Littinéraires viniques

BLEU-BLANC et ROSE-BONBON.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

“Va-t’en, fous l’camp bon à rien d’nègw” !!!

Le cheval du contremaitre se cabra, le fouet du blanc à chapeau noir claqua sur le dos en sueur de l’homme courbé sur un tas de cannes à sucre fraîchement coupées. Son corps se cabra lui aussi, mais pas un son ne sortit de sa bouche grimaçante. Les dents serrées à se briser il tenta de fuir, mais le serpent de cuir enragé le rattrapa, s’enroula autour de son torse et sa queue effilée lui scarifia le torse. Puis encore et encore. Le cuir sifflait, le serpent rougissait, gras de sang, ivre de sueur, de chaleur, mordant et remordant la peau noire frissonnante. Bleu-Blanc s’écroula sur les cannes abattues, la poussière et les fragments de feuilles séchées collés à sa peau accentuèrent la douleur. Le cataplasme assoiffé avalait comme un buvard les humeurs écarlates qui sourdaient de la peau marquetée d’ébène et d’acajou précieux. Bleu-Blanc soufflait bruyamment, crachait et s’étouffait à moitié, son visage noir rouge de terre devint gris, ses yeux révulsés ne voyaient plus. On aurait pu croire que deux gros vers blancs sertis dans ses orbites lui dévoraient goulument la vie. Puis il lâcha prise, sa bouche couverte d’écume se ferma, à bout de force il s’affala et s’enfonça dans la nuit de l’inconscience. Autour de lui les hommes s’écartèrent, bras ballants, épaules voûtées, têtes basses. Vaincus d’avance. Stuart, debout sur ses étriers leva le bras, la serpentine menaçante, le travail reprit, les cannes se remirent à chanter sous les lames étincelantes des machettes. Le ciel était pur, éclatant, comme le ciel du paradis le dimanche à la messe.

Au dessus des vagues de cannes mûres couleur d’ambre foncé, agitées par une brise têtue, on pouvait apercevoir le bleu cobalt de la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le smalt profond des eaux était strié de vaguelettes vertes crêtées d’écume immaculée, que le vent chaud emportait jusqu’à la côte. Ce lait de mer brouillait un peu la pureté du ciel sans nuages, et déposait sur la peau basanée des moricauds au travail de fines marbrures salées. Deux hommes, veillant à ne pas être vus, déposèrent doucement le blessé sur un lit de bois brut à l’intérieur d’une cahute puis se sauvèrent pour rejoindre les champs. La douleur était telle qu’il râlait doucement et prononçait des mots incompréhensibles. Les quelques femmes occupées à rincer à grande eau la lessive des maitres baissaient les yeux, feignaient de ne pas entendre et n’osaient pas, ne serait-ce que s’approcher de la porte grande ouverte de la masure.

Dans la vaste demeure du becquet, maitre incontesté des immenses champs de cannes et des esclaves noirs qui y travaillaient durement, un piano chantait gaîment. Entre chaque volée de croches endiablées un rire insouciant roulait en perles cristallines, un rire joyeux de jeune fille. Louis-Charles Lavolière n’était pas un mauvais bougre, mais il dirigeait sa propriété d’une main de fer. Petit, chauve, bedonnant, il n’avait rien de l’image traditionnelle du grand propriétaire terrien élégant et racé, mais ses yeux gris acier et sa voix de basse profonde faisaient très vite oublier à ceux qui avaient affaire à lui, son physique atypique et ingrat. Louis-Charles était le troisième de la lignée, depuis que Louis-Jacques avait débarqué à la Pointe Allègre en juin 1635 avec la troupe menée par Jean du Plessis d’Ossonville et Charles Liènard de l’Olive, dans l’île de Guadalupe. Les esclaves arrachés aux terres Africaines, eux aussi, étaient de troisième génération. Ils avaient prospéré jusqu’à dépasser le nombre de cinq mille et Blanc-Bleu était l’un de ceux-là.

Clara faisait sa joyeuse, comme souvent lorsqu’elle tapait n’importe comment sur les ivoires du piano, en riant comme la moitié folle qu’elle était. Grande comme l’avait été sa mère morte d’une embolie foudroyante quand elle n’avait pas deux ans, sa longue chevelure noire descendait jusqu’à la taille, contrastant avec sa peau crème de lait et ses yeux vieux rhum. Clara souriait. Clara souriait toujours. Un sourire de façade. Mais pour savoir dans quelle humeur elle se trouvait vraiment, il fallait mieux se fier à son regard. Elle avait vingt ans, mais elle était pire encore que la plus expérimentée des garces. Et cruelle avec ça, le sourire aux lèvres quand elle éconduisait vertement les prétendants qui se jetaient à ses pieds, les babines frémissantes quand elle assistait, gourmande, aux supplices terribles, quand à la moindre peccadille un contremaître hilare lacérait les chairs fragiles des esclaves épuisés. Clara était la digne fille perverse de son père.

