Littinéraires viniques

ACHILLE ENFOURCHE LE CHEVAL BLANC …

Oleg Dou.

 

Au sortir du lycée, la vie commence …

Le Bac à l’arrache, au baratin, en finesse, après une année de musique sombre, « hard », glauque, comme qui dirait « sauvage petit bourge ». L’esprit vif, le regard décalé, quelques idées pas trop connes, à la marge, avaient séduit les profs, trop contents de lire autre chose que les sempiternelles régurgitations de cours mal digérés. Les temps étaient à l’agitation compulsive, aux rêves, à l’espoir, et aux luttes à cœurs éperdus pour un « monde meilleur ». La jeunesse se gavait d’idéaux, d’utopies. Les temps depuis lors ont changé, l’accumulation, le consumérisme effréné, ont anéanti la soif de vivre, l’égoïsme a tué la solidarité, certes un peu niaise mais généreuse, qui alimentait les actes et les discours. Le politique est mort, le politiquement correct règne, sinistre et désespérant. Les anges ont perdu leurs ailes.

Or donc Achille vibrait de toutes ses jeunes fibres …

Hector, que les études rebutaient mais qui ne manquait pas de talents divers, s’était auto proclamé photographe et avait ouvert une boutique. Dans le labo sombre, il pataugeait dans le révélateur, et son studio était un parfait piège à filles. Accueillant et généreux, il hébergeait en milieu de semaine Achille, qui venait à la métropole suivre ses cours en Faculté. La journée était studieuse, Achille se vautrait dans la littérature, et admirait béatement les grandes œuvres qu’il découvrait avidement. Stendhal l’enivrait, Flaubert le ravissait, Céline l’interloquait … La mode était au structuralisme triomphant, à l’analyse psychanalytique des textes, et l’engouement pour le « Nouveau Roman » ruisselait dans les amphithéâtres. Tsvetan Todorov le fascinait, Julia Kristeva accaparait ses rêves et Philippe Sollers, ce dilettante talentueux et brillant, qui déchirait grave les filles aux seins lourds, posées comme des gâteaux crémeux aux flancs des amphis bondés, était son modèle absolu. Un temps il se mit au fume cigarette, histoire de faire « genre » intello profond. Bientôt Roland Barthes le laissa sans voix. Achille vivait pleinement l’âge des émerveillements à géométries variables. Le jargon fleurissait dans son jardin, il se saoulait de formules absconses et d’affirmations obscures. A chacune de ses lectures, il croyait toucher aux vérités définitives. A force de baffes monumentales et de bouillons amers, lentement, virant et revirant, il dut se rendre à l’évidence : le monde a mille facettes et la solitude absolue est le sort ordinaire des humains …

Un soir, à l’occasion de la communion solennelle d’une des sœurs d’Hector, il fut invité chez les parents de son ami. Son père était un radical socialiste de centre droit, habitué aux grands écarts de la pensée, amoureux de la langue, et des longues discussions blêmes jusqu’au bout des nuits. Médecin de campagne, c’était un notable qui vivait bien, généreux et grand amateur de vins. Hector préférait le Coca et les alcools forts. Les hasards de la table placèrent Achille à côté du maître des lieux qui se mit à l’entreprendre aimablement, à le questionner sur ses études, à parler politique et autres sujets brûlants. A partir de ce jour-là, entre le bourgeois rompu aux duels oratoires serrés et le jeune homme, aussi mal débourré que fougueux, cela crocha, les extrêmes se rejoignirent, et ça se mit à péter de tous côtés. L’air, entre eux, sentait la pierre à feu. Achille apprit l’art de la diatribe, celui de l’esquive et de la tortue romaine, il travailla son verbe, son vocabulaire et l’exercice de la pensée construite et argumentée. Cet homme, éloigné de lui par les origines et la fortune, fut un peu son pygmalion. Un vingt deux mars d’une année restée célèbre, ils passèrent la nuit entière, assistés de quelqu’autres acolytes – vieux mâles hargneux en fin de carrière, diplômés de prestigieuses écoles – , à combattre comme cerfs au brame. Une nuit enfiévrée, haute en tensions, en affrontements, en défis, une nuit sans merci, mais pleine de l’amour des hommes qui passent durement le témoin à leurs enfants.

Sur la table en fête trônait une bouteille, mystérieuse, sans intérêt pour Achille. Le vin n’était alors pour lui, qu’une boisson de limace de comptoir. Pourtant le flacon empoussiéré par le temps l’intrigua, tant il lui paraissait à la fois impressionnant et inabordable. Sur le haut de l’étiquette à demi délitée subsistait un écusson rouge sale, piqué de six points vieil or. Sous l’écusson, une citation latine quasi illisible. Il crut y vaguement distinguer « Su ??? semper veritat ?? », quelque chose qui parlerait d’être « Toujours au-dessus de la vérité ?». Une maxime célébrant sans doute la recherche incessante et jamais atteinte de la perfection ? Un millésime : 1945. Un vin plus vieux que lui, qui avait à peine passé vingt ans ! L’image désuète d’un Château sans style, ensuite, puis un nom : « Château Cheval Blanc ». Le vieil homme au visage hâlé et émacié, ne disait mot. Sa chevelure noire étonnait, qui surmontait un faciès buriné, torturé de rides complexes, profondes mais harmonieuses. Ses yeux d’un noir perçant sourirent, quand il s’aperçut que le garçon ne l’écoutait plus, fasciné qu’il était par la bouteille poussiéreuse. La bouche arrondie, les yeux marqués par l’interrogation, le juvénile, éperdu, se tourna vers lui. Un long moment, l’ancien lui raconta Bordeaux, Saint Émilion, la rive droite, merlots et cabernets, lui dit qu’il avait sous les yeux grand vin en grande année.

Achille se mit à boire les mots,

Qui l’amèneraient au vin,

Achille entrait en initiation …

Cette courte journée d’hiver entrait déjà dans sa nuit. Achille, le regard noyé dans la robe d’encre du vin, les doigts crochés, au bord des crampes, autour de la fine tige de cristal, plus tremblant qu’un chenu, s’évertuait à faire tourner la soie enténébrée de l’élixir dans la large coupe de verre fragile. Sous la lumière artificielle du grand lustre qui illuminait la pièce, la houle du vin tournoyant qui dansait au rythme de son poignet, l’hypnotisait, et les fulgurances alabandines qui traversaient le vin, l’avalaient comme derviche en transe. A la surface du disque des ondes orangées pulsaient parfois, s’enroulant et se resserrant vers le centre dépressionnaire du verre. Récitant parfaitement la leçon qu’il avait reçue, il plongea le nez vers le verre. Les odeurs en foule indistincte qui montèrent, riches et puissantes, vers lui, le surprirent. Elles lui étaient familières, ils les connaissait mais ne pouvait les nommer. A son oreille, la voix de Roger – c’est ainsi que se nommait le vieil homme – énumérait les arômes : Fruits rouges, café, touches balsamiques, caramel, viande séchée, épices, poivre … il mettait des mots sur les perceptions du novice. A chaque parfum, il pensait, oui ! bien sûr ! Certainement ! Je l’savais ! C’était joie et ravissement, son cœur riait et battait l’amble. Puis, à la commande, il entrouvrit la bouche et happa le vin. Interloqué, il ferma instinctivement les yeux quand le jus, puissant et gracieux à la fois, s’étala comme une soie fraîche sur ses papilles surprises. Il fit l’apprentissage de l’équilibre, de la gourmandise, de l’élégance et de la race. Le sens de la maxime, qu’il avait à demi traduite sur l’étiquette fanée, lui apparut clairement comme une évidence qu’il n’oublierait jamais plus. Son palais exulta, tout son être vibra quand la matière déversa fruits et épices mêlés qui n’en finissaient pas de s’étirer comme chat angora au réveil. Le jus passa sa luette sans encombre, une boule de chaleur douce partit de son œsophage et irradia tout son être. Quand il s’aperçut que le vin, bien qu’avalé continuait à vivre en bouche, couvrait sa langue d’un étrange et fin lacis crayeux de « tannins » frais, que cela ne cessait pas, interminablement, sa joie se mit au diapason …

Bacchus venait de l’adouber !

En retrait, dans l’ombre,

Silencieux maintenant,

Roger souriait …

EDEOMOGRATICOTIASNE.

ACHILLE, LE RÂTEAU ET L’EXCAVATRICE …

Stanley Kubrick. Lolita.

 

Achille allait sur ses dix-sept ans. Il avait oublié le goût du lait, de l’eau et du cidre, depuis que petit bout d’enfant il trônait sur les genoux ronds des monos de la colo

C’était plein hiver, pourtant elle était habillée en Juin …

Un pantalon pas trop collant. En ce temps là, le collant était réservé aux dessous ou aux fins de soirée, à s’être trop serrés, frottés, malaxés. Fallait rentrer à pieds, dans le noir, tête dans les nuages et culotte poisseuse. Pantalon donc, près des fesses, mais pas dans l’entre deux. En toile légère,à petits carreaux vaguement vichy. Tissu mou qui faisait des marques aux genoux. Une cotonnade de pauvre aussi moche que le lin des riches. Un genre de blouse large au dessus, de style vague, qui atténue les formes mais n’empêche pas l’imagination. Informe, un peu sac mal taillé. Une paire de ballerines sans grâce en cuir noir. Mais des yeux, une peau, des cheveux … Putain, on ne voyait que ça ! Après ça, le reste devenait habits de princesse, fringues haute couture, soie et falbalas. On voyait, on regardait, on rêvait, on idéalisait, on fantasmait. De loin, à la sortie des filles, de l’autre côté du lycée. On rosissait, on rougissait, parfois, en secret, à l’intérieur de soi.

La môme carotte aux cheveux en cascade d’automne l’hypnotisait. Une menue mangouste, vive, agile, déroutante, qui le tenait sous son œil de menthe fraîche piqueté de pépites dorées. Selon son humeur versatile, elle souriait, le regard franc, ou boudait, tête baissée et lèvres plissées. Ses surprenantes sautes d’humeur se lisaient à la couleur de ses yeux qui pouvaient passer, le temps d’un subreptice cillement, du jade limpide au lapis profond, tandis que son babil de perruche devenait silence menaçant. Achille, innocent, y cherchait des raisons, une logique subtile, qui lui échappait, le dépassait et lui serrait le cœur. Souvent il en parlait à son copain Hector, esprit terrien, qui lui conseillait de s’en foutre et de rester concentré sur un seul objectif, vital celui là : « se la faire » ! Mais à l’aube de sa vie, Achille souffrait de mille angoisses, et l’acné tenace qui lui ravageait la face du front au menton, purulente et disgracieuse, lui mangeait aussi l’insouciante confiance en soi qu’il avait un peu eue dans son enfance. Le soir, dans la moiteur de ses draps rêches, le juvénile voguait longtemps sur les rives du sommeil, tournait et retournait, passait des grandes chaleurs brûlantes des espoirs excessifs, aux plaines glacées des plus sombres tourments. Et les obscurs devoirs de math au dessus desquels il dévorait son bic, l’esprit noyé dans les froides émeraudes de la belle insaisissable, le laissaient sec comme peau d’orange au désert, et n’arrangeaient rien à son état.

