Quand elles seront occupées avec lui les deux autres couloirs seront déserts mais il faudra veiller aussi à leurs intrusions inopinées dans les chambres. Pour cela repérer leurs heures des rondes, ce qui évitera de se faire surprendre et d’autre part favorisera le retour de l’un ou l’autre vers sa piaule. Regagner ses pénates à toute berzingue. Quand elles seront débordées par les hurlements d’Olivier les autres accès et la salle commune seront dégagés. Plan bouclé en deux minutes, juste avant que la valse du tarot.

Et la fête nocturne continuera !

Achille le desquamé sort doucement de sa demi somnolence, hagard et désorienté. Comme toujours. Depuis des lustres il se croit seul au milieu de la nuit à lutter contre l’insomnie tenace, pour finir par replonger sans jamais l’avoir voulu dans ses très lointains souvenirs. Sa fidèle lampe de bureau déverse son jour de tungstène sur ses épaules chenues, elle le réchauffe comme le soleil perdu de ses jeunes années. Au bord du cône, un rayon doré s’échappe et découpe en deux moitiés égales le cristal du verre mi rempli qui patiente. Côté lumière la robe du vin brille comme une cerise mûre au petit matin, pur rubis étincelant voilé de rose au bord du disque. Ce Nuits-Saint-Georges 1995 « Les Pruliers » du Domaine Gouges affiche les belles couleurs de la Bourgogne épanouie et sous son appendice attentif c’est un parfum subtil, complexe et fondu, qui monte lentement. Cerise griotte, merise sauvage, terre puissante de Nuits, cuir gras, dans un écrin d’épices douces, le ramènent à la réalité. Sophie est retournée au gouffre du passé, au temps qui vit naître ce vin, elle disparait à jamais quand le jus puissant lui parle du présent de cette nuit froide qu’il réchauffe. Achille du bout des lèvres accueille la chair du vin qui s’offre. Les fruits immédiatement sourdent de la sphère goûteuse et charment ses papilles qui frissonnent de plaisir. Le millésime est ici transcendé, seule une légère fermeté des tannins le trahisse. A peine. Le jus reste concentré, droit, admirablement structuré, puis la fraîcheur le relance jusqu’à l’avalée qui lui embrase les sens. Sur sa langue, longuement, s’étire la présence à peine perceptible, comme une soie diaphane, des terres qui ont porté les vignes.

Par Saint Georges,

Le dragon terrassé

Ronronne …

 

EDEOMOGRATITIASCONE.

ACHILLE ET LE SANG DE SOPHIE …

Odilon Redon. Le rêve. Odilon Redon. Le rêve.

 

Le lendemain de cette étrange nuit Sophie ne parut pas …

Dans leur casemate les blouses blanches s’agitaient plus qu’à l’ordinaire et tiraient des gueules d’enterrement. Sur le coup de onze heures Achille rentrait épuisé comme à l’accoutumée de sa longue course dans le parc, quand le grand patron (celui qui l’avait autorisé à courir contre l’avis des soignants du pavillon) se pointa. Marie Madeleine l’attendait dans l’entrée. Têtes basses et visages tendu, ils s’isolèrent illico dans le bureau de la belle Irlandaise. Cet événement électrisa l’atmosphère. On n’avait jamais vu les psys traverser la pièce commune comme ça, sans un geste, un bonjour, un petit mot pour l’un, un sourire pour l’autre. Rien de plus déstabilisant pour les pensionnaires du « C » qu’une entorse au rituel. Et qu’elle soit le fait des « psys », ces très chers et indispensables chefs-pères-mères-prescripteurs-confidents-infantilisants, accentuait gravement le malaise qui gagnait. Élisabeth se traînait, pauvre trotte-menu, d’un bout à l’autre du bâtiment, ouvrant et refermant nerveusement son vieux baise-en-ville rouge, cherchait de droite à gauche une infirmière disponible, ne demandait plus ses clopes inlassablement et pire ne psalmodiait même plus à voix basse son incompréhensible mantra. Sur le banc qui jouxtait le bureau des soignants beaucoup s’étaient serrés bras liés, à douze pour huit places, comme des hirondelles sous la pluie.

En face dans le bocal, derrière la baie vitrée, Olivier hagard et humide se collait de tout son corps à la vitre, mains et pieds écartés, moitié Saint Sébastien au martyr, moitié sangsue. Ses mains grasses et sales qui s’agitaient convulsivement, ses grosses lèvres baveuses écrasées comme deux limaces accouplées, son ventre énorme sur le point d’exploser et son gros nombril creux prêt à lâcher des flots de merde, finissaient d’apparenter la scène à l’Enfer de Bosch. Même ses gros yeux globuleux exorbités touchaient la vitre, Olivier poussait et le verre tremblait. Il parlait à même la baie et ses borborygmes se noyaient dans un flot de salive épaisse échappé de ses lèvres qui descendait en ondulant vers le sol comme un escargot gluant. Au bout d’un moment il se mit à naviguer d’un bout à l’autre de la paroi de verre, ses dents crissaient, la vitre devenait de plus en grasse, la bave s’étirait en filets sales se mélangeant à la crasse et à la sueur. Puis il se mit à bramer d’une voix rauque, sinistre, graillonneuse comme un râle de mort, un beuglement qui n’en finissait pas. Pour finir il pissa abondamment dans son caleçon fripé, l’urine coulait le long de ses jambes en dessinant un delta odorant qui décrassait le bas de la vitre. Achille hypnotisé, le cœur au bord des dents, les sens bouleversés, regardait les cris et entendait la scène, il ne voyait plus distinctement, tout se mélangeait dans sa tête. Élisabeth s’était adossée à la baie, le visage d’Olivier s’était immobilisé au dessus d’elle au milieu d’une bouillasse opaque, ses deux grandes pattes écartées de chaque côté de sa tête comme s’il allait l’écrabouiller. Derrière la pâte marronnasse on ne distinguait même plus les reliefs du bocal.

Dans la salle des soignants les infirmières agglutinées n’avaient rien vu.

Achille finit par s’asseoir, ses jambes flageolaient, son corps ne voulait plus le porter et lui accaparait l’esprit, le protégeant ainsi de la culpabilité sourde qui commençait à le tarauder. Le repas défit le groupe qui s’éparpilla jusqu’au restaurant pour oublier, tous trop occupés désormais à bâfrer comme des chancres. Après le repas, Achille qui ne se sentait pas très bien s’arrangea pour isoler un instant Ondine de ses collègues. Et il apprit ce qu’il savait déjà. Confusément. Sophie, juste après l’avoir quitté, s’était déchiré les poignets. On l’avait évacuée discrètement, en pleine nuit. «Ne vous inquiétez pas» ajouta Ondine, «elle va bien». Obsédé Achille revivait la nuit précédente, ce moment de douceur et de sauvagerie tendre qu’elle lui avait offert ? Il s’en voulait beaucoup de n’avoir rien compris, d’avoir confondu offrande et désespoir. Sous l’os de son crâne lourd l’araignée grossissait, lui dévorait le cervelet, il entendait le bruit répugnant de ses mandibules au travail et ses cris gras de plaisir. Alors Achille s’en fut courir dans le parc. Il tourna toute l’après-midi, l’araignée contrairement à l’habitude s’accrochait et résistait à l’afflux des hormones. Oscar ne se montrait pas. A la nuit tombante deux infirmiers l’interceptèrent et le traînèrent presque de force jusqu’au pavillon. Une douche sous surveillance. Double dose de cachetons. Nuit noire.

Même l’araignée anesthésiée s’est tue.

Au dessus de la route qui mène au port Achille vole comme on nage le crawl. A grandes brassées il fend l’air, file au ras du sol, remonte, virevolte, la brise chaude de la mer proche l’apaise. Il rêve. Les distances et le temps, sont abolis, il revoit La Calle le village de son adolescence et plane sur les paysages de ses insouciances. Par flashes des images de chairs sanguinolentes perturbent son vol paisible mais d’un battement de palme il accélère, les efface et repart. Mais elles reviennent de plus en plus souvent pour s’imposer finalement et rougir la mer, elle enfle sous le vent qui s’est brutalement levé. Achille n’avance plus, le vent mauvais le chahute, les paysages s’assombrissent jusqu’à ce qu’il se retrouve à patauger dans la glaise gluante sous une pluie froide dans un champs désert. Il bascule dans le cauchemar, la terre collante l’alourdit, l’avale lentement, chaque pas est un calvaire, l’averse devient si forte qu’elle blanchit le paysage désolé, reliefs et horizon disparaissent. Achille à bout de force abandonne, dans un bruit de succion atroce le sol l’engloutit. La boue l’aspire toujours plus jusqu’au fin fond des entrailles de la terre. Il traverse roches, nappes d’eaux et caillasses meurtrières sans effort, jusqu’à se retrouver au plein centre du cœur en fusion de la planète. L’or liquide l’entoure sans le consumer, il nage cette fois par le seul effet de sa volonté, à nouveau son esprit se calme. Mais le magma gonfle soudainement et l’expulse violemment. Achille déboussolé, endolori, surprit par ces brusques revirements a fermé les yeux et s’est recroquevillé sur lui même. Sous ses paupières des étincelles multicolores crépitent, le souffle court il gémit, il lui semble rouler sur un toboggan caillouteux qui lui rabote la peau. Au bout de la pente il tombe à l’eau comme une pierre lourde et s’enfonce dans la mer. Continuant à nager au milieu d’une forêt d’algues molles agitées lentement par de violents courants qu’il ne sent pas, Achille ondoie dans les eaux tropicales, traverse des bancs de poissons multicolores, croise de grandes tortues vertes qui le regardent de leurs yeux globuleux. Entre ses jambes ondulent d’interminables serpents annelés, le long de vertigineux tombants des gorgones rouges déploient leurs éventails, une colonne de langoustes en procession se déplace entre les coraux. Il respire profondément et le silence cliquetant de la mer l’apaise. Il ne sait plus qu’il rêve quand un dauphin au corps fuselé apparaît. L’animal tourne autour de lui jusqu’à presque le toucher. Son regard vif le fixe, il fonce droit devant, pirouette, revient jusqu’à lui et repart. Achille comprend qu’il l’invite à le suivre.