Ce jour là l’envie lui vint d’aller parader sous son ombrelle de dentelle blanche dans le quartier des ouvriers. Elle marchait, taille cambrée et sourire figé, affrontant les regards des pauvres hères surpris de la voir apparaître. Effrayés, ils faisaient aussitôt le dos rond et marmonnaient quelques mots inaudibles. Attirée par une petite troupe amassée devant la porte ouverte d’une cahute, elle s’avança. Tous se découvrirent et s’écartèrent pour lui laisser le passage. Clara entra d’un pas décidé, un pas de maîtresse, un pas ample et souple, provocant qui faisait rouler ses hanches. Devant elle, elle distingua dans la pénombre un corps affalé sur le ventre, le corps d’un noir athlétique dont le dos à vif, rouge comme la chair d’une grenade éclatée, luisait sous les rais de lumière crue qui perçaient entre les planches disjointes de la cabane misérable. L’air sentait la sueur chaude, le sucre de canne, la colère et la crasse accumulées. Elle aima cette odeur. La tête lui tournait un peu, un frisson courut sur sa peau, elle sentit le long de ses reins couler un ru de sueur. Délicieux. Jamais elle n’avait ressenti un tel plaisir. La surprise fut totale quand l’eau de ses larmes coula sur ses joues. Elle rougit, se sentit heureuse et coupable à la fois de perdre ainsi le contrôle de ses émotions. L’homme la regardait sans baisser les yeux, il avait un regard doux. Sous ses longs cils noirs ses iris couleur d’orage brillaient. “Mamzelle Rose-Bonbon!” murmura t-il d’une voix grave éraillée. Pour la première fois de sa jeune vie Clara demeura interloquée. Ne sachant que dire, dépassée par ce qui lui arrivait. Alors elle décida d’agir, se tourna vers la porte et ordonna d’une voix ferme qu’on lui apportât des linges propres, des onguents et une bassine d’eau chaude. Les dizaines de paires d’yeux, interrogatifs et curieux qui se massaient devant l’entrée, s’égayèrent en caquetant comme des volailles effrayées.

Une jeune négresse marron revint avec l’eau, le linge propre et les onguents qu’elle déposa à même le sol de terre, entre Clara, qui ne broncha pas, et le blessé. Puis s’éclipsa, effarouchée par le silence lourd qui épaississait l’air dans la cabane. La jeune femme lutta pour retrouver l’usage de la parole, elle s’humecta les lèvres avec un bout de drap mouillé, prit une gorgée d’eau claire tant sa bouche était sèche. L’homme la regardait toujours, ses bras ballants pendaient de chaque côté de la couche. Son visage tressaillait par instant, les douleurs étaient fortes. Clara s’approcha sans un mot, s’agenouilla et entreprit de nettoyer avec douceur les plaies qui commençaient à suinter. Elle chassa les grosses mouches bleues qui zézayaient en rondes impatientes au-dessus des chairs en bouillie. Tous deux se taisaient. Clara pleurait en silence tout en s’affairant, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, ne parvenait pas à mettre un nom sur ce sentiment nouveau qui lui avait serré la gorge dès qu’elle était entrée; la tête lui tournait, elle se sentait emportée par un étrange tourbillon, violent, puissant, renversant qui bouleversait brutalement ses certitudes comme son insouciance habituelle. Et cela l’indisposait au plus haut point, déchirée qu’elle était entre la douceur qui la gagnait et la grande colère qu’elle ressentait à se retrouver, malgré elle, dans cet état.

