Littinéraires viniques » ACHILLE

ACHILLE EN CALE SÈCHE …

Picasso. Nu aux jambes croisées.

 

Comme un culbuto sur la plage …

Jambes croisées, lourd d’épaules, pectoraux noyés sous la graisse. Mais ferme comme d’anciennes lipides. Quelque chose d’une poire épanouie. Hanches disparues sous les avalanches. Pâle comme un ventre de grand blanc. Yeux clos. Bouddha gavé, disparu l’illuminé sous les couches successives, les dépôts en strates patiemment accumulées. A lire comme un arbre. Imberbe, glabre du sol au plafond. Tondu de frais. Immobile et sévère sur la plage inondée de lumière crue. Zénith. Autour de lui elle disparaît parfois. On ne voit que ses mains de papillon qui l’enveloppent d’une crème épaisse et luisante. Méthodiquement. Sourcils froncés, concentrée sur sa tache, elle tourne et retourne autour de l’énorme motte de beurre à moitié rance. Un Barbabonhomme. La petite girelle, fine, gracile même, n’en finit pas tant la surface est importante. De temps à autre elle pique un baiser de mésange sur les lèvres absentes du mastar qui ne répond ni ne bronche. La belle et le baobab … Amoureuse d’un menhir ?

Achille, hypnotisé, regarde la scène.

Et se demande où peut bien être Natacha. Une année a passé sans qu’il n’en sache plus rien. Paris souvent, Crazy toujours. Mais grand blanc, personne, l’absence encore, la scène usurpée par d’autres corps, d’autres enveloppes, parfaitement belles, totalement fades. Soirées terribles, douloureuses succédant à d’interminables heures de train, heures de coton mêlées d’espoir toujours déçus. Jours, semaines et mois à attendre l’éclaircie puis à foncer, tête baissée jusqu’au mur de lumière blanche dans la salle enténébrée. Compter les corps, fiévreusement, pour prendre pleine bouche la déception de l’autre qui a volé la place, pour ne déclencher dans la salle que tapotements brefs. Retours crasseux, seul dans la nuit. Hôtels de passe, draps froissés, pas nets, lits grinçants, sommeils blêmes, rêveries d’entre deux assoupissements suants, aubes pisseuse et cafés amers, clopes de carton. Retours interminables à voguer sur les eaux claires des lacs asséchés jusqu’au fond des abysses d’émeraude taris … Alors, il traîne, observe, interroge serveurs et loufiats. En pure perte. Elle ne s’est pas présentée et n’a pas donné de nouvelles depuis ? Achille s’épuise à la faire apparaître, le soir dans l’ombre de ses draps déserts, sous ses paupières crispées. Son image vacillante lui sourit mais perd de son éclat au fil du temps. Triste mémoire que la remembrance humaine qui voit fondre ses plus précieuses images.

Il ne saura jamais ce que sera devenue Natacha. Partie faire le tour du monde des trottoirs ? Assassinée sous un réverbère glauque une nuit d’hiver ? Abattue de cinquante coups de couteau par un pervers dans un bouge de Valparaiso ? Claustrée, loin là-bas, sur les terrains vagues des misères des hommes ? Échappée aux griffes des proxénètes, terrée dans un village perdu du côté de Mostar à cultiver les champs ? Recluse au fond d’un cloître sur une île sans rivage ? Des lustres plus tard elle se manifestera quand il ne s’y attendra plus, surgira dans sa tête, image trouble, sourire flageolant, vasques profondes, souvenirs détrempés, gelée figée dans un coin obscur qu’accompagnent un instant un cœur qui s’affole et ce soupir infini, si long, impossible à cacher. Frissons glacés. Un jour il ira jusqu’à vouloir même ignorer à jamais l’Avenue Georges V. Y flânant pourtant, tous serments parjurés à chacune de ses escapades parisiennes.

Quelques années plus tard, à la sortie de la projection de « La femme d’à côté », le cœur éclaté, les yeux humides, Achille, ébloui, décidera de l’épitaphe en souvenir de Natacha qu’il volerait à Truffaut pour en marquer sa tombe : « Ni avec toi, ni sans toi. ».

En pleurs sur l’herbe verte

D’un cimetière joyeux,

Une main sur le marbre,

L’autre crispée sur sa poitrine,

Silencieux et flottant,

Le fantôme de Natacha

N’a plus de larmes …

Achille l’écroulé cligne des yeux sous la coulée safran bâtard de sa lampe de bureau. La lumière vacille, à moins que ce ne soit sa vie qui clignote sous ses paupières griffées par le sable des âges empilés. Il a dû s’assoupir un instant car il a l’air hagard, effrayé et regarde autour de lui à petites coulées craintives. Achille revient du «Il quadro delle rose » de « Feudo di Mezzo », un Etna Rosso 2007 de la Tenuta Delle Terre Nere né des « Roses » de l’Etna et s’est perdu dans les laves pétrifiées du souvenir. Comme à l’habitude, sa nuit n’a été que trous et bosses et le verre élégant qui ne quitte pas sa table de travail l’a porté aux confins du passé, au cœur des oublis. Les volcans sont les portes de l’enfer, mieux vaut ne pas y tomber. Las, Achille a chu ! S’est enfoncé, happé par le lac de rubis intense qu’il a imprudemment et trop longtemps fixé, ébloui qu’il a été par la brillance de ce jus de pierre précieuse grignoté sur les bords par les humeurs chaudes des oranges siciliennes. Et le voici, étourdi, qui remonte des enfers. Natacha n’y était pas, elle est toujours vivante et cela l’a sidéré tout au long de son ascension de l’Etna. Pourtant sous la brillance du rubis ondoyant qui roule dans le verre il a vu l’éclair liquide de ses yeux, dans la cerise fraîche perdue au milieu des épices douces et de la réglisse fine sous les fragrances fumées il a imaginé sa peau odorante, dans la bouche de fruits épicés goudronnés il a senti son sourire grave qui l’embrassait enfin, langue de soie agile sous les tannins tressés qui l’a fait défaillir, chaleur tendre, persistante et goûteuse. Lave éteinte comme son souvenir refroidi par le temps assassin. A subsisté entre ses dents serrées le goût d’un noyau, noir de cendres …

 

ECALMOCITINÉECONE.

ACHILLE SUR LA BALANÇOIRE …

D’entre les cieux …

 

Seul dans un compartiment, Achille somnolait.

Un six places en moleskine vert bronze et porte coulissante. En ce quinze Juillet 1969 le train était désert. Quelques bidasses en retour de permission rigolaient ; quelque part sous ses paupières alourdies par la fatigue Achille récupérait de son séjour Parisien. La tension post concours lui retombait sur la nuque, il se sentait courbatu, plus encore qu’après un effort sportif intense. La disparition brutale de Natacha, tête basse et regard, fuyant aux basques d’un colosse au visage dur, l’affectait profondément. Il avait beau s’en vouloir de s’être laissé ainsi embringué comme un poulbot de l’année par ces yeux incroyablement irradiés, ces gemmes lumineuses, ces émeraudes pâles au fond desquels il avait chu en bloc, sans chercher à résister un peu. L’esprit paralysé, la jugeote sidérée et le cœur à la chamade, il sentait bien qu’elle était encore en lui qui continuait à lui chuchoter des mots doux, des soupirs roses et des consonnes chuintantes. « Bougre de con, crétin intersidéral, cœur d’artichaut mou … ! », il ne s’était pas complu dans la guimauve, bien au contraire il menait un dur combat intérieur sans pitié pour lui-même, cherchant à se raccrocher à la raison pour reprendre le contrôle de ses émotions. Mais rien n’y faisait, Natacha lui dévorait la cervelle, elle était là, maîtresse de ses pensées, lui pourrissant la vie. Comment expliquer au contrôleur méfiant qu’il avait oublié de poinçonner son billet alors que la Gare du Nord était presque déserte ? L’amende dont il écopa le laissa de marbre, il paya sans mot dire. Les roues d’acier claquaient contre les ballasts, régulièrement, comme une musique Soufi lancinante qui l’emportait dans une danse lente et cotonneuse.

A l’autre bout des rails, debout au bord du quai vide, la silhouette immobile de Natacha se découpait comme un tanagra exhumé des âges anciens, sur le ciel délavé par les pluies disparues. Son regard absent courait le long des voies, sans espoir, ses yeux plus liquides que jamais débordaient. Elle respirait à petites bouffées comme un animal essoufflé et ses ongles griffaient la paume impuissante de ses mains recroquevillées. Elle aurait donné beaucoup pour connaître, ne serait-ce que le prénom de ce garçon dont l’image roulait en elle comme une déferlante chaude dans laquelle elle aurait tant aimé se dissoudre. Zlatko lui prit le bras vivement, la retenant au moment ou elle basculait d’un bloc sur les graviers sales en contrebas du quai. Mais qu’avait-elle pensa t-il, sa petite chose qui lui mangeait jusqu’alors dans la main comme un petit animal reconnaissant ? Qui ne rechignait pas à lui gagner son pain quotidien sur les boulevards glauques des amours à bas prix? Il la secoua durement, à l’abri de la pluie froide sous une porte cochère. Natacha ne réagissait pas, comme une poupée de chiffon elle rebondissait entre ses mains, sans un mot ni même le début d’une plainte. Ses yeux voilés ne le voyaient pas et cela faisait enrager le géant qui dut se maîtriser pour ne pas briser les os de la moinelle entre ses pattes puissantes. Depuis qu’elle danse dans ce « Crazy » elle m’échappe rumina t-il. Son bras entoura fermement les épaules de Natacha, l’entraîna doucement, passant de la tempête aux eaux calmes et tièdes de la fausse tendresse, roucoulant dans son oreille les mots anciens de la langue de son enfance. Encore une fois la musique des origines la calma, elle pleura en silence, à demi effondrée. Deux rails de coke plus tard, enroulée dans ses couvertures, l’oiselle aux ailes repliées reposait dans le silence relatif de la chambre. Yeux clos elle ne dormait pas mais rêvait d’un grand oiseau blanc qui la portait très haut dans le ciel d’azur, par delà les violences de son existence, vers ce garçon souriant qui lui tendait les bras, tout en bas.

Achille reprit le cours vide de sa vie entre parenthèses. Elle allait mécanique et sans grâce, faite d’automatismes vitaux, de travail et de solitude, de réveils fades et de sommeils agités. Dans sa jeune tête clignotait en arrière plan, quel que puisse être le moment, dans les rires comme dans les soupirs, la même question sans réponse : « Pourquoi » ?, qui le taraudait. Comme un vers l’écorce. Certes, il vivait, rencontrait, séduisait, jouait aux jeux sans bonheur des amours de surface, donnait à sa bête son comptant de plaisirs mais le puits de lumière dans lequel il avait sombré comme un navire démâté par un maelström, là-bas, dans les yeux clairs de Natacha, l’obsédait. Il avait cru se trouver en se perdant mais le sort n’avait pas voulu lui sourire. Plus il y pensait moins il comprenait, plus le manque était vif, qui lui brûlait l’âme comme un acide puissant. Un soir que le sommeil faisait son ingénue qui agace sans se donner, la raison de son échec lui tomba sur le crâne comme un coup de marteau, fracassante d’évidence. Il se vit comme un train dont il ne contrôlait pas les aiguillages, empêché par la vie de sortir de ses rails ; il aurait beau se débattre, oser, risquer, feinter, jamais il ne pourrait être vraiment libre, totalement maître de sa vie. Des forces mystérieuses sans projets clairs à ses yeux, sans logique apparente, impérieuses et intransigeantes le bridaient. L’intuition de n’avoir rien à craindre et d’être partiellement protégé en toutes circonstances lui vint aussi. Achille comprit que son esprit limité de petit humain boursouflé ne pouvait pas embraser les raisons supérieures, les plans que ces forces (?), constamment agissantes, organisaient à l’insu de sa petite conscience étroite de bipède perdu dans l’immensité inconnue. Son ego se ratatina comme peau de chagrin. Il eut l’orgueil de chercher à renoncer au sien. Mais il comprit aussi qu’il lui faudrait toute sa vie se battre pour échapper aux pièges subtils des vanités. Cette découverte l’apaisa un peu mais au soir tombant, quand l’humanité se réfugiait au rythme de la terre dans la fausse paix du sommeil et l’illusion des rêves, quand il se sentait seul au monde sous la lumière coruscante de sa lampe, l’ovale parfait de Natacha au corps de porcelaine fine ne manquait jamais de descendre au revers de ses paupières closes, pour lui sourire tendrement. Alors les nuages en foules humides déversaient leurs eaux glaciales dans ses veines. Dompté, il s’endurcit, se referma, sa cuirasse s’épaissit, il ne dépérit pas, se lança dans la vie comme un gladiateur dans l’arène, gardant au secret les instants fragiles de ses visions nocturnes.

Il eut confirmation de son succès au concours …

Qu’il accueillit sans fanfare. En parla peu, opposant un silence têtu aux félicitations de tous bords. Certains auraient aimé sincèrement qu’il fêtât sa victoire, car c’était pour lui plus une victoire qu’un succès mais il ne céda pas et passa pour un pingre. Peu lui importait. Naïvement, la nuit quand il écarquillait les yeux dans l’obscurité de ses insomnies récurrentes, il aurait volontiers échangé sa réussite contre deux roucoulements de Natacha. On lui confia une classe à la rentrée pour son année de stage. Il s’y plongea, s’évertuant à ouvrir l’esprit d’une bande de gamins de quinze ans aux charmes de la langue. Vaste chantier qui valait bien toutes les pyramides d’Égypte tant les mômes étaient peu réceptifs. Un dur et long combat commença, fait de duels oratoires cinglants – il y excellait et les ados aiment ça – de règles imposées, de devoirs réguliers corrigés dans la nuit et rendus au matin suivant, il usa d’autorité, de charme, de distance ou de proximité, d’intransigeance ou de compréhension selon les jours, il fut dur, insensible, faux aveugle parfois mais à l’écoute constante. Au bout de deux mois la partie était gagnée, il était reconnu, respecté, craint et ses réparties déstabilisantes faisaient la joie de ceux qui n’en faisaient pas les frais dans l’instant. Bientôt, loin de toute démagogie, la classe s’apaisa, les élèves s’ouvrirent, se sentant protégés, aux difficultés des textes classiques. Cinq ou six même montrèrent de réelles dispositions. Achille monta la barre au plus haut de leur âge. Dans le temps du cours ils aimaient ça et oubliaient le plus souvent de regarder leur montre. Mais jamais il ne les ménagea, allant aux difficultés, accrochés qu’ils étaient au cheval fou de son imagination galopante, bridés par la rigueur de ses exigences ; les jeunes pousses allèrent aux fleurs des délices de l’âme ainsi qu’aux épines des tourments. En bref, ils apprirent et grandirent. Achille aussi.

