Littinéraires viniques » 2012 » octobre

ACHILLE ET LE VOYAGE INTÉRIEUR …

Francis Bacon. Selfportrait.

 

Rangé des voitures …

Achille s’était. Sans même s’en apercevoir. Pris dans le rythme ordinaire des vies à l’entour, sans le vouloir jamais vraiment, sans le refuser non plus. Conscience sourde qui balaie d’un revers de la pensée désirs et idéaux. Et le voilà sagement rangé dans le garage des vies sans histoires, moteur éteint et freins serrés, cœur absent, devoir rempli, insertion réussie, bien loin des paysages tourmentés entraperçus, frôlés, enivrants, des jeunes années. Forces corrodantes des habitudes rassurantes, comme ces courants suceurs qui vous entraînent et vous noient au fond des baïnes. Conformisme rassurant qui calme les angoisses ; à se couler dans la norme, la moyenne, il gagnait en confort, perdait en folie, vivait au tiède, invisible au creux de la horde des tous pareils. En avance sur son temps – 1971 – il avait découvert l’arme du casanier, le copier-coller. Copier à grands traits la vie des autres pour la coller sur la sienne.

De loin en loin, le visage de Natacha défiguré par l’acide du temps le visitait. Seul ses grands yeux liquides, émeraudes fondantes, résistaient à l’oubli et mangeaient son souvenir. Alors de gros nuages noirs chargés d’eau glaciale traversaient son regard et gommaient son sourire. La grêle le cinglait.

Un an après son renoncement, il abjura un peu plus et se maria comme on pèle un fruit d’un couteau distrait ; puis eut une belle enfant l’année suivante sans que cela, jamais, ne le ramenât à l’intensité. 1972. La vie suivait son cours, rivière aux méandres oubliés, sans heurts ni enchantements. Julien Sorel avait abdiqué pour entrer dans la peau d’un ersatz affadi de Meursault; à ceci près qu’il lui restait les emportements – faciles par procuration – imaginaires et douloureux des grands héros de roman. Il baignait dans une sorte d’insensibilité souriante, se donnait en vibrant à ses classes mais assurait plus mal que bien, dans une sorte de détachement mécanique et tremblant, ses devoirs d’homme et de père. Son visage affichait l’air satisfait de la petite réussite molle obtenue sans risques ni orages. Souvent au petit matin, seul devant son miroir, son visage lisse lui renvoyait l’image en deux dimensions de sa lâcheté. Dans ses yeux grand-ouverts brillait l’intelligence sans surprise d’un regard dépassionné. Ses iris bleus ne vibraient plus, alors il baissait les yeux et faisait mine de ne pas s’être vu. Au quotidien il faisait illusion, il avait la fadeur amusante, l’humour poussif des petits maîtres, le charme ordinaire de la jeunesse, tiède, rassurant, tellement normé qu’il attirait sous le halo blême de son lampadaire quelques mites rosissantes autour de sa lumière blafarde. On louait sa causticité, la séduction de sa voix sourde qui caressait les mots, ses regards moqueurs et l’azur innocent de ses yeux. Achille en jouait avec grâce et perversité, envoûtait du velours modulé de sa voix, attachait d’un sourire, puis la belle ferrée, l’achevait d’un mot assassin et se repaissait de ses larmes. Une joie fielleuse l’envahissait, lui montait aux narines comme un musc sauvage qui l’enivrait. Comme un flash, un shoot puissant qui lui encrassaient l’âme plus qu’ils ne la comblaient. Souvent la nuit au flanc de sa femme qui lui réchauffait la hanche il était visité par le souvenir de Natacha aux yeux crevés. Alors il soupirait en silence, balançant entre la nostalgie de cet amour avorté et le goût âcre de ses vengeances aveugles.