Les linges mouillés étaient maintenant rouges de sang noirs de croûtes sales, un mélange de terre, de fragments de feuilles de canne, de cristaux de sel. La douleur avait faiblit, le visage de Blanc-Bleu semblait apaisé. Clara regarda d’un air incrédule sa robe maculée d’écarlate, piquetée de débris divers; elle qui aimait la propreté et les vêtements impeccablement repassés ne cilla pas. Elle se pencha sur l’homme et demanda d’une voix douce : “Pourquoi m’as-tu appelée Rose-Bonbon?”. Blanc-Bleu déglutit plusieurs fois, une onde de joie passa sur son visage. Elle aima la vision furtive de ses dents blanches, saines et régulières, de ses lèvres noires, charnues, humides, au dessin parfait. “C’est l’nom que j’vous donne Mamzelle, c’est qu’elle est rose vot figure quand vous riez”. La réponse amusa la jeune femme qui continuait à pleurer en silence, elle n’y pouvait rien faire, les larmes coulaient lentement et s’en allaient mouiller le haut de sa robe de coton fin. On pouvait voir la pointe de ses seins se dresser au travers du tissu humide. Des images virevoltaient dans sa tête comme une nuée de papillons noirs, les images d’une ville dévastée, de lourdes pierres tombaient autour d’elle, le ciel tremblait, le visage d’un jeune homme au visage terrifié apparaissait aussi par instants pour se dissoudre aussitôt. Pleurait-elle pour ça ? Elle ne savait pas, c’était comme des souvenirs qu’elle n’avait jamais vécus. Clara secoua la tête pour chasser ces images. “Quel est ton nom?” demanda t-elle à l’esclave. “Blanc-Bleu” répondit-il. “Et pourquoi t’a-t-on donné ce nom ridicule?” poursuivit-elle. “A cause du drapeau bleu blanc rouge, à cause de la Liberté. c’est mon nom Liberté, Blanc-Bleu Liberté” s’entendit-elle répondre. Elle se mit à rire franchement sans pouvoir s’en empêcher. Elle se pencha spontanément et embrassa furtivement la joue de l’homme. Il rit aussi. Il leur sembla qu’ils étaient seuls au monde.

Après avoir châtié les deux cochons de nègw qui avaient secouru Blanc-Bleu Stuart galopa vers la cabane. A sa vue, les esclaves, tels des souris effrayées par l’arrivée du chat, s’enfuirent de tous côtés. Il regarda au travers des planches. Clara embrassait la joue de ce salopard de nègw et ils riaient tous les deux !!! Alors Stuart enfourcha d’un bond son pur-sang bai et galopa à toute allure informer le maître.

Clara se leva. Elle ne pleurait plus, elle se sentait joyeuse, mais sa joie était nouvelle, différente, son cœur battait plus vite, l’idée lui vint d’exiger qu’on l’appelât Blanc-Rouge. Elle rit de plus belle en battant des mains. “Je reviens te voir bientôt” murmura t-elle au moment ou le corps de l’homme se cambrait et retombait inerte sur sa couche. Un jet de sang écarlate giclait de son flanc en inondant le bas de sa robe. Elle n’eut pas le temps de comprendre, le second coup de feu traversa son dos, puis le mur de bois de la cahute éclata. elle tomba d’un bloc sur le corps de Blanc-Bleu, son sang se mêla au sien, sa main gauche recouvrit la joue gauche de l’homme. Comme une caresse. Ses doigts tremblèrent un court instant …

Louis-Charles baissa le canon de son fusil à deux coups, il était gris comme un matin d’hiver, son regard était figé. Puis il lâcha son arme et tomba à genoux en gémissant. Derrière lui les yeux énamourés de Stuart brûlaient d’un feu mauvais.

HAÏKUS 29

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LE PETIT RAGONDIN.

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Le ragondinet de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Un petit ragondin tout seul dans la broussaille

Il a perdu maman, ils ont mangé papa

Les Amériques sont loin, très loin derrière la baille

Ah s’il avait des plumes, il volerait là-bas

Au dessus des nuages, au travers des nuées

Avec les anges blonds que Dieu a emportés

Mais sa fourrure collante ne veut pas le lâcher

Autour de son terrier, de grosses bêtes fauves

Le guettent tout le jour et quand la nuit est mauve

De sa voix désolée il chante un air pas gai.

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Un petit ragondin caché sous la ferraille

Sous les bombes, éperdu, il sent trembler la terre

Le monde est désolé, le soleil en enfer

Il s’accroche aux roseaux et ça pue la ventraille

Et la viande rôtie, l’acier et le napalm

Et le sol tremble encore, il pleut des bouts de chair

Le petit se blottit. Des tas de pattes en l’air

Volent dans le ciel rouge comme des oiseaux morts

Il pleure dans sa moustache des perles, des larmes d’or

Et la rivière charrie ses rêves d’enfant blessé.

ENTRE TES DENTS …

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La De fait la sarabande.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Touffu,

Moussu,

Rasé,

Tondu,

Mordu.