Or donc Achille espérait, œil de caniche, échine ployée, accepté et rejeté à longueur de temps. Il multipliait les tentatives, essuyant échecs et humiliations répétés. Ses poèmes, endiablés, évanescents ou torrides, se heurtaient au rire idiot de la sorcière qui n’y comprenait que pouic. Elle avait de beaux yeux, certes, mais était basse de plafond, désespérément futile, violemment addicte à la surface des choses. Parfaite petite consommatrice égoïste, elle était plus attachée à son image qu’un imprimeur Spinalien, plus soucieuse de son apparence qu’une fashion-victim. En un mot comme en mille, elle était d’esprit superficiel, mais de complexion angélique. Rien de surprenant à ce qu’elle s’appelât Candice, comme le sucre, quasi éponyme, qui fond sous la langue et laisse bouche poisseuse…

Après s’être gorgé d’elle, mirage lointain et vibrant, comme de l’eau d’une fontaine d’hydromel, Achille se résigna à la défaite. Il la voyait, au sortir du lycée, qui enfourchait la vespa blanche d’un garçon dégingandé, à la mèche savamment rebelle, qui se serrait contre lui en crépitant comme une crécelle. A l’angle de la rue, il comprit qu’il lui faudrait l’oublier. Mais à dix sept ans, les émotions sont nouvelles, fortes, tenaces et douloureuses, plus encore que sur le vieil âge. Alors Achille dégusta le pire vin d’amertume de sa vie. Le soir dans son lit étroit, il pleurait et se vidait des humeurs bilieuses qui lui cartonnaient la gorge. Étrangement, il constata qu’il aimait ça aussi. Son ego exultait, il était seul au monde à connaître tant de souffrance, nul n’égalerait jamais sa désespérance. Mourir, oui mourir délaissé, il ne voyait que ça.

Hector ne le lâcha plus et l’entoura de son amitié bourrue, le rudoya et lui mit le nez dans sa complaisance malsaine, en face des trous. Lui parla d’une de perdue pour dix pintades à farcir, l’initia aux joies de la bière tiède et aux riffs des Stones. Insensiblement Achille délaissa ses très saints Beatles, adulés jusqu’alors, pour s’enflammer aux sauvageries de groupes inconnus. Jusqu’à se fondre comme acier en sidérurgie, aux éructations rauques des nouveaux hardeurs naissants. Il entra dans la secte des excessifs en toutes choses. Lui qui n’était que duvet d’oiseau tendre, donna dans le psychopompe et les catacombes, la musique hurlante et les beuveries sauvages. Son acné disparut ! Ses eaux lustrales furent plus noires que jus de charbon.

Son corps s’allongea, son visage s’émacia, son regard se durcit. Il comprit – du moins le crût-il un temps – que l’aristocratie des goûts est affaire de groupuscules durs et intransigeants. A mépriser le monde des « mous de la tronche », comme il les nommait, lui attira les grâces des groupies éperdues qui cherchaient à travers l’espoir d’être adoubées, une raison de combler leur vide abyssal. Il reconnaissait les plus prometteuses d’entre elles à la qualité de leur rire ainsi qu’à leur regard en deux dimensions. Achille s’en gava, devint un prédateur froid, sans foi ni cœur (sic), et s’évertua à épuiser le cheptel des rousses à bouches souples de la ville. Nombre d’entre elles, plus rouges qu’acier fondu, souffrirent. Il s’en repu et les croqua comme noix fraîches … Du haut de sa suffisance, il apprit la puissance des mots, bien plus dévastatrice que celle des poings. Son verbe devint acier de Tolède. Il en usa et abusa sans états d’âmes. La musique intensifia son pouvoir. Quant il tapait comme un damné sur les peaux tendues de sa batterie, au cœur de son groupe de gratteurs de grattes éructantes, il se croyait maître du monde. Et ramassait à l’excavatrice des chapelets de donzelles consentantes. La vengeance est une rousse qui se mange chaude. Il lui fallut du temps pour passer de la boucherie industrielle, à la génisse bio élevée sous la mère.

Mais …

Le soir, en secret il écoutait Joan Baez …

Sous sa couette noire, il n’était que douceur,

Derrière les eaux sombres de son regard,

Le bleu azur attendait,

Que la vie revienne.

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Le temps a passé …

Les Lolitas ne sont plus,

Que fades égéries de Lempika …

Au cadran de l’horloge absente, le temps, toutes les nuits, s’arrête, comme par miracle. Ces moments d’extrême solitude, Achille les aime. Les chérit. Les attend. L’espace s’entrouvre. À sa mémoire remontent les émotions, les images, la compréhension silencieuse de l’histoire de sa vie. Toutes ces années, ces heures, ces secondes, souvent plus intenses que des lustres, il les fête, les visite, les revit, les regrette ou soupire du bonheur de n’avoir plus à les affronter. Il y a belle lurette qu’il a délaissé les plaisirs frustes des alcools improbables, pour l’univers subtil du jus des treilles … Mais cela est une autre histoire. Dans le silence, sous la lumière jaune de sa lampe, il se perd dans l’or pâle du soleil d’hiver liquide qui pulse dans son son verre ventru à long pied. Sa conscience se noie dans la robe tendre du vin. Autour de lui les parois de cristal fin l’enveloppent. Une fraction de seconde, les yeux clos, il est hors de lui et communie avec le vin.

C’est un jus aérien du Domaine Pattes Loup, un Chablis 1er Cru « Beauregard » 2009 de Thomas Pico, longuement aéré qu’il s’apprête à déguster. C’est d’abord la précision des arômes qui le surprend et l’émeut. Des fragrances de fleurs blanches, de melon, de fruits de la passion, puis d’ananas à peine rôti, et de citron mûr enfin, montent en guirlandes odorantes jusqu’à ses narines recueillies. C’est une belle matière, ronde, onctueuse, grasse en bouche, sans trop, fourrée aux fruits exotiques, gourmands mais sans excès, qui lui remplit la bouche. Puis le jus pur et précis du citron fend la boule de fruits tendres, et donne au vin une belle énergie qui le relance et l’équilibre. Le vin, une fois disparu au delà de la luette, laisse sur langue et palais sa double empreinte suave et fraîche, très longuement. Longtemps après l’avalée, l’avaloir marqué par la soie crayeuse et finement salée des coteaux marneux à exogyra virgula de Courgis, retrouve le goût désaltérant du citron de Menton qui revient en rétro.

Rien à voir avec les Chablis ordinaires,

Décharnés et détartrants,

Qui encombrent les linéaires …

EROUMOGEOTIYANCOTENE.

ACHILLE ET LES FILLES DE LA COLO …

Achille ravale ses larmes …

Tant qu’à faire il renifle un bon coup. La morve qui lui pendait au nez fait machine arrière, remontre ses sinus et s’étale gluante sur sa langue. Achille l’avale avec délice. Il aime ce goût onctueux et salé, comme le Chardonnay bien mûr et frais dont il aimera se délecter plus tard ? Se pourrait-il que l’inclination qu’adulte il cultivera pour les vins issus de terroirs argilo calcaires lui vienne de ces pleurs refoulés ? Pour l’heure, seul le mufle du bus, dont le diesel tressaille lourdement sous le capot gris, l’intéresse. Dans son dos la main de son père le pousse doucement vers la porte ouverte de l’engin terrifiant. Achille n’a pas six ans et n’a jamais quitté les jupes de sa mère plus de quelques minutes. Ce n’est pas qu’il soit timide, nonnn. Mais, entre faire le clown, amuser la famille, en tournant et soufflant autour de la table dominicale dans le Tuba cuivré – plus grand que lui qui ne fait que deux pommes et demi – de son grand père et partir à l’aventure, en « cononie de vacances » … C’est quand même autre chose. Il flippe grave, lui le plus petit de cette bande d’enfants bruyants qui monte à l’assaut du bus. Sa main s’accroche à sa mère, il perd de sa superbe et se met à brailler, comme un cochon de lait devant un étal de saucisses. Soudain deux mains fines se penchent vers lui, le prennent par la taille, un mouchoir lui recouvre le visage qui essuie au passage larmes et limaces morveuses, le lèvent et le collent contre une poitrine ronde et ferme qui sent bon la chaleur et le linge propre. Interloqué, il se tait et respire, le nez collé au cou pâle d’une jeune blonde rieuse, les parfums musqués qu’exhalent les longs cheveux paille de l’adolescente. Son premier parfum de femme, hors sa mère, l’enivre et l’exalte comme jamais berceuses ne l’avaient fait. Ainsi qu’une pâte à modeler chauffée au soleil il se coule contre le corps de la fleurelette, lui entoure le cou de ses bras et ferme les yeux. Une chaleur soudaine au creux du ventre lui met le rose aux joues. Dans un bruit de pignons grinçants l’autocar démarre.

Achille vient de connaître sa première … émotion !

Par la lunette arrière du bus la foule des parents émus tressaute, agite convulsivement mains et foulards. Très vite la troupe s’amenuise pour disparaître au premier virage. Le menton appuyé contre l’épaule chaude de l’adolescente odorante, Achille, anesthésié, ressent à peine une pointe acide de chagrin lui effleurer les cils ; il vient d’apprendre que la séparation ne sera jamais un moment de pur bonheur, et la courte vague humide qui lui brûle les yeux, il la reconnaîtra désormais, à chaque fois. Une chance pour lui que cette grande fille rieuse l’ait aidé à accepter, sans trop souffrir, que la vie est faite le plus souvent de petits bouleversements et que chaque quiétude perdue, chaque choix, chaque décision, implique souffrances et tremblements passagers. Mais à moins de six ans, yeux grands ouverts sur le monde, Achille ne sait encore que pleurer, rire et jouer. La première grimace à demi édentée du rouquin qui se tortille sur le siège derrière lui, suffit à le ramener au présent immédiat. Très vite l’enfant se plonge dans le jeu. Grimpe et descend du siège, glisse les soldats de l’Empereur entre les accoudoirs, mime la mitraille et s’écroule au sol, foudroyé. Le temps, aboli, s’arrête.

