Littinéraires viniques

QUAND LA MORT MORD MA PLUME …

Дима Ребус.

Elle s’est montrée à visage masqué, comme toujours.

Et m’a dit que je me trompais. « Je suis la VIE, ignorant que tu es, qui te laisses berner par tous les truismes, les approximations qui circulent sur mon compte dans tous les esprits bornés, sur cette terre peuplée d’ignorants ! Je t’ai prêté la vie pour un temps, elle ne t’appartient pas, petit propriétaire orgueilleux ! Dans le ventre de ta mère, je t’ai animé, un beau jour que tu n’étais qu’embryon inerte. Dans l’obscurité diaphane de ton enveloppe imparfaite, j’ai glissé ce souffle que tu crois tien. J’étais là, lumineuse et aimante, te préparant à mieux me revenir, plein du goût délicieux des tes amours, de tes joies, de tes douleurs, du voyage de vie qui t’es offert, piège mortel, en te laissant croire aux fadaises du hasard, au réconfort fallacieux des croyances. Mais il n’y a que moi qui t’engraisse du début à ta fin qui est mienne !».

Non la mort ne parle pas, sa voix n’est pas d’outre-tombe, elle est souffle qui murmure dans la tête et porte à la conscience sa présence toute puissante. Quand elle le veut. Elle est la mère de toutes les tristesses douces, le voile qui alourdit ma plume et me met au cœur ces eaux froides qui ne veulent pas couler …

J’ai perçu son indicible sourire dans le regard de mon ami, j’ai vu la soie grise de sa présence ténue filtrer doucement la lumière, auparavant si vive, de ses yeux ; je l’ai vue, la patiente, défaisant, prenant son temps, les fils qu’elle avait tissés bien des années avant qu’elle ne se laissât contempler à visage presque découvert. C’est quand elle grise la peau, décharne les chairs à sa guise, c’est là qu’elle se montre, non pas à celui qu’elle possède imperceptiblement, mais à « l’autre » ; Au bougre éberlué qui la découvre œuvrant, elle choisit de se dévoiler en partie. A moi impuissant et plein de rage qui la fixe, sans ciller, droit dans le profond de ses escarbilles mortelles. Elle commence toujours par envahir les yeux des autres. La mort est un piano qui égrène, comme des gouttes de verre, liquides et tremblantes, « Les Nocturnes » de Chopin, a qui elle s’est longuement donnée. Car la mort, le plus souvent prend son temps à défaire ce qu’elle avait construit. Y prend t-elle plaisir ? Elle ne me l’a pas dit. Non, elle se contente de se montrer un peu, à moi, et de voler l’encre de ma plume … Ou alors peut-être veut-elle me rabattre le caquet en me prévenant de sa visite prochaine ?

C’est pourquoi je te le dis, belle épouvantable, maîtresse ultime, je ne crains pas tes caresses ! Je te volerai ta victoire, échapperai à tes charmes et déciderai de mon sort, je mourrai à mon heure en te faisant des grimaces, en t’embrassant à pleine bouche, te baisant mieux que tu ne l’as jamais été, en te privant de ta puissance, pourvu que tu t’envoles, vaques à d’autres taches et laisse à mon ami très cher quelque temps encore. Pense au plaisir intense que tu éprouveras à tenter de me prendre contre mon gré, à l’orgasme rare qui te portera jusqu’au ciel si tu parviens à empêcher mon geste, à me contraindre à subir tes caprices, à me priver de ma dernière liberté. Tu peux bien m’accorder cette grâce, toi qui complice cruelle me souris, te dénudes et coules de ma plume. Envole toi, quitte la peau de mon frère en amitié, ce n’est pas encore un bel amant pour toi, il ne te mérite pas. Patiente, toi, épouvantable salope, qui a l’embarras du choix !

Va donc te glisser sous la peau de Bachar,

Au goût délicieux,

Aux parfums d’infâmies,

De meurtres,

Et de génocide.

Je sais qu’il t’attend,

Et prend le lentement,

Qu’il te sente bien,

Longtemps l’empaler.

EENMORATIGÉECONE.


LE BON PASTEUR, BON PIED, BON OEIL …

Grande Clotte à bouts de doigts sur meuble ancien cérusé.

Les voies du Fatum sont impénétrables …

En ce 19 Juillet 2012 elles me guident vers Pomerol. La pierre noire de la Mecque Bordelaise, terroir des finesses dit-t-on, patchwork de propriétés minuscules aux tailles inversement proportionnelles à leur notoriété internationale : enclavées les unes dans les autres, parcelles imbriquées entre les Châteaux, qui paient moins de mine – hors quelques chais fastueux – que les altières célébrités de la Rive Gauche. Pour une fois que la droite n’étale pas !

Sous la pluie battante, je quitte Cognac, m’évade de l’atmosphère recluse (de cette ville endormie sous la domination des grandes maisons florissantes dont les eaux de vie inondent les continents), me faufile entre les mammouths en files compactes qui engorgent la Nationale 10, puis me sors des vapeurs odorantes des trente tonnes rugissants pour me glisser sur le bitume étroit des départementales désertes, à zigzaguer comme une puce énervée entre les rangs de vignes, à me faufiler entre les velours céladons porteurs du millésime à venir. Et de couper les virages, et de jouer comme un idiot avec freins et accélérateur, loin des radars embusqués et des képis mandatés par le Trésor Public, qui n’en finit plus de dépouiller les hommes troncs dociles accrochés à leurs volants. Bon pied donc et bon œil aussi, grand ouvert par la grâce d’un soleil absent en ce matin estival.

C’est que Madame Rolland nous attend, l’Abbé, la Nonne et moi ! Dany de son prénom, ni rouge ni rousse, mais blonde comme les blés mûrs, nous a conviés à « Le Bon Pasteur » himself, propriété familiale de sept hectares en parcelles disséminées, à goûter ses vins, « Le Bon Pasteur » « Fontenil » et son « Défi » et d’autres encore, comme deux « Argentins » de haute volée « Val de Florès » (Mendoza) et « Yacochuya » (Salta). De ces vins de l’hémisphère sud, je ne connais rien, si ce n’est une Argentine rencontrée dans mes rêves torrides. Nous ne croiserons pas le « Flying Winemaker » ainsi finement baptisé par le gotha journalistique pas toujours énamouré. C’est qu’il « flaille » l’époux de Dany, prénommé Michel, du côté de l’Argentine précisément. Tant pis pour lui ! A la vérité, inutile de mentir comme un courtisan, je flippe un peu. C’est que le pékin que je suis, qui écrivaillonne vaguement à la frontière incertaine du monde des vins, n’a pas l’habitude de traîner ses baskets usés sur les parquets vernis, ni d’être ainsi gentiment invité à tremper son vieux bec dans les nectars encensés des hauts rangs de vignes basses. Va falloir que je fasse mon courtois, politesse oblige, que je tourne sept fois ma langue de vipère dans ma bouche impolie (je ne tweete pas!), que je ne me comporte pas comme un furet déchaîné dans un poulailler !

Mais ma bonne étoile veille sur moi.

L’esprit de finesse aussi …

Or donc, je chemine, et laisse mes pensées vagabonder. Surpris je suis, moi qui n’imaginais pas me retrouver un jour à lipper les jus d’un grand (c’est ainsi que beaucoup disent) Pomerol, même pas d’un beau Fronsac, encore moins d’un supposé élixir de fleurs, et surtout pas d’une pulpe mûre de cactus géant. Ainsi va la vie d’un découpeur de mots de rien, buveur de vins d’ici et d’ailleurs. Mes comparses et moi sommes à pied d’œuvre. Suis propre sur moi, de jaune vêtu, comme un vieux poussin pépieur. L’Abbé cache sa robe cardinalice sous de discrets habits profanes, La Nonne, fidèle à ses vœux, polie comme un onyx de belle eau, est toute de nuances, qui vont du noir térébrant au gris pâle, vêtue. Tissus et soies légères qui ondulent au gré des brises mutines sur son corps callipyge. Nous sommes tout sourire, même mézigue qui d’ordinaire fait la gueule, s’efforce. L’épouse du bon pasteur s’avance. Il est des gens qui se présentent en se cambrant légèrement en arrière, épaules dégagées et tête relevée. Ce n’est pas bon signe. Dany au contraire se penche plutôt légèrement vers l’avant, joli port de tête sur un long cou gracieux, en venant vers nous, mains à demi tendues. Cette femme semble tactile, me dis-je in-petto (in-petto, je vous le présente, est mon meilleur ami du dedans), une de ces personnes qui a spontanément besoin de toucher, pour ressentir et affiner sa perception de l’humain. Et ça j’aime bien, et je n’aime pas, oh non je n’aime pas (!), celles et ceux qui refoulent les animalcules qui les habitent. La Nonne sourit ; elle sourit la Nonne, elle est comme ça, pulpeuse et tendre, mais pas que. L’Abbé lui est en phase pré-aqueuse, ses yeux sont expressifs, chaleureux, sa bouche sourit elle aussi, aimablement, mais dans le fond de son regard, perce déjà la concentration aigüe du tasteur averti. On se rapproche, un peu intimidés quand même (c’est toujours comme ça les premières fois), visages ouverts et mains tendues (on n’est pas des Bonobos quand même!) qui se frôlent pour finir par aller jusqu’aux bras, tandis que l’on se bise juste après que l’on s’y soit verbalement invités et mutuellement autorisés. La bise, ou du moins la nature de bise, c’est fichtrement important ! Entre des joues qui se rapprochent alors que les lèvres picorent le vide, et des bouches qui claquent sur des peaux qui disent oui, il y a autant de différence qu’entre un coït de lapin anémié et un grand orgasme – toutes proportions gardées – qui sent bon. Mais si, mais si, j’vous jure ! Pas besoin de glace ; nous ne sommes pas là pour une rencontre en macération carbonique.

La salle de dégustation est vaste et bellement agencée, avec goût mais sans ostentation. Le blanc cassé des murs domine, quelques vieux meubles cérusés dans les tons œuf pâle, finement grisés, habillent ce qu’il faut l’espace. Une cheminée ancienne aux pierres ouvragées s’offre aux regards pacifiés. Quelques touches de couleurs égayent les lieux, dont l’atmosphère est aussi doucement vibrante que le toucher de bouche d’un vin à l’équilibre. Au centre, une grande table de marbre clair aux bords arrondis, montée sur pierre, sur la quelle deux Jéroboams (?) encadrent deux coupes de verre garnies de fleurs blanches, en opposition – apparente seulement – avec les dossiers et assises noires de quelques chaises anciennes, cérusées elles aussi, donnent de la profondeur, ainsi qu’une légère touche de mystère, à l’ensemble. Rien d’excessif qui pourrait insidieusement influencer la dégustation de la belle brochette de vins proposés. Quelque chose, de l’ordre de la dualité humaine, plane.

Monsieur Prévot, directeur technique du domaine, prévenant et précis, moins « Benoît » que son prénom ne pourrait le laisser supposer, veille sur les vins. Qui coulent dans les verres et se succèdent tranquillement. La Nonne et la maîtresse des lieux conversent (sic) à voix douce, l’Abbé griffonne en marmonnant in petto, dans son carnet à coups de pattes de mouches illisibles. Je volète tous sens aiguisés, m’imprégnant des subtilités de l’instant et de la qualité des vins. Les violettes me chatouillent le nez, les fruits rouges me racontent leurs jardins, la truffe puissante me chatouille les neurones, la réglisse me « turgesce » les papilles, le toucher d’un jus crémeux, un instant m’emporte, la ronde onctueuse des tannins soyeux me ravit plus d’une fois, tandis que la race d’un vin à la puissance maîtrisée m’emmène en Bourgogne, le temps d’une lampée. Le simple Bordeaux, Château La Grande Clotte, 2010 * né sur les terres de Lussac Saint-Emilion, clôt le bal des rouges. Ses arômes de raisins mûrs, de pêches, infime pointe d’agrumes, soupçon de miel et touches exotiques, embaument. Sur les parois fines de mon verre, le gras du vin dessine les jambes fines et les arrondis plantureux du Pont du Gard. Ma bouche le remercie qui le boit et s’en rafraîchit …

Ni conseilleur bêlant, ni prescripteur reconnaissant, ni même ministre intègre, je m’enivre plus de l’instant que des vins.

Pour la précision, l’essentiel,

Et l’analyse scrupuleuse,

Lisez l’ Abbé.

Vous serez comblés.

Or donc bis, le temps a passé en quelques minutes qui ont duré plus d’une heure. Et voici que nous nous sustentons aimablement, à la table d’une bonne table sise à Pomerol, de fraîcheurs et de carnes fines qu’accompagnent avec bonheur quelques uns des vins dégustés peu avant. Le temps est au plaisir, au partage, aux échanges simples, à l’humanité, urbaine, simplement.

Mon hôtesse et mes complices retournent à leurs pénates, Mozart chante dans l’habitacle de ma quatre roues. Le bitume du retour chuinte sous les pneus, je rêvasse comme à l’habitude, quelque part, en vie retenue, dans les nuages de mes impressions récentes pas encore débourbées. Patience et gravité y pourvoiront, et me repaîtrai des lies fines de mes souvenirs à peine pigés.

La vie est alchimie subtile,

M’en vais écrire œuvre au blanc.

* 60% Sauvignon (qui ne sauvignonne pas), 25% Sémillon sémillant, 15% Muscadelle qui fait la ritournelle.