Ensemble ils traversent de grandes plaines sablonneuses ridées par les courants, se faufilent entre de hautes colonnes de coraux qui montent vers la surface comme autant de gratte-ciels baroques, ils survolent des épaves anciennes colonisées par le peuple grouillant des mers, des cathédrales de rouille figées pour l’éternité. L’eau est d’un bleu cristallin que les rayons diffractés du soleil animent d’ombres mouvantes et de lumières aveuglantes. Soudain, au détour d’un pylône de calcaire gigantesque qu’habitent de grosses murènes tachetées aux gueules jaunes largement ouvertes, par un effet conjugué des puissants courants, l’eau se brouille, la visibilité baisse, le sable tourbillonnant mange la lumière et devant lui danse, à peine visible, la silhouette blanche de Sophie dans une longue robe translucide qui souligne ses formes parfaites. Éberlué, le souffle court, Achille s’approche. Des myriades de minuscules poissons translucides aux teintes électriques l’entourent. Ses yeux sont clos, elle sourit à demi ; sous les pansements qui bandent ses poignets sourd un sang écarlate, un sang artériel qui se dilue autour des poissons bleus aux ventres d’albâtre comme autant d’écailles rutilantes sur l’opalescence éclatante de sa robe hyaline. L’image fugace d’Isadora Duncan dansant lui vient à l’esprit, le chagrin le submerge, il suffoque et se réveille en sursaut.

Dans la nuit noire sa tête cogne comme un bourdon sous le battant.

Le lendemain Sophie est revenue, pâle comme Ophélie. Sur son visage exsangue flotte un sourire tremblant. Achille en la voyant s’est tu. Elle lui a souri. Son regard s’est éclairé comme un lagon sous le soleil …Cette nuit il fait plus noir que jais – une nuit fuligineuse – la lune a déserté le ciel d’occident, les nuages funèbres roulent en masses furieuses sous le noroît qui siffle en rafales aiguës. L’hiver pluvieux a enchâssé la ville dans ses rideaux de pluie. Il revient de son voyage dans le passé et peine à ouvrir les yeux. Le fantôme de Sophie se dissout lentement et l’aigue-marine de ses yeux pâlit enfin. Le rubis grenat rutile dans son écrin de cristal fin. Le temps n’a pas marqué la robe du vin dont le disque paisible rosit à peine sur ses bords. Ce vin des riches terres de Gevrey-Chambertin va le revigorer, il le sait et ce premier cru «Les Goulots» 2003 du Domaine Fourrier le réchauffe déjà. Les parfums de ce jus dense depuis longtemps emprisonnés débordent du verre et jouent avec ses narines. En cavalcade, des touches de framboises mûres, de fruits rouges à l’eau de vie, de cerises juteuses, le ravissent. Puis leur succèdent des notes empyreumatiques, la muscade, la terre humide, les sous bois, le cuir gras et la girofle. Un nez fondu, complexe. Que l’avalée, affamée par ces souvenirs harassants, confirme quand le vin lui emplit le gueuloir de sa matière conséquente, elle enfle sur la langue, roule et libère un flot de fruits rouges mûrs enrobés dans les mêmes épices qui lui ont charmé le nez ! Le vin ne faiblit pas, glisse dans sa gorge en lui laissant en bouche sa trame de tannins fins parfaitement polis. Le souvenir du vin dure et perdure quand les épices, les fruits et la réglisse, refusent obstinément de le quitter, tout comme le souvenir lointain de Sophie qui danse et s’enroule aux lianes marines sous les eaux troubles agitées par les courants …

 

EDÉMOVASTITÉECONE.

ACHILLE SOUS L’ORGANSIN DE LA PEAU DE SOPHIE …

..........E. Sonrel. Our Lady of the Cow Parsley.

 

Ils prirent l’habitude …

Tous les matins de passer un moment ensemble. Après que Achille a couru, il se fait beau, rejoint Sophie, lui parle. Le regard accroché au sien, elle écoute et ne répond jamais. Souvent, elle lui tend un CD, sans un mot, accompagné d’un sourire ébauché, énigmatique toujours. Elle ne sort jamais du pavillon, alors il lui peint le parc, les allées, le patchwork de feuilles mortes qui défilent sous sa foulée, la tête qui lui tourne, l’or des dernières feuilles suspendues aux branches souffrantes, tordues comme les griffes des sorcières terribles qui hantent leurs nuits. Octave qui l’attend, le suit ou le précède, le corps qui brûle, le sang qui bat aux tempes, et l’araignée qui se tait tant qu’il cavale. Dans le regard de Sophie les brumes se dissipent, la lumière revient et sa bouche tremble. Quand le soleil veut bien l’éclairer, il voit son propre reflet dans le miroir aigue-marine de ses yeux. Aux longs cils vibrants il s’accroche, pour ne pas se laisser entraîner dans les ombres liquides qui parfois brouillent son visage. Quand les lacs languides retrouvent leur cristal, il respire mieux, Circé s’en est allée. Quand elle lui a dit, le coupant au milieu d’une phrase, «j’aime aussi les hommes», il n’a su que répondre, pas même bredouiller quelque chose. Il s’est senti stupide, bouche ouverte, phrase pendante, regard baissé, muet comme un bulot, ébouillanté. Sophie l’observe un moment en silence, comme jamais, puis se lève. Comme à son habitude elle lui touche furtivement l’épaule, puis lui tourne le dos et s’en va. Elle s’était ce jour-là emmanchée dans un pantalon vert, et portait une blouse de soie grège largement échancrée, dans laquelle elle flottait, plus que nue. Achille la suivit, qui partait lentement à longs pas souples. Ses hanches, comme des amphores étroites, roulaient, ses seins libres et épanouis bougeaient à peine. Quand elle bifurqua vers sa chambre, il vit une étincelle dans le coin de son œil qui riait.

Le soir dès vingt et une heure Achille regagnait sa chambre. Extinction générale des feux. Les couloirs bleuissaient, le bâtiment désert sombrait dans un silence, que rompaient à peine les ronronnements assourdis des dormeurs en proie à leurs cauchemars solitaires. Les veilleuses de nuit régnaient, seuls leurs légers pas feutrés trahissaient leur présence attentive aux moindres déplacements des quelques insomniaques qui résistaient vaillamment aux psychotropes abrutissants. Achille prenait un plaisir malsain à sortir de sa chambre pour aller aux toilettes. Rien à pisser en fait, mais il se régalait à quitter sa tanière pour les attirer hors de leur bunker. Quand il débouchait, débraillé, des gogues, il aimait la voix douce qui lui disait invariablement, feignant de regarder ailleurs, «Monsieur Achille ça va ? Allez, il faut dormir maintenant». Il ne répondait pas, jubilait en silence, et regagnait docilement sa cellule. Debout derrière la porte, il entendait le souffle patient du cerbère qui attendait un moment que le silence revienne. Cela le rassurait, c’était comme un rituel tous les soirs répété, il n’était pas seul avec la chitineuse occupée à lui sucer la moelle.

Ce soir là il sommeillait, nageant entre deux eaux, à demi endormi, ne sachant plus pleinement où il était, quand une ombre odorante se pencha sur lui. La pleine lune, très basse à ce moment de la nuit, inondait à demi sa solitude de sa lumière argentée. Le volet mécanique de la fenêtre, baissé aux trois quarts, laissait passer une lame laiteuse qui n’éclairait que la partie basse de la chambre. Un parfum de jasmin et de peau chaude le ramena au ras de la réalité. Il ouvrit les yeux, sur deux jambes nues aux muscles fins et déliés, aux attaches fragiles, à la peau ivoirine délicatement veinée. A mi cuisses, un peignoir de soie rouge entrebâillé ondulait doucement, au gré du souffle paisible de la silhouette, dont le haut du corps disparaissait dans les ténèbres. Achille crut à une apparition céleste, mais entre les pans flottants du peignoir, la vision d’une nuisette translucide, qui ne couvrait qu’à moitié la tâche claire et mousseuse d’un triangle plein, aux bords réguliers, finit de le réveiller. Sophie, déjouant la vigilance des veilleuses, s’était glissée jusqu’à sa chambre. Le peignoir tomba de ses épaules en crissant, et s’étala à ses pieds comme un parachute dégonflé ; puis la nuisette de soie grège suivit le même chemin. Une main aux longs doigts émergea de l’ombre et rabattit le drap qui le recouvrait. Achille dormait presque nu, vêtu seulement d’un caleçon de coton bleu décoré de nounours enfantins. La jeune femme s’allongea doucement sur lui, enfouit sans un mot son visage au creux de son épaule, sa main gauche caressa la hanche droite du garçon, lentement, tandis que sa main droite se posait le long de sa joue gauche. Elle respirait doucement, et le zéphyr fruité de son souffle qui filait sous l’oreiller, lui chatouillait agréablement la nuque. Achille ne respirait plus, la tête lui tournait, sur son corps tendu, le corps de Sophie ne pesait pourtant pas plus que celui d’une oiselle. Il rougit, entre ses jambes entrouvertes son sexe gorgé de sang, coincé contre le pubis spumeux de la belle qui bougeait imperceptiblement, battait comme un cœur en détresse. Sur sa poitrine, les seins de sa visiteuse s’écrasaient à moitié, et leurs tétins turgescents l’agaçaient, se relevant par instant pour s’écraser à nouveau contre sa peau hérissée.

A voix basse elle se livra.