Entre devoirs et devoirs il courait aux accalmies, s’essoufflait en courses longues, partageait la balle avec d’autres vieux enfants, dribblait, frappait, feintait, s’épuisait et riait, faussement désinvolte, à se montrer vivant. Partageait les joies simples des mâles en concurrence. Derrière les sourires amicaux brillaient les dents des loups. Sourires francs et regards cruels, tapes amicales et croche-pattes, bleus à l’âme et contusions. Longues soirées à croiser les cartes, tarot flamboyant et regards en-dessous, sourires ébauchés et langues gourmandes, lèvres crispées. Dialogues muets des corps, messages codés, vibrations partagées. Au désert des sentiments l’humain désemparé succombe aux pièges des dentelles, aux fausses amitiés, ne tarit pas sa soif, se contente d’eau de feu, de cendres tièdes, à défaut du nectar espéré.

Ce soir là, il pleurait comme vache qui pleut. Achille accroché aux essuie-glaces roulait sous les trombes d’eau froides qui tombaient en rafales. Il avait la vigilance molle de ceux à qui l’alcool ment et le sentiment confus d’être le maître des éléments. Trempé à l’intérieur, à l’abri de sa coque de fer fragile à l’extérieur, il rasait les trottoirs et s’extasiait de son habileté à déclencher de grandes vagues d’eau sale sous ses roues. Petit Moïse inconscient, il contrôlait les éléments et se sentait immortel, zigzaguant dans les flaques comme un surfeur dans les rouleaux d’Hawaï. Les rues étaient désertes et les feux au vert lui ouvraient la route. Lorsque la voiture dérapa, il accéléra, criant en silence, les poils hérissés par la peur et le plaisir. Malgré le froid glacial, toutes vitres baissées, il sentait sur ses reins couler la sueur poisseuse du danger et le contraste entre cette lave intense et le froid ambiant l’excitait encore plus. Au dernier feu avant l’arrivée au bas de chez lui, il accéléra une dernière fois et prit de front la grande mare profonde que les gouts saturés n’arrivaient plus à vider, au bas d’une légère descente sous un pont de rien. L’avant de la voiture frappa l’eau durement, levant une gerbe épaisse et aveuglante. Achille freina et les lois de la physique l’envoyèrent embrasser la pile droite du pont. Durement. Tout craqua, il se sentit raccourcir, puis sombra.

En se voyant dans le miroir qu’on lui tendait il pensa à Bacon …

A demi comateux, étincelle de vie noyée dans une bouillie douloureuse, il voguait, bateau lent, aux confins de la conscience. Dans son champ de vision restreint par son immobilité forcée il ne voyait que son bras gauche piqué de tiges et de vis en inox, a demi levé et maintenu par une lanière large reliée à un portant. Le drap faisait une serre autour de son corps. Il pensa qu’il était un ver en mutation dans son cocon. Tout était très propre et cela le rassura. Longtemps il crut faire d’incessants voyages étranges et fulgurants, filant plus rapide qu’une balle au travers d’univers colorés et changeants. Il volait comme une âme libérée du poids encombrant de sa gangue de viande, déchirait les galaxies comme un couteau les chairs tendres. Dans un total silence rompu de loin en loin par des cris aigus ou de petits chuintements dégoûtants. Par intermittences, la blancheur floue du plafond peuplée d’ombres bleues masquées et mouvantes s’entrouvrait sur un ciel d’azur, pur, luminescent, qui calmait ses angoisses. Natacha s’y tenait, immobile. Les voiles diaphanes qui la drapaient voletaient au vent léger, dévoilant et épousant par instant son corps blanchâtre. Ses yeux brillaient d’une lumière étrange, intense, violente, si forte qu’elle assombrissait son visage pâle. Seule ses lèvres rouge sang coloraient la scène. Elle était entourée d’une aura douce qui semblait sourdre de sa peau, sauvage et bienveillante à la fois, elle le regardait en silence. Comme une jeune Madone, un Fra Angelico revisité par la folie de Munch. L’azur passait de l’azurine diaphane à l’indigo violent, de l’ange éthéré aux chairs transparentes à la sorcière hirsute aux lèvres saignantes. Achille balançait entre extase douce et cœur au galop, des silhouettes indistinctes s’agitaient puis disparaissaient et revenaient. L’air sentait l’iode et le magma, les draps crissaient, il voguait, agrippé au mat glissant d’un voilier par gros temps sur les eaux écumeuses et poisseuses, où alors il nageait sans effort dans l’onde cristalline d’un lac opalescent. Puis la lumière faiblissait, il sombrait dans l’inconscience épaisse, coulait d’un bloc au profond du néant. La soif le ramenait au ras du monde et l’eau fraîche d’un linge mouillé qu’un peu de sang tachait adoucissait ses lèvres craquelées. Il fit le voyage des semaines durant, entre béatitude et cauchemar.