ESONMOGEUTISECONE.

À LA SAISON DES BOUÉES CANARD, ACHILLE SE BARRE …

Fredrick Leighton. June.

En files ininterrompues, les GNOUS ! Houhouuu.

Entrent en transhumance. Sur le bitume trempé par les pluies de cet été, saison capricieuse que seuls les Gnous croient immuablement torride – à Dieu ne plaise qu’un jour ce soit le cas -, entassés dans leurs coques de métal étroites comme leurs idéaux, harassés par la course sans espoir à la consommation débridée, ils bringuebalent – accrochés aux certitudes high-tech, aux consolations virtuelles gadgétisées – vers les lieux supposés des dépaysements, vertes prairies de la Creuse profonde, provinces perdues au fond des bois, campagnes en bouses épanouies, beuh à gogo et flots encore bleus. Ils se ruent en cordées incertaines, les queues font leu leu, aux flancs dégradés du Mont plus très Blanc. Qu’ils escaladeront, vagues de fourmis voraces, vers ces sommets qui aimeraient tant qu’on leur foute la paix ; déposant au passage leurs ordures en guirlandes délétères sur les Edelweiss fragiles. Arrivés au sommet, serrés comme des sardines dans l’huile de leurs sueurs acides, ils respireront l’air pur des cimes, s’extasieront, et s’exclameront devant la beauté altière des paysages en perdition : « Décidément, nous sommes peu de chose », tout en se rengorgeant.

Renifler le cul des vaches, une poignée ira. S’extasier devant les petites fleurs, flâner le long des sentes, respirer le bon air plus très pur de nos vertes campagnes, ils aimeront. Vitupérer sur les Centrales, le soir ils oseront. Soulager leurs consciences, ils tenteront, puis s’en retourneront bien vite arpenter les boulevards des villes et les cavernes d’Ali Baba, cœur léger et soif intacte. Les marchands de rêves frelatés sourient, le temps de leur disparition n’est pas venu …

D’autres, moins aventureux – la majorité – débouleront – bouées canard sur-gonflées, hanches grasses comprimées en bourrelets d’hiver exhibés – sur les plages paradisiaques des littoraux bétonnés. Aligneront leurs serviettes multicolores, gigantesque puzzle entropique, effrayant les sternes graciles, qui déserteront l’azur pour se vautrer dans les miasmes purulents des ordures publiques écrasées en décharges puantes. Longues journées, allongés, immobiles, en mode barbecue humain, épidermes aux pores encrassés tartinés d’huiles odorantes, puis lentes déambulations en bandes organisées entre chien et loup, culs sablés, pieds salés, à se gaver de glaces molles et de boissons collantes, suivies soleil éteint, de copieuses orgies de pizzas surgelées, arrosées de rosé glacé arraché aux linéaires dévastés des supermarchés bondés. Enfin très tard, sous la lune qui rit, ils s’entasseront, quittant la nuit noire, dans les temples sinistres des marchands de musiques affligeantes, agitant leurs chairs flasques dénudées au rythme binaire des musiques primaires. La fête battra son plein, cœurs volages à l’unisson (sic !) , tous poils dressés, poisseux et survoltés. Au petit matin, ils s’efforceront, d’engendrer les enfants de l’hiver …

Encenseront Guetta en adulant Ibiza.

Apocalypse Now ! Et pour deux mois !

M’en vais quand même pas embarquer Achille le fragile dans cette galère ! Alors le garde au chaud de sa matrice d’amour, et le laisse au repos. Qu’il prenne le temps, son temps, celui de la maturation lente et humble des bons vins, pour revenir hanter au début de septembre les pages désertes des plages d’écriture. Tenter de donner au virtuel un peu de chair, donner un peu de plaisir à ses douze lecteurs. Dans le Jardin des Hespérides, il se délecte des pommes d’or des femmes en extase, toutes disparues. Il contemple Phoebus du nadir au zénith, et se dore aux lueurs vermeilles, aux lait des pivoines rouges, aux piments incarnats de ses couchants toujours renouvelés. Dans la sépia des seiches nuiteuses effrayées par les bruits fous du monde, il trempe sa plume aiguë et rêve aux ailes duveteuses des anges en maraude céleste.

Il sourit aux lèvres douces des baisers inaccomplis,

Aux regards de jais des belles qui se refusent,

Aux courbes tendres des hanches inabouties,

Au babil enivrant de sa muse …

Dans l’humus des mots il plantera sa fourche,

Attendant que viennent les jours nouveaux …

Bon ben c’est pas tout ça, fini de mentir, je vous laisse les gens, je pars à Saint Trop, faire ma cure Nature à la Voile Rouge et prendre mon bain de champagne annuel avec mes potes les winners …

EMENODORTICMIEONE.


ACHILLE EN PEAU DE SOIE GRIVELÉE …

Francisco Cortès. Nu.

 

Rien n’est plus beau qu’une inclination muette.

Cette distance, ce silence qu’Annie entretenait, lointaine et proche à la fois, d’une extrême pudeur à l’arrêt du bus, tête basse, regard fuyant et pourtant d’une totale impudeur à sa fenêtre, n’était pas pour déplaire à Achille dont la timidité n’était pas la moindre des qualités. Pour rien au monde il n’aurait manqué un de leurs rendez vous lointains au soleil couchant. Annie variait les poses et s’attardait de plus en plus. Histoire d’en voir un peu plus Achille empruntait les jumelles de son père. Bien sûr il s’attardait surtout sur sa peau, ses creux et ses rondeurs. Le blanc laiteux de ces espaces mystérieux le troublait. A la nuit tombée, yeux clos il voyageait en mémoire sur ces paysages tendres et pas une tâche de rousseur ne manquait aux œuvres abstraites mais charnelles qu’il peignait en secret sur la toile opalescente de ses paupières fermées. Une fin d’après midi qu’il n’espérait plus, Annie grimpa sur un tabouret et s’offrit toute entière à ses jumelles de petit voyeur transi. Ses hanches étroites mais rondes, la toison claire qui reliait la confluence des ses cuisses fines à son ventre doucement bombé, l’emmenèrent au pays des espoirs impossibles qu’il ne pouvait s’empêcher de caresser en secret. Le plaisir et la peur lui mordaient le ventre et les reins. Elle resta immobile un long moment puis se mit à tourner sur elle même au ralenti. Achille s’envola pour un long voyage au pays troublant du corps des femmes. De profil, légèrement cambrée, le corps de l’adolescente qu’équilibraient ses formes graciles, l’éblouit et l’idée de ses doigts caressant du bout de la pulpe cette liane souple lui serra la gorge. Le frisottis léger, cette parure discrète inondée de soleil qui dépassait à peine de sa silhouette tendue sur la pointe des pieds, l’émut comme un bijou précieux. La valse lente continua. Elle s’arrêta enfin, bras levés semi ployés dans ses cheveux mousseux, offrant à la vue les deux globes fermes de ses fesses à fossettes. Un instant, dans la fenêtre d’en face le soleil plus rouge que la pomme de Blanche Neige enflamma cette offrande muette de son puissant reflet. Achille aveuglé. Fondu au noir. Image rémanente. Il eut l’intuition forte que Dieu ne pouvait pas ne pas exister ! La beauté parfois touche au mystique.

Sa vie durant il ne connaîtrait pareille émotion.

Les garçons de la classe qu’il avait intégrée au lycée l’accueillirent froidement. Les transfuges d’Algérie qui débarquaient en masse, le plus souvent traumatisés par les épreuves subies, étaient considérés avec méfiance. Achille dût affronter des remarques injurieuses et blessantes, d’entrée. On lui mit sur le dos toutes les horreurs de la guerre, les exactions, les crimes et autres tortures, les attentats qui avaient meurtri la Métropole, aussi. Attaques injustes, grossières et réitérées, se multipliaient à longueur de couloir et de récrés. Achille fit la tortue romaine, dos rond derrière un bouclier d’indifférence apparente. La vie lui avait appris à masquer son impatience naturelle derrière une impassibilité de façade. Il lui faudrait faire ses preuves. En cinq années de Cours Complémentaire, sous les palmiers ondulants qui se balançaient la nuit dans sa mémoire il avait suivi quelques mois d’anglais en sixième, puis plus rien et le niveau général des élèves de sa classe dans les autres matières également était bien supérieur au sien. Le premier mois, les cours de langue – ou plus exactement les premières stations de son chemin de croix ! – furent un long calvaire douloureux. Il se prit modestement pour l’Usbek de Montesquieu débarquant à Paris. Les tartines beurrées de zéros s’empilaient. Indigestes. Un jour qu’il n’en pouvait plus de voir dans le regard du professeur sa fainéantise franchement signifiée, à la fin d’un cours il se décida. Quand la classe fut déserte, il dit son désarroi et vida en vrac tout son sac. Pendant cinq bonnes minutes il se purgea littéralement des angoisses accumulées. Le regard du professeur s’éclaircit, une douceur apaisante l’éclaira. C’est ainsi qu’en cachette il travailla dur. Le soir le nez penché sur sa grammaire, le stylo courant le long des épais « polys » à l’encre violette que le prof lui passait en douce. Ah cette puanteur d’alcool de ronéo, yeux rougis, tête bourdonnante, il ne l’oubliera jamais ! L’image d’une souris minuscule trouvant une énorme tomme d’une tonne de gruyère devant son trou lui venait souvent à l’esprit. Il grignota patiemment son retard.

Personne, jamais, n’en sut rien …

Le midi après la cantine c’était foot dans la cour. Petite balle sur-gonflée. Entre deux buts de hand-ball. Il passa l’hiver solitaire à regarder de loin. Au réfectoire c’était table de huit, Achille était le huitième, les plats lui arrivaient presque vides et les remarques fusaient : « Alleeez, t’as pas faim le bougnoule, t’as eu le temps de te gaver sur le dos des burnous ! ». Et ça dura des semaines. Achille ne disait mot et rentrait le soir crevant de faim. Ce fut un crachat dans le plat qui déclencha l’affaire. Un voile noir qui le surprit le coupa brutalement du monde et de lui même, le transformant en une seconde en goule déchaînée. Le lourd plat de métal vola à la tête de l’agresseur hilare qui se mit à saigner, le front largement fendu, en braillant comme un goret. Un verre d’eau lancé à toute force traversa la table en estourbissant un second qui tentait de se lever. Achille, métamorphosé, éructant, bavant de rage libérée et de haine, tendu comme trait d’arbalète, renversa la table dans le fracas d’acier des plats rebondissants au sol et le chant crissant de la vaisselle brisée. Il se jeta, poing moulinant, cognant et mordant visages grimaçants et chairs affolées. Puis le voile se leva sur le désastre ambiant. Achille prostré au sol comme un fœtus vagissant reprit conscience. Autour de lui mais pas trop près deux cents élèves en cercle, choqués, silencieux. Deux surveillants le transportèrent plus mou qu’une chique à l’infirmerie. L’après midi entier il pleura les eaux soufrées de ses souffrances comme une outre qui se vide. Maternelle, l’infirmière jeune vénus callipyge lui tint la main sans un mot. Longtemps, très longtemps. Monsieur le Censeur l’interrogea d’une voix neutre, apaisante, sans aucune brusquerie. Calmé il se livra, raconta petit à petit. Les humiliations, le froid, la peur, les difficultés scolaires, son désespoir, les cauchemars sombres qui l’agitaient, les visions sanglantes, sa solitude extrême. La mal-être expurgé lui dénouait les muscles en lui laissant un creux chaud au ventre. L’affaire fut étouffée, les familles eurent l’élégance de ne pas se plaindre. Il ne sut jamais si ses parent furent prévenus. En classe on ne le brimait plus, un silence gêné régnait. Achille sans trop forcer, à la Bahamontes, pédale souple et mollets de serin, grimpa dans le peloton de tête. Mais sans la prendre grosse la tête pour autant. Un matin que le soleil printanier sourdait, un rayon blanc pur venu des cieux noirs entrebâillés l’éclaira enfin. Un « quinze” en anglais, la meilleure note du jour, resplendissait sur le haut de sa copie. Au dehors le ciel bleu gagnait, saturait les couleurs que l’hiver avait trop longtemps délavées. Au repas du midi Achille en milieu de table déjeuna à sa faim, il n’était pas follement heureux, ce n’était que le début du printemps des déracinés. Sa solitude ne se disparut pas pour autant mais le simple faire enfin partie de la classe, de la ville, du monde entier, le rasséréna. S’affranchir du regard des autres ! Il sentit confusément que la route serait longue.