L’année passa à la vitesse d’un train. Les jours, les semaines. Ses nuits étaient plus lentes, creusées, agitées par une courte houle entêtée qui faisait un clapot constant. De longues lames de mer déferlaient impromptues et lui salaient les yeux. Le dernier soir de l’année scolaire, il crut dur comme diamant qu’il ne poursuivrait pas mais n’en cauchemarda pas moins, rouillant ses draps d’étranges larmes.

Il décida de retourner à Paris.

Mordre dans l’inconnu,

Oser, risquer.

Hors la mort,

Mais qui peut être belle,

Il ne risquait rien.

Et plutôt que de griser,

Sous la blouse …

Fin juillet 70, il sauta dans le cheval de fer, comme un cow-boy qui ne craint pas les Indiens. A mi-parcours, il prit conscience de son acte (pas si fou que ça ; il n’était qu’en disponibilité sans salaire), se glaça, surprit de sa propre audace folle qui lui sembla plutôt démence. Lâcher ainsi la proie pour l’ombre ! Les scénarios catastrophes déroulèrent leurs images terribles et leurs toujours horribles chutes. Bien avant que cela ne devienne un titre célèbre, il se dit qu’il faisait peut-être un « voyage au bout de l’enfer ». Lorsque le film fulgurant de Cimino sortit huit ans plus tard, il eut l’élégance de ne pas réclamer de droits d’auteur. Cela le fit rire en silence dans l’ombre de la salle. Comme le ciel parfois quand il s’offre un arc-en-ciel, il riait et pleurait à la fois. Après la huitième séance, il l’oublia un lustre entier avant de le revoir plusieurs et plusieurs fois encore. Cette année presque passée, il avait préféré « Le cercle rouge » aux prétentions Pasoliniennes et « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon » au fade « Genou de Claire ». De façon différente, « Barry Lyndon » le pénétra en 75, définitivement; c’était bien avant que Marisa Berenson ne devienne une sole sous les assauts inesthétiques des bistouris hors de prix. Achille aimait le cinéma depuis son enfance, c’était son champ de bataille, l’espace infini de ses rêves, la salle noire du refuge, le lieu des grands élans et ses premiers frissons furent de pellicules en flammes. Comme un amoureux fou, il s’offrait à lui-même ces perles, ces diamants, ces topazes polis, taillés, sertis par les grands maîtres du nouvel Art. Depuis Errol Flynn le ferraillant il n’avait cessé de traîner dans ces lieux souvent improbables ; il avait vu s’enflammer plus d’une pellicule et plus d’un cœur (comprendre jupon) aussi. L’obscurité était son alliée, le sombre jardin des fleurs écarlates, le boudoir qui faisait fondre les plus boudeuses, le velours des caresses invisibles et des baisers dévorants. Au noir il découvrait la lumière dorée des phares. Il fut l’ami des rois, le confident des reines, l’amant des soubrettes, le justicier implacable, l’incorruptible, le traître mielleux, le salaud abject, le meurtrier, le tueur en série, le mari trompé, le beau gosse en Marcel humide, la Lolita, l’allumeuse pulpeuse, la garce éblouissante, la mère courage plutôt chiante, la call-girl, l’élégant, le flic intègre, le ripou chafouin, le barbot brutal, la pute poursuivie par la poisse, l’Arlette Arletty (Hip-hip-hip !), le Gabin gommeux, le Jouvet sentencieux, le Blier faux-derche, la Cardinal pulpeuse à croquer un guépard … Plus tard, beaucoup plus tard, « La Rose Pourpre du Caire » le renvoya aux magies de l’enfance quand il croyait aux fées et à sa propre toute puissance. A l’inverse des personnages de l’histoire il ne descendait pas dans la salle, il «montait» dans le film, vivait la vie des héros, leurs joies, leurs déboires, leurs échecs comme leurs succès. Et quand le scénario ne l’emballait pas ou le laissait sans rêves, il le ré-écrivait, plume alerte, le soir avant de s’endormir …

Les roues crissèrent longuement quand le cheval de fer entra en gare du nord. Achille sursauta, les brumes se dissipèrent et la réalité le mordit à nouveau. Il erra quelque temps dans le grand hall, puis autour de la gare dans les tristes troquets alentours. C’était petit matin, l’heure des café crèmes, des clopes amères, des regards éteints et des odeurs de sommeil, de sueur et d’after shave. Tout cela le dégrisa. S’il était arrivé en bord de nuit il aurait foncé jusqu’au Crazy comme un amoureux aimanté par sa belle, le cœur entre les dents, plein d’un espoir fou. Mais le jour naissant augurait d’une interminable journée, d’une lenteur qui l’ankylosa plus sûrement qu’un oiseau englué à la branche. Natacha dormait sans doute dans une alvéole, blottie, quelque part dans cette ruche bruyante. Avant midi il était dans le train du retour. Tout le long du voyage il oscilla entre honte et soulagement et revit, comme une obsession qui ne le lâcha point, les images du chef-d’œuvre de Preminger, «La rivière sans retour».

Natacha se réveilla vers quatorze heures après une longue et sinistre nuit de travail. Et se mit à pleurer. Sans savoir pourquoi, tant elle avait de raisons.

Achille ne pleurait pas,

Il ondulait entre honte et joie,

Sentant la vie lui couler entre les doigts …

Achille le dévasté regardait l’étiquette de ce Morgon de Jean Marc Burgaud millésime 2010 et ce nom, ce foutu mot – «Charmes» – qui l’avait absorbé tout entier, le privant de sa liberté de l’instant en le plongeant dans le marais des anciens sortilèges. Il s’en défaisait avec peine et se battait pour recouvrer un peu de sa lucidité. Étrangement le Charme lui avait chamboulé le présent du monde et la nuit silencieuse était plus lumineuse que le plus aveuglant des jours. L’ambre liquide de sa lampe de bureau était d’une inhabituelle pâleur, les murs de la pièce phosphoraient, il se sentait las, indécis, comme il l’était naguère quand la sorcière à la chevelure roux vénitien lui enflammait les sens. Mais qu’on les brûle comme jadis ces âmes malignes, qu’on les mette au bûcher, qu’elles grillent sans se consumer pour souffrir de toute éternité ! L’ancienne rage le mordait encore et lui tordait les boyaux.

Alors il regarde le grand verre – Graal profane – dans la vasque duquel le vin reposait en prenant le temps de s’étirer à l’air libre. Il se délivre du charme passé en plongeant dans l’incarnat aux reflets grenat d’où sourd en ondes changeantes l’étrange clarté qui repousse la nuit. Pour s’y retrouver, pour redescendre le temps, pour s’arrimer à nouveau au réel. Les arômes l’aident, qu’il retrouve ; grand nez de fruits rouges frais, belle cerise, fine pointe de bois noble quasi fondu, épices en fragrances délicates. Farandole en bouche, ronde de saveurs salivantes qui confirment le bouquet, jus glissant qui donne à la matière conséquente des airs de dentelle … Réglisse douce et épices subsistent au palais ; après avoir sombré derrière la glotte le vin rédempteur réchauffe l’âme et caresse le coeur du vieux cacochyme éperdu. Organsin de tannins mûrs, lampas en extase. Une tendresse à ne trouver nulle part, inconditionnelle, qu’aucun coeur jamais ne donne …

Premier désir,

Enfin presque …

Premier soupir,

Chagrin malin …

 


EINMODÉTICICOSENE.

ACHILLE ET NATACHA À LA PEINE …

Helmut Newton. Après le coiffeur.

 

Noir vertige. La pupille du Diable ?

Et la lumière qu’elle reflétait chatoyait comme un mensonge précieux.

Achille au sortir de sa « Leçon » tremblait, assoiffé, les neurones en ébullition, le sang pulsant à longs jets ardents dans ses veines. En passant devant la vitrine d’un magasin discret il tomba en arrêt devant une pierre noire taillée en pyramide tronquée, arrondie et montée sur une bague en vieil argent finement travaillé. De cette pierre éclairée par le néon de la vitrine, sourdait une étrange lueur, glauque et piquante à la fois qui aimanta Achille. Après quelques secondes, collé à la vitre le calme revint, son esprit s’apaisa à sa grande surprise, la pierre, à distance le lavait de ses échauffements. L’agitation mentale dans laquelle il était englué retomba d’un coup comme un geyser privé de pression. La bague enserrait maintenant son annulaire gauche, le métal finement ciselé était creusé sur les côtés de fines découpes en forme d’arcanes complexes vaguement ésotériques. L’onyx noir, pyramide épointée à demi arrondie, marquée de quatre angles polis, avait la patine de l’ancien. Quand Achille regardait le bijou celui-ci émettait par intermittence une lueur cireuse, voilée comme une lune par la brume nocturne. Perplexe il ne pouvait que ressentir sans pouvoir expliquer, comme si la bague avait un charme, le pouvoir d’absorber la peur, l’angoisse et autres émotions lourdes et négatives. Elle l’allégeait, le calmait ; une imperceptible euphorie s’emparait de son esprit. Une intuition, sans rapport apparent, fulgora, vive et précise, il eut la certitude d’avoir réussi son oral.

Attablé à la terrasse d’un café, Achille revécut avec une précision surprenante le marathon du matin. Le jury compassé, silencieux, vieilles barbes académiques et sinistres, l’avait toisé, verbe autoritaire et formules caustiques, regards ennuyés, dédaigneux, qui ne le voyaient pas, l’un dormant à moitié, l’autre intéressé par les jardins sous la grande baie qui occupait tout un côté de la vaste pièce, un troisième dessinant ses rêves, un autre encore qui prenait à la volée et soulignait rageusement ses premiers mots. L’atmosphère glaciale faillit le congeler, jusqu’à ce que s’ébrouant il repoussa ses notes, se leva pour faire sa leçon en marchant dans la salle, haussa le ton, mit de la vie dans ses phrases, s’agita, brassa l’air comme font les ailes d’un moulin, ce qui ajouta à l’assurance feinte de son propos. A oser vivre et argumenter avec force et conviction ses notes, certes il ne captiva pas d’emblée les barbons qui en avaient entendu d’autres, mais en quelques minutes, il capta l’oreille, puis l’attention du jury qui se mit à l’écouter vraiment. Difficile de ne pas avoir le regard attiré par ce canard qui cancanait en battant des ailes ! Plus ils semblaient attentifs, plus il les oubliait, haranguant les anges et dialoguant avec les auteurs, passant du phrasé sourd des émotions au ton vigoureux de la démonstration, osant même, sans en abuser, quelques traits d’humour pas toujours très littéraires. Et le temps fut à nouveau aboli. Il comprit qu’en captivant l’auditoire il le le privait de la perception du temps. Et que cette entreprise était aussi délicate que temporaire. Épuisante aussi ! A la fin de « l’envoi », après une dernière pirouette, comme un funambule au bord de la chute fatale, il se tut, la musique impressionniste qui donnait chair à son texte cessa. Alors cette fois il regarda franchement les membres du jury, juste avant qu’ils n’avalent leurs sourire et que la morgue ne marquât à nouveau leurs visages. Ils le congédièrent d’un geste mais presque aimablement, après quelques questions de détail, pour la forme lui sembla t-il ?

Achille caressait le bijou d’un doigt distrait, machinal, son souvenir s’effaçait, il était serein, sûr de son fait. Il sentait battre lentement son sang sous la bague, encore étonné de son achat. L’avait-il achetée ou s’était-elle donnée à lui ? Il évita la réponse spontanée qui lui venait mais qu’il rejeta d’un revers de tête. Natacha le regardait, là dans l’eau des nuages boursouflés qui couraient sous le vent dans le ciel d’azur au-dessus des toits. Parfois le soleil peinait à percer la ouate épaisse, le nuage pleurait une eau de lumière d’émeraude tremblante, vibrante sous ses yeux plissés, pâle comme le regard de Natacha Dynamo. Qui lui revenait, peau blanche ductile, hanches ondulantes, seins généreux et plantés, prunelles vibrantes. S’y replonger, au plus près, oser murmurer « Te voir, quand, où ? … Il marcha toute la journée au large des foules moutonnières sur les Champs, dans les petites rues, passant et repassant la Seine à user les ponts. Il flâna longtemps au Père Lachaise, caressant les marbres froids des vanités disparues, frôla Apollinaire, sourit à Jeanne Avril, fut écrasé sous Balzac, s’inclina devant Bérenger, s’arrêta devant Jules Berry, salua Blanqui et Jean Baptiste Clément, fredonna devant Chérubini, soupira devant Héloïse …

Gare du Nord. Il s’était assit dans un coin en attendant le train du retour. Le flot ininterrompu des voyageurs hagards roulait devant lui comme un fleuve en crue. Les visages blêmes des travailleurs épuisés par leur journée de travail, épaules voûtées et mines tristes, peinaient à trouver leur chemin dans le fatras joyeux des vacanciers en partance autour desquels trépignaient en grappes bruyantes des enfants pleurnicheurs. Désespérément Achille luttait et tremblait en silence. L’envie de se lever et de courir comme un affamé vers la salle obscure qu’illuminerait le beau corps de Natacha et ses opalescences, ravissantes sous la lumière rasante des projecteurs, le paralysait et lui mettait le cœur à vomir entre les dents. Une onde chaude lui brouilla la vue, sa conscience fondait, il n’était déjà plus dans cette gare.

Sa main poussa la porte.

Au pied de la scène la foule des admirateurs ennuyés patientait, papotait, buvait force alcools et bulles fades, la fumée des cigarettes tenues à bout de doigts désinvoltes montait dans la pénombre en volutes grasses. Les numéros se succédaient, glamour de surface, exhibitions mécaniques, vernissées, qui glissaient sans âme sous les lumières glacées et la musique sans intéret. Achille accroupi, seul au milieu des affalés, dénotait, s’accrochant d’une main à la rampe. S’il avait pu se voir, le spectacle de ses yeux sombres, rétrécis, douloureux, profondément enfoncés, qui luisaient comme deux escarboucles en détresse sur la peau livide de son visage creusé par l’angoisse, l’aurait effrayé ! Il paraissait avoir mille ans et vécu mille vies. A plusieurs reprises il faillit s’enfuir mais jamais il ne parvint à s’arracher au désir. Un million d’aiguilles lui brûlaient la poitrine, c’était un cœur de porc-épic qui battait sous ses côtes, pauvre cœur épique de souris en panique, il haletait et sentait dans son dos l’eau de sa peur qui ruisselait. Quand la salle se tut et devint plus noire que les crocs de la terreur poisseuse qui lui serrait la nuque, ses souffrances disparurent, la joie l’inonda. Une joie pure, enfantine, évidente. Il sentit que le bleu de ses yeux revenait et lui mettait la tête à l’azur. Dans les coulisses Natacha le perçut et sourit. Quand le projecteur inonda son visage, son regard déjà le caressait. Elle ne le quitta pas, sans jamais ciller, son regard liquide le désaltérait plus sûrement que l’eau fraîche d’une fontaine. Il nagea jusqu’à ses pupilles qui l’engloutirent. Achille était en elle, il sentait jusqu’au moindre tressaillement de ses muscles, il plongea au cœur de la belle qui résonnait avec sa propre féminité, l’inondant d’une étrange douceur sauvage. Ouvert comme une huître pantelante sous le couteau, son eau se mélangea à la sienne. Natacha ondulait comme une liane souple, ses chairs frissonnaient sous sa peau, les ondes d’Achille couraient en elle, de la nuque aux talons elles la cajolaient, l’enjôlaient, et l’emmenaient au sommet de plaisirs inconnus. Au bout de son numéro, ses adorateurs, mains désespérément crochées vers elles, sans espoir de l’atteindre, l’entendirent râler de plaisir. Natacha que le sexe des hommes n’avait jusqu’alors jamais satisfaite connaissait un sommet de tendresse et de plaisir mêlés, dans un aboutissement surprenant qui la laissa longuement déployée comme un bel étendard sous le vent. Les riffs saturés des guitares et les chants rauques qui accompagnaient son numéro se turent ; dans le silence épais, elle murmura « Je t’attends… ». Seul Achille l’entendit. Elle se leva enfin, rasant, féline, le bord de la scène, joua un instant avec le public, frôla d’un doigt léger la seule joue d’Achille puis s’évanouit dans la coulisse. Les regards envieux des spectateurs frustrés réveillèrent Achille qui se retrouva plus seul que jamais.