Une semaine a passé mais il ne le sait pas. A peine levé les journées fondent à toute vitesse, entre jeux, promenades et veillées. Achille a plein d’amis. Il se vautre dans l’enfance et en rajoute. Petit bout de la bande, il est choyé, passe de mains en bras, de blondines en brunettes, de filasses en frisottées. Ses boucles claires séduisent les grandes bringues qui aiment à se perdre dans ses grands yeux bleus sans fond. Il est un peu leur futur. Sans le savoir elles s’entraînent à la maternité. Il ne craint rien des garçons, et traine avec eux pendant qu’ils fument en cachette au coin du château. Lui se montre, fait le guet, et les avertit au moindre bruit suspect en braillant comme un âne, hi han, hi honnnn. Sa monitrice préférée est une rousse incendiaire, à la peau de lait tâchée de pépites de chocolat, généreuse, confortable. Elle le tripote sans cesse comme une poupée vivante. Lui, ne dit mot, laisse faire la fille, met son nez partout, mine de rien, sans trop savoir pourquoi. Son odeur, à nulle autre pareille, il s’en repaît à sa satiété, la renifle et la lèche. Elle rit, d’un rire de gorge un peu rauque qui finit en crécelle. Elle le secoue gentiment, tant et tant que la tête lui tourne. Parfois, un peu écœuré, il se sauve en riant pour qu’elle ne perçoive pas son malaise. Mais toujours il revient, ou bien elle le rattrape, le colle entre ses jambes, se penche vers lui et le couvre de gros baisers mouillés qui le dégoûtent un peu, et surtout lui donnent chaud.

Le soir tombé, juché sur un rehausseur (une caissette vide qui lui met le menton à hauteur d’assiette), il mange, comme une petite star, à la longue table, entre les monitrices attentives qui le choient comme un chiot fragile. Achille, la coqueluche des filles, fait régulièrement des caprices,depuis qu’il a compris qu’il pouvait, en toute impunité, se le permettre. Et comme il sert de passeur de billets doux aux plus grands des garçons, l’innocent est protégé de tous côtés. Et que j’te lui coupe sa viande, que j’te lui choisisse les meilleurs morceaux, que j’te finis sur les genoux d’la blonde, la nuque au chaud sur les airbags dodus. La vie de château, quoi ! Et tout ça, comme ça, sans rien faire, sans rien dire, rien qu’en étant le soit disant bébé de la couvée …

La quinzaine se termine pour le bambin qui ne vit encore qu’au présent. Vient le grand soir du repas d’adieu des monos, dont il est le seul invité. Fier comme un roitelet à l’Élysée, Achille, qui ne comprend rien à la chose, confortablement installé sur le giron d’une belle en chair, est cœur, et surtout yeux, grands ouverts. Le cidre Normand, brut, à la robe turbide et au parfum âcre, coule généreusement dans les verres à gros bords. La couleur cuivrée du breuvage fascine l’enfant. Là, c’est sûr, « d’la pomme, y’en a ! » et les fragrances sucrées du jus trouble l’enivrent à moitié. Le pick-up braille les airs à la mode de l’année. Les joues rouges et les yeux pétillants des filles énervées qui le bécotent à tour de lèvres humides, lui enflamment le visage. Béat, à demi gagné par le sommeil, Achille lévite. Ces attouchements chastes et ces odeurs de corps moites, mêlées à celles du cidre fort, le marquent à jamais, plus sûrement, sans qu’il le sache, qu’une brûlure au fer rouge. Bien plus tard, il les retrouvera sur la peau laiteuse de sa première expérience, une sorcière rousse, aussi enveloppante que flamboyante !

Perdu dans les pensées de son lointain passé, Achille rêve. Sur le coin du bureau, tandis qu’il pianote en rafales sur son clavier, un grand verre rempli d’un beau jus incarnat, brille, comme le rubis roussoyant d’une chevelure de feu, sous la lumière artificielle de sa lampe. Les rayons du soleil cru, qui perce cette nuit sombre de son regard aigu, se concentrent dans le lac calme du vin de pur carignan qui l’attend. Le temps a fait son œuvre, il a laissé les pommes au verger de l’enfance, il se régale maintenant du sang de la treille. C’est un « Puch », un Vin de Pays des Côtes Catalanes, du millésime 2010, vinifié par une bande d’allumés Roussillonnais, qui lui fait de l’oeil comme un clown cyclope. La bouteille a atterri chez lui, par un de ces miracles, une de ces rencontres, au hasard du Web, virtuelle donc, qui à pris corps de verre vert à bouchon, un beau jour, entre les mains de sa factrice préférée, ronde et blonde comme une mono de colo ! Alors, l’heure est grave, le vin de l’amitié ne se boit pas comme un vulgaire jaja de grande surface. Non, il se regarde, s’ouvre avec tendresse, se verse avec douceur, et monte au nez comme un parfum précieux. Du fruit, des fruits frais en corbeille, de ces fruits cueillis en vrac au jardin les premiers jours de l’été, lui ravissent l’appendice et lui mettent immédiatement la salive en bouche. Il lui faut se retenir grave pour ne pas s’en coller une large rasade dans le gosier, illico. Alors, consciencieusement, il hume, renifle à tours de naseaux le vin odorant. Moins d’une minute plus tard, la première gorgée glisse, soyeuse et fraîche dès l’attaque sur ses muqueuses impatientes. Plus que de fruits mûrs et tendres, ce vin a le goût de l’amitié vraie, simple, et sans chichis. C’est bon, coulant, ça roule en bouche comme hanches de femme mutine, espiègle et franche. Yeux clos, lui vient en tête, sans même qu’il ait à penser, « Putain, c’est bon ! », tant la matière soyeuse, aux tannins si fins, qui s’allonge caressante et pleine, équilibrée et grasse ce qu’il faut sur sa langue conquise, le ravit. Le jus, conséquent et léger à la fois, passe la glotte à l’européenne …. sans frontière apparente. Un vin qui met en joie … à faible degré d’alcool, mais à forte amitié ajoutée. Rare par ces régions de soleil ardent ! Un verre, puis deux, descendent allègrement la pente, qui lui laissent bouche propre et conscience claire …

Une des plus dangereuses bouteilles qu’il ait eu à affronter !

Un vin à brûler la nostalgie.

A bouffer la bouteille vide …

Pire encore que les donzelles de la colo …

Un merci tonitruant à pas l’amer Michel …

Et chapeau …

Ni de paille, ni d’Italie !

EHIMOLATIRECONE.

ACHILLE ET LA PREMIÈRE LIPPÉE …

La première biture d’Achille…

 

Il paraît que ça hurle à la première bouffée d’air …

Toujours. Du moins les vivants. Les morts-nés ont perdu courage bien avant. Ou alors ils sont moins cons, et savent déjà que ce sera l’enfer. Faut vous dire que pour débarquer dans ce monde de merde, il en faut de l’innocence. Mais les cons, eux, ils n’en savent rien, on les tire par la tête, les pieds parfois, alors ils glissent dans le tunnel noir et braillent en sortant. Quand ça se déplisse dans la poitrine, quand les bronches font des petits ballons roses qui ne montent pas encore au ciel. Ça fait mal, mais on ne s’en souvient pas. En tout cas, les types en blouses blanches le clament, l’écrivent. Ça fait de la thune facile à gagner. Les grosses dondons, pleines comme des cargos Chinois, adoooorent que les ceusses qui savent les dés-angoissent. C’est que pour pondre ce truc mou, c’est un boulot. Un statut même ! Une sinécure, une rente de neuf mois pour star intermittente. Avec caprices assouvis illico, mauvaises humeurs imprévisibles bien naturelles, souffrances obligatoires, spleen pré et post natal, pris très au sérieux par la société toujours inquiète, comme par l’inséminateur qui n’a pas su se retenir…

Faut l’assumer ta giclette mon gars !

A l’autre bout de la galère, on dit que le tunnel est blanc, lumineux, apaisant, qu’un Amour extraordinaire vous prend au cœur, un Amour comme vous n’en avez jamais connu, et n’en pourrez jamais connaître dans la gadoue, sur terre. On dit ça … Enfin, y’en a qui disent ça. D’autres, des intelligents, prétendent qu’on arrive par hasard et qu’après y’a plus rien. Le néant qu’ils disent. Entre les deux, des nombreux ceux-là, affirment – meurent et tuent pour ça – qu’après, on monte au ciel (pas celui qu’on voit, gris ou bleu, non l’autre, encore plus haut), ça c’est pour les gentils, ou alors on est un salaud, et on tombe en enfer ! Bien fait les salauds. Bon c’est qui les gentils ? Ben c’est ceux qui écrasent pas les vieux et les pauvres, en gros. Et les salauds, qui qu’est-ce ? Alors là, y’a du monde. En très gros, c’est ceux qui s’en foutent, tant que le fric tombe. Y veulent rien savoir, y sont pas responsables. Eux, y sont courageux, y bossent, c’est pas leur faute. En clair : Ils s’en branlent, des deux pattes comme eux. Et pas que des jaunes (enfin pour les jaunes, y commencent à réfléchir), des Arabes retors, aussi (sauf ceux qui puent le pétrole), et des Blacks fainéants (tous).

Ben oui, c’est moi qui vous parle.

Viens d’arriver. Tout fripé. J’y connais encore rien à la vie, alors ce que je viens de vous en dire du monde, vaut pas grand chose, pour sûr. Va falloir que je fasse les écoles, que je me prenne des gadins, des râteaux et autres claques, avant de parler sérieux, comme vous tous qui me lisez, vous qui savez de quoi vous causez …

Oinnnnnnnnnnn, j’ai froid, j’ai faim !

Des mains de pro, fermes et précises, me prennent, me frottent à grands coups de serviettes éponge, me nettoient des miasmes gluants, du sang encore frais qui me poisse. Après quoi, elles me collent contre la peau humide, douce et qui sent bon, d’une femme épuisée. Je regarde, ébahi ses yeux noirs meurtris, striés de veines éclatées par l’effort fourni pour m’expulser de son ventre, pour me mettre au monde. Elle ne saura jamais combien je me suis arc-bouté, combien j’ai résisté, pour rester bien au chaud, peinard, dans mon cocon aqueux. Elle roucoule en me serrant contre elle d’une voix de tourterelle flapie, « Viens mon petit poussin (sic) » et me colle contre un ballon de chair ferme surmonté d’un gros bout couleur chocolat au lait. Sans trop savoir pourquoi j’ouvre le bec et enfourne la valve claire. Ma langue s’incurve spontanément autour de cette reine de toutes les tétines et je me mets à aspirer comme un goulu. Et que j’te suce comme un mort de faim ! Elle a du bol, j’ai pas de dents ! Pas évidente la première tétée ; faut s’accrocher, surmonter la fatigue et cet air nouveau, qui entre, qui sort de ma bouche et qui me fait tourner la tête. Je m’étouffe un peu, peine à coordonner respiration et aspiration furieuse. A grand coups de front, têtu comme un chevreau imberbe, j’insiste et tire sur le pis muet. Tant et tant qu’à la fin il cède. Un liquide tiède, léger, parfumé et sucré, gicle dans ma bouche grande ouverte. Le jet est trop puissant pour le minuscule que je suis et je m’étouffe un instant. Aspirer, respirer, avaler en même temps, c’est pas de la tarte ! Une main, douce comme une soie humide, me guide, éponge les fuites qui me bouchent le nez, et m’encourage d’une voix tendre. « C’est bien mon chéri, allez, doucement, encore, encore… ». Faut croire qu’elle m’a pas trop loupé ma mère parce que je pige vite. Mes deux neurones actifs ont analysé et maîtrisé la situation en deux battements de cils ; je m’active comme un vieux briscard de la sucette et déglutis à larges coups de glotte experts. Punaise c’est bon, ça me dévale l’œsophage comme un torrent bienfaisant, c’est chaud et frais à la fois. Ça me touche à peine l’estomac que c’est déjà dans l’intestin qui se tortille, pompe, et me distille le nectar dans tout le corps. La chaleur me gagne, mes cellules s’activent comme des abeilles au printemps, je me sens pousser comme un perce neige. Mes yeux se ferment, la langueur me prend. Ma tête tourne un peu, tandis qu’un linge frais essuie la sueur qui perle au dessus de ma lèvre supérieure finement ourlée. Bouche entrouverte, comme une rose miniature, je m’endors, béat. Avant de sombrer, je me dis que j’ai bien pris vingt grammes et grandi de deux millimètres.