Un chant modulé très doux lui montait à l’oreille, passant du grave à l’aigu, et coulait comme une mélopée orientale en arabesques ensorcelantes joliment ornementées. Il sut qu’elle était musicienne, jouait de la guitare, du luth, du théorbe et de l’oud surtout, dans un groupe de musiciens amateurs. Qu’elle ne pouvait en vivre, qu’elle ne supportait plus de faire l’assistante sociale dans une banlieue déshéritée, qu’elle avait craqué un soir de salle vide et d’âpres disputes. Prise de rage et de désespoir mêlés, elle avait quitté les autres, s’était enivrée dans un bistro, n’avait pu payer, et s’était jetée comme une furie sur un homme qui l’avait serrée de trop près, puis s’était sauvagement ouvert les veines, à l’aide d’un plectre d’ivoire trouvé au fond d’une poche, dans la cellule d’un commissariat, où elle avait atterri. L’oud, auquel elle tenait tant, avait explosé sur la tête de son agresseur. Achille ne disait mot, de peur d’interrompre le flot jaillissant, il lui semblait qu’elle se vidait du plomb fondu qui voilait ordinairement son étrange regard. Elle se redressa, la lumière rasante de la lune éclaircit le cobalt de ses yeux, ses lèvres s’entrouvrirent sur un sourire étrange, ses grands lacs s’embuèrent subitement, pour se vider d’un coup, et le jet tiède de ses souffrances libérées l’inonda. Sur ses lèvres humides, comme un chiot affectueux, Achille lécha le sel de sa douleur. Ne se contrôlant plus, il lui lava le visage à grands coups de langue, comme s’il voulait goûter au plus profond de son malheur, puis il lui baisa tendrement le front, les joues et les lèvres, à coup de bécots suceurs. Il se sentait en profonde harmonie avec cette jeune femme désemparée. Du fond de ses entrailles montait une irrépressible vague de tendresse. Il était cette marée fraîche et purifiante qui se déversait en elle.

Sans qu’il pût esquisser un geste Sophie se redressa. Comme une Amazone chevauchant un belluaire, elle l’absorba d’un coup de rein, le plongeant au fond de son ventre offert. Elle dominait Achille de la hauteur de son torse en mouvement, son regard apaisé plongé dans le sien. Elle caracolait en silence, à foulées amples, lentes et profondes, accélérant à mesure que l’ovale de son menton se relevait vers le plafond. Achille l’accompagnait à contretemps, se soulevant à demi pour rester en elle au plus loin. Ils galopèrent ainsi longtemps, ne faisant qu’un, travaillant à dompter le temps, répugnant à se désunir. Sophie se cambrait de plus en plus, Achille la retenait les mains crispées sur ses hanches fermes. Il la portait sur son ventre comme un Saint Christophe profane. Les cheveux de l’amante, déployés au ras de ses épaules en longues boucles épaisses, voilaient au gré de ses balancements le lait opalescent de la lune, et brillaient par instant. Au bout de sa course Sophie se mit à trembler spasmodiquement, elle tendit les bras, et ses mains se crispèrent pour griffer la poitrine d’Achille. Hypnotisé par le balancement harmonieux des seins crémeux de sa cavalière, Achille ne sentit rien, tout entier qu’il était dans le flux synchrone qui lui vidait les reins. Le ciel venait d’éteindre la lune, et dans la totale obscurité qui tombait sur la chambre, Sophie s’écroula sur sa poitrine. Ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre, respirant lourdement, soupirant par instant, partageant le même sentiment de plénitude béate, et redoutant déjà la séparation.

Achille, tout entier collé à cette peau moite qui sentait si bon, fut surpris quand Sophie se raidit, sauta à terre d’un coup de rein souple et se glissa sous le lit étroit, au juste moment où la porte de la chambre s’ouvrait. La veilleuse promena le faisceau de sa lampe sur la nudité d’Achille, ne s’étonna pas qu’il fût ainsi découvert alors que la chambre était froide, la lumière trembla à peine, puis la porte se referma. Sophie resta encore cachée un temps, puis se rhabilla en silence, se pencha sur Achille, lui effleura la bouche du bout de la langue, murmura quelques mots qu’il ne comprit pas, et s’éclipsa sans un bruit. Au dehors les nuages couraient dans le ciel, filtraient la lune, dans la chambre les ombres jouaient avec les reliefs ; le noir absolu, comme le blanc éclatant, avaient disparu, et l’on pouvait dénombrer bien plus de cinquante nuances de gris …

Achille s’absorba dans la contemplation des fines particules de poussière, qui scintillaient dans l’atmosphère immobile. Dans sa chambre, Sophie se blottissait en boule sous ses draps. Sur sa peau elle sentait encore, comme des brûlures délicieuses, glisser les doigts d’ Achille.

Sous la lumière chiche de sa lampe de bureau, Achille le déflagré s’est perdu sous la robe jaune du vin. Dans le cœur du liquide brillant, le rayon de sa lampe a déposé un pur diamant mouvant, au cœur duquel il lui semble voir nager la silhouette nue et changeante de la Sophie d’antan. Ses doigts se crispent sur la longue tige du verre, il souffre de ne plus pouvoir la caresser que du bout de sa mémoire. Alors, il se noie dans les reflets verts changeants qui traversent l’or pâle du Chassagne Montrachet « En Remilly » 2009, pur jus du Domaine Morey-Coffinet, qui s’étale paisible dans le giron de cristal. Puis il plonge le nez au dessus du disque, à la recherche des jasmins perdus. En pure perte. Ce sont des fragrances de fruits qui l’attendent, pêches blanches, agrumes et citrons mûrs, qu’effleure à peine une note fumée fugace. Le temps du jasmin est révolu : à tout jamais Sophie s’est envolée et ne reviendra pas. Le jus maintenant glisse dans sa bouche, sa matière charnue, qu’une sensation grasse accompagne, lui charme l’avaloir. Le vin est puissant, millésime oblige, et déverse ses pêches délicatement miellées, abondamment. Les épices les exhaussent, la réglisse surtout, que renforce une pointe salée. Le vin ne faiblit pas et lève la queue jusqu’au bout, sous-tendu qu’il est par une fraîcheur certaine, que le plein soleil d’été n’a pas affaibli. La finale longue se dépouille peu à peu, laissant apparaître sans faiblir la réglisse, et le calcaire natal marqué par le sel fin.

Achille songe.

Au loin, très loin,

Bien plus que le verre vide,

La peau tendre de Sophie

A depuis longtemps perdu

Le souvenir de ses doigts …

 

EMONATIVRÉECONE.

ACHILLE DANS LE MIEL DES CHEVEUX DE SOPHIE …

F.H VARLEY. Véra.F.H Varley. Véra.

 

Sophie a gardé la chambre une semaine …

Achille l’avait presque oubliée quand elle apparut un matin gris au petit déjeuner. La salle était silencieuse, seul le craquètement du pain beurré qui cédait sous les dents et divers bruits de succion perçaient la ouate qui embrumait les esprits. Achille aimait ces moments. Souvent il relevait la tête pour contempler les échines ployées et les visages grimaçants de la meute au festin. Le ramassis de désaxés avait à la nourriture un rapport boulimique, comme si leur survie en dépendait ou plutôt comme si la bouffe allait combler leurs vides ou juguler leurs terreurs. Tous fixaient le plat rempli de plaquettes de beurre, se servaient par poignées entières qu’ils disposaient soigneusement en piles ou en rangs parfaits bien alignés comme des dominos mous. Mine de rien ils se surveillaient, c’était à qui allait en chiper le plus de peur d’en manquer. C’était à celui qui d’un geste, brusque comme un coup de patte griffue, s’approprierait les derniers carrés de graisse à demi fondue. Presque tous, en cachette, enfouissaient dans leurs poches tartines et beurre pour s’en repaître encore dans leurs bauges à l’abri des regards envieux. Achille les reconnaissait aux poches grasses de leurs robes de chambre difformes qui pendaient sur leurs épaules grêles et peinaient à recouvrir leurs ventres distendus.

Or donc ce matin là le festin battait son plein …

Sophie s’est assise sans un bruit, sans un regard. Un instant la scène s’est figée, sa présence rompait la bancale harmonie de la horde, certains ont léché machinalement leurs lèvres grasses, d’autres ont roulé des yeux hagards, d’autres encore se sont empiffrés de plus belle, accélérant le rythme, coudes écarts pour protéger leurs écuelles. Elle n’a touché à rien, ses yeux bleu-verts ont fait le tour de la table, terriblement absents, passant au travers des visages, fixés sur l’infini. Puis elle a croisé les bras sur sa poitrine ronde qui pointait au travers de son peignoir de tissu fin. Achille la contemplait tranquillement, franchement, avec aux lèvres l’ébauche d’un sourire rassurant. Sophie se savait observée mais restait impassible, son souffle lent soulevait régulièrement ses seins qu’Achille augurait splendides, suspendus, au port hautain, imaginant le lacis de veines bleues fragiles sous la peau délicate, une merveille d’équilibre qui défiait la pesanteur. Il pensa à Newton, à sa pomme stupide et sourit. Elle avait peut-être vingt cinq ans, guère plus. Sa tignasse en broussaille, mi longue et drue, d’un blond vénitien aux reflets dorés, fauves ou paille selon l’éclairage, n’avait rien d’apprêtée et lui donnait un air doux et rude à la fois. Achille savait bien qu’elle sentait son regard posé sur elle, à la détailler, à chercher à la deviner, à passer derrière le miroir mais elle ne bronchait pas ; seul un léger tressaillement, à la commissure de ses lèvres charnues, la trahissait un peu. Les derniers gloutons, repus jusqu’à la glotte, se levaient et quittaient la table. Jusqu’à ce que Sophie et lui se retrouvent seuls, silencieux, à ne pas savoir qui céderait le premier. Elle avait un long cou qui lui donnait de la race, des sourcils fins et arqués de la couleur de sa chevelure, un nez florentin, des pommettes hautes sous lesquelles se creusaient deux petites fossettes et surtout des lèvres étonnamment carmines pour une blonde, pleines, ourlées, humides, satinées qui contrastaient avec son front haut et la pureté fragile de son visage ovale. Brusquement elle tourna la tête et le fixa sans ciller. Achille fut surpris de ce geste qu’il prit comme une offrande ; elle se donnait, plus nue que nue, sans aucun de ces signes de séduction subtile que les femmes affichent le plus souvent mine de rien. Ses yeux bleu-verts immenses lui dirent en silence que leurs eaux rugissantes ne demandaient qu’à se déverser mais qu’elles ne le pouvaient pas. Elle avait la souffrance au bord des paupières, un regard de noyé au ras de la surface qui n’arrivait pas à remonter. Ses joues se creusèrent, ses lèvres s’entrouvrirent mais elle ne put parler, ses longs cils soyeux clignèrent une fois quand les larmes faillirent rouler le long de sa joue de pêche sucrée mais elle les ravala en se raclant la gorge, se leva, et partit en frôlant Achille de sa hanche. Le parfum des fleurs de sa peau claire l’entoura un instant. Ce fut comme un sortilège qui l’enchanta.