Il dégringola des cimes ensorcelées au profond des abysses.

Le temps d’un soupir.

A l’entrée des artistes il fit les cent pas longuement, se parlant à voix basse. L’impatience finit par le submerger, il partit à pas lents se retournant souvent. En vain. Derrière la porte, Natacha qui le sentait tout proche brûlait de le rejoindre mais le corps massif d’un homme à la haute stature menaçante lui barrait le passage. Elle était tombée sous la coupe de cet animal frustre, juste après qu’elle eût quitté sur un coup de colère l’atmosphère trop tiède à son goût du nid de ses parents adoptifs. Certes Léon et Rosine étaient des amours qui l’avaient nourrie de tendresse mais l’âge venant, Natacha croyait étouffer dans l’étroite boutique engluée dans le cours immuable du temps des horloges. Un soir d’été à se dénuder, l’orage qui menaçait au dehors avait éclaté dans l’appartement. Une rage froide l’avait prise au ventre, une colère effroyable, vestige de ce passé douloureux dont les images floues la traversaient parfois sans qu’elle pût les arrêter, les reconnaître et les mettre à distance. Cette violence terrible l’avait possédée et dépassée pour se mettre à hurler, pur napalm, par sa bouche. Les traits déformés, laide, hors d’elle, elle les avaient agonis, humiliés, blessés, eux qui n’étaient que douceur et compréhension. Ils eurent le sentiment que le monde déflagrait, découvrant que leur enfant, leur soleil, leur fleur en bouton, leur centre absolu, se métamorphosait en une goule effrayante. Natacha s’enfuit comme elle était vêtue en claquant sauvagement la porte. Zlatko le Serbe l’avait sauvée deux jours après, quand une bande de zombies sous crack qu’il approvisionnait l’avait coincée dans un squat malodorant. En deux coups de couteau ils avait balafré les junkies et nettoyé les lieux. Natacha, affamée, terrorisée, le suivit, soulagée, naïve, confiante et reconnaissante. Il la mata sans difficulté à coups de phrases frisantes et douces, lui parla les mots de miel qui attirent les abeilles innocentes et fragiles. Elle se prit dans la toile de l’araignée comme la libellule abusée par le soleil diffracté par les perles de rosée du petit matin. Devint sa chose décérébrée. Prisonnière et heureuse de l’être.

Alors, coincée contre la porte, à un mètre d’Achille, elle ne résista pas et suivit comme un chien son maître, déchirée mais obéissante. Achille la vit passer devant lui, sans un regard. L’ogre qui l’enveloppait de son bras ne le remarqua même pas. Sa main droite qu’elle tenait dans son dos se crispa brièvement, puis se tendit vers lui dans un geste qui lui interdisait de la suivre …

Achille s’en est allé,

Le coeur en marmelade,

Dépité et contrit,

En murmurant tout bas,

Pauvre bougre,

Natacha, pourquoi ?

Le sort souvent s’amuse aux dépens de celui qui brusquer le veut. Mais le jeune Achille ne le sait pas encore, non plus que ce même sort donne parfois à ceux qui en acceptent l’inéluctable règne, plus qu’espéré. Il lui faudrait oublier, en attendant.

En pleurant en silence,

En s’efforçant

De rire à la vie.

Achille, agnat fatigué du jeune désespéré, intensément déroule le film intact de ces moments de joie et de résipiscense intimement entrelacés. Comme à son habitude l’ancien s’est fait berner par les ventouses de la nuit. Comme à chaque fois qu’il aligne ses mots de peu sur l’écran éblouissant des vanités virtuelles, par un tour de magie qu’il ne peut expliquer les pixels tremblotants l’aspirent au temps de ses amours anciennes, au souvenir de ses victoires sans importance et lui font ressasser ses bonheurs entraperçus. C’est souvent le peu de vin chatoyant sous la lampe au coeur de l’obscurité ambiante, dans l’écrin fragile d’un cristal à long pied qui le fait basculer, quand il ne sombre pas. Reviviscences émouvantes, grain des peaux oubliées, sourires esquissés, hanches qui se cambrent, chairs qui craquellent sous la flamme des incendies de l’enfance, fusions avilissantes et rires perlés, émergent des lacs de rubis odorants qui l’emportent dans l’ailleurs des vieux rêves avortés.

OlivierB, vigneron de combat, paysan maltraité, combattant opiniâtre, arrache en 2008 au Mont Ventoux,ces raisins de grenache et de syrah aux jus sombres comme les abysses inexplorés. C’est ce vin de souffrance, ces Amidyves à la robe finement bordée de roses brodées et d’orangé naissant, longuement aéré, qui le plonge aux temps passés des splendeurs de Natacha. Les parfums crémeux des mûres de septembre le ravissent au présent fuligineux, les cerises confites le captivent, les épices orientales l’emportent, la réglisse et les bois exotiques achèvent de le charmer. Dans l’élan il porte le vin à la bouche, y retrouve les fragrances intactes qui ensorcellent ses papilles pâmées sous le flot des fruits mûrs. La crème de vin à l’attaque douce s’étale, le jus enfle sur la langue jusqu’en milieu de bouche, puis éclate en fusées fraîches qui lui montent au ciel du palais pour retomber en bouquets de flaveurs fruitées, épicées, suspendues un instant au firmament du plaisir par une acidité revigorante qui les relance. Le temps suspend son vol quand le vin avalé persiste longuement, se dépouille de ses atours du jardin des délices pour étaler au grand jour ses tannins fins, enrobés et croquants et la trace à jamais présente du soleil tombant au revers du Mont Ventoux. Et l’eau de vie des cerises qui chante sur la langue …

Dans le verre vide,

Des eaux des yeux

D’Achille,

Le souvenant vieux,

La rose se déplisse

Comme Natacha en délices.

 


EMOMEURTITRIECONE.

L’ENFANCE TUMULTUEUSE DE NATACHA …

Odilon Redon. Portrait de Violette Heyman.

 

Au petit matin, les yeux mouillés …

Natacha s’est réveillée. S’est extirpée de sa couche nocturne, lasse, étonnée par ces eaux qui s’écoulent sans qu’elle sache pourquoi. Comme si les grands lacs transparents de ses yeux d’émeraudes fragiles se vidaient de leur envie de vivre. Autour d’elle la chambre est calme. Le petit jour par les volets entrebâillés s’invite comme une fumée grise. Derrière le léger renflement de son nombril un grand creux douloureux, comme une boule noire, la brûle. Le thé chaud qu’elle boit à petites lapées prudentes ne la calme pas. Elle a beau masser d’une main douce son ventre plat les braises continuent de couver et de mordre. Sous la pluie tiède de la douche elle s’est accroupie puis s’est recroquevillée, ses bras entourent ses genoux, sa tête disparaît entre ses jambes mais sans plus de succès. Assise à la fenêtre, elle attend que ça passe. Cette angoisse qui la tord n’est pas la sienne, elle le sait mais ne peut lui échapper. Bientôt au dessus des toits le ciel s’éclaire et le soleil de Juillet éclate en mille aiguilles qui lui transpercent les yeux malgré ses paupières mi closes. Puis l’astre qui rosit au travers des brumes matinales se fait câlin et la console, la caresse et lui dit quelque chose de doux qui ressemble à l’espoir. Natacha ne bouge pas, écoute et son corps se détend. Les images anciennes des violences traversées se dissolvent.

Au milieu des grimoires épars Achille travaille sa Leçon. Et le soleil se lève aussi pour lui derrière les murs gris de cette pièce aveugle. Mais il ne le voit pas. Sa main court sur la feuille, aligne en pattes de mouches serrées ce que le ciel lui dicte. Spectateur incrédule, il se tait, obtempère humblement, obéit aux mots qui se bousculent, aux idées qui se lient entre elles, s’ordonnent sur le papier et dont il ne peut croire qu’elles sont les siennes. Sa vie durant il sera animé par quelque chose qui le dépasse à chaque fois que les mots le prendront. C’est toujours un émerveillement. Nouveau. Un cadeau. Alors, il ne bouge pas de peur que le miracle s’estompe, que le fil de soie se rompe. Et quand il se relit, il sent bien qu’il n’y est pour rien, que c’est comme ça. Alors il baisse la tête, est heureux comme un enfant et remercie l’indicible. Le temps a disparu. Pour lui, il s’est fait éternité et ne le trahira pas. Le temps pourtant viendra – il le sait et cette certitude lui plaît – où le temps le crochera, le prendra entre ses aiguilles et l’emportera hors du temps, pour un temps. Pas de fourbe camarde, pas de faux de pacotille, qu’un passage, un saut, un changement de temps, souriant. Il quittera son présent pour un autre et sera simultanément au passé. Celui des autres, plus le sien. Puis le temps aboli reprend sa course, celle du présent de cette Leçon à finir d’écrire, avant que de la dire. Va falloir qu’il soit plus que parfait. Au plexus comme un cri qui l’appelle en sourdine mais ce n’est pas encore le temps du futur proche. Ni celui du passé simple, juste après l’épreuve.

Alors il tend le bras et franchit la porte vers le jury …

Le jour où Zlatan et Marina tombèrent sous les rafales du poteau d’exécution, Natacha qui avait un an se retrouva dans un orphelinat crasseux de Mostar. Les vengeances d’après guerre les emportèrent ensemble, main dans la main et cœurs hurlants « Natachaaaa ! ». Ils s’écroulèrent d’un coup fracassés à jamais dans les yeux de l’enfant. La bâtisse délabrée, au toit crevé par endroits, abritait une centaines d’enfants entassés dans un grand dortoir aux murs humides couverts de salpêtre et d’excréments séchés en tags aléatoires, que les jours et les nuits surtout, modifiaient. Vêtus de hardes malpropres les gosses de tous âges végétaient, sevrés de soins et d’amour. La chance avait jeté Natacha dans un coin de la pièce à l’abri relatif des vents coulis qui perçaient les fenêtres disjointes. Deux ans durant elle passa de longs moments de prostration complète, qu’interrompaient au hasard des jours quelques rudes matrones aux gestes mécaniques. Ces nourrices silencieuses les nourrissaient tant bien que mal selon les pauvres arrivages. Une camionnette bruyante apportait la maigre manne et réveillait les petits semi comateux qui se mettaient à s’agiter puis à crier. La survie de Natacha était toute entière attachée à ces moments de goinfrerie pavlovienne, aussi brefs que peu satisfaisants. De temps à autre, une jeune femme maigre, filiforme, aux grands yeux noirs fiévreux, s’asseyait au bord de sa couche et psalmodiait à voix presque inaudible d’étranges mélopées ; du bout de ses doigts sales, elle caressait mécaniquement la joue de l’enfant perdue. Cette tendresse régulière la sauva de la mort, tout autant que les rares cuillerées d’infâme brouet qu’elle dévorait en grognant comme une jeune louve. Un couple de Français en mal d’enfant l’adoptèrent deux ans plus tard. La petite marchait à peine et tombait souvent. Le petit homme chauve et la grande femme blonde l’arrachèrent à l’orphelinat en courant presque, emmitouflée dans une épaisse couverture de laine chaude. D’instinct Natacha s’était jetée dans les jupes de Rosine qui en fut toute bouleversée.

Léon Lepetit n’était pas grand. Roux, le crâne en melon ceint d’une couronne de cheveux fins, il fut à moitié chauve très tôt. Ses grandes mains fines et puissantes à la fois surprenaient chez cet être de complexion délicate, comme s’il y avait eu une erreur au montage et qu’une pièce destinée à quelqu’un d’autre lui avait été greffée. A l’école on l’avait surnommé « La Paluche », le moindre haussement de ton l’effrayait si fort qu’il ne connut qu’ordres et hurlements sa scolarité durant. Léon prit la suite de son horloger de père qui lui avait inoculé la folie des cliquetis, des roues dentelées, des ressorts à spirales et des carillons sonnant en légions tonitruantes à longueur d’heures. Il officiait solitaire et discret dans sa boutique minuscule, « L’Heure des Amours Sonne Toujours … » – nom qui faisait s’arrêter les passants et lui valait une bonne clientèle féminine – au milieu d’un fatras de mécanismes complexes, d’aiguilles rouillées, d’horloges éventrées que ses grandes mains agiles ranimaient à l’aide d’outils étranges et disparus qu’il maniait comme un chirurgien des âmes mourantes. Suisses, Allemandes, Anglaises, Italiennes, Comtoises, il les défloraient toutes, tournevis ardent, pour leur redonner vie. Un jour de grand froid qu’il travaillait, doigts gourds et maladroits, sur un mécanisme délicat, une grande jeune femme, mince comme une lame de ressort, est entrée. Rougissante, pâle, elle lui demanda d’une voix un peu cuivrée qui surprenait s’il pouvait sauver la petite Kuckulino de bois rose, complètement disloquée dont elle tenait précautionneusement le petit coucou triste dans sa main fermée. Léon que les femmes indifféraient jusqu’alors et dont il évitait au quotidien le regard, plongea dans les ondes gris pâle qui l’interrogeaient, subjugué par les pétales de roses qui flottaient dans la lumière radieuse de ces yeux là. Elle avait un visage de fennec, des billes immenses ourlées de longs cils battants au dessus d’un nez de poupée de porcelaine sous lequel brillaient des dentelettes d’ivoire, entre deux lèvres rose églantine palpitant des mots qu’il n’entendait pas. Le gris perle de ses iris était piqueté de tâches dorées, mauves et cistes, qui bordaient une pupille de jais brillant, étrange et profonde, qui l’engloutit à jamais. Léon dut faire un gros effort pour retrouver l’ouïe. Elle pleurnichait en parlant de sa pendulette, cadeau de sa grand mère, à laquelle elle tenait plus qu’à tout. Le ciel inspira Léon quand il s’entendit répondre qu’il ne pouvait rien pour la mamie mais qu’il ferait tout pour sauver la pauvre Kuckulino malade. Rosine, c’était son prénom, Sablier son nom, éclata d’un rire en cascade de pâquerettes qui finit d’enchanter l’horloger des carillons en perdition. Léon l’épousa et Rosine aussi ! Ce qui est rare, la plupart du temps l’un épouse quand l’autre est épousé. La pendulette rose orna l’un des murs de l’appartement lilliputien au dessus du magasin. Ils eurent beau s’activer, rien ne vint et la faculté consultée confirma leurs craintes, Rosine ne pouvait pas d’avoir d’enfant et les rares vibrions de Léon, plus qu’anémiés, n’étaient pas très actifs ce qui n’arrangeait rien … Des années passèrent en combats procéduriers mais l’adoption sur le sol Français traînait sans aboutir. Léon et Rosine se tournèrent vers l’étranger deux mois plus tard Natacha se jetait dans les jupes de Rosine …

La petite fut heureuse, elle courait de la boutique à l’appartement en claironnant les mots du jour. C’est ainsi qu’elle su dire « Coucou ! » avant Papa et « Ding-Dong ! » juste après Maman. Les parents bavaient d’amour devant cette beauté en bouton, vive et enjouée, qui sombrait parfois dans une langueur étrange. Elle se pelotonnait entre les coussins du divan, repliée en elle même, les quinquets clos, marmonnant les mots d’une comptine inconnue de ses parents, qui respectaient, souffrant en silence, les absences de l’enfant.