Lentement ses chairs travaillèrent à se retisser …

Dans l’opacité de sa conscience en pointillés Achille était en osmose avec son corps. Pour la première fois de sa vie, il ressentait de l’intérieur le travail obscur de ses cellules martyrisées par son orgueil aveugle de jeune mâle stupide. Dans tous ses membres, ses organes blessés, il vivait la vie de son enveloppe charnelle. Il apprit par la voie subtile de la douleur que son corps était son bien le plus précieux, sa seule et véritable intimité. Que la machine était merveilleuse, opiniâtre, complexe, qu’elle se battait pour qu’il puisse confortablement continuer à vivre. En un mot son corps l’aimait. Inconditionnellement. Dès ce jour là pas une seul minute ne passa sans qu’il lui dise en silence combien lui aussi il l’aimait et le remerciait de ses constants efforts, combien il était émerveillé par cet incroyable miracle. Tous les soirs avant de s’endormir il se promenait dans les méandres obscurs, les arcanes complexes de sa maison de sang et palpitait avec elle, la caressait de l’intérieur, visualisait les chemins de ses humeurs, de ses nerfs, de son sang qui pulsait doucement, réchauffait ses organes et roucoulait avec les milliards de lumières qui chantaient en chœur le grand aria de la vie. Il retourna sa peau de Narcisse infatué et derrière ses paupières closes il apprit les bonheurs invisibles du véritable amour de soi.

Il ne marcha plus jamais seul …

Épicure, si tu me lis !

La nuit est au silence. Ce silence total, rare et doux qui règne sur la ville quand l’esprit s’abstrait du monde. Achille, voyageur égaré, sait que la fin de son périple approche. Inexorablement. Lors il profite de ces instants. La tête entre les mains, les coudes calés sur le cuir bronze fané de son vieux bureau, il sent sur ses épaules la chaleur de sa lampe, le flot de miel doré qui lui offre ce petit jour au cœur de l’obscurité ambiante. Il pleure de joie lentement et s’en repaît comme l’enfant d’une friandise rare. Au creux de lui-même il communie avec sa propre vie, comme toutes les nuits depuis les temps anciens de l’hôpital. Son petit grand bonheur de tous les jours. Sous sa peau flétrie les petites lumières rient avec lui ; toujours à l’œuvre elles lui donnent le meilleur de leurs dernières forces. Silencieusement il les remercie. Humblement. Entre ses doigts il aperçoit le demi œuf rouge qui rutile dans sa couche de cristal sous le rai d’or qui l’illumine. La lumière diffractée se concentre dans le cœur battant, rayonne jusque aux bords du disque et révèle les subtiles nuances que l’âge déjà distingue. Le blanc ardent au centre qui l’aveugle l’a ramené au vieux temps de ses souffrances quand il fixait le plafond aveuglant de sa chambre.

Une fois encore, il a fait le voyage et s’en revient exténué.