Étourdi, Achille ferma les yeux.

Les jours qui suivirent Sophie ne parut pas. Elle déjeunait et dînait à part avec les infirmières et faisait le court trajet qui séparait le pavillon du réfectoire escortée par un bataillon de matrones bavardes, à côté d’Olivier en conversation avec les démons. Achille la croisait ou l’observait de loin. Jamais elle ne tourna la tête mais la façon dont elle secouait sa crinière en se penchant en arrière sentait la provocation moqueuse. Et Achille aimait ça. Au bout de son geste elle ne bougeait plus et laissait pendre ses cheveux. Alors en réponse il lançait en pensée ses mains au travers de la pièce, pour les enfouir avec délice dans le buisson odorant qu’il croyait voir frissonner. Un soir que le tarot battait son plein et que le temps était aux engueulades feintes, Sophie apparut, s’assit sans un mot, posa les mains sur la table et dit d’une voix veloutée «Je joue». Georges, Michel, Olive et Achille se regardèrent en silence puis Olive rétorqua «Bonsoir, t’es qui toi ?». Sophie fronça les narines, ses yeux virèrent au cobalt, sa réponse fut cinglante, «Une dingue comme toi ! Balance les cartes». Alors Georges calma le jeu en répondant «On la met dans quelle équipe ?», ce qui fit rire les autres, Sophie esquissa l’ombre d’un rictus. Quand elle surprit le regard d’Achille sur ses mains elle replia les doigts. La soirée passa en silence, les cartes volaient, Sophie ramassait les points à la pelle. Achille ne jouait pas, jetait ses cartes au hasard, fasciné qu’il était par les fines mains agiles, aux attaches fines, aux longs doigts déliés, aux gestes vifs, gracieux et précis. Si rapides qu’il les voyait à peine. Elle était assise à côté de lui et son corps dont il sentait la tiédeur l’enveloppait dans son jasmin subtil. Était-ce son odeur qui distillait ainsi ou le parfum qu’elle portait ? La question accapara Achille toute la partie sans qu’il puisse trancher. Les gallinacées en uniformes eurent du mal à envoyer tout le monde au lit ce soir là. En se levant, Sophie, du bout des doigts, tapa sur l’épaule d’Achille sans un regard ni un mot. Le lendemain au petit déjeuner elle lui serra furtivement le triceps gauche au passage et s’assit à sa droite. Aussitôt son odeur l’entoura, il lui demanda «Mais c’est quoi ton parfum» ? «Ma crasse mal lavée» répondit-elle sans tourner la tête. Ce qui le fit rire un peu jaune … Le mélange de fleurs fraîches et de couette chaude lui monta aux sinus. Il eut envie de plonger le nez dans son cou. Pour la première fois il mit un peu de beurre sur son pain. Et s’en gava. Ce matin là il courut plus encore, Octave l’accompagna sur la ligne droite puis apparut de loin en loin au détour des sentiers jusqu’au débouché du pavillon. A galoper comme un malade il avait muselé l’araignée, évacué un bon paquet de toxines et autres saloperies. Sous la douche, ce cadeau d’après la course, il se sentait l’esprit plus clair qu’à l’habitude, lucide mais perméable et l’araignée en profita pour tisser à nouveau la toile qu’il dissolvait chaque matin. «Pénélope, mais lâche moi !», pensa t-il en riant tristement.

Accoudé à une table de la salle commune Achille écoutait René pleurnicher son papier quotidien. «Une ramette s’il te plaît !». René n’avait pas d’âge, c’était un de ces êtres dont on se demande s’ils ont un jour été jeunes. Visage bouffi – médocs et gourmandise – corps tout rond comme un culbuto mou. Cheveux de neige et tonsure parfaite, il avait un physique de moine, une tronche écarlate de pub à fromage. Jours et nuits il écrivait de longues missives argumentées à propos de riens qu’il jugeait essentiels, une bonne ramette de papier par semaine en moyenne. Tous les matins il glissait ses lourdes enveloppes non timbrées dans la boite aux lettres à l’entrée du pavillon. Et se mettait à la recherche de papier. Achille le dépannait régulièrement. René lui expliquait ses doléances multiples, lui montrait ses courriers en préparation – adressés à toutes les autorités de la République, du plus illustre au dernier des sous chefs de bureau – , une seule phrase par missive. De petits bijoux, ingénieux, ciselés des jours durant qui couraient de la première à la dernière page sans respirer. René et sa littérature administrative en apnée lui collaient aux basques tous les matins jusqu’à ce qu’il cède. Quand René lui avait arraché une nouvelle ramette il lui faisait promettre de garder le secret. Ce matin là, à voix basse au fond d’un couloir, Achille cracha-jura plus vite qu’à l’habitude quand il vit Sophie apparaître dans la salle commune.

Et s’asseoir l’œil aux aguets.

Achille s’approcha en souriant et s’attabla à côté d’elle. Elle tenait un CD du bout des doigts, qu’elle lui tendit. Le spectacle douloureux de ses jolies mains aux ongles rongés jusqu’au sang le surprit mais ne l’étonna pas. Puis elle se leva et repartit sans un mot. Achille regarda s’éloigner à pas légers ce dos souple et ces fesses rondes que peinait à masquer un pantalon noir informe. Dans sa chambre ce soir il écoutera «Madar» d’Anouar Brahem avec Jan Garbarek et cette musique deviendra «la musique de Sophie» qui ne le quittera plus. Les jours suivants ils se reniflèrent comme des chiots perdus, Sophie lui prêta «Madredeus» contre «La Passion selon Saint Jean». «Mozart l’Égyptien» l’enchanta, il lui fit découvrir «Le clavier bien tempéré» par Gould. Un matin elle lui sourit et s’attarda sans un mot. Son regard d’aigue-marine tremblait et brillait, elle le regardait intensément droit au profond. Ses fossettes se creusèrent tendrement quand elle lui sourit. Le soleil sur ses lèvres mordues croisa la pluie que ses yeux retenaient à peine ; un arc-en-ciel furtif traversa ses cheveux. Achille posa la main sur son bras chaud qu’elle retira. A cet instant il aurait voulu partager la musique avec elle à l’abri de sa chambre, lui caresser le dos loin de l’agitation ambiante mais c’était bien sûr impossible et strictement interdit.

La nuit les gardes bleues veillaient …

Achille le désaccordé, sentant l’émotion le gagner, a décroché d’un coup de ses pensées. «Ça suffit pour cette nuit» se dit-il ; il n’en peut plus de ces visages qui remontent du puits, ces chairs intactes épargnées par le temps, ces reliefs disparus plus nets que son présent, ces vagues lourdes qui enflent dans son ventre et reviennent lui brouiller les yeux. Ces ténèbres ajoutent à ses nuits de charbon leurs angoisses passées et leurs regrets aussi. Le vin va l’apaiser, l’aider à reprendre pied. Alors, de la pointe de son œil éperdu, il s’accroche au verre élégant à demi rempli de bronze vert et d’or liquide qui scintille sous le rai coruscant de sa lampe de bureau. Ce Quarts de Chaume 2006 du Château de l’Écharderie va lui apporter la force qui lui fait défaut, là, maintenant. Le jus a graissé le cristal et dégage une impression de puissance rassurante. Sous son appendice en prière la palette aromatique complexe peine à se dévoiler. Les fragrances sont fondues, le coing, le miel, la pêche, l’abricot, la poire tapée se sont intimement embrassés et mêlés à la cannelle, au poivre blanc, à la menthe et aux épices douces. Le jus surprend Achille par sa fraîcheur, elle se manifeste d’emblée et tempère l’extrême richesse de la matière opulente qui lui envahit la bouche. Exubérance de fruits noyés dans un gras mesuré ; coing, abricot, pêche très mûre, sucre candi. Et toujours cette fraîcheur qui donne au vin toute sa grâce. La persistance rare de cet élixir de schistes bruns et de grès surprend Achille qui s’enroule au vin de peur qu’il ne le quitte. Sous la fraîcheur miellée du vin disparu sa bouche défaille. Presque. Les épices l’assaillent longuement puis au bout du bout les pierres subsistent. Encore.

Dans les cheveux de Sophie

Le miel ruisselle,

Les fruits aussi

Des jardins disparus.

De sa bouche charnue

Coulent les fruits des mots,

Rudes et tendres à la fois.

Et la fraîcheur revient

A nouveau.

EDÉMOLATIBRÉECONE.

ACHILLE, ENTRE MINOTAURE ET TAROTS …

Akira Tanaka. Le partie de cartes.Akira Tanaka. La partie de cartes.

 

Parfois les heures s’affolent, parfois les secondes collent …

Dans le silence dépouillé de sa chambre à moitié nue, sur son bureau, Achille dessine de longues arabesques gracieuses striées de noir, des signes cabalistiques, étranges comme les mystères qui surgissent de son inconscient et l’étonnent. Un labyrinthe sans fin traverse la feuille de papier qui crisse sous sa plume, des gouttes de sang rouge coulent, se glissent et rebondissent entre les méandres de sa petite œuvre jusqu’au Minotaure à l’œil torve qui trône au beau milieu du dessin torturé. A l’encre de couleur il remplit ou souligne, dégage de la masse des formes improbables qui se répondent en silence. Achille taille sa pierre de chair aux contours indistincts du bout de son fusain, l’or la peint, le jais la crucifie, le sang la signe et le céladon l’allège tandis que les pastels, ces ciels à venir pointent, timides, du bout de leur douceur au détour des abîmes. Il y passe des heures qui filent comme des météores ardentes et le ciel souvent s’obscurcit sans qu’il y prête attention.

Le temps se contracte et se dilate au rythme de sa souffrance.