Opale tendre,

Et rire

Fondu.

Changeant,

Sur l’arbre

De mes rêves.

Orfèvre,

Ma fève …

—–

Fends la bise,

Fends l’exquise,

Fends l’abricot

Mûr

Du désir,

Qui frise,

Et me brise,

Les reins,

Pire,

Que la brise,

Qui caresse

Tes seins …

—–

Avide,

Il verse,

Sa liqueur

Acide,

Qui coule,

Sur tes fesses.

Tigresse,

Drôlesse,

Diablesse,

Tu navigues,

Éperdue,

Et te touches,

Le cul …

—–

Dans la raie,

Distendue

De ton désir,

Exsangue,

Je tangue,

Et j’afflue,

Dru.

Tout au fond,

De ton antre,

De son regard fendu,

Le cyclope

Interlope,

Bute,

Et rage,

Aigu …

—–

Puis il brame,

Le pleur enivrant,

Du déversement

Charmant.

Ton ventre rond

Chante,

Ondule,

Trémule,

Se lamente,

A l’unisson.

Au matin blême,

Le con a chanté…

—–

L’aria sublime

Du sang,

Que le vent

Décuple.

Tes oblongs,

Obus fragiles,

Balancent,

Lourds,

Et charnus,

Et pointent,

Vers le ciel,

Leur regard

Goulu …

—–

Danse

Ma fée

brûlée,

La lance

Aiguisée

De ton regard

Velu,

Se balance.

Dans tes yeux

Bleus.

Zinzolin,

L’arc-en-ciel

A ondoyé …

—–

J’ai défait

Mon armure,

Si dure,

Au fond

De ton siphon.

Ton coeur

Qui m’accueille,

Écureuil

Flambant,

Tu croques,

Mes noisettes,

A coups de dents

Pointues …

—–

Et je lâche,

Aux cieux,

Rougis,

Le cri,

Puissant,

De mon vit

bleuit,

Par les eaux

Poivrées

Qui perlent,

Damoiselle,

De tes flancs

Charmants …

—–

Je jouis

Entre tes plis,

De velours.

Pur boulgour,

Miel

Lourd.

Mon amour …

STILL ALIVE AFTER LA SAINT VIVANT…

Maxwell Armfield. Faustine.

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 Romanée Saint Vivant 1998.

Le nom du vin, déjà est un monde.

Dans le verre, un pur rubis pâle et lumineux.

C’est un voyage dans l’imaginaire auquel ce vin convie. Un voyage dans l’Androgynie des origines, au pays de la Romanée, le Roman «Roman» de Romane, au pays de Saint Vivant de Vergy, l’abbaye Médiévale en laquelle œuvraient sans doute de solides tonsurés – amateurs de chairs et de vins, ripailleurs et mystiques – traversés par les énergies puissantes de la terre et les intuitions subtiles de l’âme. Un vin, élevé par Drouhin, qui porte en son nom l’union contrastée de la matière et de l’esprit. L’espoir d’un équilibre, d’une quadrature, d’un chemin sur le fil de la lame…

Il est bon de se laisser aller à rêver avant de boire.

Le nez au dessus du verre m’emporte dans les brouillards translucides du petit matin. Le nez humide d’une biche gracile se pose sur ma joue… Des fruits en foules rouges. Le premier jus qui sourd du pressoir. Parfums de vergers et de vignes. Pinot mûr qui s’écrase dans les doigts. Fragrances fines. Parfums mouillés. Les détailler car il le faut bien… Airelle, groseille et framboise délicates déposent au nez une brume odorante et fragile, qui s’enroule comme une liane parfumée aux confins exaltés de mes rêves intimes. Cerise aussi, Bourgogne oblige… Le temps semble impuissant, l’automne n’atteindra pas ces arômes d’au delà de mes vicissitudes.

Le faune en moi chantonne, subjugué par les charmes de Romane.

Le jus glisse en bouche, lisse et rond comme la hanche innocente de l’enfant. Lentement il enfle et se déploie, libérant la caresse progressive d’une matière tendre et puissante. Comment imaginer tant de force et d’élégance combinées??? L’esprit est dans la matière, il la sublime, mais sans elle il ne saurait s’exprimer… La pâte de cassis perlée de sucre croquant, comme un éclair dans un ciel d’été, exalte la chair du vin. Le jus enfle et conquiert le palais. Les papilles titillées défaillent. Chopin s’unit à George dans un final tumultueux, longuement, tendrement.