Ma première érection est gustative …

Bon, ben la vie, si ça continue comme ça !

Au fait, Mamamm m’appelle ACHILLE.

Compte rendu de dégustation : La robe de ce lait est d’Alba pâle, brillante, translucide. Le nez dégage des arômes lactés, de champignon frais et d’amour inconditionnel. En bouche, l’attaque est finement sucrée, la matière de demi corps enfle progressivement, libère une flopée de crème grasse et onctueuse qui tapisse la bouche et laisse au palais, bien après que le rôt est venu, le goût entêtant du revenez-y.

NB : Merci de faire preuve d’indulgence, ce n’est que ma toute première biture …



ETÉMOTITINECONE.

Al-JAMÎL, L’AFGHAN BLOND …

Alexandra Boulat. Afghane brûlée sous voile.

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Comme la musique les mœurs, le rire adoucit les émotions…

L’Oud acide,égrène ses notes de citronnelle en arabesques complexes, souvent ensoleillées, gronde et roucoule, s’enfuit et revient, caresse et égratigne la palmeraie échevelée des pensées emmêlées. Les doigts longs du musicien volent sur le manche étroit, sa voix grave psalmodie à l’unisson. La mélopée sourde, au-delà des mots, comme une eau lustrale, dénoue, apaise et lave les tourments ordinaires de l’âme repliée. Dans ses plis rigidifiés, les modulations ondoient et se lamentent, coulent et glissent, tièdes et légères, alâchissent nœuds et spasmes douloureux, détendent les certitudes et déraidissent le trismus des mâchoires serrées. Insensiblement les mains se détendent, les yeux se ferment, la demi conscience s’installe, qui aime tant à voyager.

Sur le visage, dolcissimo, naît un sourire …

Al-Jamîl s’est enroulé dans les laines brutes. Leurs odeurs de suint gras ne suffisent pas à masquer les volutes d’encens de bois d’Agar, de labdanum, de myrrhe et de benjoin, qui embaument la tente jusqu’au cœur des fibres des tapis épais. Le vent coulis qui rafraîchit l’air brûlant du jour échu agite à peine les toiles épaisses du campement perdu dans les sables. La nuit est claire, le ciel de jais est piqueté d’étoiles brillantes qui pulsent comme les yeux des fennecs sous les grands feux de bois sec. Très haute, la lune opaline blanchit les sables et habille de velours gris les reliefs des dunes en vagues. Les brûlements du feu de camp ont faibli, les flammes bleues ne lèchent plus qu’à-peine les troncs quasi calcinés que le vent, par instant, rougit encore. Quelques craquements accompagnent les flammèches jaunes,qui jaillissent en chuintant par instant du dessous des bûches. Seul un tapis de braises mourantes, au travers des cendres grises qui le gagnent, bat encore, lentement, comme un cœur à l’agonie.

Six mois qu’il a changé de peau déjà, à endurer l’entrainement âpre, les privations de sommeil, les départs impromptus, les nuits écarquillées, les yeux sableux et rougis qui grattent et pleurent malgré lui. La barbe blonde et drue, en longues boucles lui mange le visage sur lequel il enfonce son pakoul de laine épaisse jusqu’aux sourcils, cherchant à masquer le plus possible son regard azurin aux yeux de ses compagnons de Jihâd…

Le choc de l’obus, qui s’est écrasé dans un geyser de flammes et de poussière ocre quelques dizaines de mètres devant lui, l’a brutalement isolé des staccatis déchirants qui scandaient le petit jour laiteux au dessus des montagnes alentours. Seules les flammes oranges, petits soleils fugaces, qui fusent des kalachnikovs fumantes comme autant de crachats mortels, le maintiennent au contact du réel. Les hommes en terreur se terrent, aspirent à se fondre à la terre sèche et se recroquevillent dans les moindres plis du terrain. Les roches éclatent en étincelles coruscantes, le sang jaillit des ventres cisaillés, des gorges arrachées et des corps démembrés. La panique gagne les esprits, la charogne ricanante fauche à tout va. Al-Jamîl, sous l’assaut des brûlures d’angoisse qui lui broient le cœur et lui révulsent l’estomac, vomit de la bile grasse à flots continus, à même la terre qui lui entre dans la bouche qu’il tient collée au sol, comme s’il voulait se dissoudre dans les entrailles protectrices de Gaïa la primordiale. Une barre de plomb fondu lui enserre la tête, la terreur le submerge, sa conscience vacille, puis s’éteint comme bougie peureuse au vent. Cordes vocales distendues, il croit hurler,mais on ne l’entend pas.

Alors qu’il flotte entre deux états, une balle de laiton, marquée d’une croix grossièrement taillée au couteau, lui perce le nombril en son parfait milieu, éclate dans ses tripes dont elle fait de la bouillie putride puis lui fracasse l’iliaque avant de se ficher en terre. Du trou béant qui lui dévore le dos, un liquide épais, de sang, de merde verte et d’os broyés, s’écoule en flots grumeleux. Al-Jamîl, insensibilisé par la violence du choc, hoquète et balbutie des mots sans suite apparente. Puis la douleur peu à peu irradie. Elle gagne cellule après cellule. Comme un rat affamé elle grignote les bords déchiquetés de son ventre béant, court le long de ses nerfs déchirés, plonge dans ses entrailles de chairs broyées, remonte jusqu’au bout de ses doigts, descend en même temps le long de ses jambes flasques, lui enserre la gorge et lui sort les yeux des orbites. Après l’avoir tout entier infesté, elle gagne en intensité, déploie ses tentacules de feu, se mue en torche incandescente qui l’embrase de l’intérieur. Il lui semble que son cerveau bouillonne comme une eau grasse au coin du feu, qu’il va se désintégrer, comme un fruit trop mûr lâche sa pulpe épaisse sous la dent. Al-Jamîl est inerte. Seuls ses doigts se recroquevillent, grattent spasmodiquement la roche friable, comme les griffes d’un beau rapace fauché par le tir d’un chasseur détraqué. La bataille continue de faire rage mais il ne l’entend plus, sa conscience s’obscurcit, ses souffrances décroissent, seule la chaleur du sang qui bat faiblement dans son hypogastre liquéfié s’écoule et recouvre la terre ocre sous son dos d’un fin réseau de fils rougeâtres, comme la résille affriolante, fine et ornementée, d’un bas de femme fatale.

Puis la lumière s’éteint lentement …

Dans la conscience clignotante du moribond les souvenirs affluent à la vitesse ou la vie le quitte. Une main douce caresse le front d’un enfant paisible, que captivent les rayons de lumière crue diffractées par les gros cabochons accrochés aux bagues scintillantes des doigts de soie tiède posés sur sa poitrine. Dans les grands lacs bleus du bambin le regard est doux, sa bouche minuscule, comme une rose aux lèvres fines, babille mots et bulles. Le vélo rouge aux pneus pleins dérape dans la pente abrupte, le jeune champion aux boucles blondes chute sur le bitume rapeux qui lui couronne les genoux d’étoiles sanglantes. Sur un bat flanc crasseux, au fond d’une cave malodorante, un jeune mâle à la peau pâle éperonne férocement une adolescente maigre que deux mains sales empêchent de hurler. Ses jeunes seins, à peine pointés, comme deux yeux aveugles, subissent les attouchements brutaux d’un troisième agresseur hilare, tandis qu’à l’arrière plan, dans l’obscurité, brillent les regards salaces de ceux, jeans au chevilles, qui attendent leur tour. Al-Jamîl, – Kevin en ce temps-là –  dont les yeux blanchissent peu à peu, vomit une bile épaisse. Une toux rauque et effrayante le saisit tandis que Kevin, à la pointe du couteau, descelle une pierre derrière laquelle s’entasse des petits paquets immaculés. Dans les douches carrelées de blanc sale d’une prison vétuste, il subit maintenant les assauts d’un monstre aux épais muscles tatoués, plaqué sous l’eau brûlante qui lui cloque le cou. Ses dents se brisent en crissant sous le poing qui s’abat. Un fin croissant bleu, comme le dernier quartier d’une lune descendante, dépasse à peine des paupières d’Al-Jamîl, dont les orbites, maintenant quasi remplies par les billes d’albe veinées de rouge de ses sclérotiques, lui font des yeux de poisson asphyxié. Dans le gymnase reconverti en mosquée improbable, Al-Jamîl le nouveau né, récite mécaniquement les sourates du Coran, puis, puis… il peine à suivre le fil des souvenirs qui défilent à l’accéléré. Des tâches de couleurs, à une vitesse folle, se succèdent, qui deviennent un flot translucide à hautes fréquences éblouissantes qui l’entraînent toujours plus vite au long d’un large tunnel immaculé …

Soudainement tout s’arrête …

Al-Kevin survole la scène. Le corps torturé de celui qu’il fut baigne dans une mare de sang noirâtre à demi coagulé. De grosses mouches vertes bourdonnent sur les lèvres crispées du supplicié qui tressaille encore par instants. Autour de lui, d’autres cadavres mutilés parsèment le sol excavé par les obus qui l’ont déchiré. Des roches rouillées encadrent, au hasard de leur chute, les corps désarticulés des combattants, comme des tâches fauves tombées du pinceau délirant d’un Van Gogh pervers. La nuit, comme un seau d’encre jeté au ruisseau, s’abat d’un coup. « Dieu-Allah-Yavhé » ne supporte plus la stupidité barbare des hommes qui massacrent en son nom ! Épouvanté, Il a déserté les cieux.