Soudain le trait tarit, son poignet se crispe, sa vue se brouille quand l’araignée l’étreint à nouveau. Alors le pinceau tombe après qu’il a signé son œuvrette dérisoire mais il sait confusément qu’il travaille à se dévoiler. A sa façon instinctive il avance un instant pour reculer toujours. Quand le temps s’étire, il ne lutte pas, il attend, sans espoir encore, d’en perdre à nouveau la mémoire, de s’abstraire du présent pour dérouler le fil de sa toile. De perdre la raison, de lâcher Descartes pour se fier au subtil qui se moque de comprendre. Achille se sent seul, l’hôpital n’est qu’un refuge de brique brute, une machine à désespoir, à masquer, à abrutir. Et se battre de toutes ses force restantes contre ces murs aveugles, épais et muets qui le protègent pourtant, lui permet de survivre, de donner un visage de pierre à son combat pacifique. A percer les secrets enfouis en dessous des tombeaux, à déterrer les souvenirs enterrés sous les terres grasses de sa vie anesthésiée.

Dans le bocal enfumé Olivier flotte.

Et le regarde. Entre les volutes des fumées grasses qui montent en tournoyant et s’écrasent au plafond sale, au travers de la brume épaisse qui gomme les contours, Olivier le fixe de son regard égaré, comme un phare la nuit éblouit le lièvre sidéré au milieu de la route, cette route qui mène, il l’espère, au-delà des mailles gluantes de l’araignée toute puissante. Achille s’est assis à côté d’Olivier qui chantonne noyé dans ses mystères. Le soir tombe, le bout incandescent de sa cigarette brasille comme un phare dérisoire dans le champ clos. Achille chantonne lui aussi, psalmodie quelques notes, toujours les mêmes, le regard au delà du présent. Alors sans un mot les deux hommes partagent et leurs chants se marient. Petit à petit. Note après note Achille enrichit leur concert, Olivier accepte et s’accorde. C’est lent, doux et rauque à la fois comme les incantations lancinantes des chamans. Olivier en arrive à oublier quelques instants de tirer sur sa clope. Sa main est tombée sur le bord du canapé qui grésille. Achille a éteint l’incendie naissant sans qu’il s’en aperçoive. La nuit est tombée, pleine et absolue. Seule la berceuse perce encore l’obscurité. Tout est calme un moment. Olivier, mâchoire pendante, s’est endormi yeux grands ouverts sur d’autres espaces.

Après le repas du soir, dans la salle commune c’est l’heure du tarot pour les moins abrutis par la chimie. Ils sont quatre habitués à taper la carte une heure et demi durant avant l’extinction des feux. Achille aime ce moment où tous semblent vivre normalement. Georges le doyen du quarteron, Michel et Olivier – surnommé Olive pour ne pas le confondre avec Olivier le voyageur des espaces effrayants – et lui partagent tous les soirs ce moment de normalité apparente. Ils parlent peu, travaillent à retrouver la concentration, cognent bruyamment du poing à chaque carte importante et comptent les points en s’engueulant. Leurs visages reprennent couleur, leurs yeux leur brillance, parfois même ils rient. Georges est de loin le plus âgé, Achille ne sait s’il déprime ou si la sénilité le gagne. Il lui file en douce des polos neufs que Georges arbore fièrement au dessus des chemises élimées que sa femme pas marrante lui apporte une fois la semaine en bougonnant. Michel est un instit fatigué, à genoux, qui peine à se relever. Toute la journée il peaufine ses « préps » qui vont à l’en croire révolutionner la face givrée de la pédagogie chevrotante. «Ils vont voir ce qu’ils vont voir» répète t-il à l’envi. «Dépassé Célestin (Freinet)» confie t-il rituellement, en tapant dans le dos d’Achille tous les soirs au moment de la séparation. Et Achille, amical, de lui répondre invariablement «Enterre les ces vieux cons !». Cette réponse Michel la guette tous les soirs, ça le rassure, ça calme son inquiétude chronique. Il sourit en hochant la tête puis alors seulement s’en va vers sa chambre. Un soir, oublieux, Achille n’a pas répondu. Georges est resté devant lui, planté comme un chien fidèle, langue pendante et regard suppliant, à attendre la phrase en lui crochant très fort le bras. Depuis lors Achille, attentif, veille à le rassurer.

Olive c’est encore autre chose, c’est un maniaco-dépressif profond, un petit gars nerveux, jeune, noir de cheveux, à la peau grêlée, au visage fin mangé par un regard vif. Quelque chose d’une musaraigne suractive. Les fortes doses de calmants divers qui lui sont administrées le laissent encore énervé toute la journée, à courir partout, à échafauder des « plans » comme il dit, qu’il refuse obstinément d’expliquer de peur que les «voleurs m’le piquent», argue t-il pour ne rien vouloir dire. Un matin pourtant après le petit déjeuner, Olive a pris Achille par le bras l’entraînant dans un coin de la pièce. Le dos collé au mur, le regard aux aguets, il lui a expliqué les raisons de son internement forcé. Le rodéo aux Halles de Paris, les vitrines brisées pendant qu’il tentait d’échapper aux tueurs mystérieusement lancés à ses trousses. Un histoire de fous ! Achille a dû lui jurer de garder le secret. Et cracher discrètement dans le coin.

Les quatre As du tarot s’entendaient si bien.

Un soir, vers vingt heures, Sophie, sans sa guitare mais avec sa tignasse de bronze, est arrivée. Elle avait le regard mauvais, bleu-vert quarantièmes rugissants et les dents lactescentes comme les vagues sous la tempête.

Deux blouses blanches l’encadraient,

Achille comprit de suite …

Bien des années après que la Sophie est arrivée, Achille l’estropié somnole sur son bureau, perdu dans ses souvenirs. Il lui avait alors fugacement semblé qu’il la connaissait sans l’avoir jamais rencontrée. Une de ces fulgurances du cœur qui n’admet pas que l’esprit s’en mêle. Qu’il retrouvait une âme bien souvent croisée dans les méandres du temps, très loin au-delà des vies empilées. Cette nuit sa lampe brille sur son bureau qui tangue comme une âme ivre, sa lumière est plus blanche qu’à l’habitude, une lumière éclatante qui mange la couleur de ce vin en attente. Rien de mieux que cette lymphe de vigne pour reprendre pied sur les terres du présent auxquelles il s’agrippe du coin d’un œil mi-clos. Le liquide jaune d’or aux reflets d’airain luit doucement, cligne du disque ; sous le rai perçant de la vieille lampe complice de tous ses délices. Dans le large cul du cristal à long pied, ce vin de Melon de Bourgogne prend des allures de houri généreuse et sa surface juste bombée lui rappelle les ventres accueillants des femmes plantureuses sur lesquels il aimait à rouler jadis. Comme la peau onctueuse de ces reines d’amour l’âge ne marque pas le teint clair de ce vin qui semble de l’année. Et ce Muscadet «modeste» du Domaine Damien Rineau, vin de Gorges s’il en est, s’ouvre à lui. Son âge – il est né en 1996 – ne semble pas l’affecter, il exhale des parfums de fleurs blanches et fragiles puis viennent les agrumes et leurs zestes, les fruits jaunes murs et leurs noyaux finement épicés. Achille lève le buvant du verre et la première gorgée lui caresse la bouche de sa matière ronde et mûre, grasse ce qu’il faut. Le jus lui explore le palais en douceur avant de s’épanouir généreusement, délivrant ses fruits goûteux, ses épices mesurées qu’une salinité discrète accentue. Puis il fait son odalisque, enfle au palais, en équilibre parfait et danse sur la langue d’Achille conquis un menuet gracieux, frais et salivant. Le jus des raisins mûrs est à son meilleur, long, élancé, subtil, d’une fraîcheur parfaitement maîtrisée. Achille sourit, prolonge la danse du vin longtemps et l’avale à regret. Une onde de chaleur douce le réchauffe, l’esprit du vin ne le quitte pas et l’appelle …

A replonger dans son flot tendre.

Alors le regard dur de Sophie

Remonte à sa mémoire

Un instant,

Le temps qu’il devienne sourire.

Achille sait déjà qu’elle reviendra

Le visiter.

 

ERINMOCÉETICONE.

 

 

ACHILLE SOUS LES FOUDRES DE L’ARCHANGE MICKAËL …

Klimt. Women Friends.

 

Tous les vendredis matin c’était branle-bas de combat.

Pour les barjos, les déglingués et les dépressifs qui ne branlaient rien de la semaine hors leurs trois séances de boustifaille par jour, c’était fête. Pour Achille qui aimait à courir au vent tous les matins, c’était galère. Depuis que le Patron de l’institut lui avait donné feu vert il ne s’en privait pas. Et souriait insolemment aux poules blanches. Tous les jours, par pluie, neige ou soleil, il s’en allait galoper par les sentiers herbeux du parc histoire d’emmerder l’araignée qui lui bouffait plus la tête que les semelles de ses pompes de course. Il n’aimait rien tant que sentir son corps expulser les molécules d’anxiolytiques, d’antidépresseurs et autres miasmes à ne plus pouvoir ressentir en rond dont on le gavait chaque jour. Il avait beau en cracher moitié dans les chiottes,, il en avalait suffisamment pour nager dans le coton toute la journée. Alors il luttait à sa façon, instinctivement, histoire de profiter un peu de ses souffrances.

Et puis il y avait Octave ! Plus Achille tournait entre les troncs tordus du Parc, souffle court et cœur en joie, plus l’écureuil s’habituait à lui. Achille l’apercevait au loin, le cul assis sur ses rondins et son poil roux comme une tâche de vie sur le paysage monochrome d’hiver. Sa queue en panache, largement étalée, drue et touffue, balançait au dessus de sa petite gueule pointue comme une chapka naturelle. Ses yeux de jais ne le quittaient pas tandis qu’il approchait ; il ne bougeait même plus, il croquait un gland mûr qu’il déchiquetait à petits coups de dents aiguës en regardant passer cet étrange bipède aux naseaux fumants. Les jours passaient et la bestiole s’enhardissait, continuant à disparaître au passage d’Achille pour réapparaître épisodiquement à d’autres endroits du parc. Comme s’il connaissait par cœur le circuit. L’animal était d’une étonnante vivacité, il se matérialisait d’un coup comme ça, instantanément et disparaissait aussi vite. Chaque jour Achille lui criait «Lâche donc ce gland et bouffe plutôt cette salope d’araignée qui me ronge la cervelle !». Un matin, l’écureuil ne se montra pas. Achille eut beau tourner et revenir encore, puis encore, pas d’Octave. Épuisé, car il avait couru trois fois plus qu’à l’habitude, Achille à bout de souffle fit quand même un dernier tour de parc. Toujours pas d’Octave assis sur son tas de bûches habituel ; Achille avait beau hurler en silence, il ne semblait pas décidé à pousser le bout de son museau entre les branches. «Allez Octave, dis moi bonjour, fais pas le con, amène toi petit gars j’ai besoin de toi !» criait Achille du bout saignant de son cœur abandonné, quand il l’aperçut au milieu du chemin, les deux pattes croisées sur son ventre duveteux, comme s’il daignait. Achille crut même le voir, content de sa farce, ricaner sous sa moustache. Octave ne cilla même pas quand il le frôla puis Achille le retrouva devant lui, qui le précédait, filant sans effort apparent plusieurs secondes interminables jusqu’à ce qu’il place une accélération foudroyante et s’évanouisse dans les feuilles mortes. L’araignée sous son crâne ne moufta pas.