Le poids qui lui courbait l’échine, qui la clouait aux peurs anciennes qu’elle ne parvenait pas à identifier, soudainement l’a lâchée. Comme une montgolfière en panne, elle sent l’hélium du présent lui redonner le souffle sans qu’elle comprenne vraiment. Mais le soulagement lui suffit, l’air qui gonfle sa poitrine lui dénoue le plexus et les nuages épais qui l’engluaient se dissolvent. Natacha, de peur de s’envoler s’accroche au dossier d’une chaise. Et sourit au visage de l’homme qui la fixait au soir d’hier quand, sans qu’elle le veuille, elle s’est mise à ne danser plus que pour lui. Elle le voit, plus net que sa propre image dans la psyché de sa chambre, qui dévale une volée d’escalier couvert de sueur et riant aux éclats …

Natacha l’attend déjà.

Au débouché de la rue

Achille se fige,

Interloqué.

Et sombre,

Comme un navire mort,

Dans ces yeux liquides,

Qui lui disent,

Viens-t-en vite,

Et me visite …

Achille l’archaïque est loin, bien loin, présent pourtant, auréolé d’ambre liquide, comme un quark invisible au coeur d’un monde perdu dans l’infini. Il a chaud, très chaud. Comme Achille au sortir de la salle d’examen, son front perle finement. Comme lui, il descend en courant l’escalier, pousse la porte et respire profondément l’air tiède de ce petit matin du 14 Juillet. L’Archaïque s’est oublié au point d’avoir totalement perdu conscience de la réalité nocturne, aveugle au cône de corpuscules fauves qui l’éclaire et l’isole du néant de la nuit. La puissance du passé lointain est telle qu’il ne sent plus sous ses doigts le contact du clavier, sous ses coudes non plus le toucher velouté du vieux cuir vert bronze de son bureau. Le souvenir puissant de Natacha, l’étrangeté de cette rencontre, l’aveuglement d’Achille le jeune, l’amour total qui les absorbera, la brièveté et la mort du très beau, de l’exceptionnel sentiment qui les aura unis ou presque, remontent du passé plus que décomposé avec une force intacte qui le sidère un long moment. Quand il rouvre les yeux, la lumière l’éblouit et la vue de la robe noire du vin dans sa combe de cristal l’apaise. Il soupire de soulagement, puis d’aise; se rapprochant du verre il découvre le grenat profond du jus limpide et son liseré rose. « Côte dorée » du Domaine de l’Aiguelière, Montpeyroux 2000, le regarde, sans ciller. Lentement il émerge du cauchemar ancien et se penche sur le lac circulaire du présent revenu.

Un présent, complexe comme le bouquet qui monte de la surface du vin. La cerise confite par l’âge se mêle aux fumet de l’encens, les épices orientales, au cacao, au café noir des hauts plateaux de l’espérance opiniâtre, au cèdre en majesté, après que les fragrances de pivoine matinées d’une touche subtile de jasmin s’épanouissent puis s’envolent. Et les fruits rouges et mûrs, aussi. La messe continue en bouche entrouverte quand la fraîcheur du vin lui dit que la vie transforme avant de tuer. La matière du jus, de puissance moyenne, souple et gourmande, lâche ses tannins très fins polis par la patience et lui parle du travail accompli. Le vin s’étale et séduit, puis en milieu de bouche l’acidité le relance longuement, jusqu’à ce que qu’une sensation crayeuse s’installe en finale, accompagnée d’une légère pointe asséchante …

C’est que la vie,

Parfois dessèche

Ceux que les difficultés

Rebutent,

Et qui croient,

Tout savoir,

Trop tôt.

Comme si !!!

 


EMOFATITUMCONE.

ACHILLE ET LE CHEVAL FOU …

Natacha … von Teese.

 

Ce soir Achille a le bourdon …

Paris ce soir est noir. Même les illuminations excessives – magie factice pourtant – ne peuvent l’éclairer. C’est que … c’est le Paris d’Achille (sic). Nul ne peut voir sans ses yeux. Et ce soir l’âme d’Achille est sombre. Pour d’autres, au même instant, qu’il croise en foules agglutinées, Paris est rose de tendresse, éblouissant, rouge de plaisir, multiple, multiforme, changeant. Paris n’existe pas. Achille traîne, ses pieds sont lourds de fatigue, suants, il fait chaud dans les rues, sur les boulevards ; sous les jupes légères des filles rieuses aussi.

Mais Achille ne voit rien, il est « inside » dans le fond du puits de ses craintes, la glu de ses terreurs. Comme un escargot par forte chaleur. Le spectre de l’échec lui caresse les reins. Il a beau faire tous les efforts du monde, se battre pour se dégager de ces tentacules visqueux qui lui paralysent la cervelle, il n’y parvient pas. Alors il marche d’un pas de métronome, au hasard Balthazar. En ce 13 Juillet 1969, le temps est changeant, morose, incertain. Grand soleil et ondées orageuses se succèdent. Mais ce soir il fait lourd, moite, collant, on dirait que même le ciel angoisse. La pluie s’est arrêtée, les rues se sont vidées, c’est l’heure des transhumances. Sous le sol qu’il foule à grandes enjambées mécaniques, Achille sent la vie qui vibre sous le bitume luisant. Les termites en jupes et pantalons, besogneuses et flapies, courent, parfaitement dressées, dans l’alignement des galeries sans fin. Il frémit. Les lourdes ondes, noires de la suie des violences retenues, des frustrations accumulées, des haines masquées, sourdent du sol et le polluent. Non ! Pas ce soir, il lui faut se protéger, il a besoin de toutes ses forces claires et intactes demain aux aurores. D’instinct il grimpe sur les trottoirs et marche comme un équilibriste sur les blocs de granit imputrescible qui les bordent. La pierre épaisse le protège se dit-il, mieux qu’un bouclier d’airain ne le ferait. L’image de Spartacus lui traverse l’esprit, impromptue. Musculeux et suant le gladiateur esquive les coups, le bronze qui le préserve résonne et ce son mat le transcende ; son glaive court taille les chairs, vide les ventres, fend les crânes. Le sang chaud gicle et le recouvre à longs jets gras. La rage de survivre le porte et l’enivre, plus que le vin capiteux dont il se désaltérera après le combat. Car il est sûr de vaincre. La force de Spartacus court dans les veine du jeune homme, une bouffée de chaleur brûlante lui met sueur étrange au front. Achille hurle en silence ! Demain, il va les décaper, les étonner, les enchanter, tous ces barbons qui le regarderont, l’air ennuyé et la lippe méprisante, ces nœuds papillons, ces garants de l’orthodoxie universitaire. Ils l’attendent ces badernes vicieuses mais l’ectoplasme de Spartacus est en lui, il sera rebelle, charismatique et tempétueux. Insolent, provoquant, il tordra les concepts, jonglera avec la rhétorique, osera des folies, les fera blêmir, rosir, il les mettra dans sa pogne de velours violente !

Achille a passé l’Étoile depuis un moment, il descend les Champs-Élysées qui l’éblouissent et le tirent de sa torpeur. Inconsciemment il sait qu’il doit puiser dans les forces de la terre du ciel et de ses intuitions réunies l’énergie dont il aura besoin au petit matin. Trop de ces artifices de lumière lui nuisent, il en a l’intuition. Très vite il prend à droite l’Avenue Georges V. La station de Métro vomit un long jet sombre de termites à demi aveugles, au juste instant où il échappe à la dangerosité de ces champs frelatés, pas très verts. Ah, « La Leçon », il a beau calquer ses pensées sur ses pas, scruter le sol, compter les pierres, activer la pensée magique qui lui dit « Allez, cinq pas d’ici à la prochaine fissure dans le sol et le ciel pourvoira … », il a beau implorer la fleur chétive qui s’arrache du goudron à ras mur, visualiser un cône de lumière dorée qui le barde et le protège, rien n’y fait ! Il a beau envoyer tout l’amour dont il est capable aux silhouettes anonymes qu’il croise pour attirer la compassion des anges (!), non, milliards de non, les griffes bleues de la peur ricanante sont plus fortes que toutes ces fantasmagories et lui excorient la chair et l’esprit avec délectation. Alors il marche, marche et trace pour fuir ces anticipations funestes. Comme à son habitude il n’a pas bossé beaucoup, il a survolé les œuvres et les ouvrages critiques d’un œil rapide, plus rêveur que hardeur, se fiant à son sens de l’improvisation, à son à-propos, à l’aide d’Hermès et aux vents subtils de l’esprit.

Devant lui une coulée de lave figée tremble au sol comme un mirage citadin. Le macadam réverbère une lumière rouge, crue, acide, dont un néon serti dans une façade inonde la rue. Des silhouettes sans visages s’enfoncent dans le mur comme des âmes en peine dans l’Antre du Diable. Achille plisse les yeux, surpris. Sous verre, près de l’entrée, des photos de jolies filles dénudées, sans la vulgarité glauque des boites de strip-tease prennent des poses languides sous des jeux de lumière colorée. Des femmes très belles mais désincarnées, réduites à la plus simple expression de leurs formes sans défauts, soumises aux loi de la symétrie froide, corps pâles et parfaits. Des apparences de femmes, sans chaleur, sans odeur, sans la chair ductile des femelles d’amour, sans les torrents de pleurs retenus qui les rendent émouvantes. Entre les reflets changeants qui moirent le panneau de verre froid, une surface de papier glacé – image insolite – attire son attention juste alors qu’il s’apprête à poursuivre son échappée incertaine. Perdu dans une ombre épaisse, un visage aux lèvres rouges, fines mais incroyablement charnues à la fois, émerge d’une touffe de cheveux noirs en broussaille agités par un coup de vent. Sous l’eau céladon vibrante de ces deux grandissimes yeux liquides, il perçoit furtivement un abîme de ténèbres épaisses, peuplées d’algues serpentines inquiétantes qui ondoient lentement comme les fantômes sidérant d’une vie au passé douloureux. Ce visage le happe d’une seule goulée. Son angoisse laisse instantanément place au désir irrésistible de retrouver cette apparition qu’il sent déjà vivre en lui.

Oubliant ses inquiétudes, Achille franchit le pas …

Le « Crazy Horse Saloon », n’était encore qu’une petite salle. Un grand bar auquel s’accrochaient, verres en main, une grappe de noctambules silencieux, faisait face à la scène au rideau fermé. Dans la pièce vieillotte, au devant du bar, quelques tables rondes nappées, entourées de chaises kitsch. Couples, trios et quarterons, devisaient à voix basse. Leurs voix feutrées se mélangeaient aux notes cuivrées d’un saxo en sourdine. Les tableaux se succédaient qui laissaient Achille impavide, sourd aux applaudissements nourris. Brochettes de corps vernis aux acrobaties millimétrées vêtus de projections psychédéliques sur dessous chics et seins calibrés. Numéros mélaminés, longues jambes gainées et sourires figés, dans l’ombre ménagée, glissaient comme d’improbables beautés glacées. Sophisticated Ladies …

Plusieurs fois il tenta de s’arracher au sortilège qu’il pressentait, mais voltant très vite, hébété, pour revenir dans l’antre entre tables et zinc, le cœur dilaté à la rupture, sans savoir ni pouvoir. C’était comme une gueuze de fonte qui lui dévorait les reins. Ces yeux étranges, liquides, toujours au bord de se vider, insondables, translucides, tendres et confusément perfides à la fois, il voulait éprouver leur fulgurance, tester en frissonnant leur charme ; c’était un besoin incoercible qu’il ne comprenait pas, une attirance délétère et inexplicable.

Le rideau retomba, l’éclairage décrut jusqu’à ce que ce soit noir absolu. Épais à ne pas voir le bout de ses yeux. La musique jazzy qui avait accompagné les tableaux précédents s’éteignit peu à peu. Montait lentement le battement sourd des tambours mêlé aux raucités des fauves. Tapis dans le velours luisant. Dessiné ligne à ligne par l’éclairage rasant. Divan de jais pelucheux sur fond charbonneux. Le son profond des tambours hallucinés envoûtait les spectateurs attentifs que l’attente exaltait. Entre les battements mats des tam-tam se glissaient le souffle chaud des buffles affolés, le rugissement gras des lions en rut, le crissement des panthères à l’affût, le feulement des tigres en chasse qui enfiévraient l’atmosphère. Le rayon blafard d’une lune artificielle tomba brusquement, étroit d’abord, sur le visage pâle d’une femme aux lèvres blessées de rouge, puis s’élargit pour dénuder un corps d’albâtre languissamment étendu sur le sofa de ténèbres. Dans ses cheveux sombres, qui cascadaient en vagues ruisselantes jusqu’à ses épaules graciles, ondoyaient les reflets bleus cobalt de cette nuit électrique. Au centre de ce tableau en noir et blanc, deux émeraudes opalines, comme deux puits d’eau fraîche, rutilaient, immobiles, le regard perdu bien au-delà des murs du lieu. Natacha Dynamo éclaboussait de sa beauté détachée les voyeurs médusés. Elle se mit à onduler imperceptiblement ses hanches félines, s’appuya sur un coude en levant mollement une jambe galbée, muscles longs au relief léger. Achille se coula entre les tables jusqu’au pied de la scène. Tout près. Le satiné de la peau qu’il voyait à portée de main, soyeuse et ductile, le dessin d’école de ses seins lourds et fermes, le rose tendre de ses aréoles piquées d’un court téton flaccide en leur plein centre, la courbe ovoïde de sa hanche et surtout ce regard qu’il avait cru voir sourire furtivement le mirent en adoration. Le plaisir et l’horreur l’inondèrent à la même seconde quand sur le corps parfait de Natacha l’image d’un cadavre en putréfaction, seins vides et ventre verdâtre béant se superposa. Ce fut un flash, un éclair d’horreur qui le fit reculer. Puis s’effaça aussi vite. Au même instant une risée de tristesse trembla sur l’eau des lacs vert tendre. Natacha le fixait, éberluée !