Autour de la table la famille se recueille et regarde l’homme qui déflore, d’un geste aussi sec que précis, une lourde bouteille opaque. Devant lui la corolle d’un verre, au buvant resserré sur de larges flancs évasés, posé sur un long pied délicat, attend d’être honoré par le vin à venir. Le rituel dominical commence. Le flot gras du vin roule le long de la paroi de cristal fin et monte, prenant son temps, jusqu’au tiers de la hauteur. D’un geste mille fois répété l’homme penche le verre vers la nappe blanche. Le liquide roule sous le mouvement souple du poignet, le vin, à la robe d’or franc moirée de vert olive, ondoie comme un derviche. A mots précis qui ne souffrent aucun commentaire l’homme décrit le vin, la famille, silencieuse écoute. Les petites, bouclées de paille dorée, baillent déjà, Kevin mobilise toute sa volonté pour ne pas entendre mais n’y parvient pas. Les petites et courtes mains de la mère, couvertes de pierres étincelantes, lancent au plafond de furtives et changeantes étincelles de lumière vive qui distraient les filles, mais agacent instantanément le maître des agapes. Comme deux oiseaux vifs les mains disparaissent sous le corporal de lin blanc brodé aux initiales de la famille et dédié au cérémonial vinique hebdomadaire. Sous sa tignasse blonde Kevin rougit de rage et couve sa mère d’un oeil humide. « Nous sommes en 2002 poursuit le père, sur le Kastelberg du Domaine André et Rémy Gresser qui cultivent leurs lambrusques en biodynamie, depuis déjà bien avant que les spécialistes ne s’y intéressent, et que les citadins, amis des chapelles étroites, en parlent comme de la Sainte Onction !» poursuit le père en ricanant. Sous le crâne de Kevin des bâtons de dynamite pas bio explosent dans les oreilles du pater. Puis la messe profane se poursuit, quand le nez plongé dans le verre, yeux clos, l’officiant poursuit. « De belles odeurs de naphte brut, goudronnées donc, à peine fumées et épicées, au coeur desquelles surgissent – bonheur de fraîcheur bienvenue ! – de fines et gourmandes fragrances d’agrumes juteux, nous signalent que les ceps puisent la spécificité de leurs jus au profond des schistes de steige du Silurien, de couleur bleu/noir à reflet violacé, au tréfonds de ce magnifique terroir  ». Malgrè la lumière vive qui inonde la pièce le silence s’épaissit. « Il est en forme ce vieux con » marmonne Kevin, sous une acné qui lui fait faciès de homard mal cuit. Enfin le « Dab », comme le nomme Kevin en secret, lève le hanap sacré à ses lèvres pointées et laisse glisser une gorgée d’élixir d’Andlau jusqu’entre ses muqueuses en attente. Il fait rouler le liquide longuement d’une joue à l’autre comme un hamster gourmand, l’agite et le brusque tant plus, puis, transformant son visage émacié en cul de poule plissé rétro-olfacte, si longuement et bruyamment, qu’une des petites filles en col claudine réprime à grand peine un sanglot rond qui remonte jusqu’à ses yeux, pour glisser, silencieux, le long de l’orbe de sa joue. « Fichtre » s’écrie l’homme, tête levée et voix forte, « La matière est belle, grasse ce qu’il faut, onctueuse à point, tendre comme la combe potelée d’une houri alanguie ! Zestes d’agrumes et légers fruits exotiques l’arrondissent bellement ! ». Au bout de sa messe le maître ferme les yeux, avale le jus désaltérant et s’exclame, « Et voici que parle la fraîcheur du schiste d’Andlau, qui laisse palais propre, papilles vibrantes et gorge enchantée par une subtile touche de miel. Dieu que c’est long ! ». Il se rassied enfin, la tablée muette soupire, bouches closes …

Ite Missa Est …

Sous la table, tête basse, épaules nouées, Kevin, de la pointe du couteau se perce la cuisse.

Quelque part,

Perdu sous le soleil ardent,

D’un col Afghan,

Al-Jamîl expire…

 

 

ESIMODÉTIRÉECONE.

QUAND MALDOROR CHANTE EN BOUTEILLE …

William Turner. Le matin après le déluge.

« J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire ». Lautréamont. Les chants de Maldoror. Chant I.


Simone, petite Grande Personne Soigneuse à la voix virtuelle, me guide dans le petit matin voilé. Tout de blanc impalpable vêtus, les bras tourmentés des vignes taillées courtes, surgissent parfois sous le pinceau étroit de mes phares écarquillés, comme des cris noirs et muets, dans le mur étouffant du brouillard ouaté. C’est mon ami, le Cardinal Flamboyant, arpenteur infatigable de la Rive dite « Droite » – et pourtant ô combien tortueuse – de la Garonne Bordelaise, que je m’en vais rejoindre, à Saint André de Cubzac, non loin de l’embouchure de l’estuaire Girondin, que creusent sans cesse, les élégantes ragondines et les facétieux ragondins, trop souvent improbables, qui se répandent doctement autour du vin … Ce matin, point de glossateurs alentour. A l’abri, bien au chaud des rédactions, ou bien au confort de leurs officines indépendantes, ils ne risqueront pas leurs plumes frileuses au frimas. « God is on our side », ce faisant.

Or donc, Simone m’a mené à bon port. L’Ecclésiaste, en prières, chemine encore, quand je parque mon carrosse au flanc de la gare de Saint André de C. Les frimas de ce Janvier, tant attendu par les vignes, me mord les joues, tandis que je baguenaude, en fumant un de ces « Harengs », dits « de la Baltique », par mon complice « es » promenades viniques … Temps d’hiver, atmosphère particulière, les gens transis ont une démarche hésitante, et tous les bâtiments sont des châteaux hantés … Dans un état proche de la période glaciaire, j’erre, tourne autour de la station, en fouille les moindres recoins, zoom à la main, la démarche prudente et l’œil passé au « papier de verre » (Cartier-Bresson dixit). Bien m’en prend, je clichetronne à tout va.

Enfin, le Prélat se présente. Magnifique, la démarche chaloupée, chaussé d’un galure digne des plus beaux aventuriers des vignes, le sourire aux lèvres, et l’amitié en bandoulière. Foutre de moine syphilitique (!!!), petit grand bonheur, qui dissipe la brumaille et nous mène à discuter devant un café chaud. Il est des moments, comme ça, qui valent toutes les Rolex et les Fouquet’s – il faudra qu’on m’explique le pourquoi de la tournure Anglaise ? – du monde, quand au comptoir d’un bistrot perdu, on se sent bien, paisiblement, chaleureusement. En vérité. Un putain de AAA+ que nul « Norme et pauvres » (Standard and Poor’s) ne pourra jamais dégrader.

L’humanité serait-elle l’avenir possible de l’homme ?

Pour l’heure on s’en tape, trop occupés que nous sommes à chercher autour de Bourg, le Château Fougas, au ventre duquel nous espérons faire belles découvertes. Marche avant, marche arrière et demi-tours aidants, nous voici dès onze heures, rendus au pied des lambrusques cachées dans la brouillasse. Jean-Yves Béchet, père des vins de ces vignes en appellation « Côtes de Bourg », nous accueille, sans façons, sans Bordeauniaiseries suffisantes. L’homme est discret, peu disert, préfère répondre que débiter le salmigondis habituel des choses convenues du vin. Grand, solidement charpenté, pieds bien ancrés au sol, le cheveu blanc, d’âge affirmé, le visage marqué par les années passées entre les rangs, battoirs puissants et voix douce, cet homme est le parfait contraire du « winemaker » discrètement élégant que les salons s’arrachent ou exècrent, selon qu’ils règnent ou aspirent à régner. Nous conversons à trois voix, questionnons en stéréophonie, prenant notre temps et notre plaisir, paisiblement. Le Cardinal Rutilant, ex géologue à l’esprit scientifique (les informations sérieuses sont chez LUI), à qui on ne la raconte pas, s’informe. J’écoute un peu et m’imprègne beaucoup, comme une vieille éponge sèche, de l’atmosphère des lieux et des « vibrations » de l’homme ; tourne et vire, observe, respire et photographie.

La cuvée « Maldoror » qui tourne bon an, mal an, autour des 35 hectolitres à l’hectare, vient du sirop des plus vieilles lambrusques, choisies sur les meilleures parcelles des 17 hectares du château. Jean-Yves Béchet, qui ausculte et soigne ses vignes depuis 1976, affirme que l’homme et la terre, intimement unis, font et sont ensemble le « Terroir », et que dans une appellation dite mineure, on peut aussi faire de bons, voire d’excellents vins. Des évidences, certes, mais qui méritent d’être ressassées. Et il n’est pas non plus surprenant que ce vin de Maldoror, précurseur des Côtes de Bourg de qualité, porte le nom de la plus célèbre des œuvres polyphoniques d’Isidore Ducasse qui fut, de la bouche même d’André Breton, un surréaliste avant l’heure. A ce titre, monsieur Béchet est un « surréaliste des vignes », qui s’est rebellé en douceur contre l’image rustique des vins du cru, et qui a su interpréter la nature, en respectant puis en soignant sa terre, pour en tirer le meilleur et la purger des traitements « ordinaires ». C’est ainsi que certifié « Bio », il est en conversion à la Biodynamie, en marche donc, vers la « sur-réalité » (sic), par opposition à la réalité de la production traditionnelle de l’appellation. Petite confidence au passage, sa femme Michèle est une admiratrice de longue date du « rastaquouère sublime », grand désosseur de syntaxe, selon l’expression de Léon Bloy. Tout ceci, donc, explique cela … Les chemins du vin sont parfois impénétrables.

Chemin faisant, donc, conversant, bavardant et jabotant parfois autour de l’importance du choix des verres dans la dégustation, nous voici face aux bouteilles. Maldoror, que nous espérons chantant, coule généreusement dans les verres. Dans sa robe pourpre aux franges roses que gagne l’orangé, le millésime 2001 fait franchement sa truffe sous nos nez attentifs. Le tuber melanosporum laisse ensuite affleurer des fragrances de cerise mûre, de fraise en purée mêlées aux épices douces. Au bout de l’olfaction, quelques notes de café et de cacao apparaissent. En bouche la matière est conséquente, sans trop, l’élevage a poli les tannins, les fruits s’expriment en finesse accompagnés par des épices fondues et douces. La finale est longue, fraîche, délicieuse.

Le deuxième chant du vin est dédié à l’année 2005. C’est un jus sombre, au cœur noir comme un lac volcanique, qui déroule ses jambes grasses aux flancs du verre. Seul un fin liseré, sang de bœuf, laisse à peine passer la lumière pâle du jour. Du disque de jais montent en vagues successives, des parfums de fruits mûrs que la cerise domine. La mûre douce, qu’exaltent épices et réglisse en bâton, pointe le bout de sa fragrance discrète. Quelques notes élégantes d’un élevage bien conduit, aussi. Tout cela reste en demi puissance olfactive, le vin ne se donne pas encore complètement, « loin s’en faut » comme disent nos orateurs ordinaires, friands de locutions adverbiables ronflantes. Le millésime parle, la matière est pleine et remplit en rondeur la bouche d’un bout à l’autre; sa puissance est patente et la charpente constitutive du vin parle déjà des temps à venir. Bien qu’à l’aube de son âge, le jus ample, de purs fruits mûrs, laisse augurer, à terme, grand plaisir et race certaine. A l’avalée, la persistance est impressionnante, la fraîcheur finale retend l’animal, et laisse aux lèvres de fines notes salines. Une superbe bouteille, à laisser reposer en paix quelques années.