Adoncques c’était un Vendredi d’octobre 1988.

Et Achille était en retard à la réunion. Les pensionnaires affalés sur les fauteuils et les divans, comme des graisses molles et pâles tranchaient sur les tons marronnasses du Bocal. Au centre de la pièce Marie-Madeleine en majesté vêtue de laines vertes qui se pâmaient sur les renflements appétissants de son corps désirable trônait dans ses bas écarlates. Ses cheveux rubigineux tressés autour de sa tête la couronnaient et dégageaient la ligne pure de son cou dont la peau de lait satinée en hypnotisait plus d’un. Il rêvait de butiner au hasard entre ses émouvantes éphélides. Dans ses rêves nocturnes souvent, comme un chaton gourmand il lapait à petits coups de langue assoiffés cette peau de crème onctueuse et sucrée. Elle avait les genoux serrés et les mains posés sur ses cuisses comme l’enfant sage qu’elle n’était plus. Tout le monde somnolait plus ou moins, selon les poisons administrés, seul Achille la regardait béatement. Enfin non, pour dire vrai Olivier se malaxait la braguette convulsivement en faisant d’infâmes bruits de bouche dont personne ne se souciait. Les blouses blanches assises sur leurs culs généreux s’étaient stratégiquement installées au quatre coins de la pièce ronde histoire de contrôler les débats. Achille pensa aux tableaux de Giorgio de Chirico et se mit à rire. Ça ronronnait gentiment, les infirmières souriaient aux doléances, la bouffe était trop, la bouffe était pas assez, l’eau était trop chaude, trop tiède. Bref ça roulait tout cool mou.

C’est alors qu’Olivier s’est levé en hurlant.

Les yeux exorbités levés au plafond, il menaçait du doigt les forces obscures qui, bavait-il, menaçaient de nous infester. Il tournait sur lui-même et criait des mots rugueux dans une langue inconnue. Ses grandes serres, ongles et doigts crochus tâchés de nicotine jusqu’à la paume, volaient, s’ouvraient en menaçant puis se fermaient, apeurées. Ses longues ailes maigres battaient en tous sens.

Il n’avait pas trente ans et passait le plus noir de ses journées à fumer dans le bocal, ses grands yeux noisettes traversaient les êtres sans les voir, il conversait avec des aliens menaçants venus des mondes invisibles qu’il était seul à connaître. Olivier ne bougeait presque jamais et ne sortait du pavillon qu’à l’heure des repas entre deux infirmières vigilantes. Sous ses cheveux de broussaille bouclée ses gros yeux affolés bougeaient et surveillaient alentour. Ses épaules étroites, repliées sur des bras de sauterelle, surmontaient une énorme barrique tendue sous un tee-shirt toujours humide qui laissait à découvert un gros nombril poilu. D’une main il portait à sa bouche aux commissures croûtées de goudron sa cigarette, brûlante tant il pompait dur ; de l’autre, de ses ongles longs farcis de crasse noire, il se grattait la tête au sang pour croquer les croûtes qu’il détachait à petits coups de griffes expertes. Olivier était franchement repoussant, il sentait la bauge, les excréments secs et l’urine chaude. Rien n’y faisait, ni les douches, ni les habits propres, ni les fourmis nettoyeuses en blouses bleues qui récuraient sa tanière tous les deux jours pour sortir en cachette à l’heure du repas de grandes poubelles de linge sale et de déjections diverses. Souvent il fallait changer son matelas et désinfecter sa chambre.

Or donc bis, Olivier, au milieu de la troupe pétrifiée, éructait et crachait sa haine, le visage révulsé et la lippe sauvage. Les quatorze autres détraqués hurlaient de peur, les infirmières sidérées n’osaient bouger, Marie Madeleine réfugiée contre un mur susurrait des mots d’apaisement qu’il n’entendait pas. Derrière la baie qui couvrait la moité de la pièce le soleil brillait entre les nuages. Achille lui faisait face, à demi aveuglé par la lumière blanche de ce soleil d’hiver et les rayons stroboscopés séquençaient ce spectacle en noir et blanc. Olivier avec qui il entretenait de longues conversations à sens unique ne l’effrayait pas. Il lui semblait même parfois comprendre le sens caché de son langage étrange et les paquets de consonnes gutturales, qui succédaient sans raison apparente aux flots serrés de voyelles sucrées, lui parlaient de haine, de tristesse et d’amour. Olivier, comme l’Archange Mickaël jadis, voulait seulement les protéger des foudres du dragon. Alors Élisabeth s’est levée, sans crainte elle a traversé le vide qui s’était creusé autour du tonitruant, l’a entouré de ses bras qui ne lui arrivaient qu’à la taille et a murmuré ces mots qui ont pourtant couvert le tumulte, «Olivier mon chéri, t’as pas une cigarette ?». Olivier a baissé la tête, égaré comme s’il revenait d’ailleurs, calmé d’un coup, puis s’est mis a chantonner doucement avant de se rasseoir. Élisabeth s’est pelotonnée contre son gros bide.

Quelques anges à moitié déplumés ont traversé la pièce

Et la réunion a fait un bide.

Les blouses blanches ont battu en retraite,

Encadrant Marie Madeleine.

Élisabeth a ramassé les clopes

Que tous lui ont tendus.

Dans la nuit épaisse les notes lourdes qu’égrène le clocher proche ont tiré Achille l’écarquillé de sa torpeur. Il remonte à grand peine du passé et le regard épouvanté d’Olivier lui brouille encore le fond de l’œil. Alors il s’accroche au lac rouge moiré de rose et d’orangé du vin du Domaine Rapet père et fils, ce Corton-Pougets 1999 qui brille doucement sous la lampe. Un vin à rompre les sortilèges espère t-il, qui lui rendra son présent et gommera un temps les vieilles terreurs. Putain de vie, putain de terreur, putain d’araignée !!! Et la pivoine rouge qui lui offre ses fragrances délicates au premier nez l’emmène aussitôt au temps des courses folles de l’enfance dans les jardins fleuris de tous ses printemps disparus. Sur les arbres au soleil il lui semble cueillir les cerises mûres de juin, dans les souks surchauffés, sous le soleil ardent du Maghreb perdu, les grands sacs d’épices douces embaument. Puis vient l’automne humide des champignons naissants, le temps de l’humus gras des sous bois trempés, le souvenir du cuir frais des selles ouvragées que portaient les pur-sang au temps des fantasia, quand la poussière volait sous leurs sabots cirés. Enfin les notes sèches des bâtons de réglisse en bottes alignées sur l’étal des marchands surgissent de sa mémoire que le vin libère. La caresse du jus, douce comme la main d’une femme, inonde sa bouche de cerises mûres croquantes, d’épices fondues, la matière riche enfle, roule et tournoie longuement, s’allonge sans faillir, pour déposer sur ses papilles turgescentes le fin tapis de ses tannins fondus. Il rouvre les yeux quand le vin longuement s’étale, bien après la bascule, plus frais qu’un jus de l’année et la réglisse persiste et le sel léger qui lui poudre les lèvres lui rappelle les neiges sur la colline de Corton certains hivers…

Silencieux,

Achille joue avec le noyau de cerise

Qui ne le quitte pas

Et lui laisse bouche propre.

ECOMMOBLÉETICONE.

ACHILLE ET LA CHANSON D’ÉLISABETH …

Chaïm Soutine. Woman in red.

 

Le ponte l’a reconduit jusqu’à la porte du bureau.