Ils surent à l’instant qu’ils étaient deux, mystérieusement liés …

Mais c’en était trop pour Achille qui fut dehors en un bond. Sous la pluie tiède qui redoublait il leva la tête pour se laver du sentiment ambigu qui l’avait assailli. Puis s’en fut, épaules basses et cheveux collés. L’eau ruisselait jusqu’à ses reins, il ne la sentait pas. La nuit sans ciel l’avala. Par instants des éclairs cisaillaient la pénombre, le tonnerre grondait au loin. Le ciel violaça en rafales, qui découvrirent par instant les bourrelets noirs des nuages denses qui roulaient, électriques, emportés par de violentes bouffades.

Achille disparut.

Le lendemain à l’aube il entrait dans la cour de la Maison d’Éducation de la Légion d’Honneur. Bien décidé à défendre le sien. A quelques pâtés de maison de là, Natacha Dynamo, de Mostar, regard mouillé au plafond, ne dormait pas. Achille dans le creux de sa conscience sourde, confusément sentait sur sa nuque l’étrange et douce chaleur de ce regard qui l’avait bouleversé.

Il savait qu’un jour viendrait …

Ce matin sera feu d’artifice,

Ou mort subite …

Rétrospectivement Achille le pré-sénile fut parcouru par un spasme douloureux. Comme s’il avait mis le doigt sur un fil électrique dénudé. Derrière la porte qui venait de s’ouvrir dans le fouillis de son passé, la scène qu’il découvrait comme si c’était hier, impitoyablement précise, l’avait sidéré. Il chercha le refuge, l’ambre fondu de sa lampe et se recroquevilla pour qu’elle le réchauffe entièrement. Pourquoi cette bouteille ? Pourquoi ce Gamay 2010, ce Côtes de Brouilly, cette cuvée « Mélanie » du Domaine Daniel Bouland l’avait-elle entraîné dans ces ombres passées ? Dans l’élégant cristal à haut pied qui lui servait de couche, ce vin à la robe d’un beau violet cardinalis brillait intensément. Sous la lumière dorée il était agité de vifs reflets rubis. Au centre du cristal, un oeil jaune battait. « L’oeil sans doute » pensa Achille ? Il souleva le hanap et s’y plongea. Juste avant de clore les paupières, au centre du verre, il vit un lac, surface claire au dessus d’un abysse insondable qui le regardait, impavide. La même secousse lui vrilla les chairs. La chair sucrée d’une pivoine rouge enchanta son inspiration et se prolongea sur des fragrances fruitées. La précision olfactive du vin, la netteté de la fraise épicée, de la framboise et de la cerise poivrée, mûres et presque palpables, l’enchantèrent. Il n’ouvrit plus les yeux quand le vin toucha sa bouche. Les fruits bien mûrs, à l’unisson du nez, lui offrirent leur matière goûteuse et conséquente, lui tapissèrent le palais de leur pulpe crémeuse. Le jus enfla et sa fraîcheur le relança comme s’il prenait encore du volume. Rien à voir avec ces vins étriqués au fruit brouillon, à ces jus issus de macérations carboniques, identiques et souvent vernissés. « Mélanie » la généreuse le combla jusqu’au bout, se prélassant longuement après l’avalée, lui laissant au palais longue fraîcheur et nano-tannins soyeux …

Derrière ses paupières closes,

Dans les vapeurs du Gamay,

Achille brillamment fait sa leçon.

Natacha sourit,

Elle le sait …

 

EPIÉMOGÉETICONE.


NATACHA, DU VENTRE DE LA MORT, S’EST ÉCHAPPÉE …

Midsummer Nights Dream. Jasmin Aldin.

 

A force de pousser, ça a fini par faire « plop » …

Le gigot sanguinolent est tombé tout gluant sur la couverture poisseuse. La femme allongée a craché un chicot pourri que ses efforts intenses avaient brisé net. Elle n’y prit pas garde, habituée qu’elle était à cracher du sang tous les jours depuis ses jeunes années. Elle ne souriait plus depuis des lustres, elle qui n’avait pourtant que vingt ans. Elle avait été belle, brièvement, mais la misère lui avait mangé la lumière en quelques saisons. Tu ne peux pas rester belle bien longtemps quand tu crèves de faim, de froid, de peur, quand la crasse te ronge la peau, quand des brutes te fouaillent les flancs sans demander pardon. L’expulsion de cette chose qui l’alourdissait depuis des mois l’avait usée jusqu’à l’os. Elle leva les yeux vers l’ampoule borgne qui éclairait la pièce mais ne perçut qu’un brouillard jaunâtre tremblant, elle ne distinguait déjà plus les contours de la pièce unique qui abritait sa ponte. Sa respiration courte et spasmodique lui brûlait la poitrine, la fumée du maigre feu qui mourrait à même le sol de terre battue la mettait en quintes grasses douloureuses qui la secouaient jusqu’aux tripes. Cette femme, sans avoir eu d’enfance, enfantait pourtant jusqu’à ses dernières forces. Elle n’avait pas mangé depuis des jours. Quelques racines crues peut-être, elle ne savait plus, un peu d’eau chaude aux épluchures de patates vieilles, aussi ?

Sur le plaid raide de crasse craquante, l’enfant gigotait, braillait, tétait l’air lourd. Elle était pâle la mignonette, couverte de croûtes de sang noir séché, presque luminescente sur la laine verdâtre. Dans l’obscurité ambiante ses cils noirs anormalement longs battaient comme papillons affolés sur ses grands yeux d’émeraude, si clairs, cristallins et transparents, qu’un peu de leur beauté suffisait à laver en partie le taudis de ses ombres. La mère exténuée la ramena sur son ventre par un bras, sans plus de douceur, ses côtes saillantes battaient à tout va, sa respiration d’oiseau abattu en plein vol sifflait. Le bébé à l’instinct cherchait son lait, ses pleurs grinçants montaient, plus forts, plus rouillés encore. Elle finit par avaler le téton d’un sein flasque, vidé de sa glande qui pendait sur le torse décharné comme un chiffon froissé et se mit à sucer âprement son destin. Dans le brouillard épais de sa conscience chancelante la mère crucifiée s’accrochait à la vie, écartelée entre le désir de partir enfin et l’amour animal pour ce petit bout de chair pendu à sa mamelle anémique. Crispée sur sa vie comme une main sur poignée de sable fuyant, elle serrait les mâchoires, cherchant jusqu’au fond de ses os de quoi nourrir l’enfançon. Mais la carogne grimaçante déjà lui dévorait l’âme. Ses os craquaient sous la morsure fatale de la camarde avide de vie. Elle bascula sans un cri, lâchant un dernier soupir muet. Le feu terrassé par l’humidité s’éteignit en chuintant. Comme une forcenée qui se battait déjà pour survivre, la fillette suçotait toujours la gourde de peau flasque de sa mère morte …

A la même heure, à l’Ouest toute, Achille lippait …

Sur les pistes, défoncées en ce printemps d’après guerre, une jeep de l’armée Yougoslave cahotait dans les hautes collines au dessus de Mostar. Zlatan, jeune officier Bosniaque, aimait à parcourir le pays, seul, la tête au vent, pour se laver la mémoire des souvenirs sanglants des combats récents. Au moment de franchir les mille mètres d’altitude, à l’ouest de Mostar, il ralentit en entrant dans un village sans nom. Quelques masures crevées. Des yeux aveugles et noirs leur servaient de fenêtres. Au bord du chemin, à la croisée d’une bicoque étêtée, deux corbeaux se disputaient un lambeau rougeâtre, croassant, perchés sur un châssis désarticulé. Étrangement ils étaient tournés vers l’intérieur, seules leurs queues brillantes s’agitaient à l’air libre. Intrigué Zlatan entra dans la pénombre qui sentait le bois brûlé et la putréfaction. En hurlant il se rua vers le centre de la pièce, une volée de rapaces s’envola en piaillant. Il vomit à longs jets aigres et odorants, se reprit et se battit pour chasser le dernier volatile qui s’accrochait, à moitié enfoui dans le ventre d’un cadavre de femme. Un bébé bougeait faiblement à son côté, le nez tourné vers le dossier du canapé bréneux. La femme n’avait plus d’yeux, plus de lèvres ni de langue, ses seins avachis étaient en lambeaux, son ventre était percé d’un trou grouillant de mouches vertes et d’asticots gras. Zlatan crocha le bébé aux yeux clos, il bougeait à peine, tressaillant par saccades vives entre ses bras, une petite fille efflanquée qu’il enveloppa dans sa veste de feutre chaude. Elle ouvrit les yeux lentement et l’engloutit dans les aigues profondes de ses lacs bleus insondables.

A l’ouest toute, Achille, béat, dormait sur un sein globuleux …

Marina dont le bébé était mort-né sous les bombardements de Split posa la frêle enfant sur son sein généreux et lui mit gros téton grumeleux en bouche. Le nourrisson à bout de force peinait à suçoter, à amorcer la pompe. Marina le fit pour elle et glissa entre ses lèvres gercées, goutte à goutte le lait tiède, oubliant les heures. Elle tenait dans sa main la minuscule pogne du bébé, diaphane, transparente, aux bouts des doigts renflés comme ventouse de Gecko. Plus vite qu’espérait Marina, l’enfançonne s’accrocha, farouche, elle téta plus que son saoul, jour après jour, sans un pleur, sans un sourire, les yeux clos qu’elle n’ouvrait jamais de jour. La nuit dans la pénombre de la chambre légèrement éclairée, Marina pouvait voir battre régulièrement ses grands cils drus qui brassaient l’air comme un métronome miniature. La jeune femme renaissait à mesure que l’enfant grossissait. Elles deux vivaient en parallèle, conjointes en rédemption. Marina parlait beaucoup à voix d’amour, le regard tendre mais l’enfant n’ouvrait pas les yeux.

Un jour que la mignonnette lui vidait les seins à longs suçons gourmands, le front moite et la lèvre perlée de gouttelettes de plaisir, d’une voix un peu rauque qui l’étonna elle-même, Marina s’entendit murmurer « Natachaaaa », puis encore et toujours, irrépressiblement, comme un chant mélodieux venu du fond des âges. Ce prénom de chatte douce, sensuel et onctueux, elle le psalmodia à longueur de câlins ; les sonorités graves caressaient, cajolaient la petite fille au front creusé d’une ride têtue. En rouvrant les yeux qu’elle avait fermés le temps d’une expiration, Marina, surprise, se noya dans les gemmes écarquillées qui la fixaient. Au coin des lèvres ourlées de rose fraîche, deux fossettes se creusèrent, Natacha souriait ! Marina enfouit sa tête dans le cou du bébé qui sentait bon la peau douce en pleurant sans un bruit, comme libérée d’une grande misère. Natacha babilla des mots crémeux en lui tirant les cheveux. Toutes les deux partirent dans une conversation mystérieuse, une de ces jacasseries qui éloignent les hommes. Zlatan aussi était heureux de voir sa femme revivre et s’éloigner le spectre des violences passées qui lui avaient tué l’enfant dans le ventre. Parfois il se rapprochait des filles enlacées comme philippines et la petite lui tendait les bras en roucoulant des gargouillis de miel sucré. Alors il la prenait entre ses paluches épaisses qui la recouvraient presque, la levait au ras de son visage et la petiote, d’un seul sourire, le mettait à ses pieds.

Achille, toujours à l’ouest toute, roucoulait à l’unisson …

L’ambre chaud, larmes des dieux, coule de la lampe en longs rayons dorés qui se reflètent sur le cuir patiné du bureau. Le vert olive lustré par le temps prend des reflets de bronze illustre. Achille l’ancien pensif soupire. Mais que vient faire cette Natacha des proches Balkans dans sa nuit d’insomniaque ? D’ordinaire, seul Achille le jeune s’extirpe de sa mémoire qu’illuminent les ombres et s’en vient le visiter. Ce soir son hanap de cristal est vide. Ce n’est donc pas le vin qui amène du fond des âges cette gamine miraculée pour pétrir de ses mains potelées sa vieille conscience aveugle. Mais il est pris par ces visions terribles et ne peut qu’accepter de s’y dissoudre un moment. Serait-ce le Chaman, ce vieux sorcier noir au poil hirsute ? De couleurs vives et de peaux rapiécées vêtu, celui qui est aussi l’aigle que les Indiens révèrent, le lion que chassent les Masaïs, la panthère noire de tous les cauchemars humains. Mille pattes agile, lézard figé sur les sables brûlants des déserts immémoriaux, phalène fragile et cobra dressé aussi, cet être étrange, intermédiaire entre l’homme et les forces de la nature qui porte autour du cou un collier d’os séchés qui cliquette au rythme de ses piétinements. Qui marmonne d’étranges mélopées gutturales et douces à la fois ? Cet être tutélaire, son ami, son guide, qui lui ouvre la nuit les yeux de la vision totale et lui donne quelques heures le pouvoir de voyager entre les mondes ? Certes oui ! Qui d’autre?

Achille sent sur sa peau le souffle du grand Ancien.

Dans le cristal vide, il verse un peu d’eau d’eau fraîche, millésime 2012 du Domaine de l’Au-Delà, quintessence suprême de tous les vins, épure parfaite des élixirs du sang des vignes, coupe en creux qui contient la synthèse de tous les nectars à venir. L’eau lustrale plus cristalline que les plus purs des jus de terroirs lui emplit la bouche de sa matière achevée. Roulent en flots majestueux, fruits rouges en foule – myrtilles, framboises, fraises et consoeurs – fruits jaunes à point – pêches des vignes du monde, abricots mûrs et fendus, prunes fondantes, ananas, mangues et concentrés de passions torrides – qui lui enflamment les sens et lui entrouvrent les portes des paradis. Bacchus, Dionysos son jumeau et les danseuses sacrées des Indes lui sourient. Puis l’eau déverse sur sa langue aux papilles turgescentes l’absolu apogée des vins à l’équilibre. Pour suivre, blancs et rouges, ensembles mais pourtant distincts, l’emmènent cueillir les roses d’Ispahan, humer les cuirs gras des haras royaux, communier avec les fous géniaux qui de tous temps ont révéré le sang des messe profanes … Toute la nuit, le sel fin des mers disparues et les tannins immatériels des chairs enfuies lui raviront le palais. A n’en plus finir …

Au fond de sa mémoire,

Bien avant qu’ils le sachent,

Natacha et Achille

Dansent, enlacés.