C’est le temps du Tao, de l’équilibre à jamais signifié.

LUCIAN AU MUSÉE.

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Velazquez. Portrait de Juan de Pareja. 1650.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Pour lui, New York, c’est une putain de belle ville à la gloire de la brique.

Sans doute son enfance dans les quartiers déshérités. Harlem, les briques rouges, sales, à l’époque de son jeune âge. Harlem était noire jusqu’au fond des yeux. Harlem le feu du diable, rouge de crime, blanche de came, noire de misère. Le Bronx aussi, dans sa jeunesse toujours, quand son père s’était tiré. Une balle dans la tronche. Une trop grosse injection lui avait fait perdre la tête d’abord, puis la vie très vite après. “Mais bon c’est la vie” se disait-il en ricanant quand le cafard lui montait à la gorge. Et cela lui arrivait souvent, surtout quand la brume glacée montait sur la pointe de Manhattan.

Dix ans à calibrer des briques dans une usine au nord de la ville. La tête baissée sans un mot à quiconque. Des briques rouges, des jaunes. Vingt ans après, chaque fois qu’il passait au pied de l’American building ou du Dakota, ses préférés, il s’arrêtait, levait la tête et cherchait ses belles  briques à lui, celles qu’il avait façonnées à l’usine.

Mais ces temps étaient révolus. Cela faisait bien … il n’aurait pas pu dire combien d’années, mais un gros paquet quand même. En ce petit matin de septembre, assis sur le trottoir au bas des marches du Métropolitan Museum of Art, Lucian était encore le seul être à demi-vivant sur le parvis. La chaleur de la veille n’avait pas refroidi l’atmosphère. Il avait dormi sur les dalles, recroquevillé à même le sol. A quelques mètres de là, la circulation était déjà intense sur la 5ème avenue. Le bruit des moteurs, celui des sirènes hurlantes et des bipèdes, qui suivaient le trottoir en rangs serrés, contrastait avec le silence qui  sourdait du musée encore endormi.

Lucian se retourna vers la triple porte. Ridicules ces portes, étroites comparées aux doubles colonnes monumentales qui les encadraient. Lucian détestait ce bâtiment. Fin XIXème, c’est dire. Il ne lui trouvait pas de style. Pompeux, lourd, sans âme. En revanche, les trésors qu’il recélait l’enchantaient. Le personnel comme les agents de sécurité connaissaient ce paumé qui dormait et mendiait sur les marches, ils l’aimaient bien ce clochard discret, un peu distant, qui ne faisait pas de bruit et n’importunait pas les visiteurs. En plus de cela, il dégageait quelque chose de particulier, une sorte de dignité souriante, et même un charisme singulier qui lui valait de faire recette sans avoir à tendre la main. De temps à autre – Lucian s’arrangeait, personne ne savait trop comment, pour être propre et convenablement attifé – on le laissait entrer et se promener dans les salles. Il connaissait le MMA dans ses moindres recoins, faisait toujours le même circuit qui se terminait devant le portrait de Juan de Pareja, un Velasquez du milieu du XVIIème siècle. Il s’asseyait sur une banquette rouge, fixait le tableau sans bouger pendant des heures. Très vite les gens se regroupaient tout autour, silencieusement. Personne n’osait passer entre l’homme et l’œuvre, tant ils se ressemblaient. Seul l’habit vert bronze et le col de dentelle blanche les distinguaient. La ressemblance était telle que les visiteurs restaient médusés. Les regards allaient de l’un à l’autre. Lucian était parfaitement immobile, les yeux rivés sur son “sosie. On eut pu croire Juan de Pareja revenu sur terre. Puis petit à petit le public se désagrégeait, Lucian se retrouvait seul sur son banc. Il fermait les yeux, balbutiait des mots incompréhensibles d’une voix presque inaudible en grimaçant, les épaules voutées, les mains crispées sur le ventre.

Il avait débarqué, boutonneux, à 20 ans au Vietnam, en 1968 juste, avant le début de l’offensive du Têt, au sein d’un fort contingent de marines à peine plus âgés que lui. L’armée recrutait à tour de bras. Après dix ans passés à brasser les boues, rouges, ocres, jaunes, ou brunes, il n’en pouvait plus ; les reins cassés à se baisser, à porter des tas de briques, lourdes de l’eau qu’elles avaient à perdre au four, les doigts brûlés quand il les ressortait, le visage et les bras à demi plongés dans la gueule du dragon au souffle desséchant.