Achille n’a rien trouvé à répondre lorsqu’il lui a dit en guise d’au revoir, «nous nous reverrons». En secret il a pensé «T’as bien bonjour d’Achille» mais n’a pas osé. Il s’est réfugié dans la bibliothèque de l’Institut, immense, sévère, au mobilier désuet, un peu scolaire, pour errer au petit bonheur la chance, regard aveugle, en sillonnant entre les rayonnages chargés de bouquins disparates. A marcher comme un automate il a fini par se réveiller un peu. Devant la section «Romans policiers». Comme s’il avait besoin de plonger dans les horreurs imaginées pour oublier les siennes. Plus ça saigne – plus il tremble – plus l’araignée se tait. Il va bien falloir qu’il jette un œil dans ses noirceurs à lui mais rien ne presse. Instinctivement,il a d’abord besoin de voyager un peu en chambre, immobile, en sécurité dans les cauchemars des autres ; il a soif de sang, de putréfactions, de turpitudes, d’abjections, de meurtres affreux, de pénétrer les esprits torturés et les frissons de papier. L’institut Marcel Ruisseau est géré par la NHFO, c’est un repaire de profs et assimilés en déshérence. Cette bibliothèque sent le bon élève bien coiffé. Ses rayons sont truffés de doctes ouvrages. On y croise les œuvres des grands pédagogues, romanciers, historiens, syndicalistes, théoriciens, philosophes, sociologues, psychologues, psychanalystes, psychiatres … auteurs de tous ordres, siècles et obédiences. Achille les fuit comme peste bubonique, il en a lu beaucoup, ils lui rappellent l’université et la naphtaline. Sans qu’il sache pourquoi ces milliers de pages l’étouffent, les relents poussiéreux qui flottent dans l’air confiné déclenchent chez lui des poussées nauséeuses, des éternuements violents, une toux sèche qui n’en finit plus de lui arracher les poumons. Très vite il sent monter du fond ses abîmes une vague glaciale de colère, une rage de stuc, sans objet, terrorisante. Assis dans un recoin, caché à la vue des zombis errants qui traînent les pattes dans les allées, il attend que son pouls se calme. L’araignée à la bouche saignante le regarde de ses yeux pers sans paupières, immenses, aux sclérotiques injectées de pourpre qui battent au rythme de son propre pouls. La bête gigantesque bave et ses mandibules font un bruit dégoûtant d’os broyés et de chairs écrasées. Dans ces moments de total effroi, Achille ouvre les yeux pour ne plus voir tandis que les pattes poilues du monstre s’accrochent à ses paupières pour les lui fermer. «Courir, il faut courir» se dit-il cloué sur sa chaise. Alors, au prix d’un gros effort exténuant il s’arrache et file vers la sortie, les quelques tomes de Stephen King lui échappent, il les ramasse en bousculant tout le monde, claque la porte et fonce à fond les manivelles. L’air froid le fouette, le rythme lui revient, son cœur paradoxalement se calme, il lui semble voler, et l’araignée recule pour se terrer à nouveau dans le fond de son crâne. Bientôt elle n’est plus là, elle n’est plus qu’un point minuscule, son chant devient inaudible et les abysses se referment. Comme un fou il s’engouffre dans le pavillon, bouscule une blouse blanche et claque la porte de sa chambre pour se ruer l’instant d’après dans les douches. L’eau chaude le brûle comme il aime, l’araignée crie sa rage, il entend crépiter sa chitine, fondre ses pattes et ses yeux exploser. L’eau lui ébouillante la tête longtemps. Quand il croit voir disparaître dans le fond du bac le dernier des débris purulents, il se relève, traverse le couloir, nu et dégoulinant, pour s’enfermer dans sa cellule.

Convocation immédiate dans le local des infirmières. Ondine n’est pas là, dommage, il lui aurait un peu expliqué. Les autres qu’il perçoit comme un tas indistinct de plumes agitées piaillent comme un chœur antique «Il ne FAUT pas, on ne PEUT pas, on ne DOIT pas, il est INTERDIT de se balader à poil dans le couloir, même pour le traverser d’une porte à l’autre !!!» Achille leur cloue le bec en répondant à voix basse «Mais je suis beau». Arrêt sur image, fin d’émission. Silence. L’infirmière-chef se reprend et lui intime à voix sèche, d’attendre un moment sur le banc dans le couloir. «On vous rappellera» crache t-elle, ailes écartées et jabot écarlate. Depuis peu Achille baisse la tête quand on lui parle et surveille la gorge de ses interlocutrices. Quand leurs peaux se piquent de plaques rouge foncé, il est content de les avoir déstabilisées les soi-disant pros des dingues.

Achille s’est assis sur le banc recouvert de moleskine brune, craquelée par des années de croupions patients. Des fesses de toutes sortes, jeunes ou vieilles, rondes ou maigrelettes, tendres ou rassies ; il imagine les visages qui ont défilé sur ce banc et leur imagine des fesses, des pommes, des poires, juteuses ou blettes, roses ou variqueuses. Tout un bestiaire de culs affligés. Ce banc près de l’entrée du pavillon est agréable, il s’y sent bien. Adossé au mur râpé il regarde s’agiter les infirmières affairées et les échines voûtées des deux tourmentés aux regards flous qui fixent au travers de la porte vitrée l’au-dehors, comme des cariatides inutiles. Le temps passe, son attention vacille et ses yeux se ferment. Une voix faible, rauque et bafouillante, le ramène à la lumière. Elisabeth est là, tête appuyée sur son épaule qui marmonne doucement en boucle «Monsieur Achille, t’as pas une cigarette ?». Elle a bien passé les soixante dix ans la minuscule et en paraît plus de quatre vingt dix. Elisabeth «loge» au pavillon depuis des lustres. Personne ne sait au juste quand elle est apparue. Elle hante les couloirs, ne sort jamais et passe ses jours enfermée dans le bocal à griller des clopes, recroquevillée dans un fauteuil. Elle est sèche, fumée comme un saumon oublié, tout le monde l’évite sauf Achille qui l’a prise en «amipitié». La voir mendier son tabac l’indigne. Les infirmières, gardiennes du temple, l’ont contingentée ; dix clopes par jour, une par une, à la demande. Elisabeth s’en fout sauf qu’elle en fumerait bien soixante par jour. Achille prend sa défense, s’insurge pour elle, assiège les infirmières, cherche à les convaincre au nom de la liberté, de la dignité et «blablabla bla …» répondent-elles toutes heureuses de lui clouer pour une fois le clapet ! Il n’est pas encore midi Elisabeth a grillé son quota depuis plus d’une heure. Alors là c’est un enfer de plus, et sa pauvre tête folle ne comprend pas. Elle geint, cherche partout de quoi fumer en vidant tous les cendriers, chaparde des mégots qu’elle rallume à se cramer les moustaches. Elle empeste le tabac froid et le goudron mais Achille ne recule pas, passe un bras autour de ses épaules si maigres. Aussitôt elle se met à roucouler doucement ; A l’infini, comme un mantra elle répète d’une voix larmoyante «Monsieur Achille, t’es gentil toi, t’as pas … ?». Entre ses bras filiformes elle serre son sac à trésor, un vieux baise-en-ville fatigué rouge crasseux dont la poignée rafistolée tient à peine. C’est à lui qu’elle parle plus qu’à Achille. Elle l’ouvre en douce l’œil aux aguets et personne ne sait ce qu’elle y cache. Autour du cou un boa noir s’entortille sous son visage grisâtre, émacié, à la peau fine ridée comme une mer sous la brise. On ne voit que ses yeux immenses de jais éclatant au regard sans lumière tourné vers l’intérieur. Un trait de charbon coulant les souligne et lui mange un peu de ses joues convexes qui s’affaissent en plis épais sur ses grosses lèvres molles mouillées, plus rouges qu’une flaque de sang frais. Parfois, elle lui parle de son père qui va venir la chercher, de son frère qui fait «Polytecheniche» mais très vite, baissant la voix, elle retourne à ses vibrations qui ne sont pas les nôtres. Achille se tait, lui caresse l’épaule du bout des doigts, baisse la tête vers elle et s’enivre du langage des anges … Une suite de consonnes chuintantes, chuchotées, psalmodiées, rythmées et cadencées qui reviennent en boucle enrichies de quelques variantes ou ornements ajoutés. C’est doux, c’est beau, c’est mystérieux. Pour Achille seulement elle entrebâille la porte de son monde. Cela dure un temps puis elle se redresse d’un coup, le manque la fouaille, elle grimace de douleur, ses mains tremblent, miment le geste, implorent, personne et le ciel à la fois.

Dans la main de la vieille enfant

Achille a glissé un paquet neuf.

Un beau paquet rouge

Qu’il n’achète que pour elle …

Dans le brouillard du bocal, les deux mains écartées sur la vitre sale, les yeux exorbités d’Olivier les regardent. A la commissure de ses lèvres entrouvertes un mince filet gluant pendouille …

Dans le ventre du verre immobile, le profond grenat de la robe obscure du Château Bel-Air la Royère 2004 en A.O.C Blaye-Côtes-de-Bordeaux brille doucement sous la lumière dorée de la lampe au cœur de la nuit calme. Sur les bords éclairés du disque le rose foncé le dispute lentement aux ombres violines qui semblent résister au temps. Achille le désaxé hésite lui aussi à revenir au présent. Sa conscience balance entre les ombres délétères de son passé douloureux et le désir de céder à l’appel parfumé de ce jus pour s’enivrer de ses eaux, pour lui croquer le cœur. Pour oublier l’odeur doucereuse de la folie, de peur d’y retomber. Le souvenir d’Élisabeth peine à se dissoudre et le visage d’Olivier ne le quitte pas. Devant ses yeux l’écran de sa boite à pixels scintille ; il s’accroche aux mots qu’il vient d’écrire, comme s’ils pouvaient l’aider à se séparer de ces fantômes, ces temps-ci, ils le visitent toutes les nuits.

Alors Achille ferme les yeux aux rictus anciens et plonge le nez dans le cristal, au plus près du miroir odorant. Les fragrances de violette, fugaces, puis de cassis, cèdre et havane se mêlent harmonieusement aux senteurs de poivre et d’épices. Quelques notes de vanille discrète lui disent que le bois est sur le point de se fondre au vin. Le jus crémeux marqué par l’élixir de cassis lui caresse la bouche de sa matière tendre. Le vin de corps moyen s’ouvre et s’enrichit de notes cacaotées, caféiées et poivrées puis se fluidifie un peu juste avant l’avalée. La finale est correcte sans être très longue, des petits tannins, fins et soyeux lui offrent en le quittant leur réglisse poivrée.

Le visage écrasé sur la vitre du passé qui le retient encore,

Olivier aux dents noires ricane.

 

EAMOFFOTILÉECONE.

ACHILLE, ONDINE ET LE MANDARIN …

Biousphère. Ondine ?