Le vieux Chaman,

Outre-tombe,

N’a pas fini

De chantonner …

 

ESUMOBLITIMECONE.


ACHILLE ENTRE AFFRES ET APHTES …

Lily Cole.

 

1963. Passer du rêve à la réalité …

De l’un à l’autre le chemin est long, très long, il faut trouver le courage et l’énergie. Achille mit un temps fou à réaliser ce foutu rêve. Reculant, s’inventant des prétextes pour ne pas. Cet âge est impatient mais ce jeune âge a le temps, un temps qui coule trop lentement, épais comme un miel sauvage. Sur sa fenêtre qui faisait face à celle d’Annie les traces de ses doigts brûlaient de briser la glace et s’épaississaient soir après jour. Dix marques grasses et sales maculaient la vitre. Au crépuscule, étendu sur son lit les bras derrière la tête, il fixait jusqu’à loucher les traces de ses longues attentes durcies et opaques qui le narguaient. Sous l’abri bus, au petit matin frisquet, il tournait et tournait autour de la belle mutine, elle lui échappait d’un coup de talon léger et ne lui faisait jamais face. C’était un jeu cruel qui mettait Achille au supplice. Mais elle tournait un peu la tête mine de rien et il devait se contenter d’un battement de cil ou d’un demi sourire furtivement esquissé. Et la lueur espiègle sourdait de son regard insolemment baissé. Le contraste entre sa posture faussement timide et la vibration chaude qui émanait de son corps gracieux lui mettait les sangs en ébullition. Cela s’éternisa des mois … Le soir au retour, du fond du bus il fixait la nuque gracile de la dulcinée assise deux sièges devant lui. Il l’observait sans jamais la lâcher, à lui brûler la nuque, concentré à l’extrême, lui ordonnant, muet et dents serrées de se retourner. Ce qu’elle ne fit jamais. A l’arrivée elle cheminait aux côtés d’un garçon de son âge, un rondouillard aux cheveux noirs calamistrés qui la faisait rire aux éclats. Parfois, elle se penchait sur le côté et ses cheveux mousseux frôlaient, complices, l’épaule du garçon aux joues rouges qu’il surnomma méchamment « Le Bouffi ». Puis en guise d’au-revoir elle lui touchait l’épaule et filait tête basse vers son bloc de béton. Achille pressait le pas, doublait le garçon et grimpait quatre à quatre l’escalier vers la petite lucarne de sa fenêtre. Les doigts écartés sur la vitre, collés aux traces grasses stratifiées il attendait qu’elle se montre, là-bas en face et lui offre le spectacle de ce qu’elle lui refusait. La finette n’abusait pas, ses apparitions étaient hasardeuses. Achille retardait le plus possible l’heure du repas malgré les appels de plus en plus pressants de sa mère jusqu’à ce que son père hausse le ton. Il dînait à toute vitesse prétextant un boulot de romain et s’en retournait en courant vers sa chambre. Quand elle ne venait pas il était certain qu’il avait loupé l’heure. Alors, avant de s’endormir il se repassait les souvenirs de ses apparitions et affabulait une scène tout à son avantage. Parfois il se relevait et regardait fixement le cadran noir de la fenêtre derrière laquelle la cruelle, à demi nue. Pur fantasme. A force de ruminer il développa des aphtes qui lui brûlaient le palais. Il n’en dit rien, mais chaque repas devenait un supplice.

Le courage lui tomba sur les épaules d’un coup un matin qu’il avalait douloureusement son petit déjeuner. Marre des souffrances du corps et du cœur, des aphtes et des affres. « Bouge toi !» résonna dans sa tête. Ce cri ne le quitta pas, il lui tordait les tripes. Achille ferma les yeux, serra les mâchoires pour s’en alla chercher tout au fond son ventre son désir pour en faire une force et résolut, tremblant, de passer le soir même à l’action. L’attente du bus lui fut un supplice ! L’air faussement dégagé il ne la regardait pas bien qu’elle attendît son habituel manège. Plongé dans une révision fictive, il prenait l’air concentré de celui qui bosse jusqu’à la dernière minute. A vrai dire, il n’arrivait même pas à lire une ligne, ni même un mot sur la page blanche qu’il fixait, plus halluciné qu’un lapin pris dans les phares. Les copains avaient beau se moquer et s’étonner de son courage soudain, lui qui n’apprenait jamais rien d’ordinaire. Ce fut un soulagement quand elle descendit du bus à l’avant dernier arrêt, celui du Lycée Technique. La journée passa trop vite, Achille aurait voulu qu’elle s’éternise (ce qu’elle faisait souvent !), mais ce jour là elle coula comme un torrent de montagne. Dans le bus du retour, Annie riait et papotait avec son bouffi de copain, un peu trop fort pour qu’il l’entende à l’autre du bout du bus en folie. Un moment il avait espéré qu’elle ne serait pas là, qu’elle aurait fini les cours plus tôt et serait déjà rentrée. Mais non, le sort en décida autrement.

La belle et la boule trottaient à quelques pas devant lui. Devisaient et riaient comme à leur habitude. Elle s’était ce jour là emmanchée dans un jeans étroit qui lui faisait fesses de pommes d’amour, roulantes et émouvantes, des fruits charnus à éplucher des heures. Et ne se privait pas d’en rajouter en secouant sa crinière vénitienne. Puis comme chaque jour elle bisa l’enveloppé ravi et tourna à gauche. Le cœur d’Achille se serra si fort qu’il eut mal, ce fut comme un coup de kriss dentelé qui le trouait et tournait dans sa poitrine mais il bifurqua quand même en accélérant. Deux mètres les séparaient à peine quand elle poussa la porte de verre de son entrée d’immeuble; il haussa le rythme, à la coller, pour franchir le seuil dans la même foulée. Au moment où elle appuyait sur le bouton de l’ascenseur il lui toucha – le visage plus rouge qu’un coquelicot de barricade – timidement la pointe du coude gauche. Annie sursauta, se retourna; il prit en plein visage son regard étonné et craintif à la fois. Elle avait de petits yeux noirs et perçants. Des « fruits de cailletier », deux olives Niçoises, deux perles sans éclat, deux boutons fades, sans la lumière, sans le charme envoûtant des belles amoureuses. Qui n’arrêtèrent pas la détermination d’Achille, c’était comme un ressort bandé depuis si longtemps qui se détendait d’un coup. Intuitivement il sut que parler n’ajouterait rien de plus et même que ça pourrait bien le desservir. Sa bouche d’instinct mangea la sienne qui n’était pas experte avec la brutalité gauche des maladroits; son impétuosité lui suffit. Surprise et rosissante elle entrouvrit la bouche, il happa sa petite langue pointue, bava et la suça comme un sucre d’orge. Annie se contracta un peu sans pour autant protester ni reculer puis colla durement son pubis contre le ventre du garçon. Écartelé entre la violence hormonale qui lui coagulait le jugement et la stupeur dans laquelle son audace le mettait, Achille évita le regard vide des petites olives à demi éteintes. A trop les regarder il eut été vite rassasié. Il laissa faire la bête affamée. Et d’entraîner doucement la belle vers l’escalier de la cave, et de descendre marche à marche l’escalier sans rompre le contact, et de la palper convulsivement à la recherche de ses mystères, et d’oublier ce regard un peu terne qui l’avait déçu, et de s’abriter dans les souvenirs délicieux de la fenêtre soleil couchant …

Il s’était calé dos au mur dans la pénombre du couloir aveugle. Sur sa jambe repliée elle s’était assise, à demi pâmée. Sa chevelure qu’il tenait à deux mains pendait comme une gorgone rubigineuse au flanc d’un tombant tropical. Elle se cambrait et se frottait lentement sur sa cuisse crispée. Yeux clos et gorge offerte elle râlait doucement, lèvres entrouvertes. Sous ses mains fureteuses Achille sentait les pointes dures de ses petits seins fermes. L’interminable attente qui l’avait épuisé à longueur de nuits frustrantes était enfin récompensée. Il se repaissait sauvagement des chairs qu’elle lui offrait. Pourtant derrière l’animal qui était entièrement à la manœuvre, quelque chose de triste comme un regret furtif le décontenançait. Mais la bête avide, bourrée d’hormones en fusion, tint bon la barre et porta Achille jusqu’à l’extase sous les doigts agiles de la pouliche. Qui soupira d’aise en le sentant partir. Un voile lourd lui tomba d’un coup sur la nuque. La bise rapide qu’elle déposa sur sa joue avant de s’enfuir à petits pas pressés finit de le dégriser. Une odeur de moisi lui piqua le nez, les murs grisâtres de la cave maculés de crasse humide, la réalité sordide des lieux, lui sautèrent aux narines et au cœur. La descente à la cave devint descente aux enfers. Achille s’en voulut d’avoir trahi son rêve, il rougit de honte et de rage indistinctement entrelacées. Tant bien que mal il nettoya les dégâts, sacrifiant une copie double qui n’absorba rien. C’est en courant jambes écartées comme un pingouin maladroit qu’il se faufila jusque chez lui pour s’enfermer sans un mot dans la salle de bain. Il se nettoya à grande eau et en garda quelque humidité tout le soir, qu’il cacha, jambes serrées et gorge nouée.

Des nuages roses au sordide,

Des émois de l’âme

A la crudité des sens,

De la beauté sans faille des rêves

Au pays des humeurs,

De l’évanescence à la permanence,

Du subtil au dégoulinant,

Achille venait de passer …

En cette nuit de deuil qui voit mourir ce qui avait failli vivre, Achille le vétuste le visage entre les mains, regard vague et sourire éteint, vacille. Au coin de son bureau défleuri le fleuve saure de la lampe de nuit déverse sur sa nuque fatiguée un torrent d’étoiles mourantes. Plus que las, dévasté, il sourit au vide qui le nargue et se souvient de cette chevelure de boucles drues s’agitant sous vent mauvais des amours tristes. Les images défilent nettes et claires, elles l’émeuvent encore. Ses premiers émois pyrogravés dans son vieux cuir ont laissé des traces. Dans le silence il balance. Entre le souvenir de son rêve d’amour naïf et le violent passage à l’acte quand l’animal, frustre, brutal, obscène avait surgi de l’enfer. Entre l’ange et la bête, ce soir son cœur ne balance plus. Cette nuit c’est le vin qui tournoie dans le cristal illuminé plein du souvenir de tous ses voyages. C’est dans le vin que s’opère la magie qui l’entraîne au-delà du visible et que ressuscitent les vieilles amours mortes.

Au fond du lac pâle brille le rubis jaune étincelant d’un premier cru de bourgogne. Et « Beauregard » 2010 du Domaine Pattes-Loup danse sous ses yeux; l’or jaune lui apporte la paix. Des reflets verts de jeunesse marquent encore la robe liquide, ce sont eux qui ont entre-ouvert la boite de pandore. Alors il a plongé le nez sur le disque immobile. Quelques fragrances florales et furtives sont montées jusqu’à lui puis des notes subtiles de pomelos bien mûr l’ont définitivement emporté. Il ne s’est pas méfié quand le jus pur d’un citron ferme et poivré lui a flatté les narines, il n’a pas résisté, le verre a touché ses lèvres. A la première gorgée il a succombé. Passé et présent se sont télescopés. Le gras léger du vin enveloppe une brassée de fruits jaunes emmiellés. Les fruits frais et délicats se sont ouverts. La pureté du citron a pris le dessus, fraîche comme un petit matin d’automne puis le vin a roulé, s’est lové s’est donné, s’est repris pour repartir de plus belle, présent et fuyant tour à tour, cristallin et joueur, s’est dénudé peu à peu en prenant son temps, à dévalé sa gorge, lui a enflammé le corps en l’entraînant dans les tourbillons du passé

Achille a fermé les yeux de plaisir, a frémi, a souri, les souvenirs l’ont revisité jusqu’aux larmes. Enfin il a longuement senti la terre de Beauregard lui caresser la bouche, a passé la langue sur lèvres et recueilli au passage les sels calcaires des amours mortes …

ECAMOFETITEUCOSENE.

À LA SAISON DES BOUÉES CANARD, ACHILLE SE BARRE …

Fredrick Leighton. June.

En files ininterrompues, les GNOUS ! Houhouuu.

Entrent en transhumance. Sur le bitume trempé par les pluies de cet été, saison capricieuse que seuls les Gnous croient immuablement torride – à Dieu ne plaise qu’un jour ce soit le cas -, entassés dans leurs coques de métal étroites comme leurs idéaux, harassés par la course sans espoir à la consommation débridée, ils bringuebalent – accrochés aux certitudes high-tech, aux consolations virtuelles gadgétisées – vers les lieux supposés des dépaysements, vertes prairies de la Creuse profonde, provinces perdues au fond des bois, campagnes en bouses épanouies, beuh à gogo et flots encore bleus. Ils se ruent en cordées incertaines, les queues font leu leu, aux flancs dégradés du Mont plus très Blanc. Qu’ils escaladeront, vagues de fourmis voraces, vers ces sommets qui aimeraient tant qu’on leur foute la paix ; déposant au passage leurs ordures en guirlandes délétères sur les Edelweiss fragiles. Arrivés au sommet, serrés comme des sardines dans l’huile de leurs sueurs acides, ils respireront l’air pur des cimes, s’extasieront, et s’exclameront devant la beauté altière des paysages en perdition : « Décidément, nous sommes peu de chose », tout en se rengorgeant.

Renifler le cul des vaches, une poignée ira. S’extasier devant les petites fleurs, flâner le long des sentes, respirer le bon air plus très pur de nos vertes campagnes, ils aimeront. Vitupérer sur les Centrales, le soir ils oseront. Soulager leurs consciences, ils tenteront, puis s’en retourneront bien vite arpenter les boulevards des villes et les cavernes d’Ali Baba, cœur léger et soif intacte. Les marchands de rêves frelatés sourient, le temps de leur disparition n’est pas venu …

D’autres, moins aventureux – la majorité – débouleront – bouées canard sur-gonflées, hanches grasses comprimées en bourrelets d’hiver exhibés – sur les plages paradisiaques des littoraux bétonnés. Aligneront leurs serviettes multicolores, gigantesque puzzle entropique, effrayant les sternes graciles, qui déserteront l’azur pour se vautrer dans les miasmes purulents des ordures publiques écrasées en décharges puantes. Longues journées, allongés, immobiles, en mode barbecue humain, épidermes aux pores encrassés tartinés d’huiles odorantes, puis lentes déambulations en bandes organisées entre chien et loup, culs sablés, pieds salés, à se gaver de glaces molles et de boissons collantes, suivies soleil éteint, de copieuses orgies de pizzas surgelées, arrosées de rosé glacé arraché aux linéaires dévastés des supermarchés bondés. Enfin très tard, sous la lune qui rit, ils s’entasseront, quittant la nuit noire, dans les temples sinistres des marchands de musiques affligeantes, agitant leurs chairs flasques dénudées au rythme binaire des musiques primaires. La fête battra son plein, cœurs volages à l’unisson (sic !) , tous poils dressés, poisseux et survoltés. Au petit matin, ils s’efforceront, d’engendrer les enfants de l’hiver …

Encenseront Guetta en adulant Ibiza.