Un soir, il sortait harassé de l’usine, il fut abordé par un sergent recruteur qui mit peu de temps à le convaincre de s’engager. Le discours du sous officier était bien rôdé, enflammé, avec juste ce qu’il fallait d’enthousiasme pour que le gamin fut touché au cœur, là où le patriotisme est censé se cacher. “Le corps d’élite des marines ferait de lui un autre homme”, dit le sergent à bout d’arguments. Et c’est cela qui acheva de le convaincre. Il était tellement las de la briquèterie,  de sa vie monotone, que la perspective de partir voir ailleurs l’emporta sur tout le reste. Il signa. Après quelques mois d’entrainement intensif, il débarquait à Saïgon.

Très vite il se réveilla au fond d’un gouffre. Il comprit qu’il ne découvrirait pas le monde comme il l’avait naïvement rêvé. Mais il connut l’horreur, l’extrême abomination, le cœur noir des hommes. Toutes ces histoires de races, de suprématie de l’une sur les autres, cette haine récurrente de l’autre qui plombait les esprits depuis que l’homme peuplait cette putain de si belle terre, tout cela n’était rien. Ce n’était que douceur comparé à la furie meurtrière dans laquelle il était tombé. La violence des hommes, sidérante, lui brûla les ailes, du fond de ses tripes, il sentit remonter une terrible vague de cruauté qu’il lui était impossible de maîtriser. En peu de temps, il se sentit happé par l’abominable égrégore, qui planait comme un vautour funeste au dessus des forêts en flamme. L’odeur du napalm l’enivra.

Lucian fut de toutes les batailles. De Hué à Saigon en passant par Quảng Trị, Xuân Lộc, et toutes les autres aussi. Il devint le compagnon de tous les lycanthropes, goules, succubes, de tous les démons de la terre et des enfers, jusqu’à se prendre pour la Mort elle même. Plus maigre qu’un chacal affamé, il en vint à perdre toute sensibilité. Sa faux d’acier découpait, dépeçait, égorgeait, tuait tout ce qui avait figure humaine. Enfants, femmes, vieillards, il éradiquait, massacrait sans pitié. Il en vint même à mitrailler chiens, chats, vaches, tout ce qui vivait. Puis il s’en prit aux ombres, tant la sienne l’envahissait. Dans la chaleur étouffante de la jungle, il rampait.  Le visage maquillé de noir, couvert de parasites, il se griffait aux épines, saignait, laissait, accrochés à la végétation, des lambeaux de peau, indifférent à sa propre douleur comme à celle de ses victimes. Lucian s’enkysta en lui même. Un beau jour, à demi enterré dans un trou boueux perdu au cœur d’une foret effrayante, brûlant de fièvre, affaibli par une diarrhée récurrente, alors qu’il guettait le moindre bruit d’un ennemi invisible, il cueilli d’un geste vif un rat qui passait par là et le tua en lui cassant la nuque entre ses dents. Une onde de plaisir lui caressa les reins, et là, soudainement, il s’aperçut qu’il avait perdu jusqu’à la dernière goutte de son humanité.

Lucian partit d’un rire grinçant qui résonna et se propagea aux alentours. Les feuilles détrempées des arbres dont il ne percevait pas la cime – la pluie tombait depuis des jours -, bruissèrent, des branches craquèrent, il entendit chuinter la boue grasse. Quand la balle lui troua le ventre, il n’eut même pas le temps d’entendre la déflagration. Un sentiment de délivrance fusa dans tout son être. La mort enfin daignait l’enlacer. Lucian se coula entre ses bras, elle l’embrassa, et l’amour l’embrasa.

Le visage enfoncé dans la boue, il ne bougeait plus, en équilibre étrange, sur les genoux, les fesses en l’air. Il se serait trouvé ridicule. Autour de lui, la mort avait fait son marché, le silence régnait. Les marines et les Viets n’étaient plus que des cadavres indistincts. La pénombre gagna. Un troupeau de porcs sauvages s’attaqua aux cadavres. Un coup de groin fit tomber Lucian sur le côté. Le cri de douleur qu’il poussa fit fuir le troupeau. Les infirmiers le trouvèrent inconscient, au milieu de la nuit. Lucian était le seul rescapé. Autour de lui les arbres avaient été cisaillés par les rafales, tous ses camarades étaient truffés de plomb, certains d’entre eux n’étaient plus que lambeaux éparpillés. La jungle n’était plus de ce vert sombre et brillant qui fascinait Lucian. Sur deux cents mètres l’écarlate régnait. Insectes, animaux petits et grands, se régalaient.