 

Achille poireaute …

Depuis son entrée à l’hôpital psychiatrique une semaine à peine a passé. Très vite il a dû apprendre à faire antichambre. Au pavillon « C », déjà deux fois il a attendu longuement que Marie Madeleine, la bombe de Dublin – deux fois déjà il a rêvé, au profond de ses nuits glauques de lui allumer la mèche – veuille bien le recevoir. Il a vite compris que l’attente est signe discret de pouvoir en ce lieu ouaté où rien n’est dit jamais vraiment, où tout se suggère du bout des lèvres souriantes de ces dames (salopes de poufiasses!) aux blouses blanches. «Allez Monsieur Achille, avalez donc ces saloperies qui vont vous guérir. Faites nous donc confiance, vous verrez comme vous vous sentirez mieux, gnangnangnan ….». Alors Achille fait son docile, il avale la poignée de pilules, en garde la moitié au passage qu’il planque entre dents du fond et gencive, ouvre la bouche en grand pour que la mégère lui ausculte la gueule, voir si par mégarde ! Le cerbère satisfait sourit et lui tapote le bras. La conne ! Aussitôt fait il recrache le paquet de cachets gluants, plus amers encore que ses angoisses, vite fait dans les chiottes. Et enfourne un cachou. Putain ! Celle-là c’est la pire, une petite falote à lunettes noires carrées, avec sa bouche de crabe peinte en rouge sang, son chignon maigre, ses seins de cafard et son cul concave. Achille n’a jamais aimé les culs plats, ces culs sans appétit, ces culs de malheur. Et cette Arlette là – c’est son prénom – il ne supporte pas qu’elle le touche de ses doigts osseux. Les autres sont moins pires, suffisamment ternes pour qu’ils les confondent, elles font leur job, sourient même parfois à ses blagues à tiroirs, à double sens, voire plus, toujours grinçantes. Il y en même une qui rit franchement, avec sa bouche et ses yeux, qui se gondole et lui pose la main sur le bras, une main douce à la peau nette, aux ongles roses joliment faits. Il l’aime bien celle-là. Faut dire qu’en plus elle s’appelle Ondine, c’est beau non ? Elle l’a vu un soir cracher ses cachets dans son mouchoir, ça faisait une tache rouge et bleue sur le blanc du kleenex et sur le coin de sa bouche aussi. Ondine a laissé glisser un voile sur ses yeux et a tourné la tête sans rien dire. Depuis elle le regarde d’un petit air triste, sauf quand il la fait rire aux éclats de sa voix sourde, l’oeil terne mais la verve intacte. La verge aussi d’ailleurs, mais bon … Par moment. Quand l’araignée sommeille. Il est prêt à tout pour illuminer les yeux d’Ondine et chasser la brume lourde qu’elle pose sur lui. On dirait qu’elle partage. Parfois quand l’atmosphère est au calme, l’après midi – tout les loufdingues, abrutis par la came, roupillent dans les piaules – elle s’assied face à lui juste avant le goûter – parce que là-bas ça bouffe beaucoup, ça compense en s’empiffrant à ras-la-gueule – et ils causent doucement. Ondine parle peu, il lui récite des poèmes, elle ne le brusque pas, le laisse venir des heures durant. Coup de bol (à moins que … ?) quand on lui a affecté un référent c’est Ondine qui a été nommée (ou qui l’a choisi, enfin il l’espère). Il lui lui décrit ses émotions, ses absences, son chagrin, sa colère – la bleue comme il la nomme – le plaisir qu’il prend dans le parc quand il court. Il lui parle d’Octave aussi qui le regarde arriver au bout de la ligne droite. Et plein d’autres histoires, courtes ou longues, à épisodes parfois, comme les feuilletons dans les vieux journaux, qu’il invente sans effort. Ondine semble boire ses paroles, la tête entre les mains, les coudes posés sur la table, le regard au loin par delà les murs. Ça peut durer un quart d’heure, parfois une heure, voire plus, quand y’en a pas un qui se met à grouiner comme un pourceau derrière une porte, d’un coup comme ça, fait chier ! Alors Ondine atterrit, ou amerrit c’est selon, fait sa moue genre «zut, suis désolée Monsieur Achille, on continuera demain …», se lève elle et court la trotte-menu voir ce qu’il se passe là-bas derrière cette porte qui vibre sous les coups. Sous le front plissé d’Achille, l’araignée reprend son ariette aigrelette. Le blues retombe sur ses épaules comme un linge mouillé glacé.

Or donc Achille fait le pied de grue …

Devant le bureau du Ponte. Il n’est plus là. Ses yeux voilés regardent à l’intérieur, il est à la chasse à l’araignée. A chercher à lui clouer les mâchoires, à la faire taire cette salope de garce qui lui file entre les neurones et lui griffe le coeur à saigner noir. Elle ne marmotte plus sa cavatine au beurre rance plus amère que le goût des médocs. Non elle geint comme un enfant qui souffre dans le noir de sa chambre, à sanglots courts et aigus. Achille a beau se crisper, grimaçant à se péter les veines, retenir son souffle à étouffer, serrer tous les muscles de son corps, même ceux qu’il ne connaît pas, jusqu’aux crampes qui le gagnent, rien n’y fait, la putasse chouine continûment, insensible à ses efforts terribles.

La porte matelassée de cuir noir, s’ouvre, Daniel Mesguich – enfin son sosie jeune aux cheveux noirs calamistrés – le regarde un instant derrière ses binocles rondes d’intello parigot et lui propose à voix très douce d’entrer. Marrant les voix dans les H.P, ils doivent se la limer tous les soirs.

Achille s’assied dans un fauteuil profond à s’endormir. Derrière son Roentgen de vieux bois garni de cuir patiné finement doré, le Mandarin, appuyé au dossier de sa Bergère style « transition» recouverte de cuir aussi fauve qu’épais, impressionne Achille. Un instant. Puis le Manitou se présente, Médecin-Psychiatre-chef de l’H.P. Puis silence, mais sourire mesuré, visage détendu avec cette étincelle particulière dans l’oeil qui invite à répondre et que souligne un léger hochement de tête. Achille prend son air d’abruti, mâchoire à peine décrochée, lèvre inférieure lourde, lui sort son regard spécial celui qui lui donne l’air d’un doux crétin mais pas dangereux, un regard étudié, travaillé au quotidien. Le silence s’allonge, l’atmosphère du bureau a quelque chose de chaud et rassurant, Achille s’enfonce dans le fauteuil et passe en phase II. La tête penchée vers l’avant, il affiche son regard «Orange mécanique», sa tête de psychopathe à sang froid bien décidé à défendre son droit à courir auquel il tient tant. Sa Sommité sourit de plus en plus, à presque rire en silence et lui dit à voix presque inaudible «Vous le faites bien … mais détendez vous et dites moi …». Alors Achille sourit à son tour. Un grand, un beau rictus de crotale, venimeux, menaçant, canines découvertes et front très bas. Napoléon ne semble pas s’inquiéter, il compulse le dossier ouvert devant lui, relève les yeux, regard perdu et lui dit sans le voir «Ce n’est pas le film de Kubrick que je préfère, et vous non plus je présume». Achille ne bronche pas mais renonce à lui balancer «Vol au dessus d’un nid de coucou» histoire de voir. Mais non ce con les a tous vus, tu parles ! Garde un instant baissée, il dit vouloir et pouvoir courir tous les matins, il en ressent le besoin, c’est vital, irrépressible. Et tant qu’à faire il veut être autorisé à suivre les cours de sport du matin. Aussi ! Stalénine ne répond pas d’emblée à ses demandes, il l’interroge sur les raisons de sa présence à l’hôpital. Achille, bouche pâteuse et verbe hésitant se concentre longuement pour répondre insolemment «Pas trouvé de chambre dispo dans les hôtels de Saint Trop’, ici c’est un second choix, le climat des Yvelines, vous comprenez !». Mais Fidel ne bronche pas et retourne au silence. Sans prévenir, l’araignée mord Achille à la nuque et distille dans son cerveau ramolli son jus d’angoisse. Une vague se met à rouler au fond de ses tripes en spasmes douloureux puis le déborde pour lui inonder les yeux. Un flot salé et silencieux qu’il ne peut empêcher le submerge, le libère, l’araignée se rétracte et le griffe un instant, couine salement comme un furoncle percé puis se tait. Honteux Achille se mouche, paupières closes et tête baissée, renifle, bredouille enfin «Laissez moi courir …». Hugo ne sourit plus, il a le front plissé, ses paupières clignent en rafales, sa bouche s’ouvre et se referme comme si l’air lui manquait. «Bien» dit-il, «bien, bien … soit». Achille bafouille un «merci» glaireux entre deux sanglots de bébé rassuré. La mer s’est calmée, il se sent vidé, presque un peu délivré. Un quart d’heure passe, ou une heure, il ne sait pas. Au fond de lui il ne voit plus qu’un point noir, un oeil de cyclope minuscule qui palpite sur les cristaux brillants que la mer enfuie à laissés.

Et le bruit apaisant d’un ressac régulier.

Achille le flapi, dans la nuit de goudron, s’est affaissé dans son fauteuil comme une vieille chouette empaillée. Les souvenirs l’ont dévaginé, l’air ambiant lui est plus insupportable qu’une soie tissée d’inox tranchant et de dents de requin. Il frissonne à houle continue. L’oeil doré de «Mont de Milieu» s’étale largement dans le cristal du beau verre à long pied que la lumière brûlante de la lampe inonde. Aux taches vert bronze mouvantes et aux reflets cramoisis des murs tapissés de rouge qui dansent dans les replis de la robe éblouissante, du coin de l’oeil le dépiauté s’accroche. Quelques éclairs fauves, moirés et capricieux, chatoient à la périphérie du disque cristallin. Comme jadis Achille attend que le passé reprenne sa douleur, qu’elle retourne au néant des souffrances vaincues. Au gnomon, aveugle la nuit, le temps s’arrête longuement, le soleil ne brille plus, les aiguilles sont figées, le vol est suspendu. Rien ne bouge ni ne bruisse, les respirations rauques des tortures enfouies ne peuvent lui parvenir, les cornages putrides des homoncules dormants non plus.

Alors Achille reprend forme et revient.

A ce vin frais habillé de buée. Pur or immobile qu’il lève précautionneusement. Le Chablis 2000 du Domaine Billaud-Simon le regarde et l’attend. Il s’est épanoui à l’air et explose aux cellules olfactives du célébrant. La citronnelle traverse la mangue, la pêche et le pamplemousse puis cède aux épices délicates. Quelques notes fines de miel, de tisane et de foin sec ferment la ronde. A l’avalée, une purée juste grasse de fruits jaunes et juteux inonde son palais conquis. Le jus sec lui semble moelleux tant la chair est riche puis le pomelo revient, retend le vin qu’une fraîcheur mûre allonge plus encore. Achille avale à regret, le coeur en paix et le kiméridgien imprime sa marque minérale et désaltérante. Sa bouche est en adoration.

A n’en plus finir.

Dans le verre vide

Une goutte grasse roule

Comme un dernier pleur oublié …

 


EFRAMOCATISÉECONE.