Le troisième Aria de Maldoror est encore dans l’enfance. Mais le millésime 2009 a ceci de gracieux, que pour l’heure, il s’offre comme l’ingénue au premier sourire du galant. Des tréfonds enténébrés de sa robe opaque, qu’égaient quelques reflets de sang vermeil au juste bord du cercle parfait, le juvénile disperse alentour ses poignées de cerises et de cassis frais, juste après que la violette a poussé furtivement le bord de sa corolle sous mon appendice recueilli. Les épices, aussi, sont de la fête olfactive, qui exhaussent les fruits. La pointe de vanille qui se joint au cortège, élégante et mesurée, me rappelle que bel élevage ne nuit pas au vin. En bouche, le cru, plantureux comme une odalisque épanouie, fait sa houri et déclenche « in petto » des hourra silencieux. Le nectar est sensuel, plein, charnu comme belle combe de femme ronde. On sent que la belle sera à la hauteur des promesses esquissées. Les fruits roulent en bouche, gourmands et mûrs, la bouche est à l’extase. Sous mes paupières closes, je sens mes yeux rouler comme aux plus beaux moments des plaisirs intimes. Puis l’élixir puissant caresse l’œsophage, sans faiblir pour autant. Longuement, il persiste et rechigne à s’éteindre; ses tannins, frais, aux reliefs crayeux, ont encore à se fondre, qui laissent la réglisse au palais, longtemps après que la belle s’est envolée …

Que dire, sinon que le vin, en ces lieux, honore Maldoror!

Petite graine copieuse, cassée à Saint André « Chez Tonton », au débotté. Grand moment de bonheur à l’ancienne ! Petit bistrot qu’aurait bien plu au Bruno de Perret. La patronne est accorte, elle a le balcon plus à Noël qu’en janvier, l’œil triste et rieur des femmes de Reggiani, qui ont vécu bien plus que la moyenne …

Sur le retour, Simone fait des siennes. Perdu dans mon souvenir tout frais, sous le charme du concerto pour piano N°2 de Rachmaninov, je me perds dans les chemins vicinaux, puis pédestres, de la Charente profonde. A moitié embourbé, je m’ébroue, reprogramme ma guide facétieuse et retrouve mon chemin de misère.

A ne pas vouloir, vraiment, m’en aller, perdu je me suis!

Les chemins des retours sont souvent, eux aussi, impénétrables …

Spéciale dédicace, expressément mal écrite, à Hervé Lalau, journaliste et célèbre père des «Chroniques Vineuses », Empereur des lettres, qui n’aime pas, non pas qu’il y ait trop de notes dans la musique de Mozart, ainsi que l’affirmait Frédéric II, mais que trop de mots indisposent …

 

EPAUMOTIMEECONE.

RÊVERIES ENBULBÉES …

Simon. Rêverie érotique.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Dans le secret des terres gorgées des eaux d’hiver, le bulbe se terre. Sous ses écailles rudes, il entretient le feu des printemps passés, des soleils fulgurants, des sèves échues, des élixirs à venir. Patient, il fait la boule sur son centre fragile qui brûle de tous les espoirs du monde. Dans son petit cœur liquide, tous les possibles, tous les avenirs, attendent que le ciel décide …

Sur les bulbes de tes seins, si doux que le cœur défaille et fait trembler la main, je poursuis le voyage aveugle, sous mes paupières closes. J’y dessine la source de la vie, je traverse les déserts arides et les palmeraies liquides. La pulpe de mes doigts, qui t’arrache un soupir, frémit, quand, entrouvrant les yeux, tu souris. Je suis le pèlerin qui chemine, maladroit et grelottant, sur leurs orbes émouvants. Dans la pénombre complice, je tâtonne, m’égare et me reprends, gravis la pente forte de ton téton saillant. Nul ne sait où il va, quand il lâche la bride du cheval fou qui se cabre. Galope, bel étalon vers la vie qui se donne quand tu ne l’attends plus. Chevauche par delà les steppes de l’Asie Centrale, glisse toi toi par les canyons étroits qui mènent à Zanzibar. Dans les méandres accueillants des fleuves qui s’étalent, demande à Arthur de te tenir la main. Va, ose, intrépide et suicidaire, frôle la mort comme un oiseau sanglant, pique, vire et fonce, vers les abris tentants qui t’appellent et t’effraient. Sur ma tête planent les ombres porteuses de Charles au goéland, de Stéphane si las, de Marcel à Deauville et de Bashung si grand, au ciel des éternels disparus …

Plus profonde est la nuit, plus mon ombre s’étale, plus clair est le jour, plus je m’embrase aux feux de tes paysages de grège. Le rai de pur chrysocale qui sourd des persiennes, comme une flèche parfaite, dessine sur ton corps d’élégantes arabesques, sculpte, creuse et souligne tes courbes serpentines, encense tes reliefs, toi qui n’existe pas. Au profond de tes ourlets, la lueur accède, et je pleure comme un enfant ivre. Ces visions, qui prennent forme, habitent mon lit, mieux que les femmes mortes qui l’ont sali.

Sous le pinceau de mes doigts, je te dessine à l’envi.

Sur les bulbes de ta pleine lune je poursuis mon doux périple, monte et dégringole, gravis, doigts et langue, jusqu’au creux de tes reins. Dans la rigole tendre qui souligne les rondeurs symétriques de ta croupe tendue, nichent des oiseaux aux couleurs chatoyantes, qui picorent, à becs légers, la combe ombrée qui l’orne. En glissant tout du long, je tombe face sud jusqu’au lac allongé où je me désaltère et me plonge en eaux tropicales. Je flotte sur la mer morte de ma couche à l’extase. Sur l’herbe spumeuse qui borde la source de joie, je me roule et m’ébroue. Mon doigt dessine la carte de mon cœur entre les boucles rases qui balancent au souffle de ma voix, les lisse, encore et plus, sans effet. Toujours elles se rétractent en vrilles serrées, et s’emmêlent, se lient, se mélangent et me perdent dans leur dédale, courtes, mais touffues comme jungle Birmane. Les épices chaudes, qu’exhale la toison de jais, balaient mes narines. Cannelle, et poivre noir sur baie rose, gibier, sous bois, citronnelle et cardajoliemome, t’es toute nue sous ton pull, ferment la ronde pimentée qui me retourne les sens. Interdit, je suis, sidéré, subjugué, conquis enfin, sans lutte aucune.

Sous mon dos brûlant, le drap colle …

Sur l’oblong de ton giron, me pose enfin. Gâteau crémeux, mat et ductile, couronne des rois, saupoudrée des gouttes d’or d’un soleil diffracté. Au centre de la vasque de chair satinée, l’œil aveugle de l’ombilic me regarde, dépression joyeuse, comme la bille d’un cyclope à demi endormi. En cercles concentriques je m’en rapproche lentement, bateau fou que le maelström attire un peu plus à chaque tour, comme un aimant puissant qui m’envoûte et m’entraine. Vers le centre, je bascule mes lèvres qui se posent, duvet léger, sur sa cible moelleuse. Ma langue pointe à peine et s’agite, déclenche le spasme infime qui marque le début subtil du plaisir naissant. Sous ma main au repos, les infimes picots de ta peau qui répond, me parlent et me disent oui. Sur ta sitar hémisphérique qui chante et roucoule en vibrant, mon oreille se pose. Ta musique me berce, ma main glisse à l’envers de tes cuisses.

Le monde est calme, l’air est doux …

Puis ensemble nous bûmes au même cristal, le vin fort, le vin de Nuits de Côtes, ce vin puissant des belles terres Bourguignonnes de la maison Drouhin venu, par le climat des « Procès » en l’année 2002. Dans le rayon d’or en fusion qui traverse la chambre, le rubis éclatant brille du soleil orange et fuchsia qui peu à peu l’embrase. Les fragrances giboyeuses de l’élixir de nos nuits chaudes se mêlent aux odeurs de sellerie d’un haras sauvage. Dans les sous bois alentours, les champignons spongieux s’écrasent sous nos pas. Aux arbres du verger, pendent les fruits rouges du printemps humide. Puis le jardin s’étale, et ses roses sucrées, épanouies dans les draps froissés, déversent leurs pétales poivrés. Enfin d’une bouche à l’autre, le vin voyage, roule ses flots fruités à gorges offertes. Sur ta peau, les gouttes échappées de nos bouches rieuses, roulent le long de ton sein, jusqu’à la cime, qui tend à mes lèvres sa perle purpurine. Tendrement je la cueille. La roule, qui m’inonde le palais de son café noir, de ses tannins poudreux, imperceptibles et tendres qui éclatent en fusées réglissées, longtemps après que le jour est levé …

L’amour est bleu,

L’air est feu qui couve,

Ta peau m’est organsin,

Tu chantonnes à voix basse,

La paix est sur nous.

EMOCOMTIBLÉECONE.

CES JOURS SI BEAUX À BEAUSÉJOUR …

Les rêves du Grand Sachem…

—-

Septembre, l’arrivée des Indiens et de l’été éponyme …

Hé oui, pour la plupart, frères et sœurs, beaux et belles du même métal, sont à pied d’œuvre, déjà. Ami(e)s aussi qui, ont posé leurs wigwams à roulettes et auvents dans la cour et alentours … Derrière les sourires affichés du Grand Sachem et de sa Pocahontas, « Sean White Beard » et « Squirrel the Little », sourd l’inquiétude qui précède la saison de la grande cueillette des baies juteuses.

Toute une année à chérir la lambrusque, à la tailler, la protéger, l’écouter, la chérir, pour qu’elle donne à l’automne, enfin, le meilleur de ses grains rouges, gonflés des eaux d’hiver et du soleil en sucre de l’été finissant, à lui caresser les feuilles, à parler à l’oreille des bourgeons, à sentir sa fleur odorante et subtile exhaler ses parfums aux beaux jours de juin, dans les entre-rangs, sans cesse arpentés à petits pas précautionneux, mains douces et sécateur judicieux. Toutes ces soirées aux ciels roses, au vents coulis, à murmurer des mots d’amour et de crainte mêlés, aux grappes vertes et dures que gagnent les rougeurs hésitantes, timides d’abord, puis qui tendent à craquer les peaux, pour enfin s’installer et gagner les vieux ceps patients. La houle verte de la mer feuillue, sous les rayons du couchant, clignote de tous les yeux noirs des grappes ventripotentes. En vagues lentes, les folioles qui dansent la valse joyeuse des maturités atteintes, brassent l’air doux à l’unisson. Seul au sommet de sa montagne, le Sachem aux mains rudes, communie. Dans l’air et sous ses pieds, la nature, paisible et symphonique, lui parle le langage secret des amours partagés. La nuit tombe, le ciel vire au cobalt, le temps de la gésine est proche …

Ce soir, il dormira serein.