L’hélicoptère ronronnait. Sanglé sur une civière étroite, Lucian, entre  vie et mort, cauche-rêvait. Une nuée de gros moustiques affamés l’assaillirent, il avait beau fuir, ils le rattrapèrent, vrombissant autour de lui. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, ils le piquèrent tous au ventre. Il se débattait, hurlait, mais les vampires ailés  ne le lâchèrent pas. Son ventre n’était plus qu’une plaie béante, géante. Ses boyaux crevés débordèrent et coulèrent. Une merde verdâtre inonda ses genoux.  Il cria et la lumière revint. Les pâles de l’hélico sifflaient dans le ciel cotonneux. Lucian était sanglé sur une civière, un infirmier à genoux tenait une poche translucide au dessus de son visage, il lui parlait mais il ne comprenait pas. A sa gauche, les lourds staccatos du mitrailleur de bord l’assourdissaient, lui broyaient l’abdomen. Il s’accrocha au sourire fatigué de l’infirmier, à son visage flou puis referma les yeux. Ensevelies sous les tonnes de roche, de terre, d’eau de ses cauchemars, ses paupières ne se relevèrent pas avant des mois.

Lucius, entre la vie et la mort fut évacué de Saigon, peu avant la bataille finale. Transféré au Mount Sinaï Hospital de New York, il rouvrit les yeux le 30 avril 1976, un an après la chute de Saïgon. Le grand gaillard pesait à peine quarante cinq kilos d’os et de peau. Les Eagles déroulaient Hôtel California en sourdine. Des mois de souffrance, de rééducation plus tard, il sortait de son cauchemar, retapé autant qu’il se pouvait. Bourré de calmants, ses nuits n’étaient que longs cauchemars récurrents. Il dormait dans la rue, cherchait la chaleur du sol à défaut de celle des humains, ramassait les pièces qu’on lui jetait sans qu’il ait eu à les demander. Avec son visage bistre crasseux, sa barbe et sa tignasse en broussailles, il faisait peur aux passants. Son regard absent n’arrangeait pas les choses, un regard fiévreux, iris noire et sclérotique jaune, un vrai regard de camé psychopathe. Mais il avait pourtant une telle présence, que les badauds interloqués s’arrêtaient un instant, bredouillaient puis s’enfuyaient après lui avoir jeté quelques sous. Parfois même, et assez souvent, de gros billets.

A tourner, déambuler, explorer la ville, il avait fini par élire “domicile” au pied des marches du MMA. Sue la soiffarde passait de temps en temps. Elle s’asseyait, le plus souvent ivre à mourir, elle parlait des heures de ses enfants morts, de ses anciens très beaux amants, reins d’acier et pines dures, de la lune qu’elle aimait d’un amour fou. Lucian l’écoutait sans mot dire, il aimait ses longs discours décousus étonnamment construits, surprenants autant que poétiques. “Je suis le soleil mort amoureux de la lune, de ses cratères ombreux, de ses quartiers lumineux, de ses rousseurs automnales, de sa rondeur pulpeuse. Demain mon gars, elle m’aspirera dans ses délices” c’est ainsi qu’elle finissait toujours son délire bredouillant. Lucian aimait ça. Puis elle se relevait difficilement et regagnait la 5ème en titubant. Jusqu’à sa prochaine visite.