Apocalypse Now ! Et pour deux mois !

M’en vais quand même pas embarquer Achille le fragile dans cette galère ! Alors le garde au chaud de sa matrice d’amour, et le laisse au repos. Qu’il prenne le temps, son temps, celui de la maturation lente et humble des bons vins, pour revenir hanter au début de septembre les pages désertes des plages d’écriture. Tenter de donner au virtuel un peu de chair, donner un peu de plaisir à ses douze lecteurs. Dans le Jardin des Hespérides, il se délecte des pommes d’or des femmes en extase, toutes disparues. Il contemple Phoebus du nadir au zénith, et se dore aux lueurs vermeilles, aux lait des pivoines rouges, aux piments incarnats de ses couchants toujours renouvelés. Dans la sépia des seiches nuiteuses effrayées par les bruits fous du monde, il trempe sa plume aiguë et rêve aux ailes duveteuses des anges en maraude céleste.

Il sourit aux lèvres douces des baisers inaccomplis,

Aux regards de jais des belles qui se refusent,

Aux courbes tendres des hanches inabouties,

Au babil enivrant de sa muse …

Dans l’humus des mots il plantera sa fourche,

Attendant que viennent les jours nouveaux …

Bon ben c’est pas tout ça, fini de mentir, je vous laisse les gens, je pars à Saint Trop, faire ma cure Nature à la Voile Rouge et prendre mon bain de champagne annuel avec mes potes les winners …

EMENODORTICMIEONE.


ACHILLE EN PEAU DE SOIE GRIVELÉE …

Francisco Cortès. Nu.

 

Rien n’est plus beau qu’une inclination muette.

Cette distance, ce silence qu’Annie entretenait, lointaine et proche à la fois, d’une extrême pudeur à l’arrêt du bus, tête basse, regard fuyant et pourtant d’une totale impudeur à sa fenêtre, n’était pas pour déplaire à Achille dont la timidité n’était pas la moindre des qualités. Pour rien au monde il n’aurait manqué un de leurs rendez vous lointains au soleil couchant. Annie variait les poses et s’attardait de plus en plus. Histoire d’en voir un peu plus Achille empruntait les jumelles de son père. Bien sûr il s’attardait surtout sur sa peau, ses creux et ses rondeurs. Le blanc laiteux de ces espaces mystérieux le troublait. A la nuit tombée, yeux clos il voyageait en mémoire sur ces paysages tendres et pas une tâche de rousseur ne manquait aux œuvres abstraites mais charnelles qu’il peignait en secret sur la toile opalescente de ses paupières fermées. Une fin d’après midi qu’il n’espérait plus, Annie grimpa sur un tabouret et s’offrit toute entière à ses jumelles de petit voyeur transi. Ses hanches étroites mais rondes, la toison claire qui reliait la confluence des ses cuisses fines à son ventre doucement bombé, l’emmenèrent au pays des espoirs impossibles qu’il ne pouvait s’empêcher de caresser en secret. Le plaisir et la peur lui mordaient le ventre et les reins. Elle resta immobile un long moment puis se mit à tourner sur elle même au ralenti. Achille s’envola pour un long voyage au pays troublant du corps des femmes. De profil, légèrement cambrée, le corps de l’adolescente qu’équilibraient ses formes graciles, l’éblouit et l’idée de ses doigts caressant du bout de la pulpe cette liane souple lui serra la gorge. Le frisottis léger, cette parure discrète inondée de soleil qui dépassait à peine de sa silhouette tendue sur la pointe des pieds, l’émut comme un bijou précieux. La valse lente continua. Elle s’arrêta enfin, bras levés semi ployés dans ses cheveux mousseux, offrant à la vue les deux globes fermes de ses fesses à fossettes. Un instant, dans la fenêtre d’en face le soleil plus rouge que la pomme de Blanche Neige enflamma cette offrande muette de son puissant reflet. Achille aveuglé. Fondu au noir. Image rémanente. Il eut l’intuition forte que Dieu ne pouvait pas ne pas exister ! La beauté parfois touche au mystique.

Sa vie durant il ne connaîtrait pareille émotion.

Les garçons de la classe qu’il avait intégrée au lycée l’accueillirent froidement. Les transfuges d’Algérie qui débarquaient en masse, le plus souvent traumatisés par les épreuves subies, étaient considérés avec méfiance. Achille dût affronter des remarques injurieuses et blessantes, d’entrée. On lui mit sur le dos toutes les horreurs de la guerre, les exactions, les crimes et autres tortures, les attentats qui avaient meurtri la Métropole, aussi. Attaques injustes, grossières et réitérées, se multipliaient à longueur de couloir et de récrés. Achille fit la tortue romaine, dos rond derrière un bouclier d’indifférence apparente. La vie lui avait appris à masquer son impatience naturelle derrière une impassibilité de façade. Il lui faudrait faire ses preuves. En cinq années de Cours Complémentaire, sous les palmiers ondulants qui se balançaient la nuit dans sa mémoire il avait suivi quelques mois d’anglais en sixième, puis plus rien et le niveau général des élèves de sa classe dans les autres matières également était bien supérieur au sien. Le premier mois, les cours de langue – ou plus exactement les premières stations de son chemin de croix ! – furent un long calvaire douloureux. Il se prit modestement pour l’Usbek de Montesquieu débarquant à Paris. Les tartines beurrées de zéros s’empilaient. Indigestes. Un jour qu’il n’en pouvait plus de voir dans le regard du professeur sa fainéantise franchement signifiée, à la fin d’un cours il se décida. Quand la classe fut déserte, il dit son désarroi et vida en vrac tout son sac. Pendant cinq bonnes minutes il se purgea littéralement des angoisses accumulées. Le regard du professeur s’éclaircit, une douceur apaisante l’éclaira. C’est ainsi qu’en cachette il travailla dur. Le soir le nez penché sur sa grammaire, le stylo courant le long des épais « polys » à l’encre violette que le prof lui passait en douce. Ah cette puanteur d’alcool de ronéo, yeux rougis, tête bourdonnante, il ne l’oubliera jamais ! L’image d’une souris minuscule trouvant une énorme tomme d’une tonne de gruyère devant son trou lui venait souvent à l’esprit. Il grignota patiemment son retard.

Personne, jamais, n’en sut rien …

Le midi après la cantine c’était foot dans la cour. Petite balle sur-gonflée. Entre deux buts de hand-ball. Il passa l’hiver solitaire à regarder de loin. Au réfectoire c’était table de huit, Achille était le huitième, les plats lui arrivaient presque vides et les remarques fusaient : « Alleeez, t’as pas faim le bougnoule, t’as eu le temps de te gaver sur le dos des burnous ! ». Et ça dura des semaines. Achille ne disait mot et rentrait le soir crevant de faim. Ce fut un crachat dans le plat qui déclencha l’affaire. Un voile noir qui le surprit le coupa brutalement du monde et de lui même, le transformant en une seconde en goule déchaînée. Le lourd plat de métal vola à la tête de l’agresseur hilare qui se mit à saigner, le front largement fendu, en braillant comme un goret. Un verre d’eau lancé à toute force traversa la table en estourbissant un second qui tentait de se lever. Achille, métamorphosé, éructant, bavant de rage libérée et de haine, tendu comme trait d’arbalète, renversa la table dans le fracas d’acier des plats rebondissants au sol et le chant crissant de la vaisselle brisée. Il se jeta, poing moulinant, cognant et mordant visages grimaçants et chairs affolées. Puis le voile se leva sur le désastre ambiant. Achille prostré au sol comme un fœtus vagissant reprit conscience. Autour de lui mais pas trop près deux cents élèves en cercle, choqués, silencieux. Deux surveillants le transportèrent plus mou qu’une chique à l’infirmerie. L’après midi entier il pleura les eaux soufrées de ses souffrances comme une outre qui se vide. Maternelle, l’infirmière jeune vénus callipyge lui tint la main sans un mot. Longtemps, très longtemps. Monsieur le Censeur l’interrogea d’une voix neutre, apaisante, sans aucune brusquerie. Calmé il se livra, raconta petit à petit. Les humiliations, le froid, la peur, les difficultés scolaires, son désespoir, les cauchemars sombres qui l’agitaient, les visions sanglantes, sa solitude extrême. La mal-être expurgé lui dénouait les muscles en lui laissant un creux chaud au ventre. L’affaire fut étouffée, les familles eurent l’élégance de ne pas se plaindre. Il ne sut jamais si ses parent furent prévenus. En classe on ne le brimait plus, un silence gêné régnait. Achille sans trop forcer, à la Bahamontes, pédale souple et mollets de serin, grimpa dans le peloton de tête. Mais sans la prendre grosse la tête pour autant. Un matin que le soleil printanier sourdait, un rayon blanc pur venu des cieux noirs entrebâillés l’éclaira enfin. Un « quinze” en anglais, la meilleure note du jour, resplendissait sur le haut de sa copie. Au dehors le ciel bleu gagnait, saturait les couleurs que l’hiver avait trop longtemps délavées. Au repas du midi Achille en milieu de table déjeuna à sa faim, il n’était pas follement heureux, ce n’était que le début du printemps des déracinés. Sa solitude ne se disparut pas pour autant mais le simple faire enfin partie de la classe, de la ville, du monde entier, le rasséréna. S’affranchir du regard des autres ! Il sentit confusément que la route serait longue.

« Allez, tu joues ? », fallait bien qu’un midi ils soient trop peu nombreux et l’invitent à danser avec la balle. Peu à peu la finesse de son jeu, son aisance le rendirent indispensable. Ses feintes de méditerranéen dribbleur, les longues soirées d’apprentissage sous la botte de « Mononcle » et les gammes récitées à longueur de tournoi sous le soleil d’Algérie lui valurent place assurée dans l’une des équipes. Histoire de voir il traîna un midi au retour du déjeuner. Exprès. En arrivant dans la cour les équipes en place l’attendaient. « C’est gagné » pensa t-il. C’est sans doute pour ça qu’il associa définitivement, sport intensif, paix de l’esprit et joie du corps. Il avait fait son trou sous les frimas du Nord, il ne comptait plus pour du beurre rance dans la classe et bientôt dans le lycée non plus. La balle qu’il ne quittait pas des yeux décrivit une courbe harmonieuse. Partie des pieds de l’arrière gauche elle volait vers lui. Un peu trop puissante elle le loba, rebondit sur le sol et franchit la haie de troènes qui bordait le terrain, roula sur la pelouse jusqu’au ras de l’écriteau « Pelouse Interdite » fixé au grillage proche de la rue. Lancé à toute allure Achille franchit souplement la haie, courut vers la balle, se baissa quand la pointe d’une chaussure le frappa rudement au périnée. La douleur le sidéra, il crut qu’il allait mourir là dans l’herbe courte alors que sa vie fleurissait à peine. Le sang lui brouilla la vue, lui coupa le souffle, inonda et durcit ses muscles, le pétrifiant. Voile noir, voile rouge, rage noire fumante, rage écarlate, orgueil blessé, ne pas tomber, ne pas mourir, résister. Corps ployé, souffle court, il s’en alla chercher au plus profond la bête enragée qu’il savait en attente, grimaçante, baveuse, crocs acérés, toujours prête à déchirer aveuglément. Son poing gauche partit comme un éclair cinglant en même temps qu’il se retournait, atteignant à la pointe du menton le très grand surveillant maigrichon qui lui avait fracassé le coccyx. Les yeux du géant s’ouvrirent en grand, son regard se figea sur une lueur d’incrédulité stupéfaite quand il s’écroula en tournant sur lui même. Au ras de la haie les garçons médusés regardaient en silence. Il lui sembla que l’air s’épaississait, l’herbe devint bleue (sic), le ciel verdit, tremblant il vomit sa peur, sa douleur et son repas.

La porte du bureau s’ouvrit, son père, plus livide que blanc entra. Le Censeur lui expliqua l’incident. La main du pater claqua comme un 14 Juillet sur son oreille gauche, il recula, le mur l’arrêta. Sourd à l’extérieur, il n’entendait plus « qu’en soi ». Un sifflement suraigu, déchirant, ricochait sur les parois intérieures de son crâne comme si le chant de mille baleines remontait des abysses pour exploser derrière ses tympans. Cette gifle, il l’accueillit comme une délivrance mêlée de rage impuissante. Dans un silence de cachot matelassé ils prirent le chemin de la maison. Ni gestes, ni mot, visages parallèles, corps raidis, temps suspendu, colère froide du père, butée du fils, proches, dans leur bulle, intimidés, ruminants, distants, l’un vexé comme un paon déplumé, l’autre humilié d’avoir été convoqué. La semaine d’exclusion fut longue. Achille, croulant sous le travail supplémentaire, rumina de subtiles vengeances, ourdit de tortueux complots qui ne virent jamais le jour. Ses ongles tombèrent en copeaux saignants. Le soir il restait éveillé dans une sorte d’absence, l’esprit vide de pensées. Immobile il se laissait bercer par la vie comme le bouchon par l’océan tempétueux. Il se sentait léger, détaché, doucement son ressentiment se délitait. Petit à petit il apprenait que l’injustice existe, qu’elle mène les actions des hommes plus souvent que la vertu et qu’elle était le reflet de sa propre imperfection. Étrangement ça le soulageait, le grand poids qui l’écrasait depuis longtemps à se vouloir irréprochable disparut un soir, emporté par le vent mauvais. A cet instant précis de son jeune âge il sut qu’il aurait à conjuguer régulièrement le verbe « assumer ». Dans son vocabulaire « erreur » remplaça « faute ». « Réparer » se substitua à « payer ».

Les flèches de la vie

Lui perçaient

Le coeur et le corps,

d’amour et de raison.