« Allez, tu joues ? », fallait bien qu’un midi ils soient trop peu nombreux et l’invitent à danser avec la balle. Peu à peu la finesse de son jeu, son aisance le rendirent indispensable. Ses feintes de méditerranéen dribbleur, les longues soirées d’apprentissage sous la botte de « Mononcle » et les gammes récitées à longueur de tournoi sous le soleil d’Algérie lui valurent place assurée dans l’une des équipes. Histoire de voir il traîna un midi au retour du déjeuner. Exprès. En arrivant dans la cour les équipes en place l’attendaient. « C’est gagné » pensa t-il. C’est sans doute pour ça qu’il associa définitivement, sport intensif, paix de l’esprit et joie du corps. Il avait fait son trou sous les frimas du Nord, il ne comptait plus pour du beurre rance dans la classe et bientôt dans le lycée non plus. La balle qu’il ne quittait pas des yeux décrivit une courbe harmonieuse. Partie des pieds de l’arrière gauche elle volait vers lui. Un peu trop puissante elle le loba, rebondit sur le sol et franchit la haie de troènes qui bordait le terrain, roula sur la pelouse jusqu’au ras de l’écriteau « Pelouse Interdite » fixé au grillage proche de la rue. Lancé à toute allure Achille franchit souplement la haie, courut vers la balle, se baissa quand la pointe d’une chaussure le frappa rudement au périnée. La douleur le sidéra, il crut qu’il allait mourir là dans l’herbe courte alors que sa vie fleurissait à peine. Le sang lui brouilla la vue, lui coupa le souffle, inonda et durcit ses muscles, le pétrifiant. Voile noir, voile rouge, rage noire fumante, rage écarlate, orgueil blessé, ne pas tomber, ne pas mourir, résister. Corps ployé, souffle court, il s’en alla chercher au plus profond la bête enragée qu’il savait en attente, grimaçante, baveuse, crocs acérés, toujours prête à déchirer aveuglément. Son poing gauche partit comme un éclair cinglant en même temps qu’il se retournait, atteignant à la pointe du menton le très grand surveillant maigrichon qui lui avait fracassé le coccyx. Les yeux du géant s’ouvrirent en grand, son regard se figea sur une lueur d’incrédulité stupéfaite quand il s’écroula en tournant sur lui même. Au ras de la haie les garçons médusés regardaient en silence. Il lui sembla que l’air s’épaississait, l’herbe devint bleue (sic), le ciel verdit, tremblant il vomit sa peur, sa douleur et son repas.

La porte du bureau s’ouvrit, son père, plus livide que blanc entra. Le Censeur lui expliqua l’incident. La main du pater claqua comme un 14 Juillet sur son oreille gauche, il recula, le mur l’arrêta. Sourd à l’extérieur, il n’entendait plus « qu’en soi ». Un sifflement suraigu, déchirant, ricochait sur les parois intérieures de son crâne comme si le chant de mille baleines remontait des abysses pour exploser derrière ses tympans. Cette gifle, il l’accueillit comme une délivrance mêlée de rage impuissante. Dans un silence de cachot matelassé ils prirent le chemin de la maison. Ni gestes, ni mot, visages parallèles, corps raidis, temps suspendu, colère froide du père, butée du fils, proches, dans leur bulle, intimidés, ruminants, distants, l’un vexé comme un paon déplumé, l’autre humilié d’avoir été convoqué. La semaine d’exclusion fut longue. Achille, croulant sous le travail supplémentaire, rumina de subtiles vengeances, ourdit de tortueux complots qui ne virent jamais le jour. Ses ongles tombèrent en copeaux saignants. Le soir il restait éveillé dans une sorte d’absence, l’esprit vide de pensées. Immobile il se laissait bercer par la vie comme le bouchon par l’océan tempétueux. Il se sentait léger, détaché, doucement son ressentiment se délitait. Petit à petit il apprenait que l’injustice existe, qu’elle mène les actions des hommes plus souvent que la vertu et qu’elle était le reflet de sa propre imperfection. Étrangement ça le soulageait, le grand poids qui l’écrasait depuis longtemps à se vouloir irréprochable disparut un soir, emporté par le vent mauvais. A cet instant précis de son jeune âge il sut qu’il aurait à conjuguer régulièrement le verbe « assumer ». Dans son vocabulaire « erreur » remplaça « faute ». « Réparer » se substitua à « payer ».

Les flèches de la vie

Lui perçaient

Le coeur et le corps,

d’amour et de raison.

Des myrtilles sur le flanc du Mont Lozère, l’été est d’azurite. Des champs serrés d’arbustes miniatures à feuilles dures parsemées de points bleus. Achille le déliquescent vole dans l’air pur, plane au dessus des roches de granit au pied desquelles les myrtilliers s’agglutinent en bouquets. Le parfum acidulé des fruits ajoute à la beauté sereine des paysages survolés. Le calme, alors que l’épaisse nuit de ses rêves éveillés l’entoure, l’oppresse. L’objet de son évasion nocturne est dans le verre callipyge, lac obscur d’un vin d’alabandine cerclé de zinzolin, jeune et effluent. Nulle ride ne le trouble, il a la tension naturelle des peaux jeunes et l’indifférence de ceux qui se croient immortels. A cheval sur le Grand Duc aux ailes immenses Achille survole du bout du nez ce jus de fruits mûrs, ce Morgon «Réserve » 2010 du Domaine Jean-Marc Burgaud après qu’il s’est évadé de sa barrique pour se retrouver prisonnier, étouffé dans son sarcophage de verre. Comme tous les enfants récemment nés il regrette déjà le ventre de bois maternel. Mais Achille n’en a cure. Confortable entre les ailes de l’oiseau noble et au chaud sous le cône de sa lampe de bureau fidèle lumière de ses nuits entre deux mondes tremblants, entre rêve et réalité, il jubile. Le vin est le lien, la formule magique qui lui ouvre les portes des plaisirs concomitants. Rien n’est plus troublement doux que ces voyages sous paupières closes, sens subtils en éveil, lèvres humides et narines palpitantes. Du lac de vin dormant s’élèvent des parfums de fruits rouges et mûrs, dominés par la myrtille et le grenat éclaté de la framboise, qu’intensifient des fragrances d’épices douces. Achille sourit intérieurement quand Annie, plus nette encore qu’il y a peu, le visite fugacement. Alors il prend le vin en bouche comme il l’aurait prise alors si la vie avait voulu. Le jeune jus tendre, pudique, fait la boule en milieu de bouche. Puis se détend, s’allonge et s’installe en roulant l’amphore de ses hanches charnues, lui prend entièrement la bouche et finit par s’ouvrir et lâcher ses fruits épicés. Une vague de tannins crayeux enrobés le marque et s’étale quand à l’avalée le vin quitte son palais pour lui réchauffer le corps. Disparu ? Non pas ! Son empreinte subsiste longuement tandis que sa main caresse en mémoire la courbe fragile de ce sein juvénile qu’il n’a pas connu …

Annie,

Menue souris

Espiègle,

Ce rêve,

Je te dédie …

EDEMOSOIETICONE.

LES DÉMONS DE L’ABBÉ …

L’Abbé en prières …

L’ Abbé * est mon ami,

Et la (sa) Nonne aussi.

Alors ne vous attendez pas à trouver sous ma plume, un portrait au vitriol ou un bonbon empoisonné, une parisiannade ou quelque trait mauvais ! Ne croyez pas non plus, que vous veux infliger un papier sauce mayonnaise, car qui aime bien, observe bien et laisse les « laudate » aux professionnels du copinage déliquescent. Si cher aux Chapelles du monde vinique tous intrégrismes confondus. Émerveillements factices qui masquent les intérets. Et l’Abbé, autrement baptisé par mézigue le Cardinal des Astéries – tant les terroirs argilo-calcaires de la Rive Droite lui tiennent aux papilles – est un homme au regard de chat perçant qui n’aime pas la flagornerie ! L’expérience l’a façonné de longues années durant, il a conscience de ses insuffisances qu’il reconnaît volontiers, de ses forces aussi. L’équilibre et la lucidité lui tiennent à coeur, l’acidité mûre également.

Alors je laisse volontiers l’encensoir aux enfants de coeur …

Or donc, L’abbé est un Ardent, un homme né sous le signe du feu, une boule vibrante qui brûle plus qu’il ne vit. Qui ne manque pourtant pas de chaleur pour autant. Selon que vous l’aborderez, bardé de convictions de salon mal étayées, ou plus prudemment l’écouterez, en prenant soin de lui opposer des arguments solides et réfléchis, vous passerez un moment douloureux qui vous dégonflera grave la suffisance, cette fatuité propre aux petits maître imprudents qui donnent la leçon, ou a contrario, vous enrichirez vos connaissances que vous pensiez pourtant inébranlables. C’est que le bougre n’est pas chien, il aime la controverse excepté celle de Valladolid

Quand, emporté par mon lyrisme naturel, je pars en métaphores osées, le nez penché sur le corsage d’un vin, l’abbé sourit (sic) avec tendresse et ne me contrarie pas. Je dirais même qu’il aime ça et me laisse délirer, car le bougre n’est pas sectaire. Mais une fois que mon discours s’épuise, en douceur mais en profondeur il revient à l’essentiel. Ah « l’essentiel », un mot qui sonne sans cesse dans sa bouche purpurine, un mot qu’il tonitrue souvent et qu’il ponctue d’un point d’exclamation sonore. Et le voilà qui dissèque le jus, l’analyse, vous parle de construction, de cette façon qu’il a, précise et bluffante – ses bras battent l’air comme les moulins de Calon – de vous faire ressentir la trajectoire du vin en bouche. Et voilà que vous vous mettez à vivre ce vin que vous venez de taster, comme un être de chair vivante, qui peut-être massif, longiligne, de constitution frêle, bodybuildée, élancée, long de torse ou bas sur pattes, aux muscles saillants ou aux attaches fragiles. Et me voici, visualisant Ben Jonhson ou Hussein Bolt ! Ce n’est certes pas ce qu’il dit, quand il me parle de strucure longiligne, de précision constitutive, de centre sphérique ou de belle matière, extraite en douceur de raisins mûrs à la seconde, mais c’est ainsi que je traduis sa parole avec mes mots de pauvre troubadour. Puis il relie le vin à sa terre, aux pratiques culturales et aux choix de vinification de l’obstétricien qui l’a accompagné à la vigne et au chai. Et moi, de trouver dans ses paroles l’heureux complément « scientifique » (aussi important pour ce géologue de formation, que « l’essentiel » !) qui me remet les pieds sur terre sans me brider l’imagination.

Ceci dit Belle Abbesse, hors les séances de dégustation, comme celle, toute récente (que vous retrouverez tantôt sur son Blog) des Rive Gauche 2009, et autre précédente promenade autour des Rive Droite 2009, déjà parue, mon frère en déconnade l’Abbé est un fier compagnon de table. Lors de ces soirées, à trois partagées (l’Abbé, la Nonne des Fourneaux Enchanteurs et bibi) autour de mets exquis, joliment tournés par la Converse, et de grands vins de haute lignée Bordelaise, Bourguignonnes ou autres, l’atmosphère est celle des grandes fêtes profanes en Sacristie. Et l’Abbé se fait Moine, truculent, rieur et généreux … La dernière caille, pattes largement écartées sur le ris de veau qui la farcissait, s’en souvient encore. Et mes papilles turgescentes aussi ! Soirée mémorable, encore une, qui vit un « Griotte-Chambertin » 2000 du Domaine Ponsot, glisser avec classe, buisson de merises fruitées, délicatesse et puissance maîtrisée, dans nos gorges en fête, après qu’un « Forest » 2007 du Domaine Dauvissat ciselé et tendu comme une lame de Tolède, eut longuement caressé un rôti de Saint Jacques, Pétoncles et Saumon, monté en rouleau de pousses d’épinards au sabayon de fumet. Cuit, au battement de cil, à point.

Grand moment de partage, d’amitié vraie et de joie.

Parfois me vient l’envie de filmer (mais la compétence et le matériel manquent) ces soirées de grâce, sans chichis ni nuques basses, sans paroles creuses ni sourires de circonstances, sans flatteries ni remerciements mielleux, quand en toute simplicité, la chaleur, l’amitié et la complicité abolissent le temps, polissent les inquiétudes du quotidien. Et font glousser la Nonnette aux yeux qui plissent, au nez qui fronce de plaisir. Sur la toile qui voit passer tant de mièvreries fadasses, de tels moments feraient sans nul doute un Buzz d’enfer, et prouveraient à qui ne le saurait pas encore, que le sacré sang de la vigne est aussi fait pour donner de beaux orgasmes profanes et gustatifs.

Matin montant ou nuit tombante, soleil levant comme à la fraîche, sur la terrasse que ne borde nul baobab, café fumant et « Hareng de la Baltique » en bouche, palabres et divagations, politique et fiction (sic), rires et silences, soupirs et délectations.

Supplice à Saint Sulpice !

En contrebas,

Les chatons jouent,

Le ru glougloute,

L’herbe est grise,

La Nonne baille,

Et je souris.

Il est temps …

* Daniel sériot.


EMOCOMTIBLÉECONE.

ACHILLE SUR LES AILES GRIFFÉES …

Griffon de plumes et de poils…

 

La nuit du 4 au 5 Juillet 1962 fut interminable …

Les bruits les plus alarmants, comme une peste insidieuse, avaient contaminé la ville, affolé la population. L’indépendance de l’Algérie qui voyait entrer les vainqueurs allait déclencher viols et meurtres. Partout. L’entrée se fit de nuit, à bord de véhicules neufs; les combattants tirés quatre épingles, dont on dira qu’elles avaient été fournies, toutes brillantes par l’Armée Française, défilèrent en rangs désordonnés. Vrai, faux, on ne le sut jamais. Quoi qu’il en ait pu être, ça défila dans la ville toute la nuit sous les exclamations, les hurlements de la population et les « youyou » des femmes en joie. Achille était littéralement incrusté au fond de son lit sous d’épaisses couvertures malgré la chaleur étouffante. De grosses gouttes de sueur avaient détrempé ses draps; dans l’atmosphère épaisse il entendait son père qui tournait en rond dans le vestibule. En presque fin de nuit, au plus fort de l’excitation populaire quand le braillement des voix cassées par l’excès redoublait d’intensité tandis que les aiguës des femmes touchaient à l’hystérie, il se leva à demi asphyxié pour respirer un peu. A petits pas collants et prudents, cheminant, il vit par la porte entrouverte une tâche blanche qu’illuminait la pleine lune. Alors il osa se rapprocher encore pour regarder et vit son père en maillot de corps qui faisait les cent pas devant la porte, revolver en main. Cette vision blême l’inquiéta plus encore. Comme une couleuvre il se glissa entre les draps conglutinants, grelottant et claquant des dents, tête en feu, corps de glace bleue et pieds bouillants. A cet instant il sut qu’il ne reverrait plus jamais Med.