Puygueraud repose en paix, tout jeune, il est né en 2010 dans l’appellation peu connue Francs Côtes de Bordeaux. Achille saisit en tremblant la longue tige du verre et le soustrait aux jeux coruscants de la lampe. Le vin a la robe sévère aux extrémités repliées d’une converse, noire au cœur, que l’œil ne traverse pas. Ses bords rougeoient à peine qui rosiront un jour sans doute comme la nonne aux souvenirs de sa jeunesse profane. Elle a le drapé calme d’une foi certaine d’échapper à la folie du monde. Les parfums de son jeune âge, de fruits mûrs et d’épices douces ont la séduction naturelle des jeunes beautés qui promettent bien des caresses. Le jus s’immisce sans brusquerie entre les lèvres entrouvertes d’Achille le nostalgique, lui emplit la bouche et lui offre ses fruits. Puis le vin se dilate, turgescent, jusqu’aux plus hautes tours du palais, libérant épices, poivre et réglisse. Puis se reprend et s’allonge en fraîcheur, passe la luette, lui réchauffe le corps, lui tapisse la bouche de tannins fins, enrobés, doux et frais, longuement, comme un adieu qui ne veut pas finir …

Le silence se fait

Que seuls les murmures

Et les chants bruissants

Du corps qui exulte

Troublent à peine …

 

EBRISMOTISÉECONE.

ACHILLE EN CALE SÈCHE …

Picasso. Nu aux jambes croisées.

 

Comme un culbuto sur la plage …

Jambes croisées, lourd d’épaules, pectoraux noyés sous la graisse. Mais ferme comme d’anciennes lipides. Quelque chose d’une poire épanouie. Hanches disparues sous les avalanches. Pâle comme un ventre de grand blanc. Yeux clos. Bouddha gavé, disparu l’illuminé sous les couches successives, les dépôts en strates patiemment accumulées. A lire comme un arbre. Imberbe, glabre du sol au plafond. Tondu de frais. Immobile et sévère sur la plage inondée de lumière crue. Zénith. Autour de lui elle disparaît parfois. On ne voit que ses mains de papillon qui l’enveloppent d’une crème épaisse et luisante. Méthodiquement. Sourcils froncés, concentrée sur sa tache, elle tourne et retourne autour de l’énorme motte de beurre à moitié rance. Un Barbabonhomme. La petite girelle, fine, gracile même, n’en finit pas tant la surface est importante. De temps à autre elle pique un baiser de mésange sur les lèvres absentes du mastar qui ne répond ni ne bronche. La belle et le baobab … Amoureuse d’un menhir ?

Achille, hypnotisé, regarde la scène.

Et se demande où peut bien être Natacha. Une année a passé sans qu’il n’en sache plus rien. Paris souvent, Crazy toujours. Mais grand blanc, personne, l’absence encore, la scène usurpée par d’autres corps, d’autres enveloppes, parfaitement belles, totalement fades. Soirées terribles, douloureuses succédant à d’interminables heures de train, heures de coton mêlées d’espoir toujours déçus. Jours, semaines et mois à attendre l’éclaircie puis à foncer, tête baissée jusqu’au mur de lumière blanche dans la salle enténébrée. Compter les corps, fiévreusement, pour prendre pleine bouche la déception de l’autre qui a volé la place, pour ne déclencher dans la salle que tapotements brefs. Retours crasseux, seul dans la nuit. Hôtels de passe, draps froissés, pas nets, lits grinçants, sommeils blêmes, rêveries d’entre deux assoupissements suants, aubes pisseuse et cafés amers, clopes de carton. Retours interminables à voguer sur les eaux claires des lacs asséchés jusqu’au fond des abysses d’émeraude taris … Alors, il traîne, observe, interroge serveurs et loufiats. En pure perte. Elle ne s’est pas présentée et n’a pas donné de nouvelles depuis ? Achille s’épuise à la faire apparaître, le soir dans l’ombre de ses draps déserts, sous ses paupières crispées. Son image vacillante lui sourit mais perd de son éclat au fil du temps. Triste mémoire que la remembrance humaine qui voit fondre ses plus précieuses images.