En fait Lucian aurait pu bien vivre avec l’argent qu’on lui donnait, mais il préférait le distribuer aux clochards qui ne ramassaient rien. Et puis il y avait les poubelles, pleines de trésors. Il y entrait carrément et fouillait, il aimait ça, fourrer son nez dans la vie des gens. Elles regorgeaient de victuailles gaspillées, de quoi nourrir des régiments de pouilleux comme lui. Un jour, de maraude, à visiter les rejets de la ville, il tomba sur une mine de craies grasses, des bâtons de toutes les couleurs. Au moins vingt boîtes pleines et neuves. Il en bourra sa musette et les cacha dans les bosquets au bas de “ses” escaliers. Lucian se mit à gribouiller sur le sol au pied des marches. Au fur et à mesure que le temps passait, son poignet s’assouplissait. Un matin il crut que les craies étaient devenues ses doigts. Gammes après gammes ses hésitations disparurent. La nuit avant de s’endormir, les couleurs envahissaient son esprit, elles dansaient, s’apprivoisaient, s’ordonnançaient, se répondaient, se fondaient ou s’affrontaient quelquefois. Les bagarres étaient rudes, sans merci. Le rouge sang de bœuf attaquait sans cesse, il voulait dominer à tout prix, mais les jaunes solaires et les verts bronze puissants, résistaient, jusqu’à ce que l’écarlate leur fasse place. Les couleurs du monde, vives, agressives, et celles de son âme, nuancées, lumineuses, éclairées de l’intérieur, donnaient chaque soir un spectacle grandiose, mouvant, changeant, kaléidoscopique. Quand la bataille faisait rage sous son crâne, Lucian, époustouflé, était au spectacle. Ces nuits là, il finissait par sombrer dans un sommeil quasi léthargique, un sommeil total. Au petit matin, il en sortait régénéré, l’esprit et la sensibilité à vif. Alors il se ruait sur ses doigts magiques, la tête penchée sur son ouvrage, sourd aux fracas de la ville, il déposait sur les dalles, dans un état de surexcitation extrême, son travail de la nuit. Les touristes s’arrêtaient, de plus en plus nombreux. Bientôt le parvis fut totalement recouvert. Un patchwork d’œuvres soigneusement séparées, encadrées par d’épais traits noirs.  Quand la pluie les effaçait, Lucian ne disait rien, il acceptait humblement que le ciel décide. Et il repartait de plus belle, comme un mort de beauté. L’éphémère décuplait son envie.

Puis les artistes de la ville vinrent admirer son travail, plusieurs galeristes lui proposèrent un atelier, le gîte et le couvert, de l’argent, autant qu’il en voudrait. Lucian écoutait sans sourire, ne répondait pas, continuait son travail. Comme si sa vie en dépendait. Inlassablement. Les autorités de la ville voulurent lui interdire de “salir” le parvis du musée, mais les employés du MMA, les artistes New Yorkais, et la foule, de plus en plus nombreuse, qui venait admirer son travail, firent bloc en sa faveur. Basquiat, lui même prit sa défense. Certains pensent encore aujourd’hui, qu’il s’inspira largement du travail de Lucian.

A l’aube du 11 Août 1988, le gardien nuit du MMA quitta son travail à cinq heures trente exactement. Alors qu’il descendait les marches, son regard ensommeillé fut attiré par une tache noire, entourée d’un vaste cercle de laque rouge, en plein centre du parvis. Intrigué, il sourit, en se disant qu’il serait le premier à découvrir la nouvelle merveille de son pote Lucian. Il s’approcha. La tête décapitée du clochard le regardait. Ses yeux noirs brillaient encore. On ne retrouva jamais son corps. Le12 Août, Basquiat mourrait d’une overdose. Sue pleura  tout l’alcool de son corps.

UNE HYÈNE.

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Irène la hyène de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Irène est une hyène, une fille de la mort,

Quand elle ouvre la gueule, son haleine putride

Affole la savane, les buffles, les butors.

Les marais eux aussi ! Sous la chaleur torride,

Leurs eaux sont corrompues par les fièvres ardentes,

Quand l’innommable hyène danse la sarabande

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C’est une boule de pus, laide comme un prurit,

Un furoncle écarlate, une glande infectée,

La bête, avec sa bande, traque les nouveaux nés,

Les vieillards, les malades, les affolés qui fuient,

Alors c’est la curée quand le sang a jailli.

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Elle est basse du cul, on dirait qu’elle a peur,

Ce n’est qu’un stratagème pour rassurer ses proies,

Elle sait cacher ses crocs derrière son sourire faux

“Je suis une bonne amie, la cousine d’un roi

Un lion magnifique au regard de vainqueur !”

Dit-elle d’une voix de miel aux petits animaux.

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L’antilope est si vive que souvent elle échappe

A la meute tueuse des hyènes déchainées

Mais reste la charogne au ventre noir gonflé,

Les chasseuses bernées ont quand même leurs agapes

Et les mâchoires puissantes se mettent à l’unisson,

Dans la nuit étouffante ricassent les noirs démons.

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Dans son sommeil Irène gémit en frissonnant,

La savane est en feu, et le vent obsédant,

 Attise le foyer qui lui lèche les flancs.

Toutes les bêtes sont mortes dans la nuit embrasée,

Elle court comme une folle sous les dents du brasier,

Un buffle au mufle noir, aux cornes acérées

A croisé son chemin. D’un coup l’a éventrée.

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Irène atroce reine, plus que toutes mal aimée,

La lune s’est cachée, et la mort ta marraine,

D’un seul coup de sa corne, tes espoirs a fauchés.