Le lendemain dans l’avion qui le berce il revit cette nuit de peur, de graisse chaude et visqueuse. Il n’ose pas s’appuyer sur l’épaule de son père qui somnole à moitié. Trop grand, trop fier pour accepter le moindre contact, Achille ressent ce 6 Juillet tandis que l’oiseau gris fend le ciel d’azur, la pire des terreurs, l’horrible, la rétrospective, la survitaminée, celle dont l’imagination folle enrichit la réalité vécue des abominations évitées. Une fatigue de plomb en fusion le plonge dans un semi comas douloureux, il ne dort pas, le sait, mais ne peut se libérer de la glu brûlante qui lui congèle les tripes. Dans son rêve éveillé les cadavres s’amoncèlent devant la porte de la maison défoncée, elle pend de travers, dégondée comme une aile cassée. Son père, les yeux injectés de sang noir, défouraille à tout va, dix balles à la seconde. En tête de la foule braillante qui n’en finit pas de mourir Med exhorte les troupes, son regard haineux le fixe, ses lèvres écumeuses bavent des incantations folles, sa peau verte se craquelle, ses bras se desquament et ses dents, comme celles d’un requin renard émergeant des abysses, débordent par paquets hérissés de ses lèvres sanguinolentes. Il brandit à pleine main au dessus de sa tête celle de Marco, livide, exsangue; des asticots grouillants lui rongent déjà les chairs, un corbeau hiératique lui crève les yeux mécaniquement, à coups de bec chuintants.

L’avion a fini par assolir,

Les cauchemars sanglants ont disparu.

Puis le train, voyage interminable. Paris dans le métro odorant; à nouveau les angles ferrés des valises qui écorchent les chevilles, les têtes baissées des fantômes croisés, le silence bruissant de la ville, la promiscuité. Le train encore une fois, tortillard qui se traîne entre les platitudes vertes des champs, les terres noires collantes gorgées d’eau, le chant sourd des roues sur les rails en transe, le sommeil blanc qui ronge les yeux ensablés d’Achille … les arrêts fréquents, le froid humide qui serre les os par les portières ouvertes, le bruit assourdissant des conversations à voix basse. Enfin la ville, l’accueil sous un ciel sans relief, quelques jours à l’hôtel. Les livres dévorés, conscience en berne. Fatigue intense. Désœuvrement et désespoir latent.

On lui avait dit que tout là-haut dans le nord, au ras de la Belgique, ce pays de gaufres au chocolat, c’était le pôle nord, qu’il n’y avait plus d’arbres, qu’au milieu de ce désert gelé et des neiges durcies par le vent glacial ne survivaient que des inuits, que le soleil y avait été banni depuis le commencement des temps. Dire qu’Achille balisait à la pensée d’y vivre serait un euphémisme. Certes au sortir du train le ciel ombrageux charriait de lourds nuages de mercure fondu qui lâchaient des averses courtes mais drues. Pourtant l’architecture cubique de cette ville marquée par le syndrome du blockhaus, rasée pendant la dernière « grande » guerre, le rassura. Il pouvait voir le ciel. Sur la place centrale sur son piédestal le Corsaire du roi Louis XIV, levait haut le sabre et semblait indestructible. Il l’était d’ailleurs, lui seul avait échappé aux bombardements massifs de 1940 en montrant du bout de son sabre le chemin vers l’Angleterre. Achille, sans trop savoir pourquoi, fut rassuré par le bronze épais vert de grisé par le temps.

Très vite il emménagea dans une cité naissante. D’interminables rangées de grands parallélépipèdes de béton brut percés de fenêtre identiques, posés au milieu de l’argile grasse des champs, ne cessaient de s’aligner, sinistres. Comme des cages à lapin empilées. Il fallait même passer sur une planche étroite de bois de chantier, glissante et peu stable, pour accéder aux bâtiments ; les entrées n’étaient même pas fermées. Entre les immeubles numérotés des jardins de terre lourde, sans arbres et sans âmes, bâclés à la hâte piqués d’arbustes grêles prêts à crever … L’hiver 61-62 fut long, terrible, la glace ne quittait pas les routes, le port fut entièrement gelé et la banquise mangea la mer sur plus de trois cent mètres. Mais point de pingouins !

Dans la nuit noire, Achille, solitaire et silencieux au milieu des autres, attendait tous les matins dans un abri bus de fortune le bus tressautant qui le conduisait au lycée. Recroquevillé comme un corps sans membres sur un siège de plastique glacé il n’arrivait pas à se réchauffer; autour de lui les lycéens insouciants riaient. Jamais plus qu’en ces moments là il ne connut sensation aussi mortifère, comme s’il contemplait un monde inconnu qui ne le voyait pas. Dans ce bus brinquebalant qui l’emportait tous les jours, dans cette obscurité froide peuplée de jeunes âmes en joie apparente, Achille face à ces masques de chair qui faisaient mine d’être complices comprit que la vie n’était que solitudes faussement agrégées. Dans les moments les plus intimes, dans les joies comme dans les rires les plus complices il serait toujours terriblement seul, la frontière de peau fragile qui le séparait des autres resterait à jamais infranchissable.

Au blanc de cet hiver sidérant lui restait la chasse. Armé de sa carabine à plomb il traquait la grive sur la neige dure, grattait la croûte épaisse, semait quelques miettes de pain, attendait lâchement à faible distance derrière une congère figée, puis tirait les oiseaux maigrelets et affamés. A chaque oiseau tué, les ombres remontaient lentement; les oiselets innocents payaient le prix de sa solitude désemparée. Les vexations endurées et le sentiment confus de sa vie d’éternel itinérant déclenchaient, venus de fond de son inconscient, d’irrépressibles élans de sauvagerie. Découvrant les joies délétères de sa nature primaire il en vint à se faire peur. Les scènes de violence aveugle, de cruauté des hommes en ces temps de folies meurtrières qu’il avait traversés et subis, avaient ouvert en lui des espaces inconnus. Comme si le massacre des oiseaux innocents réactivait en accéléré ce qui l’avait durement ébranlé. Ces premières nuits septentrionales étaient peuplées de cauchemars rouges, d’odeurs métalliques, d’images de viandes crues lacérées, de visions de tripes dégoulinantes. Rien ni personne ne pouvait l’aider, muet comme un animal qu’on égorge il n’en parlait jamais. A qui d’ailleurs aurait-il pu se confier ? Cela dura quelques mois avant qu’il ne s’ébroue.

De la fenêtre de sa chambre il voyait et même guettait une petite bouclée timide qui attendait tous les matins le bus avec lui. Sans un mot jamais elle fuyait les regards et ne répondait pas aux apostrophes grossières des lycéens. Sa chambre était juste en face de la sienne, à moins de cinquante mètres; il passait des heures à l’attendre, espérant. Elle finit par remarquer son manège et s’en vint plus souvent à sa fenêtre, immobile, lui donner à la voir. Le matin elle ne levait toujours pas les yeux. Parfois entre ses boucles rousses pâles il croyait voir se dessiner un demi sourire, furtif comme un battement de paupière. Le temps passant l’hiver se désagrégeait à mesure que son cœur fondait. Elle venait de plus en plus souvent dialoguer en silence, légère vêtue et bougeait parfois la tête. Ses cheveux drus l’auréolaient. Il aimait ça. Parfois les larmes lui venaient aux yeux. Sans qu’il le sache, Annie le soignait de ses dévastations intérieures. C’était comme un beurre doux qui adoucissaient ses plaies quand il l’apercevait dans son petit corsage rose à fines bretelles. Il dessinait sur sa peau pâle les tâches de rousseur qu’elle ne lui montrait pas, s’étonnait de la gracilité de ses attaches, s’extasiait devant ses menus seins pointus aréolés de rose tendre. L’imagination d’Achille se riait des barrières de tissu ! Des heures durant il voyageait sur la nuit laiteuse de sa peau, naviguant entre les galaxies d’étoiles rousses qui la piquetaient. Un matin clair de la fin du printemps 62 il lui dit sous l’abri bus, la bouche au ras de ses boucles de feu doux : « J’aime planer la nuit sur ta peau de lait entre les constellations de tes grains d’automne … ». La tête d’Annie ploya plus encore qu’à l’habitude, mais entre ses mèches torsadées il eut le temps de voler à l’angle rond de son cou la flamme d’une émotion mal maîtrisée. Elle ne se retourna pourtant pas. Le soir de ce jour audacieux, alors qu’il se reprochait derrière sa fenêtre ces mots qui lui avaient échappé, elle apparut à la fenêtre d’en face, comme une fée. Achille se figea de peur de la voir disparaître. Un moment long comme une plainte muette s’écoula, avant que d’un geste lentissime, elle laisse glisser l’un après l’autre les fins cordons de sa blouse légère. Nue jusqu’à la taille elle ne bougea plus. Trop loin pour la détailler vraiment, Achille, par les yeux de l’amour, caressa d’un cil très doux les petites pommes pâles de ses seins. Les fantômes de ses doigts franchirent l’espace et se promenèrent sur la ligne pure de ses épaules, glissèrent sur ses clavicules de moinelle et s’enroulèrent autour de ses mamelons de soie. L’extase s’éternisa. Une interminable minute au moins. Puis, levant les bras, les seins tremblants, émus et palpitants, elle tira les rideaux sur le soleil levant de sa beauté tandis qu’à l’horizon de béton des blocs le soleil rouge de plaisir disparaissait. La nuit passa, Achille yeux grands ouverts et reins en feu fit un voyage odorant sur les ailes bruissantes d’un grand Griffon blanc. Haut, très haut sous le ciel de suie du cosmos grand ouvert il planait dans le silence éternel de l’espace qui ne l’effrayait pas. Accroché au cou pelucheux de l’hippogriffe il regardait sous lui, se régalant du doux dos d’albe luminescent de son amour diapré de minuscules points de rouille duvetés. Comme un Pollock délicat. Le long de cette sorgue qui n’en finissait plus il connut l’extase de l’âme plus que des sens et pleura les larmes douces du bonheur entraperçu …

Dans la boule de cristal grenat moirée de rose, Achille le sénescent est tombé sur l’églantine à peine éclose de cette émotion ancienne qu’il croyait avoir oubliée. Par extraordinaire la nuit est pleinement silencieuse, le cristal s’est fait Graal qui lui a donné l’ubiquité. Et le voici qui nage dans l’eau pure de ce Santenay « Les Charmes » 2008 du Domaine Olivier. Un vin de vénusté qui enchante ses narines quand il se penche. Brassées de fruits sous la rosée du matin au creux d’équilibre de la nuit quand l’éclat de sa lampe de bureau illumine le vin. Framboises, fraises, cerises mûres, ronces, cuir, en corbeille d’épices douces l’envoûtent de leurs notes légères et font la ronde dans son esprit las. Lentement elles l’éveillent au plaisir à venir. Comme « L’Empereur » de Beethoven qu’il écoutait à fond entre deux déhanchements de Presley, jadis. Se pourrait-il qu’en bouche le vin lui donne un baiser ? La lueur dorée de la lampe a transmuté la rose baccarat en rubis rutilant, au moment même où le jus roule dans sa bouche offerte à l’embrassade timide qu’il n’a pas connue. Le toucher crayeux qui lui dilate les papilles l’émeut quand le vin s’enroule en fraîcheur épicée autour de sa langue, enfle et déverse l’acidité mûre de ses fruits turgescents. Puis l’étreinte s’allonge en salive et jus entrelacés qui lui embrasent la bouche. C’est un moment d’union totale et parfaite. Mais un peu de l’amertume des regrets s’y mêle, comme si l’été finissant n’avait pu prendre le temps de placer au cœur des baies toute la tendresse qu’il sentait alors monter pour Annie en véraison … Bouche close comme son passé perdu Achille savoure longuement les tannins de fruits crayeux qui lui tapissent le palais.

Sous les strates empilées

De terre rousse

Et de calcaire blanc,

Annie à jamais dissoute

Dans les plis de l’oubli,

Sourit …

ENOSMOTALTIGIQUECONE.

ACHILLE L’ACHILLÉEN …

Delacroix, femme d’Alger

 

Le ciel était d’azur mais les regards voilés.

Une crainte, comme une gaze fine, recouvrait la terre et les êtres. Qui grisait le ciel, affadissait l’air, refroidissait les eaux. La terre d’Algérie épuisée par la guerre était en train de prendre feu. Et ce feu gagnait les cœurs. Et les enfants étaient touchés par la violence latente, par le sang qui suintait entre les portes de leur insouciance. Achille « à fleur de peau » de ses quinze ans le sentait bien, sans trop comprendre. A l’école les bagarres étaient moins tendres, les derniers coups n’étaient plus retenus. Entre les amis d’hier la distance s’installait. Au loin comme auprès les attentats se multipliaient. Des grenades explosaient la nuit contre la caserne des douanes à deux pas de la maison. La mère tremblait. Dans les journaux la barbarie s’étalait à tous les coins de page. Tous se sentaient trahis. Camus n’était plus là. La folie, comme une charogne verte, planait sur l’ocre de ces terres superbes et jurait de la calciner bientôt. Dans les deux camps on se rendait coup pour coup au mépris de tous et de tout. Dix sept mois de fanatisme et de démence sans limites exacerbèrent la haine aveugle qui courait dans les airs, comme la peste jadis. La fièvre noire pervertit les cœurs comme elle tortura les chairs.