Des myrtilles sur le flanc du Mont Lozère, l’été est d’azurite. Des champs serrés d’arbustes miniatures à feuilles dures parsemées de points bleus. Achille le déliquescent vole dans l’air pur, plane au dessus des roches de granit au pied desquelles les myrtilliers s’agglutinent en bouquets. Le parfum acidulé des fruits ajoute à la beauté sereine des paysages survolés. Le calme, alors que l’épaisse nuit de ses rêves éveillés l’entoure, l’oppresse. L’objet de son évasion nocturne est dans le verre callipyge, lac obscur d’un vin d’alabandine cerclé de zinzolin, jeune et effluent. Nulle ride ne le trouble, il a la tension naturelle des peaux jeunes et l’indifférence de ceux qui se croient immortels. A cheval sur le Grand Duc aux ailes immenses Achille survole du bout du nez ce jus de fruits mûrs, ce Morgon «Réserve » 2010 du Domaine Jean-Marc Burgaud après qu’il s’est évadé de sa barrique pour se retrouver prisonnier, étouffé dans son sarcophage de verre. Comme tous les enfants récemment nés il regrette déjà le ventre de bois maternel. Mais Achille n’en a cure. Confortable entre les ailes de l’oiseau noble et au chaud sous le cône de sa lampe de bureau fidèle lumière de ses nuits entre deux mondes tremblants, entre rêve et réalité, il jubile. Le vin est le lien, la formule magique qui lui ouvre les portes des plaisirs concomitants. Rien n’est plus troublement doux que ces voyages sous paupières closes, sens subtils en éveil, lèvres humides et narines palpitantes. Du lac de vin dormant s’élèvent des parfums de fruits rouges et mûrs, dominés par la myrtille et le grenat éclaté de la framboise, qu’intensifient des fragrances d’épices douces. Achille sourit intérieurement quand Annie, plus nette encore qu’il y a peu, le visite fugacement. Alors il prend le vin en bouche comme il l’aurait prise alors si la vie avait voulu. Le jeune jus tendre, pudique, fait la boule en milieu de bouche. Puis se détend, s’allonge et s’installe en roulant l’amphore de ses hanches charnues, lui prend entièrement la bouche et finit par s’ouvrir et lâcher ses fruits épicés. Une vague de tannins crayeux enrobés le marque et s’étale quand à l’avalée le vin quitte son palais pour lui réchauffer le corps. Disparu ? Non pas ! Son empreinte subsiste longuement tandis que sa main caresse en mémoire la courbe fragile de ce sein juvénile qu’il n’a pas connu …

Annie,

Menue souris

Espiègle,

Ce rêve,

Je te dédie …

EDEMOSOIETICONE.

ACHILLE L’ACHILLÉEN …

Delacroix, femme d’Alger

 

Le ciel était d’azur mais les regards voilés.

Une crainte, comme une gaze fine, recouvrait la terre et les êtres. Qui grisait le ciel, affadissait l’air, refroidissait les eaux. La terre d’Algérie épuisée par la guerre était en train de prendre feu. Et ce feu gagnait les cœurs. Et les enfants étaient touchés par la violence latente, par le sang qui suintait entre les portes de leur insouciance. Achille « à fleur de peau » de ses quinze ans le sentait bien, sans trop comprendre. A l’école les bagarres étaient moins tendres, les derniers coups n’étaient plus retenus. Entre les amis d’hier la distance s’installait. Au loin comme auprès les attentats se multipliaient. Des grenades explosaient la nuit contre la caserne des douanes à deux pas de la maison. La mère tremblait. Dans les journaux la barbarie s’étalait à tous les coins de page. Tous se sentaient trahis. Camus n’était plus là. La folie, comme une charogne verte, planait sur l’ocre de ces terres superbes et jurait de la calciner bientôt. Dans les deux camps on se rendait coup pour coup au mépris de tous et de tout. Dix sept mois de fanatisme et de démence sans limites exacerbèrent la haine aveugle qui courait dans les airs, comme la peste jadis. La fièvre noire pervertit les cœurs comme elle tortura les chairs.

Achille en fut à jamais marqué, comme un veau sous le fer.

L’année 1961 passa comme un éclair funeste. En classe, Achille qui ne sortait plus que peu et jamais bien loin, se consola dans le travail. Il découvrit les plaisirs forts des lectures harassantes qui l’emmenèrent au ciel des douleurs transmutées, des voyages immobiles et des éducations pas banales. Balzac le transporta, Stendhal le grisa, et Flaubert l’aida à jeter sa gourme aux toilettes. Quand les émotions pleines et le coeur rassasié il n’en pouvait plus, Alexandre Dumas l’entraînait en de folles aventures et le calmar géant de Jules Vernes le plongeait au fond des océans. Il trouva dans cette vie une manière d’équilibre qui conjuguait ses peurs, des mondes imaginaires qui le formèrent. Un peu.

Car rien ne vaut la vie …

Marco, n’était pas loin, rien qu’un jardin à traverser. Aussi de temps en temps ils avaient le droit d’aller chez l’un ou l’autre sans traîner trop loin. Ils avaient un ami, un troisième larron surnommé « Med ». Mohamed était son vrai prénom, si commun qu’ils l’avaient raccourci. Med était maigre et très grand, fragile comme un roseau des lacs, brun, les yeux noirs et la moustache naissante qu’il surveillait tous les matins dans le miroir. Quelque chose d’un chien errant dans la démarche, les hanches un peu de côté. Un garçon brillant et fier qui leur tirait la bourre à l’école, à coups de demis points gagnés ou perdus de haute lutte. Ces trois là se respectaient et s’estimaient. « Avant », quand ils allaient chez lui, sa mère qui n’était pas muette ne parlait pas. L’éducation de par là-bas. La maigreur de son garçon l’inquiétait, alors elle le bourrait de pâtisserie dont ils profitaient ensemble. Par poignées ils bâfraient comme les morts de faim qu’ils n’étaient pourtant pas; mais à ces âges on bouffe des cailloux, des sauterelles, des asticots aussi – sur les pêches trop mûres – dont ils tiraient la queue pour les croquer avec des mines dégoûtantes ! Le petit frère de Med, bonhomme tout rondouillard, rigolait à pleurer en les voyant faire et les regardait comme des dieux. Puis ils partaient deux rues plus loin à l’abri d’un auvent abandonné dont les lambeaux jaunes et bleus claquaient au vent comme des pavillons dérisoires. Ils sortaient d’une poche une clope tordue à moitié vidée qu’ils partageaient, penchés les uns vers les autres pour masquer la fumée. C’était bon et l’âcreté du mauvais tabac se mariait délicieusement aux miettes sucrées qu’ils décrochaient entre leurs dents à grands renforts de suçons disgracieux. Rivaux, complices et amis, ils se moquaient de leur soi-disant différence que parfois d’aucuns pointaient. Au fil du temps, les railleurs, nez sanglants et zoeils pochés, ne bafouaient plus. Avec ses os de cigogne Med n’allait pas à la castagne, les deux autres s’en chargeaient. Quand la mère, surprise par leur arrivée n’avait pas prévu les baklawas, les zlabias et autres sfoufs, ils s’en allaient marauder autour de la boutique du marchand de beignets. En début de journée, le petit commerçant M’zabite décrochait et rabattait la grande planche qui tenait à la fois lieu de porte et de table, puis il sautait dans son échoppe, redescendait comme une chèvre à courtes pattes, fixait les pieds à la table, d’un bond plongeait à nouveau dans sa tanière et se mettait à l’ouvrage. C’était l’affaire d’une bonne heure avant que les premiers beignets tout chauds, larges cerceaux dodus, gonflés, dorés et blanchis au sucre à gros grains, n’atterrissent en rebondissant à peine dans les grands plats qui recouvraient l’étal. Alors là c’était la pêche miraculeuse. Du coin de la rue ils balançaient en le faisant tourner comme un lasso un gros fil de palangrotte lesté d’un plomb moyen et garni d’un très gros hameçon à trois branches. Une fois le beignet croché ils le ramenaient à eux d’un coup sec de l’avant bras. Le beignet planait comme un fresbee qu’ils interceptaient en souplesse. En moyenne ils en chopaient deux avant que le M’zabite, courtes pattes à babouches, fou de rage, ne déboule en hurlant pour les courser la pique à bout de bras, sans son cheval, comme un hussard dérisoire. Mais les gosses détalaient et le semaient facilement.

Mais tout ça c’était fini et Med leur manquait.

La peur des représailles éloignait les amis. Achille et Marco avaient taillé des matraques dans de vieux bois durs et ne se promenaient plus qu’armés, singeant les adultes qui cachaient leurs pétoires sous leurs habits. Précautions dérisoires mais les gamins n’imaginaient pas vraiment les dangers qui planaient dans les rues. Attentats aveugles, stupides et meurtriers, incendies nocturnes, basses vengeances déguisées se succédaient. On pouvait mourir pour “un rien”. A l’école, les maîtres bien qu’engagés dans l’un ou l’autre camp, professaient pourtant des paroles de paix pour protéger les gosses exaltés. Les mômes se toisaient comme des coqs; debout sur leurs ergots ils s’insultaient, se défiaient et reprenaient des slogans qu’ils ne comprenaient pas. L’OAS et le FLN, sigles symétriques, allaient jusqu’à s’affronter dans les cours des écoles. Triste temps que celui des croyances monolithiques imbéciles, triste temps que celui qui corrompt le coeur des enfants, pauvre temps que celui du manichéisme et des caricatures grossières, affreux temps que celui qui voile la lumière des regards. Parfois, de loin quand nul ne les voyait, Med, Marco et Achille se souriaient furtivement. Achille finit l’année scolaire en fanfare, multipliant les prix et les récompenses. Pourtant il redoubla sa classe. Il lui aurait fallu partir à Bône (Annaba) faire son année de seconde mais son père, effrayé par les bandes de jeunes qui manifestaient journellement là-bas, au milieu des adultes exaltés en prenant tous les risques, convainquit le Directeur d’accepter de le garder une année de plus.

L’année scolaire 1962 qui vit la folie gagner en intensité meurtrière fut interminable. Achille, démotivé, s’ennuyait ferme. Renfermé et muet il affronta les affres grandissantes de son âge dans le silence et l’angoisse qu’aggravait sa solitude forcée. La lecture effrénée, désordonnée, boulimique, était devenue son seul refuge. Il avalait tout ce qui était encre sur papier, de « Nous Deux» au «Dictionnaire de la Mythologie Grecque », en passant chaque jour par le journal quotidien qui alignait en longues colonnes de caractères gras les noms des morts de la veille. Souvent au détour d’un article il fermait les yeux craignant de voir apparaître l’avis de décès d’un de ses copains. Derrière lui, à longueur de jours moroses le vinyle de Chubbby Checker, le seul qu’il possédait, hurlait « Let’s twist again ! » sur son Teppaz surchauffé. Chaque jour sur son cahier de brouillon il inscrivait le nombre des morts de la veille. En fin de semaine, atterré, comme un comptable morbide, il faisait ses sinistres comptes. Un jeudi qu’il n’y tenait plus Achille s’échappa en douceur, traversa la ville plus vite qu’un chacal tous poils hérissés, s’étonnant de trouver le ciel si bleu et le soleil si chaud alors qu’il était lui glacé de peur. Les rues étaient presque vides. Jamais il ne trouva la ville aussi belle, paisible et riante, certaine qu’elle était sans doute, du fond de ses pierres blanches, de traverser les années bien après qu’il sera redevenu poussière. Dès qu’une silhouette apparaissait au loin il se cachait un instant, le temps qu’elle disparaisse au coin d’une rue. Il avait si peur qu’il voyait le monde onduler, trembler, si fort qu’il courait en zigzag comme s’il avait bu. Quand il arriva dans la cour de Med, le visage écarlate et bouffi par l’effort, soufflant et crachant comme un crevard, la mère assise en tailleur sur une natte, plus affolée qu’un animal surpris, instinctivement protégea de ses mains son visage. Elle eut si peur qu’elle ne cria pas. Achille la rassura d’un geste doux. Med apparut sur le pas de la porte, un couteau à la main mais le baissa en voyant Achille. Il rassura sa mère qui lui répondait en arabe en lui montrant la porte. Elle se calma enfin. Les deux garçons s’isolèrent dans une chambre, ils parlèrent longtemps des malheurs aveugles et des hommes obtus, des filles d’avant qui ne souriaient plus, de ces eaux bleues qui les portaient si bien, des beignets et des clopes, des copains qu’ils perdaient, de leur amitié mourante, de leur séparation prochaine … Ils jurèrent en crachant de se rester fidèles. Qu’ils se reverraient un jour prochain. Dans pas longtemps …

Le six Juillet

La caravelle décolla

Vers Marseille,

Une fois encore …

Il n’ouvrit pas les yeux

Du voyage.

Sous ses paupières closes

Les branches des palmiers

Doucement balançaient …

Toute la soirée Achille l’obsolète a senti la douleur dans son talon. A trop pousser sa vieille machine elle renâcle pense t-il. La nuit s’étire comme il aime qu’elle le fasse pour lui. La nuit est une chatte aimante et lascive, elle l’entoure de ses ombres chaudes et silencieuses. Son velours noir recouvre, apaise et lave les miasmes du jour passé. Le jais profond l’enserre comme un vieil insecte dans la gangue d’ambre doré de la lampe de bureau. Y volêtent, éphémères et fragiles, les minuscules papillons diaphanes des souvenirs qu’il croyait perdus. Au creux de son oeuf de lumière fauve il est l’enfant de Nyx qui lui ouvre les portes du passé. Douce comme une bouche humide elle lui susurre des mots secrets. Ses doigts de crêpe funèbre lui caressent le front et lui donnent les clés. Ces moments d’intimité forte avec les mystères des profondeurs de l’âme des mondes, il les vénère et les attend. Le noir intense lui donne la lumière derrière le miroir des apparences. Le sens jaillit et le déstabilise.

Le cristal est beau ce soir, élégant sur sa tige frêle. A mi hauteur de ses flancs féminins, comme un lac de rubis en fusion, le vin immobile et patient l’attend. Aucun pli ne ride la psyché lisse qu’il s’apprête à traverser. Le rose et l’orangé, au fil des années, ont lentement gagné le coeur du vin dont le rubis grenat rutilant emprisonne un instant le reflet ardent de la lampe. Une boule de feu jaune balance lentement, illuminant l’orangé proche. Achille aime à se perdre ainsi dans les couleurs. En 2001 le Domaine Jean et Jean louis Trapet a extrait des grappes de pinot noir du climat « Latricières-Chambertin » ce jus rougeoyant affiné par les ans. Pour mieux voir, humer et se délecter, Achille a fermé les yeux. Une fragrance de pivoine et de rose fanée vole, fugace. De la fleur le vin passe aux fruits et aux épices, fondus à ne plus pouvoir les distinguer. Si la distinction, l’élégance, l’harmonie ont une odeur, c’est bien celle-là. Un nez à se taire. Cette terre chiche (La Tricière), ce substrat argilo-calcaire chapeauté d’une fine couche de silice prouve à qui ne le saurait pas que de la pauvreté peut naître la noblesse … A bien humer et presque renifler, Achille distingue des notes de cerises à l’eau de vie, de confiture de fraises, de réglisse fine et de figue sèche. Le vin fait sa soie en bouche peu après, mariant la puissance ronde à la finesse exquise. D’une texture tendre mais parfaitement construit, il lui semble au bout d’un instant, qu’il a toute la bouteille en bouche tant le vin se déploie. Les tannins mûrs, finement crayeux, presque imperceptibles, frôlent le palais langoureusement de leurs ailes de cacao ourlées de café noir et laissent infiniment à la bouche pâmée d’Achille la fraîcheur du millésime et le sel fin des Latricières.

Dans le verre vide

Le cuir course les fleurs.

Étrangement Achille,

N’a plus mal au talon …

ERASMOSÉRÉTINÉECONE.