Allongé sous la couette, je regarde au plafond. Chaque soir, je promènerai, les yeux lourds des fatigues du jour échu, mon regard, au fil des paysages abstraits que dessine le plâtre craquelé du plafond. Cette chambre en chantier, au confort spartiate, qui se meurt, me plaît. Murs en suspens, lattes apparentes, vivent les derniers instants de leur ancienne vie de château. Dès après les vendanges, la pièce fera murs neufs. Enduits humides, appareillages modernes, plomberie, goulottes, bois neufs et peintures fraîches, recouvriront la pièce, figeant à jamais les vibrations mystérieuses des vies qui l’ont habitée, naguère, et même jadis. Pour l’heure, je m’en délecte, je perçois les effluves mourantes des parfums anciens, l’air que pulse à peine, les volants des robes lourdes, les soies vivantes des atours légers des femmes, qui churent au pied du lit, les soirs de fêtes et de noces arrosés, les cris des pudeurs dépassées, de celles que prirent les désirs enflammés des amours ancestrales. Les vies qui passent laissent traces infimes que d’aucuns peuvent capter, s’ils laissent volonté s’envoler et cœur s’ouvrir …

Très vite, la conscience me lâche et je m’enfonce, comme plomb en plumes, dans ma première nuit de vendangeur, fourbu à l’idée même d’avoir à me pencher …

Le ciel est bleu, très pâle, comme un regard pur et délavé. Le soleil naissant peine encore à dissoudre les blancheurs de l’aube. La pomme croquante crisse sous mes dents. « Squirrel the Little » est sur les crocs, inquiète, et tient, en mains crispées sur le ventre, la liste des coupeurs attendus. Son regard vif, va et vient, de la route montante à la feuille déjà froissée. Elle s’apaise, un peu, les premières voitures arrivent, par paquets. Les portières claquent, les habitués s’interpellent, enfilent leurs godasses, se glissent sous les tissus passés qui connaissent les vignes. Ça tire à bouffées convulsives sur les clopes surchauffées, ça vanne déjà tous azimuts, les cheftaines de meute prennent leurs marques et encadrent leurs clans. Sourires enfantins, museaux crispés, voix aiguës, Les silencieux parlent avec leurs yeux. Plus bas, dans la cour, les inox rutilent sous le soleil montant, l’équipe du chai s’apprête à recevoir les cagettes, pleines à ras bords, de raisins bleus. Les vignes encore endormies se préparent à pleurer leurs enfants. Les hommes se rient des petits meurtres à venir …

Sept jours durant, les cisailles rouges, aux gueules de crocodiles nains, mordront à pleines mâchoires, sous les feuilles larges qui les protègent sans espoir, les petits doigts ligneux des grappes accrochées à leurs mères. Jarrets douloureux et fesses diverses, fines, mafflues, accortes, écroulées, tendues à craquer, sous une quinzaine de dos humains, prendront peu à peu les couleurs de l’automne en suspens.

Un temps beau, puis radieux encore, et toujours chaud, à perdre la notion des saisons. Les vignes énamourées se pâment sous les ardeurs de Phoebus, à ne pas vouloir roussir, à oublier les mains agiles qui leur volent leurs enfants. Il se dit que Dieu a mit sept jours à créer le monde ? Mimétisme involontaire, il faudra la semaine à la troupe multicolore des coupeurs industrieux, pour alléger les lambrusques de leurs diamants noirs. Chaque matin différent est le même, seules quelques raideurs, accumulées au fil des jours, me disent que le temps passe. L’escadrille des étourneaux sans ailes vole d’une vigne à l’autre, parfois d’une parcelle d’une vigne, à la parcelle d’une autre, en fonction des maturités et des nécessités, sous la baguette du maître de chai. Sept jours de ballets, de voltes, grands écarts et entrechats entre « Paradis » et « Caillou », « Moulins » puis « Clos 1901 », ou « Clos de l’Église ». Il me souvient de la lumière pure d’un matin, sur le haut du haut de Montagne, aux pieds des Moulins. Le soleil était doux, l’air cristallin, on voyait sans peine au loin Saint Emilion, et Pomerol plus à droite, noyés dans le velours ondulant des jonchées de vignes. Toutes les nuances du vert, de céladon à pistache en passant par malachite, émeraude et chartreuse, se mêlaient aux ors fanés, aux rouges noircissants et au rousseurs ternes et basanées des lianes foudroyées par les machines à vendanger. Par delà la concentration qui me menait de grappe en grappe, malgré la sueur salée qui roulait jusqu’aux coins de mes lèvres, dans un coin de mon vieil i-pod à neurones, la Symphonie N°7 de Beethoven, m’apaisait, dissolvait les douleurs qui m’assaillaient les reins, roulait dans mes muscles gourds, pour m’élever hors de l’espace-temps. Au dessus de la vigne, je plane, me regarde oeuvrer, couper et vider mes seaux dans les caissettes des hotteurs. Alentours, les tâches multicolores de mes compagnons, courbés au hasard de leurs avancées, piquètent la scène, à la manière des nymphéas sous le pont Japonais de Monet.

Au soleil en zénith, autour de la tablée familiale, Madi me sourit, ailleurs et présente à la fois. C’est qu’elle est belle la dame. Ses cheveux immaculés bouclent encore autour de son visage d’ivoire patiné, qu’illuminent deux yeux clairs. J’aime à l’embrasser et à poser mon nez sur ses joues douces, nervurées en creux par un fin réseau de rides élégantes. A côté d’elle, Octave, règne en patriarche souriant, jamais à court d’anecdotes, puisées au souvenir des temps anciens, par là-bas, outre-méditerranée, dans les vignes, les champs et les cours des écoles. Les autres, qui ne sont à ses yeux que grands enfants plus ou moins sages, se pressent sur leur assiettes, car le temps est compté. J’aime ces moments brefs mais intenses, le sourire des femmes, leurs mains agiles, le rayon de lumière qui passe la porte, pour donner à la scène quelque chose de la Cène, du partage du pain.

L’après midi n’en finit pas, les corps souffrent, les vignes sont de plus en plus basses, les gestes mécaniques. C’est l’heure où les crocos à queues rouges saignent les bouts des doigts de ceux que les rêves emportent, que la fumette anesthésie, ou que la distraction gagne. L’eau coule à flots frais dans les gorges en carton, sur les nuques raidies, entre les doigts collants. Tout à la fin, il est temps que cesse le temps. La troupe revient en vrac au Château, ça traine, ça tire la patte, la fumette redouble. Dans les vignes, au soleil bas qui les vieillit à l’or, et les culotte au bronze, ça embaume les herbes qui ne sont pas de Provence … Sous la douche, l’eau froide assomme, puis le corps durci se détend, les muscles, à la glace, pompent le sang qui les nettoie. Le sucre, la sueur, la crasse, coulent en rigoles brunes, c’est Jouvence. Au sortir, la chaleur extérieure rassérène. Assis sur un banc, je savoure une bière froide. Elle m’étourdit un peu. Plus bas, le chai a rentré toutes les baies. Égrappées, les boules violettes ont vibré sur le tapis de tri. Propres, intactes, saines, elles ont gagné les cuves, à l’abri de l’air corrupteur.

C’est maintenant l’heure des lavures, des eaux lustrales qui jaillissent des tuyaux, du grand nettoyage du soir. Le karscher décape les inox rougis, les caisses entartrées, les serpents jaunes et bleus des jets – qui évacuent rafles brisées, insectes égarés et quelques rares grappes marquées par la pourriture grise – dessinent au sol d’étranges arabesques changeantes. Au contact de l’eau, les hommes sourient, les visages des femmes, aux grands yeux de koalas fatigués, se détendent, quelques giclées s’égarent parfois, les rires fusent… C’est Versailles, les Grandes Eaux au Château, l’été … Penchée, la tête sous le plateau, « Small Squirrel » récure la table de tri, l’eau gicle, éclabousse, rebondit sur le métal brillant. « Singing in the rain » chante dans ma tête. Dos au soleil, le mercure aveuglant des eaux irisées, comme une auréole d’argent, souligne les courbes tendues de son corps mince. Catherine a des temps, d’arrêt, les grands puits de ses yeux de cobalt mangent son visage marqué par la fatigue. Jacques, Claude et René, mitraillent les cagettes souillées par la terre et les jus. La puissance des jets qui résonnent, mats et sourds, sur les plastiques durs et les tôles rigides, battent le rythme liquide des tambours de Beauséjour. Par instant, les serpents albinos aux écailles liquides, s’égarent et les hommes sourient… L’enfant n’est jamais loin, à tout âge ! A l’écart, les larges pieds nus bagués de sparadraps roses du grand Yves au sourire immuable, pataugent dans les flaques rougies qu’il repousse méticuleusement. Pendant sept jours la haute silhouette silencieuse de cet homme doux, et dur au mal, m’a servi de repère, qui dépassait le haut des vignes, caisses lourdes au dos, discret, amical et constant. Au flanc d’une benne rouge et or, le visage fin du « Fennec from Man’ttan » scrute le fond, débusque les moindres scories, qu’elle chasse à grandes rafales précises. Cette New Yorkaise bon teint, importatrice sérieuse, passera six semaines de son temps aux travaux du chai, souriante, accompagnant, pas à pas, infatigable et précieuse, l’élaboration de son « Penimento » special one, et des autres cuvées du Château.

Le soir tombe, le soleil est à l’agonie. Grosse boule dorée en chute lente, il bronze, peu à peu, vire à l’orange, au rouge sanglant, puis au bleu violacé dès que son bord tangente l’horizon. A l’arrière du Château, je vaque à mes occupations domestiques, lave, rince et étend mes frusques, aère tout ce qui peut l’être. D’un œil, j’admire « Juppé ». La lumière vermeille du jour mourant entoure sa silhouette noire et musclée d’un halo flavescent. Les derniers rayons liquides du jour roulent sur la toison courte du petit cheval noir, dont elle souligne les ondes qui frémissent sous sa peau. Il broute sans se lasser les herbes du parc. Sa longue queue touffue chasse les mouches d’un mouvement élégant et régulier. Par moments, il relève la tête et me fixe en mastiquant de longues herbes. Ses grands yeux, ourlés de longs cils noirs, lui font regard profond de femme émouvante. Je lui dis que je l’aime. La pomme que je lui jette craque sous ses dents, puis il secoue tête et crinière, silencieux …