Achille en fut à jamais marqué, comme un veau sous le fer.

L’année 1961 passa comme un éclair funeste. En classe, Achille qui ne sortait plus que peu et jamais bien loin, se consola dans le travail. Il découvrit les plaisirs forts des lectures harassantes qui l’emmenèrent au ciel des douleurs transmutées, des voyages immobiles et des éducations pas banales. Balzac le transporta, Stendhal le grisa, et Flaubert l’aida à jeter sa gourme aux toilettes. Quand les émotions pleines et le coeur rassasié il n’en pouvait plus, Alexandre Dumas l’entraînait en de folles aventures et le calmar géant de Jules Vernes le plongeait au fond des océans. Il trouva dans cette vie une manière d’équilibre qui conjuguait ses peurs, des mondes imaginaires qui le formèrent. Un peu.

Car rien ne vaut la vie …

Marco, n’était pas loin, rien qu’un jardin à traverser. Aussi de temps en temps ils avaient le droit d’aller chez l’un ou l’autre sans traîner trop loin. Ils avaient un ami, un troisième larron surnommé « Med ». Mohamed était son vrai prénom, si commun qu’ils l’avaient raccourci. Med était maigre et très grand, fragile comme un roseau des lacs, brun, les yeux noirs et la moustache naissante qu’il surveillait tous les matins dans le miroir. Quelque chose d’un chien errant dans la démarche, les hanches un peu de côté. Un garçon brillant et fier qui leur tirait la bourre à l’école, à coups de demis points gagnés ou perdus de haute lutte. Ces trois là se respectaient et s’estimaient. « Avant », quand ils allaient chez lui, sa mère qui n’était pas muette ne parlait pas. L’éducation de par là-bas. La maigreur de son garçon l’inquiétait, alors elle le bourrait de pâtisserie dont ils profitaient ensemble. Par poignées ils bâfraient comme les morts de faim qu’ils n’étaient pourtant pas; mais à ces âges on bouffe des cailloux, des sauterelles, des asticots aussi – sur les pêches trop mûres – dont ils tiraient la queue pour les croquer avec des mines dégoûtantes ! Le petit frère de Med, bonhomme tout rondouillard, rigolait à pleurer en les voyant faire et les regardait comme des dieux. Puis ils partaient deux rues plus loin à l’abri d’un auvent abandonné dont les lambeaux jaunes et bleus claquaient au vent comme des pavillons dérisoires. Ils sortaient d’une poche une clope tordue à moitié vidée qu’ils partageaient, penchés les uns vers les autres pour masquer la fumée. C’était bon et l’âcreté du mauvais tabac se mariait délicieusement aux miettes sucrées qu’ils décrochaient entre leurs dents à grands renforts de suçons disgracieux. Rivaux, complices et amis, ils se moquaient de leur soi-disant différence que parfois d’aucuns pointaient. Au fil du temps, les railleurs, nez sanglants et zoeils pochés, ne bafouaient plus. Avec ses os de cigogne Med n’allait pas à la castagne, les deux autres s’en chargeaient. Quand la mère, surprise par leur arrivée n’avait pas prévu les baklawas, les zlabias et autres sfoufs, ils s’en allaient marauder autour de la boutique du marchand de beignets. En début de journée, le petit commerçant M’zabite décrochait et rabattait la grande planche qui tenait à la fois lieu de porte et de table, puis il sautait dans son échoppe, redescendait comme une chèvre à courtes pattes, fixait les pieds à la table, d’un bond plongeait à nouveau dans sa tanière et se mettait à l’ouvrage. C’était l’affaire d’une bonne heure avant que les premiers beignets tout chauds, larges cerceaux dodus, gonflés, dorés et blanchis au sucre à gros grains, n’atterrissent en rebondissant à peine dans les grands plats qui recouvraient l’étal. Alors là c’était la pêche miraculeuse. Du coin de la rue ils balançaient en le faisant tourner comme un lasso un gros fil de palangrotte lesté d’un plomb moyen et garni d’un très gros hameçon à trois branches. Une fois le beignet croché ils le ramenaient à eux d’un coup sec de l’avant bras. Le beignet planait comme un fresbee qu’ils interceptaient en souplesse. En moyenne ils en chopaient deux avant que le M’zabite, courtes pattes à babouches, fou de rage, ne déboule en hurlant pour les courser la pique à bout de bras, sans son cheval, comme un hussard dérisoire. Mais les gosses détalaient et le semaient facilement.

Mais tout ça c’était fini et Med leur manquait.

La peur des représailles éloignait les amis. Achille et Marco avaient taillé des matraques dans de vieux bois durs et ne se promenaient plus qu’armés, singeant les adultes qui cachaient leurs pétoires sous leurs habits. Précautions dérisoires mais les gamins n’imaginaient pas vraiment les dangers qui planaient dans les rues. Attentats aveugles, stupides et meurtriers, incendies nocturnes, basses vengeances déguisées se succédaient. On pouvait mourir pour “un rien”. A l’école, les maîtres bien qu’engagés dans l’un ou l’autre camp, professaient pourtant des paroles de paix pour protéger les gosses exaltés. Les mômes se toisaient comme des coqs; debout sur leurs ergots ils s’insultaient, se défiaient et reprenaient des slogans qu’ils ne comprenaient pas. L’OAS et le FLN, sigles symétriques, allaient jusqu’à s’affronter dans les cours des écoles. Triste temps que celui des croyances monolithiques imbéciles, triste temps que celui qui corrompt le coeur des enfants, pauvre temps que celui du manichéisme et des caricatures grossières, affreux temps que celui qui voile la lumière des regards. Parfois, de loin quand nul ne les voyait, Med, Marco et Achille se souriaient furtivement. Achille finit l’année scolaire en fanfare, multipliant les prix et les récompenses. Pourtant il redoubla sa classe. Il lui aurait fallu partir à Bône (Annaba) faire son année de seconde mais son père, effrayé par les bandes de jeunes qui manifestaient journellement là-bas, au milieu des adultes exaltés en prenant tous les risques, convainquit le Directeur d’accepter de le garder une année de plus.

L’année scolaire 1962 qui vit la folie gagner en intensité meurtrière fut interminable. Achille, démotivé, s’ennuyait ferme. Renfermé et muet il affronta les affres grandissantes de son âge dans le silence et l’angoisse qu’aggravait sa solitude forcée. La lecture effrénée, désordonnée, boulimique, était devenue son seul refuge. Il avalait tout ce qui était encre sur papier, de « Nous Deux» au «Dictionnaire de la Mythologie Grecque », en passant chaque jour par le journal quotidien qui alignait en longues colonnes de caractères gras les noms des morts de la veille. Souvent au détour d’un article il fermait les yeux craignant de voir apparaître l’avis de décès d’un de ses copains. Derrière lui, à longueur de jours moroses le vinyle de Chubbby Checker, le seul qu’il possédait, hurlait « Let’s twist again ! » sur son Teppaz surchauffé. Chaque jour sur son cahier de brouillon il inscrivait le nombre des morts de la veille. En fin de semaine, atterré, comme un comptable morbide, il faisait ses sinistres comptes. Un jeudi qu’il n’y tenait plus Achille s’échappa en douceur, traversa la ville plus vite qu’un chacal tous poils hérissés, s’étonnant de trouver le ciel si bleu et le soleil si chaud alors qu’il était lui glacé de peur. Les rues étaient presque vides. Jamais il ne trouva la ville aussi belle, paisible et riante, certaine qu’elle était sans doute, du fond de ses pierres blanches, de traverser les années bien après qu’il sera redevenu poussière. Dès qu’une silhouette apparaissait au loin il se cachait un instant, le temps qu’elle disparaisse au coin d’une rue. Il avait si peur qu’il voyait le monde onduler, trembler, si fort qu’il courait en zigzag comme s’il avait bu. Quand il arriva dans la cour de Med, le visage écarlate et bouffi par l’effort, soufflant et crachant comme un crevard, la mère assise en tailleur sur une natte, plus affolée qu’un animal surpris, instinctivement protégea de ses mains son visage. Elle eut si peur qu’elle ne cria pas. Achille la rassura d’un geste doux. Med apparut sur le pas de la porte, un couteau à la main mais le baissa en voyant Achille. Il rassura sa mère qui lui répondait en arabe en lui montrant la porte. Elle se calma enfin. Les deux garçons s’isolèrent dans une chambre, ils parlèrent longtemps des malheurs aveugles et des hommes obtus, des filles d’avant qui ne souriaient plus, de ces eaux bleues qui les portaient si bien, des beignets et des clopes, des copains qu’ils perdaient, de leur amitié mourante, de leur séparation prochaine … Ils jurèrent en crachant de se rester fidèles. Qu’ils se reverraient un jour prochain. Dans pas longtemps …

Le six Juillet

La caravelle décolla

Vers Marseille,

Une fois encore …

Il n’ouvrit pas les yeux

Du voyage.

Sous ses paupières closes

Les branches des palmiers

Doucement balançaient …

Toute la soirée Achille l’obsolète a senti la douleur dans son talon. A trop pousser sa vieille machine elle renâcle pense t-il. La nuit s’étire comme il aime qu’elle le fasse pour lui. La nuit est une chatte aimante et lascive, elle l’entoure de ses ombres chaudes et silencieuses. Son velours noir recouvre, apaise et lave les miasmes du jour passé. Le jais profond l’enserre comme un vieil insecte dans la gangue d’ambre doré de la lampe de bureau. Y volêtent, éphémères et fragiles, les minuscules papillons diaphanes des souvenirs qu’il croyait perdus. Au creux de son oeuf de lumière fauve il est l’enfant de Nyx qui lui ouvre les portes du passé. Douce comme une bouche humide elle lui susurre des mots secrets. Ses doigts de crêpe funèbre lui caressent le front et lui donnent les clés. Ces moments d’intimité forte avec les mystères des profondeurs de l’âme des mondes, il les vénère et les attend. Le noir intense lui donne la lumière derrière le miroir des apparences. Le sens jaillit et le déstabilise.

Le cristal est beau ce soir, élégant sur sa tige frêle. A mi hauteur de ses flancs féminins, comme un lac de rubis en fusion, le vin immobile et patient l’attend. Aucun pli ne ride la psyché lisse qu’il s’apprête à traverser. Le rose et l’orangé, au fil des années, ont lentement gagné le coeur du vin dont le rubis grenat rutilant emprisonne un instant le reflet ardent de la lampe. Une boule de feu jaune balance lentement, illuminant l’orangé proche. Achille aime à se perdre ainsi dans les couleurs. En 2001 le Domaine Jean et Jean louis Trapet a extrait des grappes de pinot noir du climat « Latricières-Chambertin » ce jus rougeoyant affiné par les ans. Pour mieux voir, humer et se délecter, Achille a fermé les yeux. Une fragrance de pivoine et de rose fanée vole, fugace. De la fleur le vin passe aux fruits et aux épices, fondus à ne plus pouvoir les distinguer. Si la distinction, l’élégance, l’harmonie ont une odeur, c’est bien celle-là. Un nez à se taire. Cette terre chiche (La Tricière), ce substrat argilo-calcaire chapeauté d’une fine couche de silice prouve à qui ne le saurait pas que de la pauvreté peut naître la noblesse … A bien humer et presque renifler, Achille distingue des notes de cerises à l’eau de vie, de confiture de fraises, de réglisse fine et de figue sèche. Le vin fait sa soie en bouche peu après, mariant la puissance ronde à la finesse exquise. D’une texture tendre mais parfaitement construit, il lui semble au bout d’un instant, qu’il a toute la bouteille en bouche tant le vin se déploie. Les tannins mûrs, finement crayeux, presque imperceptibles, frôlent le palais langoureusement de leurs ailes de cacao ourlées de café noir et laissent infiniment à la bouche pâmée d’Achille la fraîcheur du millésime et le sel fin des Latricières.

Dans le verre vide

Le cuir course les fleurs.

Étrangement Achille,

N’a plus mal au talon …

ERASMOSÉRÉTINÉECONE.

ACHILLE EN FUGUE MINEURE …

Roger Corbeau. B.B 1958.

 

Le quatre janvier 1960 Albert Camus se tue en voiture …

Achille qui va sur ses quatorze ans l’ignore. Plus tard, beaucoup plus tard, au lycée il lira par bribes son œuvre à peine esquissée puis s’y plongera, la dévorant de bout en bout quelques années après. La disparition « injuste » et précoce de cet écrivain-philosophe-penseur fut une perte majeure. Son regard sur les êtres et les choses, sur le respect de l’autre, sur la dignité humaine, sur la politique, aurait peut-être nuancé, sinon modifié, au moins compté, dans le cours de l’histoire. Mais Sartre a occupé le vide ainsi laissé.

Hélas !