Il ne saura jamais ce que sera devenue Natacha. Partie faire le tour du monde des trottoirs ? Assassinée sous un réverbère glauque une nuit d’hiver ? Abattue de cinquante coups de couteau par un pervers dans un bouge de Valparaiso ? Claustrée, loin là-bas, sur les terrains vagues des misères des hommes ? Échappée aux griffes des proxénètes, terrée dans un village perdu du côté de Mostar à cultiver les champs ? Recluse au fond d’un cloître sur une île sans rivage ? Des lustres plus tard elle se manifestera quand il ne s’y attendra plus, surgira dans sa tête, image trouble, sourire flageolant, vasques profondes, souvenirs détrempés, gelée figée dans un coin obscur qu’accompagnent un instant un cœur qui s’affole et ce soupir infini, si long, impossible à cacher. Frissons glacés. Un jour il ira jusqu’à vouloir même ignorer à jamais l’Avenue Georges V. Y flânant pourtant, tous serments parjurés à chacune de ses escapades parisiennes.

Quelques années plus tard, à la sortie de la projection de « La femme d’à côté », le cœur éclaté, les yeux humides, Achille, ébloui, décidera de l’épitaphe en souvenir de Natacha qu’il volerait à Truffaut pour en marquer sa tombe : « Ni avec toi, ni sans toi. ».

En pleurs sur l’herbe verte

D’un cimetière joyeux,

Une main sur le marbre,

L’autre crispée sur sa poitrine,

Silencieux et flottant,

Le fantôme de Natacha

N’a plus de larmes …

Achille l’écroulé cligne des yeux sous la coulée safran bâtard de sa lampe de bureau. La lumière vacille, à moins que ce ne soit sa vie qui clignote sous ses paupières griffées par le sable des âges empilés. Il a dû s’assoupir un instant car il a l’air hagard, effrayé et regarde autour de lui à petites coulées craintives. Achille revient du «Il quadro delle rose » de « Feudo di Mezzo », un Etna Rosso 2007 de la Tenuta Delle Terre Nere né des « Roses » de l’Etna et s’est perdu dans les laves pétrifiées du souvenir. Comme à l’habitude, sa nuit n’a été que trous et bosses et le verre élégant qui ne quitte pas sa table de travail l’a porté aux confins du passé, au cœur des oublis. Les volcans sont les portes de l’enfer, mieux vaut ne pas y tomber. Las, Achille a chu ! S’est enfoncé, happé par le lac de rubis intense qu’il a imprudemment et trop longtemps fixé, ébloui qu’il a été par la brillance de ce jus de pierre précieuse grignoté sur les bords par les humeurs chaudes des oranges siciliennes. Et le voici, étourdi, qui remonte des enfers. Natacha n’y était pas, elle est toujours vivante et cela l’a sidéré tout au long de son ascension de l’Etna. Pourtant sous la brillance du rubis ondoyant qui roule dans le verre il a vu l’éclair liquide de ses yeux, dans la cerise fraîche perdue au milieu des épices douces et de la réglisse fine sous les fragrances fumées il a imaginé sa peau odorante, dans la bouche de fruits épicés goudronnés il a senti son sourire grave qui l’embrassait enfin, langue de soie agile sous les tannins tressés qui l’a fait défaillir, chaleur tendre, persistante et goûteuse. Lave éteinte comme son souvenir refroidi par le temps assassin. A subsisté entre ses dents serrées le goût d’un noyau, noir de cendres …

 

ECALMOCITINÉECONE.

ACHILLE SUR LA BALANÇOIRE …

D’entre les cieux …

 

Seul dans un compartiment, Achille somnolait.