C’est l’heure de la tablée du soir. « Sean white beard » le châtelain sourit, le ciel est avec lui, les grappes sont belles et les jus odorants. What else ! Autour de la grande table, les fumets du repas retroussent les babines. Les sourires se font rictus. Le temps du ballet des mandibules claquantes est arrivé. Le silence se fait sur la troupe. Colette et Michèle ont veillé aux fourneaux. Soupe chaude, poisson, viandes, fromages, gâteaux et fruits, disparaissent dans l’ombre inquiétante des gosiers affamés. Les soupirs d’aise, les petits cris de plaisir des estomacs comblés, parlent à l’oreille de qui sait entendre. Sous la table, les doigts de pieds des convives repus, délestés des lourdes chaussures du jour, font éventails. Je regarde mon verre qui luit du pourpre chaud d’un « Charme » 2009, ce soir. Au hasard des repas, il verra passer, de mémoire, « Kirwan » 1986, «Coteau de Noiré » 2003, « 1901 » 2008 et 2009, « SaintRomain » 2008, et d’autres encore … Comme un faon au sein de la harde, Chloé, petit bout de presque femme, tient la dragée finaude aux adultes conquis. Papa et tonton sont à ses pieds. Ses billes bleues maya pétillent au dessus d’un sourire à la malice experte. Fraîche comme la finale d’un vin sur argilo-calcaire ! Elle tient bien son rang au milieux des barbons, sous l’aile de maman … Les rires fusent encore un moment – flûtes à becs des femmes et contrebasses masculines en harmonie – quand David tient l’auditoire hilare, au récit des travers et misères de l’Assemblée Nationale

Par la fenêtre aux vitres fendues de ma cellule monacale, je regarde la nuit de jais. Dans le ciel, les lueurs aiguës des étoiles dessinent les mondes lointains, la lune blanchit les vignes, la fatigue me prend les reins, mes yeux sont boules de plomb fondu. Dans mes veines coulent des ruisselets paisibles. Les petits bonheurs engrangés de ces jours, passés aux combes et aux coteaux, m’ont caressé l’âme et la peau. Au centre de la toile, à l’angle de la fenêtre, l’araignée au ventre jaune, compagne fidèle de mes jours de vraie vie, s’est endormie …

Le sommeil me prend comme femme amoureuse,

Je plane aux cieux profonds,

Où croisent la lune gibbeuse,

Le Grand Sachem et son chariot, en assomption …

EMOEXTIHAUSCOTEDNE.

BIEN AVENT QUE JE T’AIME …

Suzanne Valaldon. Femme avent la tétée.

Elle a glissé son bras sous l’oreiller …

Il s’étire en chicotant…

Lui a la main qui caresse en mémoire la hanche, doucement, du long corps blanc allongé sous le drap de soie froissée. Elle soupire au jour gris qui perce à peine les rideaux. Sous ses yeux clos, il la voit ronde et ferme, qui l’attend. Un jeans, un tee-shirt, se dit-elle, suffiront ce matin à se traîner jusqu’à demain, démaquillée et désœuvrée. Le linceul lilial chante comme une âme froissée, sous le doigt, qui lentement le relève. Il soupire de désir. Zut, se dit-elle, rien à lire, rien à foutre, triste jour à attendre ce foutu lundi, redouté et espéré à la fois ! Comme un chat repu, il fait la boule, genoux à la poitrine, ronronne en dedans, et serre entre ses jambes la belle qu’il désire. Elle est ronde et ferme, fraîche, la peau fine qui recouvre ses adducteurs charnus, frémit à ce contact. Il a beau la serrer, elle ne faiblit pas.

Bof ! Elle téléphonera à sa mère, longuement, elle a tout le temps, avent que la journée finisse. Avent de la connaître, la humer, la rouler sous sa langue avide, il la regardera, encore, intacte, vierge, hiératique, immobile, impavide, mais offerte. Mais que ce temps d’attente est bon, qui décuple son désir. Ah oui, ne pas oublier de dire à maman d’aller chercher le môme à l’école demain. Et lui, ce veau de mer, qui ne bouge pas, ne la touche pas ! Elle se retourne et contemple, l’oeil critique, pour la première fois, ce visage, arrondi par les années, qui sourit béatement à ses rêves. A vaincre sans péril, on finit par s’oublier, se dit-elle, coeur lourd et seins pendants. Elle le revoit comme naguére – devenu jadis, hélas – qui le regardait, l’oeil brillant. Sa peau vibre au souvenir des caresses anciennes, des jeux stupides qu’elle affectionnait, qui la faisaient fondre, comme la boule de sorbet goûteuse qu’elle était alors. Mais il ne bronche plus, il ronfle comme un vieux diesel, bouche béante et luette tremblotante, sous le souffle putride de ses excès. A vins répétés, il s’en est jeté de ces saloperies de jus rouges, blancs et rosés, de ces bulles hors de prix, aussi, qui lui ont cramé la langue et noircit les dents. Une larme, limpide comme un cristal triste, roule sur sa joue defraîchie, lui sale les lèvres, et tombe sur sa main fripée par le manque de soins. Pas nets ces ongles écaillés se dit-elle, plutôt sèche cette peau abimée, cette taille déformée …

Anne-Sophie déprime.

Dans le coton brumeux de son demi sommeil, il vole au delà du temps présent. Debout, jambes écartées, reins bandés mais bedaine relâchée, bien campé sur ses cannes de serin anémique, il se gave déjà d’avoir d’abord à l’ouvrir à la vie. Le sommelier d’acier, lame au repos, luit sous la lampe, qui pend au plafond, comme un vieux chapeau poussiéreux, au ras de son crâne, à moitié déserté par les souples boucles blondes du temps de sa splendeur. Il attend, se retient, et recule l’instant, où la lame courte et dentelée attaquera l’opercule ductile, oxydé par l’âge et l’humidité. Sous l’étain tendre, il trouvera le bouchon, intact comme l’hymen d’une vierge, gonflé par la poussée du vin impatient de se donner à lui. L’émotion fait trembler sa main fébrile, qui déplie la vrille étincelante, polie par l’expérience, habile à extirper les plus improbables scellés. La pointe fine, pique le centre du bouchon, entre les deux zéros de 2009, et lentement s’insinue entre les fibres molles, puis tourne au ralenti, attentive à ne pas blesser les chairs fragiles. Le liège geint doucement, se tait, puis couine de plus en plus sourdement, la vrille touche au fond. L’instant de la délivrance est proche. Paul Marie savoure ce temps storoboscopique de l’avent plaisir, s’en délecte, se pourlèche, se penche et coince le flacon de verre entre ses genoux cagneux, creuse le dos, crispe sa main maigre, et tente de dégainer lentement le cylindre humide. Mais le jeunot résiste, enfle, écarte ses écailles comme un mérou apeuré. Surpris par ce refus inattendu, Paul Marie se cabre, s’arc-boute, les muscles de ses bras chétifs tremblent sous l’effort inhabituel, habitués qu’ils sont à ne lever qu’un coude. Il sent l’afflux sanguin sous ses tempes battantes, son souffle se raccourcit, une brume de sueur marque son front, sa respiration s’affole. Malgré le voile gris qui le gagne, il s’accroche, trépigne, vacille et tremble comme un mât sous tempête. Le barrage cède d’un coup et le projette en arrière, il perd l’équilibre, tombe sur les fesses. La douleur fulgurante lui arrache un bref cri aigu, mais la bouteille est sauve. Il sourit. Les tâches rougeâtres qui maculent son pyjama crème, recouvrent de leurs fragrances naissantes, les remugles aigres qui sourdent de ses aisselles inondées par le combat. Péniblement il se relève, coccyx endolori, heureux d’avoir vaincu. L’image d’un gladiateur casqué lui traverse l’esprit. Celle d’une vertèbre éraflée, aussi. C’est tenant la bouteille à deux mains qu’il verse, arrosant à l’entour, le jus violet dans un grand verre. Le reître vainqueur aura droit à sa couronne de fruits mûrs, cassis, framboises, groseilles en guirlande, à sa bolée de jus frais, rond, qui ne veut pas quitter la bouche, qui joue avec la langue, qui enfle au palais, pour y laisser après l’avalée, l’envie d’y replonger les lèvres … Paul Marie sourit aux anges. Au « Côte de Brouilly » « Cuvée Mélanie » de Daniel Bouland qu’illumine l’ampoule blafarde, il jette un regard ému …

Putain, Paul Marie,

Sors toi le cul du lit …

… Il est onze heures !

Affolé, il se redresse d’un coup, les fesses endolories.

Les deux poings sur les hanches, fulminante,

Et débraillée,

Anne-Sophie le regarde.

C’est la énième année de l’Après.

EAVEMONANTITECONE.

J’FAIS MA PAUSE…

Delacroix. Dante et Virgile en Enfer.

Ben oui, j’ose, j’fais ma pause…

Avant que les gnous se posent, comme vol d’étourneaux avides, sur les étals qui croulent de victuailles et de gadgets submergés. Me retire, me rétracte, comme un bigorneau sous la houle glacée des jours de bombances obligées. Je repose mes yeux vairs, et m’éloigne des vitrines coruscantes qui me brûlent la rétine, me replie dans les ombres apaisantes des souvenirs qui n’ont jamais vécu. Au grand vent des éthers, je me balance. A la force des poignets, je me hisse en haut du mât. A l’abri de la vigie, Dante et Virgile, hilares, scrutent l’horizon des civilisations en délire, mais s’effraient des folies qu’ils découvrent … De l’âpreté des hommes, que l’humain a quitté, de la naïveté des adorateurs momifiés du Veau d’Or.

A leurs pieds, je reste coi et me tais.

Les coulis graisseux dévalent le long des pentes de la consommation reine, dans les boutiques fardées comme courtisanes lascives, les hommes “dans leurs chemises”, festoient et se bouchent les yeux. Foutre d’Archevêque, ça gicle de tous côtés, ça gagne et ça domine, ça s’empiffre à glottes rabattues, ça engouffre, ça baigne dans l’opulence. Mangeons avant d’être mangés ! Dévorons avant d’être rigorisés ! Avalons avant d’être avalés par la machine folle, broyés, atomisés, osmosés, dépouillés jusqu’à l’os du coeur … LAmbroisie qui nourrissait les Dieux est devenue piquette aigre, qui roule en fleuves épais le long des oesophages de carton.

Alors je fête en loucedé, dans le secret de l’alcôve déserte, les femmes que je n’ai pas aimées, celles que j’ai croisées. Dans le dédale qu’Ariane déserte, j’ouvre le flacon de vin qui me ramène, au temps d’avant que les vignes ne connaissent les foudres du phylloxera.

1901” est son nom, 2009 est son jus …

De “Château Beauséjour“, il est issu …

C’est mon grand Noel à moi…

Et en hommage à mon compère qui inquiète le Pape, le “Cardinal des Astéries, Compagnon de la Baltique“, que bercent langoureusement les bras de sa “Nonne“, j’ose emprunter ces mots…

Je ne saurais mieux écrire…

“La robe est profonde, de teinte violine à sanguine, l’olfaction est nette et intense, avec des arômes de violettes, de cerises noires, de mûres sauvages, d’épices douces, l’élevage est en retrait. La bouche est riche, avec des tannins mûrs, habillés par une chair serrée, le vin s’installe avec autorité dans un milieu de bouche plein, dense, profond, rehaussé des fruits gourmands. La finale est très persistante, avec des tannins un rien plus fermes mais élégants, d’une belle puissance aromatique (fruits et épices), avec des notes salines et crayeuses en ultime sensation. ..”

Allez, ferme les yeux, déguste mon gars et…

Tais toi !

EBLÈMOTIMECONE.