A quatorze ans, on se contente de faire ses devoirs au mieux pour dévorer au plus vite la vie, goûteuse comme une tranche dorée de pain perdu. Achille la croquait à grandes fourchetées gourmandes, prenant soin du bout de la langue de ne perdre aucune des miettes du sucre de ses jours, à défaut de ses nuits amères et fiévreuses. Oui Achille se tourmentait, ou plutôt attendait la chute du jour avec crainte, son repos était agité, perturbé, mi par les exigences du corps, mi par les atrocités traversées dans l’enfance qu’il croyait oubliées. Dans la même logique, fatigué par ses nuits éprouvantes il répugnait à se lever le matin. L’enfance est une bulle, certes, mais aucune bulle n’est étanche; le pays était en guerre, les tensions s’accroissaient et tout cela l’imprégnait à son insu. Il entrait dans les âges de la « fleur de peau » qui craint le sel de la vie montante, au pays de la sensibilité exacerbée, du sentiment quasi constant d’injustice, ces âges interminables du mal-être où la vie semble insupportable.

Le dimanche c’était cinéma !

La petite salle ouvrait sur un square derrière la Mairie au centre duquel un eucalyptus pointait sa tête feuillue, tout là-haut comme un gratte-ciel odorant. Achille ne la connut qu’archi-pleine, bourrée à craquer. Il fallait faire cinquante mètres de queue avant de pouvoir acheter un petit billet de carton bleu, dentelé sur les côtés, que la caissière arrachait à un gros rouleau. C’était un rituel familial incontournable. Les mémés, les pépés, pères, mères, enfants, nourrissons, en smalas joyeuses se payaient des cornets de cacahuètes fraîches aux marchands ambulants dont les couffins se touchaient de part et d’autre de l’entrée étroite. Après la projection le sol était recouvert d’une épaisse couche de coques craquantes que les plus petits aimaient à piétiner. A l’intérieur l’ambiance était joyeuse, colorée, ça s’apostrophait d’un bout à l’autre de la salle, ça grimpait sur les sièges de bois rouge, ça fumait, ça hurlait pour que la séance commence : « Com-men-cer l’ci-né-ma, com-men-cer l’ci-né-ma, com… » ! L’extinction des lumières déclenchait un « AAAAAAhhhhhh ! » collectif assourdissant. Le silence ne durait qu’un court moment pendant lequel le bruit des arachides décortiquées évoquait le concert des criquets déchaînés au lever du soleil. En plus gras et sonore. Dès les premières images les commentaires fusaient, qui reprenaient, déformaient, enrichissaient les dialogues. Les spectateurs jouaient avec les les acteurs et le film était dans la salle autant que sur l’écran. Dans les travées les enfants mimaient les combats, les pères grondaient, les baffes volaient, les cacahuètes aussi. Les jours fastes Achille s’achetait de gros rouleaux de réglisse qu’il déroulait et suçait lentement. Mélangée aux arachides la grosse boule juteuse devenait un étrange délice. Parfois mais rarement, il se gorgeait de malabars sucrés enfournés par deux qui finissaient, décharnés et collants, dans les cheveux des filles quelques rangs plus loin. Pendant la séance les garçons se flanquaient de lgrands coups de poing qui leur bleuissaient les épaules à pleurer. C’était à qui matraquerait le plus fort. Achille prudent s’asseyait en bout de rang pour garder au moins un deltoïde à l’abri. A force les marrons les énervaient et ça finissait en crachats sucrés et gluants. Mais malgré tout ça Achille adorait le film du dimanche. Entre les bruits et les horions il arrivait à s’abstraire par moment pour entrer dans l’intrigue. John Wayne dans « Le cavalier » de John Ford l’entraînait au cœur de poursuites infernales, il sentait sur sa peau les rênes qui cinglaient les flancs des chevaux écumants. Lino Ventura dans « Le fauve est lâché » le rendait sourd aux cris et aux glapissements des spectateurs. Il en oubliait de mâcher convulsivement sa mixture, il ne sentait plus les coups répétés qui lui broyaient le bras. Devant la beauté sculpturale d’Annette Stroyberg dans « Les liaisons dangereuses 1960 » de Vadim, face aux formes épanouies de Brigitte Bardot, féline et provocante dans « La femme et le pantin » de Duvivier, il frôla discrètement l’orgasme à plusieurs reprises. La musique de Délerue et la force de Duras, bien au-delà des images austères de « Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais, indiciblement le touchèrent tandis que dans la salle ça hurlait et jetait à l’écran les cornets de papier roulés en boules, des vêtements et autres signes d’incompréhension rageuse. Ce soir là Achille sortit de la salle intrigué, laissant les copains chahuter et fumer dans un coin du square, pour rentrer seul à la maison tête basse et cœur dans la brume, sans savoir pourquoi. Un jour que Dieu était sans doute à la plage, en plein milieu du film une déflagration assourdissante sidéra le public; les éclats de bois de la porte pulvérisée couvrirent le sol et la verrière de la galerie explosa. La panique s’empara des cerveaux électrisés et la foule se rua en paquet compact vers la sortie. La bousculade fut brève mais intense. Personne ne fut sérieusement blessé. Quelques chevilles tordues et des chaussures oubliées dans la débandade jonchaient les sol. Des cris hystériques, des pleurs, des tremblements et des lamentations aussi. La peur installée définitivement, surtout.

Les attentats avaient fini par toucher la petite ville.

Le couvre feu tombait à vingt heures. En été à cette heure là le jour déclinait à peine. Les patrouilles sillonnaient la ville, tout le monde se calfeutrait dans la fournaise des maisons. Plus possible de « prendre le frais » dans la rue, de discuter entre voisins paisibles assis sur des chaises en cercles chaleureux et bruyants jusqu’à plus d’heure. L’air était épais, poisseux, l’inquiétude humide polluait les esprits. Un de ces soirs là la famille soupait chichement de café au lait, de pain et de fromage; ce fromage de pauvre, boule orange sous sa gangue rouge de cire industrielle, que les enfants roulaient en boulettes. Les soucis plissaient le front du père, tendu, muet, enfermé dans des pensées sombres. Achille, plus énervé qu’à l’accoutumée, parlait à voix basse à sa sœur pour la faire rire. A plusieurs, reprises son père lui avait crûment intimé l’ordre de se taire. L’adolescent pris dans son jeu ressentait bien la peur qui crispait les adultes mais ne comprenait pas la dureté des mots de son père, à qui, depuis quelques temps il s’opposait pour un oui pour un non. Comme dit Alain, Achille « s’opposait pour se poser » … L’orage éclata d’un coup, brutal comme un coup de massue. Achille dut sortir de table; son père, debout, livide, lui ordonna le doigt pointé vers lui comme le sceptre d’un roi tout puissant, de sortir et s’asseoir sur le banc de pierre dans la courette fermée devant la maison. Il ne rentrerait qu’une fois calmé ! La tête en feu, le garçon se sentit désaimé, rejeté, il partit en rechignant et se mit à ruminer sur la pierre chaude. Les mots de son père résonnaient dans sa tête et lui mordaient le cœur; il chercha comment se venger. La solution lui apparut d’un coup, violente et crue. Puisqu’on ne l’aimait plus il allait disparaître, braver l’interdit et se cacher dans les rochers en bord de mer, là-bas tout près, à une centaine de mètres de la maison ! Le soleil comme un œil de lave incandescente commençait à fondre dans la mer calme. Il traversa la place en courant effrayé par le silence de la ville morte. Allongé sur le sol, derrière une dépression de latérite compacte, à ras des rochers, il pleura en silence, dessinant d’un doigt fébrile, bientôt saignant, des motifs sans suite, convulsivement. La nuit s’installa, le ciel d’encre bleue devint plus noir que rage et chagrin jusqu’à ce que la peur le gagne et qu’il n’en puisse plus … Tremblant, terrorisé, il revint vers la place. Aplati contre le mur de l’école maternelle, le tee- shirt collé au corps par l’angoisse, il aperçut du bout d’un œil dont la sueur déformait la vision le ballet flou des voisins qui entouraient sa mère en larmes, les yeux jaunes des jeeps de police qui trouaient l’obscurité, les hommes en grappes qui parlaient à voix forte, les camions de l’armée qui déversaient des soldats casqués, les lueurs des armes agitées, les claquements des ordres brefs. Médusé Achille était partagé entre la crainte d’être repéré et la fierté d’avoir provoqué cet énorme charivari ! Son père qui lui tournait le dos, mû par une intuition soudaine se retourna d’un bloc, son regard bleu acier le transperça comme une lame. Il lui sembla que son cœur s’arrêtait. En un bond le paternel fut sur lui, le crocha fermement, le décollant du sol et l’entraînant dans la lumière acide des phares. Achille volait, il sentait les ondes pétrifiantes de la colère du Pater. Bientôt il fut entouré de femmes larmoyantes qui le serraient et se le passaient comme une peluche. S’extirpant avec peine des mains collantes qui l’absorbaient dans une espèce d’accouchement monstrueux à rebours, il se réfugia dans la colère de son père. Et la danse commença autour de la grande table de la salle à manger. Le ceinturon à la main le père coursait le fils qui filait comme la souris devant le chat. Mais le grand matou finit par gagner. Le premier coup le prit à la cuisse qu’il orna d’une marque écarlate. La boucle lourde de l’épaisse ceinture volait en sifflant, revenait, basse, haute, le frôlait le plus souvent mais parfois le cinglait, visant le charnu de ses fesses fuyantes. Achille à bout de feintes, se retrouva coincé entre la porte qu’il n’avait pas eu le temps d’ouvrir et le lourd bahut familial. Il fut surpris de n’avoir plus peur la course l’avait calmé. Au fond il savait bien que la peur, l’amour et la rage sont des sentiments si proches qu’ils se confondent parfois. Alors il ferma les yeux pour avoir moins peur encore. Et ça se mit à tomber dru ! Cuisses et fesses furent décorées de fleurs sanglantes ! C’est sans doute pour ça qu’adulte il détesterait les tatoos ? Les dents serrées – pas question de pleurer – il reçut large dose. Épuisée la colère de son père cessa comme une bourrasque d’été. Ce fut un instant de silence comme il n’en revécut jamais plus. Un silence mouillé et sec à la fois, glacial et chaud. Chair et cœur en grand écart. La fatigue leur tomba sur le dos, ils se ressemblaient, visages haves, creusés, regards sombres. Le bleu de leurs iris virait à la nuit. Leurs yeux cernés de noir, vacillants, étaient enfoncés dans les orbites comme ceux des cadavres un peu mûrs. Dans la pièce ça sentait l’aigre et le chaud, la colère et la peur.

Ils n’en reparlèrent jamais …

Au soir de son âge, Achille le vénérable revoit la scène en souriant derrière ses yeux clos. Sur l’écran tremblotant, derrière ses paupières, la scène remontée du passé se déroule à nouveau, claire et crue, violente, terrible, comme un amour en creux. C’était justice pense t-il. La peur de perdre le précieux transforme souvent l’amour en rage. Et les combats initiatiques entre vieux mâles et jeunes loups sont toujours tendrement féroces. Il fait noir sur le monde en ce milieu de nuit. Le cuivre qui tombe de sa lampe dessine un cône parfait de lumière vive. Dans son verre Saint Vincent le visite à la sorgue. Il est là, vibration douce, au coeur de ce Morgon qui scintille dans son cristal gracieux. En 2009 au Domaine L.C Desvignes il a donné son sang, cette pivoine qui chatoie dans son berceau liquide de grenat sombre. « La Voûte Saint Vincent » est son nom. Achille sait que ce vin va l’apaiser, que le souvenir douloureux va fondre en lui comme larmes écarlates. Alors il lève le verre et s’y plonge. Les fruits rouges se mettent à chanter leur aria colorée. La framboise, la fraise, mûres et juteuses, dansent sous son nez et mettent en joie ses chémorécepteurs; une pincée d’épices douces accompagne le ballet. Sous la voûte Saint Vincent frétille. Puis le sang du Saint, comme un saint sang profane, rencontre les lèvres d’Achille recueilli et ému. C’est un jus gourmand qui lui remplit la margoulette, sphère joueuse qui roule et répand sa manne de fruits rouges et frais. Les épices douces les exaltent et la réglisse les graisse. En paix, il avale enfin le jus salvateur qui roule dans sa chair pour lui laver le coeur. Là-haut son père sourit, de cet ineffable sourire qu’il aimait tant. Lui reste au palais la caresse douce des tannins mûrs et crayeux comme la main de son père quand il prenait la sienne.

Le miracle de Saint Vincent

Lentement s’accomplit,

Dissolvant tendrement

Le bois noir

De son ancienne croix …

ERÉMODEMPTITRICOCENE.


ACHILLE, LES OISEAUX, LA SERRURE ET LE TROU …

Par le trou de la serrure.