Un six places en moleskine vert bronze et porte coulissante. En ce quinze Juillet 1969 le train était désert. Quelques bidasses en retour de permission rigolaient ; quelque part sous ses paupières alourdies par la fatigue Achille récupérait de son séjour Parisien. La tension post concours lui retombait sur la nuque, il se sentait courbatu, plus encore qu’après un effort sportif intense. La disparition brutale de Natacha, tête basse et regard, fuyant aux basques d’un colosse au visage dur, l’affectait profondément. Il avait beau s’en vouloir de s’être laissé ainsi embringué comme un poulbot de l’année par ces yeux incroyablement irradiés, ces gemmes lumineuses, ces émeraudes pâles au fond desquels il avait chu en bloc, sans chercher à résister un peu. L’esprit paralysé, la jugeote sidérée et le cœur à la chamade, il sentait bien qu’elle était encore en lui qui continuait à lui chuchoter des mots doux, des soupirs roses et des consonnes chuintantes. « Bougre de con, crétin intersidéral, cœur d’artichaut mou … ! », il ne s’était pas complu dans la guimauve, bien au contraire il menait un dur combat intérieur sans pitié pour lui-même, cherchant à se raccrocher à la raison pour reprendre le contrôle de ses émotions. Mais rien n’y faisait, Natacha lui dévorait la cervelle, elle était là, maîtresse de ses pensées, lui pourrissant la vie. Comment expliquer au contrôleur méfiant qu’il avait oublié de poinçonner son billet alors que la Gare du Nord était presque déserte ? L’amende dont il écopa le laissa de marbre, il paya sans mot dire. Les roues d’acier claquaient contre les ballasts, régulièrement, comme une musique Soufi lancinante qui l’emportait dans une danse lente et cotonneuse.

A l’autre bout des rails, debout au bord du quai vide, la silhouette immobile de Natacha se découpait comme un tanagra exhumé des âges anciens, sur le ciel délavé par les pluies disparues. Son regard absent courait le long des voies, sans espoir, ses yeux plus liquides que jamais débordaient. Elle respirait à petites bouffées comme un animal essoufflé et ses ongles griffaient la paume impuissante de ses mains recroquevillées. Elle aurait donné beaucoup pour connaître, ne serait-ce que le prénom de ce garçon dont l’image roulait en elle comme une déferlante chaude dans laquelle elle aurait tant aimé se dissoudre. Zlatko lui prit le bras vivement, la retenant au moment ou elle basculait d’un bloc sur les graviers sales en contrebas du quai. Mais qu’avait-elle pensa t-il, sa petite chose qui lui mangeait jusqu’alors dans la main comme un petit animal reconnaissant ? Qui ne rechignait pas à lui gagner son pain quotidien sur les boulevards glauques des amours à bas prix? Il la secoua durement, à l’abri de la pluie froide sous une porte cochère. Natacha ne réagissait pas, comme une poupée de chiffon elle rebondissait entre ses mains, sans un mot ni même le début d’une plainte. Ses yeux voilés ne le voyaient pas et cela faisait enrager le géant qui dut se maîtriser pour ne pas briser les os de la moinelle entre ses pattes puissantes. Depuis qu’elle danse dans ce « Crazy » elle m’échappe rumina t-il. Son bras entoura fermement les épaules de Natacha, l’entraîna doucement, passant de la tempête aux eaux calmes et tièdes de la fausse tendresse, roucoulant dans son oreille les mots anciens de la langue de son enfance. Encore une fois la musique des origines la calma, elle pleura en silence, à demi effondrée. Deux rails de coke plus tard, enroulée dans ses couvertures, l’oiselle aux ailes repliées reposait dans le silence relatif de la chambre. Yeux clos elle ne dormait pas mais rêvait d’un grand oiseau blanc qui la portait très haut dans le ciel d’azur, par delà les violences de son existence, vers ce garçon souriant qui lui tendait les bras, tout en bas.