 

Les oiseaux joyeux étaient partout …

En ce temps là la nature entrait dans la ville; pas de frontière visible entre La Calle, les forêts de chênes lièges, la mer et les eaux douces avoisinantes. Pas de zone commerciale à la périphérie, industrielle non plus. En fait, pas de périphérie au sens urbain du terme. Les jardins étaient campagne, la campagne était leur prolongement naturel. Seuls quelques alignements potagers, le plus souvent pas très droits, à l’Anglaise, pouvaient laisser à penser que des hommes domestiquaient un peu, très peu, la nature. Les plages elles aussi étaient sauvages, pas de « front de mer ». Parfois même, les chemins et les routes qui menaient aux embruns n’allaient au sable; au pire, ils, elles bordaient les plages et disparaissaient à la vue des baigneurs assoupis à l’ombre d’un parasol de fortune piqué dans le sable chaud. Hors « Le trou de Madame Adèle », on avait le choix entre la plage de « L’usine », de « L’île Maudite » et quelques autres criques miniatures, minuscules croissants chauds sans noms. Ces dernières peu fréquentées étaient le refuge des gamins qui chassaient le Gobi, petit poisson qui peuple les flaques cachées dans les anfractuosités des rochers battus par la mer. Le soir peu avant le coucher du soleil rouge, les gosses fatigués par leur journée de vadrouilles et de pêches diverses aimaient à se planquer pour mater les couples d’amoureux pas transis qui se roulaient patins et mains fureteuses à l’abri de l’aplomb des rochers. La soirée avait été bonne quand les tandems surpris dans le cours de leurs ébats fuyaient, pantalons aux chevilles et corsages dégrafés sous les jets de pierre des enfants. Ces soirs là, ils apprenaient peu des emportements, des transes de la chair moite, trop chauffés et refroidis à la fois qu’ils étaient par les agitations jugées ridicules des fessiers à demi nus. Les pommettes rouges ils revivaient la scène cent fois et riaient jaune. Ambiguïté de cet âge qui oscille entre désir naissant et dégoût des humeurs épaisses.

Dès le milieu du printemps les jeudis étaient leurs plus belles journées. Levés tôt, ils fonçaient sur les devoirs pour s’en débarrasser au plus vite histoire de se retrouver au fond d’un jardin sauvage, entre soi, à l’heure où le soleil ouvre grand son œil jaune de cyclope éberlué, au ras des forêts de chênes lièges qui montent en pente douce vers les hauteurs de la ville. Noël dernier, une carabine à plomb nickelée, qu’il fallait plier en deux pour la charger, était tombée dans les baskets d’Achille. Il aimait le bruit que faisait dans sa poche la boite de fer sonore remplie de champignons de plombs mous et striés à la base. Le Père Noël guerrier avait aussi pourvu Marco d’un engin similaire, noir mat et plus puissant. Alors ils partaient à la chasse aux oiseaux. Cruels et pervers, ils adoraient le bruit sec de la détonation suivi du sploutch écrabouillant du projectile qui disloque chairs tendres et os fragiles ainsi que le petit nuage de plumes qu’irisait la lumière du contre-jour, juste avant que le chardonneret, la mésange ou le serin, ne dégringole, désarticulé de sa branche. Ils s’assoyaient en tailleur devant le volatile palpitant et se repaissaient salement du spectacle de la mort. Un sentiment de toute puissance malfaisante les prenait aux tripes. Parfois c’était long, l’oiseau n’en finissait pas d’ouvrir et fermer le bec, son petit œil noir roulait sous la paupière translucide comme s’il était étonné que les garçons aient succombé au vertige. Quand la petite flamme quittait l’œil minuscule du roitelet l’air se figeait, la lumière devenait plus crue, les couleurs saturaient, bavaient parfois comme si l’arrêt progressif de ce souffle indécelable désolait les anges et leur brouillait la vue. C’est du moins ce qu’Achille ressentait, qu’alourdissaient un peu plus encore les pierres coupantes qui lui griffaient la poitrine un instant. Marco, habitué des chasses aux sangliers de l’automne avec son père, rigolait et fourrait la petite chose dans le sac commun, continuant à fouiller les arbres à la recherche de la prochaine victime. Souvent, Achille prétextait une envie pressante pour s’éloigner un moment. C’est à cette époque qu’il se mit à rêver de chutes interminables dans le noir absolu, comme si la faucheuse, l’enroulant dans sa robe de suie grasse, l’entraînait dans un horrible plongeon térébrant. Et dans ses cauchemars glauques la même odeur écœurante le révulsait, ce fumet lourd, douceâtre, ces molécules épaisses qui ne le quittaient plus, enfoncées au plus profond de sa mémoire, cette puanteur que la mort putréfiante dégage partout où elle passe. Achille se méfiera toujours dès lors des femmes chantournées de noir dont les voiles crissants croyait-il, vous séduisent pour mieux vous ôter la vie du bout de leurs ongles rouges et effilés. Jusqu’au jour où il s’apercevra que la couleur des atours ne change rien à l’affaire et qu’à trop donner d’amour on se fait flouer.

En milieu de matinée, quand la stridulation des criquets devenait électrique, quand la chaleur tombait comme une lave cuisante ils regagnaient la grotte fraîche sous les rochers, se fumaient une tige à deux les pieds au frais dans les vaguelettes mousseuses. Chacun revivait en silence le plaisir trouble des petites vies prises à la vie. L’un mimait les gestes, accroché au fusil absent, imitait le son de l’air comprimé qui propulsait le plomb mortel, le bruit mat des chairs froissées, singeait l’affolement de l’oiselet mourant, écarquillant les yeux et s’écroulant terrassé dans un chuintement final. L’autre le sourire crispé faisait mine d’en rire. Puis ils oubliaient et parlaient à voix basse du mystère des filles qu’ils rêvaient de pétrir convulsivement. Une fois l’excitation de la mort et de l’amour charnel retombées ils s’équipaient. Masques et tubas, palmes fatiguées et fusils-harpons, armés comme des ninjas aquatiques ils plongeaient dans les eaux claires. Les premières minutes les purifiaient des miasmes terrestres, les lavaient de leurs plaisirs malsains. Tout était fraîcheur, silence et pureté dans l’émeraude liquide. Le bruit régulier de leur respiration les apaisait. La vie grouillait sur les fonds changeants, flottait paisible, ou dérivait lentement. Le velours des coraux recouvrait et gommait les angles des roches entre lesquelles les tâches blanches des zones sableuses dessinaient un paysage harmonieux. Le binôme cherchait entre les langues vertes des algues ondulantes les poissons de roche agiles qui s’y cachaient. De temps à autre l’un d’eux piquait, harpon pointé à bout de bras, dans un brouillard de bulles vers un poisson fuyant qu’il remontait gigotant au bout de la tige de métal qui le transperçait. Quand le froid les gagnait ils retrouvaient leur grotte et tremblaient longuement, recroquevillés sur le sable poudreux et tiède dans lequel ils se roulaient en riant. Quand la chasse avait été maigre ils pêchaient de gros oursins à la fourchette, qu’ils remontaient et posaient dans des casiers de bois léger garnis de plaques de liège arrachées aux chênes-lièges. Les grosses boules vivantes, hérissées de piquants cassants leur laissaient aux mains des épines profondément enfoncées qui les agaçaient des jours et des semaines. Puis ils faisaient un feu de bois mort, cuisaient leurs oiseaux squelettiques et leurs poissons minuscules, ouvraient leurs oursins, et s’en délectaient avec du pain rassis ramolli à l’eau. Petite clope enfin pour finir comme des hommes …

Tony habitait la Caserne des Douanes. Un petit Corse à la peau mate et au regard ourlé de longs cils de fille. Mais fallait pas le chercher, il avait le sang chaud et la susceptibilité à fleur de poing. Et surtout, oui surtout, Tony avait deux grandes sœurs, des vieilles de plus de vingt ans, longues lianes brunes, yeux de ciel et hanches huilées qui faisaient baver les morveux de treize ans qu’elles ne voyaient même pas. Quand ils discutaient en bande, comme des conspirateurs d’opérette dans un coin de la cour de la caserne il n’attendaient en fait qu’une chose : l’apparition des deux filles, maquillées et vêtues de robes mouvantes, descendant les escaliers. A chaque marche, le balancement de leurs hanches rondes envoyait de droite à gauche les plis espiègles de leurs courtes jupes légères. Sous leurs chemisiers à bretelles, leurs jolis seins oblongs se riaient de Newton et ballottaient à chacun de leurs pas. Elles savaient bien que les merdeux bavaient à les voir ainsi descendre lentement; c’est bien pourquoi elles prenaient plaisir, regard perdu à l’horizon, à accentuer ondulations suggestives et tremblements mammaires. Bouches pendantes les gamins rêvaient en bavant. Les premiers temps Tony se fâchait et menaçait de leur casser la gueule. Il tenta même de leur interdire la cour mais rien n’y fit ! Comme des huîtres à marée basse ils s’accrochaient, attendant la vague montante qui les submergerait de plaisir. Un jour Tony qui n’arrivait pas à sauver son honneur – sauf à n’avoir plus un copain – leur proposa un marché honnête, histoire de garder le contrôle, de mettre un peu de beurre dans les relations et de se graisser un peu les rognons au passage. Le jeudi, à l’heure de la toilette, en l’absence de ses parents, il leur proposa la location du trou de serrure de la salle de bain ! Dix centimes les quinze secondes pour l’une, ou trente centimes pour les deux, en deux fois quinze. Durée maximum, indépassable, dûment chronométrée et non renouvelable le même jour. Il fit un carton ! Planqués en paquet sous l’escalier, chacun leur tour ils montaient pieds nus, se glissaient à genoux devant la porte et mataient jusqu’à la dernière seconde, à se crever un œil. C’était au petit bonheur la chance … Ils entrapercevaient furtivement un bout de culotte rose, un fragment de cuisse, les plus chanceux croyaient deviner un buisson noir furtif, frisé ou raide c’était selon, mais ça allait si vite qu’ils peinaient à en garder l’image en mémoire. Sous l’escalier ils avaient du mal à garder le silence tant l’attente leur semblait interminable. Une fois, la séance terminée, ils s’évertuaient, échangeant leurs souvenirs tous frais, à reconstituer le puzzle. Cela leur faisait des rêves à la Picasso pour la nuit. Patiemment ils attendaient le jeudi suivant dans l’espoir de récolter d’autres morceaux de l’énigme. Les semaines avaient beau s’empiler, ils avaient beau se ruiner, ils n’y parvinrent jamais. Tony lui, certain que son petit commerce resterait florissant dépensait sans compter. Généreux, il leur offrait force P4 et des valdas à gogo … C’était Byzance et Tony en était le Nabab !

Depuis quelque temps, le soir,

Loin au delà des collines,

On entendait le bruit sourd des canons

Qui résonnait lugubrement,

Et faisait taire les oiseaux …

Dans la tête d’Achille l’antédiluvien les obus du passé ont déchiré la nuit. Le rayon opalescent de la lampe irise la robe du vin, pâle comme un soleil de Vermeer, de reflets vert tendre. Au cœur du cristal Achille a plongé, emporté par le courant puissant du souvenir. Il nage dans les eaux claires d’une méditerranée qui fleure bon la pêche blanche arrachée à l’arbre du jardin. Le petit frisson délicieux qui lui frisait l’échine tandis qu’il courait, loin du lieu de son forfait d’enfant, le traverse à nouveau. Étrangement au fond de l’eau de vin translucide, il revoit les paysages d’Afrique, respire des parfums exotiques d’ananas crus, de fines senteurs de citrons mûrs et d’agrumes frais, de raisins, de pêches de vigne, de poires et de cette fleur d’oranger qui l’enivrait jadis dans les allées interdites des orangeraies blanches. Par les trous de sa serrure nasale, la réglisse en volutes infimes clôt le bal des arômes.

Une gorgée de ce pur sauvignon « Aubaine » 2010 de Jonathan Pabiot, Pouilly-Fumé délicieusement frais né sur lies fines et marnes calcaires lui truffe la bouche. Pure sphère, la matière cristalline enfle doucement sous sa fine pellicule grasse puis diffuse lentement ses fruits mûrs – de l’ananas exotique et subtil à la chair fondante des pêches blanches, du jus du citron doré à la poire juteuse – qui lui affolent les papilles que caressent longuement en finale la craie fine, la pulpe de citron poivrée de blanc. Achille, immobile, savoure à n’en plus finir la chair parfumée de ces fruits d’antan. Comblé il se lèche les lèvres et le sel fin qu’il y recueille le replonge une dernière fois dans les eaux d’émeraude d’antan …

Dans la salle de bain flottante,

De sa mémoire évaporée,

Les filles perlées d’eau fraîche

Rient à jamais,

Gaiement …

EDOUMOCHÉETICONE.

ACHILLE SUCE DES VALDAS …

Nasreddine Dinet. Bataille autour d’un sou.

 

Achille avait oublié le mâchefer boueux

Et souriait aux palmiers retrouvés.

Par la fenêtre ouverte de la voiture coincée dans une longue file de véhicules encadrés par deux Half-tracks, le vent chaud de ce mois d’août lui chatouillait agréablement la peau. Onze ans depuis deux mois, un nouveau pays, tout à recommencer encore. De Bône (Annaba) à La Calle (EL Kala), 85 kilomètres qui prirent trois heures à regarder tranquillement les lacs. Les forêts ondoyantes de joncs en bouquets offertes au regard, les hérons cendrés aux pattes fines, aux long cous souples et fragiles plantés sur leurs pattes graciles, les larges étendues frémissantes d’eaux bleues à perte de vue, comme autant d’images de paix, contrastaient avec le lourd convoi armé jusqu’aux dents qui serpentait comme un reptile venimeux sur la route sinueuse. De cet étrange randonnée au pays de la beauté calme Achille gardera le souvenir, toujours. Et ne comprendra jamais que les hommes ne sachent tirer la leçon de ces spectacles de la nature. Au creux de ce paradis paisible, des humains au même sang rouge se battaient pourtant comme des chiens enragés, bornés, imbéciles, toutes convictions confondues. Au débouché d’un dernier virage La Calle apparut, dolente, allongée au bord de l’eau comme une houri ravissante et comblée. Construite sur le flanc d’une colline en pente douce elle semblait couler vers la mer au bord de laquelle elle s’épanouissait en tâches d’or et d’ocre mêlées. Une presqu’île reliée à la terre par une digue arrondie longée de bateaux de pêche aux couleurs vives dessinait entre son flanc et le bas de la ville un petit port calme comme un œil grand ouvert dont l’iris d’émeraude encerclait une pupille noire et profonde. Une jetée de ciment fendait les eaux en leur milieu. Sur celle-ci à longueur d’année des grappes de pêcheurs opiniâtres, à moitié endormis par la chaleur, pêchaient des siestes à n’en plus finir qui faisaient rigoler les poissons. Côté rivage, une promenade, « le Cours Barris » surplombait les eaux céruléennes alignant au centre à intervalles réguliers de beaux palmiers épanouis, aux troncs peints à mi hauteur de chaux blanche immaculée. Sur les hauteurs de la ville et qui la dominait, le convoi longea un ancien Fort Génois plus haut que les deux clochers de l’église Saint Cyprien, centrale, qui regardait la mer au bord du cours Barris. Au milieu de la promenade s’élevait aussi, mais modestement, une stèle ancienne à la gloire de Samson Nappolon, négociant Corse, fondateur au nom de Louis XIII de ce « comptoir commercial » éponyme, le plus ancien d’Algérie.

La famille s’installa au rez-de-chaussée d’une petite maison, place du monument aux morts, triangle paisible bordé par l’école maternelle, le dos de la poste et la mosquée dont les chants qui s’élevaient de l’école coranique accolée à ses pieds vibraient en litanies sans cesse psalmodiées par des enfants studieux qui se balançaient en cadence sous la baguette cinglante du maître. Achille aimait cette musique qui faisait chanter les mots, ces mélopées, étranges pour lui, qui accompagnaient aussi bien, avec le chant des criquets en contrepoint, ses longues siestes rêveuses, plus torrides que les lourds étés accablants.

La rentrée des classes vint très vite rompre la monotonie brûlante de cette fin d’été solitaire. Ce jour là Achille se leva tôt. La trouille lui serrait les tripes. Il ne déjeuna pas. Au lever du soleil la symphonie stridulente et monocorde des criquets déchira l’air d’un coup, sèche et crissante. Achille couru par le court chemin qui menait au Cours Complémentaire sur la place centrale. La bâtisse à deux étages était entourée d’un haut mur chaulé éblouissant, une petite porte bleue patinée par le temps et les mains des enfants ouvrait sur une minuscule cour intérieure. En grappes serrées qui se faisaient et défaisaient au gré des arrivées, une troupe de gamins bruyants attendait, pas sagement. Du tout. Ça braillait, ça riait, ça courait, ça se bousculait dans tous les sens. À l’écart, un peu mais pas trop, Achille observait. Il fut frappé par le mélange harmonieux des origines embrassées qui se fondaient et virevoltaient comme un vol d’étourneaux volubiles. Un tiers de « blancs » pour deux tiers de « basanés » et une poignée de Kabyles aux yeux clairs sur peau pâle dont quelques rouquins frisés.

Puis la porte s’est ouverte, ils sont rentrés en se bousculant jusqu’à ce que le Directeur apparaisse sous le préau et tape deux fois dans ses mains. Alors ce fut arrêt sur image et silence total comme si le temps avait gelé d’un coup. Plus personne ne bougeait, ne parlait. Tous gardaient la pose inconfortable qu’ils tenaient, figés, inquiets. Au deuxième claquement des mains les rangs se formèrent impeccablement en quelques secondes. Achille, seul au milieu des alignements n’osait bouger, ne sachant où aller. Le Dirlo lui fit signe d’avancer sous le préau et le présenta aux gamins curieux. Le soleil déjà haut donnait à plein, le bitume de la cour était brûlant. A l’abri du toit il faisait plus torride encore. Pourtant, Achille qui sentait la main lourde du Patron sur son épaule, grelottait et faisait de gros efforts pour que ses dents et ses genoux ne claquent pas. Il clignait de l’œil, plus aveuglé par les regards convergents que par la clarté, pourtant insupportable du soleil, réverbérée par les murs blancs. La pire rentrée de sa vie ! Achille le canonique s’en souvient encore. Ce jour là, l’enfant apprit combien il est difficile de soutenir les regards ajoutés de ses semblables, si différents et gardera au cœur la méfiance de la foule et des grands-messes.

Comme à l’habitude les premiers temps ne furent pas faciles mais le football l’aida. Quelques parties lui suffirent pour être accepté. En classe il avait retrouvé le goût des études, la curiosité et roulait bon train mais sans effort aucun. Le soir à la sortie des cours, il traînait avec les copains sur le chemin du retour, cherchait l’ombre sous la chaleur et discutait avec l’un, l’autre, de rien. Achille se cherchait de vrais copains avec qui partager des secrets et monter des plans aventureux. La mer était proche de chez lui, cent cinquante mètres à peine derrière la petite gare désaffectée. Au bout d’un terrain vague et rouge – désert descendant sur lequel les enfants jouaient au foot des heures et des heures – les premiers rochers apparaissaient, pointus, piquants, sur lesquels il apprit vite à courir pieds nus. Plus bas entre les éboulis c’était « Le trou de Madame Adèle », une anse minuscule, sans sable qui permettait d’accéder à l’eau. Impossible de s’y baigner sans savoir nager. Et Achille ne savait pas. Il regardait les autres piquer des têtes du sommet d’un rocher plongeoir, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas sauter. Un après-midi un des gamins le poussa à l’eau sans prévenir. Il tomba comme un caillou, toucha le fond, poussa du pied par réflexe, cracha, se débattit sous les rires cruels des autres qui le regardaient se noyer à moitié. A force de faire le caniche, il finit par flotter à peu près. En quelques jours, à singer les autres, il nagea.

Il savait nager en eaux claires, la vie était à lui …

Marco le fils du prof d’histoire-géo, son seul concurrent en classe, devint son ami; ils furent très vite inséparables. À deux ils avaient trouvé une cachette extraordinaire, un très vieux gros figuier dont les branches retombantes formaient entre leurs extrémités et le tronc une salle couverte invisible. Ils en firent leur QG, qu’ils meublèrent de cartons. Au pied du tronc ils creusèrent une cachette qui protégeait leurs trésors : paquets de P4 (paquets de cinq cigarettes à bas prix), pastilles Valda pour combattre l’odeur et purifier l’haleine, lance-pierres sophistiqués. Mais un soir qu’il rentrait à la maison l’air innocent,il fut accueilli par une baffe magistrale qui le mit sur les fesses. « On » avait vu la fumée percer le rideau des branches et le secret, comme la cachette, avaient été dénoncés. Achille, la main sur le cœur expliqua que c’était la première qu’il fumait, que de toute façon il n’avait pas aimé et jura, en crachant au sol par réflexe comme le faisait les copains, qu’il ne recommencerait jamais plus. Le crachat lui valut une seconde baffe qui lui boucha l’oreille gauche pour la soirée. Il fut privé d’argent de poche. De dorénavant jusqu’à désormais ! Marco et lui tinrent conseil, déterrèrent la boite de fer et s’enquirent d’une autre cachette plus sûre. Les roches pointues au bord de mer, bien loin de la ville, étaient creusées de cheminées tortueuses qui descendaient jusqu’à l’eau. Idéal pour pêcher ou mettre le feu à de gros pneus que la mer rejetait parfois. A fouiner partout ils trouvèrent une étroite cheminée de plusieurs mètres qui débouchait dans une petit grotte de sable blanc que les eaux léchaient à peine. Une aubaine, un repaire de pirates idéal, que nul jamais ne découvrirait. Ce fut leur nouvelle tanière. Faute de ressources, Achille se mit à piquer une cigarette dans le paquet de son père tous les deux jours et quelques sous dans le porte monnaie de sa mère histoire d’acheter les Valdas. Certains soirs, la pièce de monnaie dérobée brûlait si fort dans sa poche qu’il s’en débarrassait en la glissant discrètement entre le dossier et le siège d’un des fauteuils de la maison. Trente ans après, il les retrouva et son père rit de bon cœur …

La vie tournait à plein régime comme « Better git in your soul » de Charles Mingus. L’enfance quittait Achille que l’assaut sauvage des hormones asservissait. Sous la poussée incompressible du poil envahissant, l’enfant espiègle qui ne grandissait pas pour autant devenait taciturne. Voilà qu’il surveillait sa mère et s’opposait de façon plus ou moins larvée à son père. C’était le temps de l’appétance-répulsion qui le prenait sous son aile dévastatrice et douloureuse. Il passait sans trop savoir pourquoi de l’insouciance rieuse de l’enfance qui s’en allait doucement, à la contestation générale et peu subtile de l’ordre des choses. C’était le temps des cerises et des filles. Les filles, il les regardait de loin, l’oeil en coin, la joue rosissante et ne s’endormait plus du sommeil sans nuages des enfants fatigués par le jeu. Dans son lit étroit il tournait et retournait sans trouver le repos, les draps étaient toujours trop chauds et les raideurs incontrôlables qui lui brûlaient les reins le surprenaient. Ses réveils qu’il aurait voulu ne pas connaître, tristement poisseux, le laissaient morose la journée durant. Son teint pâle et ses yeux cernés inquiétaient sa mère et déclenchait en lui une rage froide qu’il dissimulait de plus en plus mal. Il lui fallut des trésors d’ingéniosité pour gratter ses draps à la pierre ponce humide sans se faire surprendre. Depuis quelque mois, à la sortie des classes, en compagnie d’une bande de boutonneux bêlants, il surveillait de loin la sortie de l’école des filles. Les chemisiers légers, les longs cheveux dansants, les jupes que le vent animait lui enflammaient l’imagination et les sangs. Désespérément il se forçait à jouer aux billes, à collectionner les calots, les terres cuites et les agates, s’amusait sans entrain à un-deux-trois soleil avec les plus jeunes pour retrouver par instant l’enfance qui le fuyait … Mais qu’est donc devenue l’Angélique si pure qui battait l’amble de son coeur d’enfantelet ?

Achille n’était plus qu’un oxymore écartelé,

Une âme tendre passée à la roue.

Encore une nuit éveillée. Écarquillée, pantelante comme un oeil énucléé au bout de son nerf optique à vif. Dehors la pluie cingle et peine à nettoyer les miasmes accumulés par les hommes vains. Les rues sont lavées, certes. À la lueur des lampadaires, le bitume brossé par le déluge semble propre mais les voiles blancs qui fendent les airs comme une volée de hallebardes serrées, sans jamais faiblir, ne dissolvent pas les remugles de violence qui imprègnent le cortex du monde. Les idées lourdes et basses qui brassent les esprits résistent et résisteront encore longtemps aux averses qui se voudraient lustrales. Achille le Suranné sort de ses rêves éveillés, du flot résurgent des fantômes souffrants qui le sidèrent. Il est là, trop las hélas pour lutter. Moitié hébété, moitié tassé comme un fatras de chairs ramollies par l’âge. Il sait que sa vie lentement s’en va, qu’il a lâché prise et perdu l’emprise … Encore une fois le verre magique, noir d’un vin terrifiant ce soir, a fait son oeuvre voyageuse. La lumière dorée de la lampe tente en vain d’éclairer la robe de ce vin obscur jusqu’en son centre. Près du Pic Saint Loup, il est né sur un sol de gravettes calcaires pauvres, un bouillon figé de déjections anciennes, coulées de boue et de pierres imbriquées. Une trilogie de syrah, grenache et carignan du Domaine Zélige-Caravent : « Fleuve Amour » 2005. Sur les bords de ce fleuve sombre un fil violacé à peine formé cerne le disque de ce vin sans fond apparent.

Delteil eut aimé s’y perdre pour s’y désaltérer.

Les arômes puissants d’une grosse cerise noire mûre dans son eau de vie pénètrent l’esprit d’Achille aux yeux clos. Chaque vin est une messe différente qui le met en recueillement et lui fait fermer les yeux sur le sang odorant des vignes. La pierre sèche, chaude, le cèdre, le cade et le havane dans sa boite épicent la cerise. La matière concentrée, puissante, toute en rondeurs avenantes lui emplit la bouche plus sûrement que le plus énormément torride des baisers. C’est le vin qui le prend plus qu’il ne le déguste. Comme une rousse pulpeuse énamourée. Qui le délivrerait en l’anéantissant enfin. Le fruit le caresse de sa pulpe languide, tourne au palais, s’étale et se resserre. Le Fleuve Amour l’envoûte dans ses épices douces, ses mots de chair tendre, puis dévale sa gorge en laissant derrière lui comme le souvenir tremblant d’un absolu frôlé. La finale est intense, sur des tannins présents mais enrobés de craie, fraîche un temps, puis épicée, poivrée, pour repartir une fois encore, brûlante d’alcool, « cheveux au vent et seins nus », pimentée et flamboyante comme l’écriture fantasque de Joseph Delteil.

Loin des eaux jaunes du Fleuve Amour, là-bas, très loin,

Au sortir des eaux chaudes,

Achille,

Imbécile,

A regardé le soleil

Dans les yeux,

Jusqu’à pleurer,

Mais Ludmilla ne le voit pas…


EAUMOBÛTICHERCONE.