Achille reprit le cours vide de sa vie entre parenthèses. Elle allait mécanique et sans grâce, faite d’automatismes vitaux, de travail et de solitude, de réveils fades et de sommeils agités. Dans sa jeune tête clignotait en arrière plan, quel que puisse être le moment, dans les rires comme dans les soupirs, la même question sans réponse : « Pourquoi » ?, qui le taraudait. Comme un vers l’écorce. Certes, il vivait, rencontrait, séduisait, jouait aux jeux sans bonheur des amours de surface, donnait à sa bête son comptant de plaisirs mais le puits de lumière dans lequel il avait sombré comme un navire démâté par un maelström, là-bas, dans les yeux clairs de Natacha, l’obsédait. Il avait cru se trouver en se perdant mais le sort n’avait pas voulu lui sourire. Plus il y pensait moins il comprenait, plus le manque était vif, qui lui brûlait l’âme comme un acide puissant. Un soir que le sommeil faisait son ingénue qui agace sans se donner, la raison de son échec lui tomba sur le crâne comme un coup de marteau, fracassante d’évidence. Il se vit comme un train dont il ne contrôlait pas les aiguillages, empêché par la vie de sortir de ses rails ; il aurait beau se débattre, oser, risquer, feinter, jamais il ne pourrait être vraiment libre, totalement maître de sa vie. Des forces mystérieuses sans projets clairs à ses yeux, sans logique apparente, impérieuses et intransigeantes le bridaient. L’intuition de n’avoir rien à craindre et d’être partiellement protégé en toutes circonstances lui vint aussi. Achille comprit que son esprit limité de petit humain boursouflé ne pouvait pas embraser les raisons supérieures, les plans que ces forces (?), constamment agissantes, organisaient à l’insu de sa petite conscience étroite de bipède perdu dans l’immensité inconnue. Son ego se ratatina comme peau de chagrin. Il eut l’orgueil de chercher à renoncer au sien. Mais il comprit aussi qu’il lui faudrait toute sa vie se battre pour échapper aux pièges subtils des vanités. Cette découverte l’apaisa un peu mais au soir tombant, quand l’humanité se réfugiait au rythme de la terre dans la fausse paix du sommeil et l’illusion des rêves, quand il se sentait seul au monde sous la lumière coruscante de sa lampe, l’ovale parfait de Natacha au corps de porcelaine fine ne manquait jamais de descendre au revers de ses paupières closes, pour lui sourire tendrement. Alors les nuages en foules humides déversaient leurs eaux glaciales dans ses veines. Dompté, il s’endurcit, se referma, sa cuirasse s’épaissit, il ne dépérit pas, se lança dans la vie comme un gladiateur dans l’arène, gardant au secret les instants fragiles de ses visions nocturnes.

Il eut confirmation de son succès au concours …

Qu’il accueillit sans fanfare. En parla peu, opposant un silence têtu aux félicitations de tous bords. Certains auraient aimé sincèrement qu’il fêtât sa victoire, car c’était pour lui plus une victoire qu’un succès mais il ne céda pas et passa pour un pingre. Peu lui importait. Naïvement, la nuit quand il écarquillait les yeux dans l’obscurité de ses insomnies récurrentes, il aurait volontiers échangé sa réussite contre deux roucoulements de Natacha. On lui confia une classe à la rentrée pour son année de stage. Il s’y plongea, s’évertuant à ouvrir l’esprit d’une bande de gamins de quinze ans aux charmes de la langue. Vaste chantier qui valait bien toutes les pyramides d’Égypte tant les mômes étaient peu réceptifs. Un dur et long combat commença, fait de duels oratoires cinglants – il y excellait et les ados aiment ça – de règles imposées, de devoirs réguliers corrigés dans la nuit et rendus au matin suivant, il usa d’autorité, de charme, de distance ou de proximité, d’intransigeance ou de compréhension selon les jours, il fut dur, insensible, faux aveugle parfois mais à l’écoute constante. Au bout de deux mois la partie était gagnée, il était reconnu, respecté, craint et ses réparties déstabilisantes faisaient la joie de ceux qui n’en faisaient pas les frais dans l’instant. Bientôt, loin de toute démagogie, la classe s’apaisa, les élèves s’ouvrirent, se sentant protégés, aux difficultés des textes classiques. Cinq ou six même montrèrent de réelles dispositions. Achille monta la barre au plus haut de leur âge. Dans le temps du cours ils aimaient ça et oubliaient le plus souvent de regarder leur montre. Mais jamais il ne les ménagea, allant aux difficultés, accrochés qu’ils étaient au cheval fou de son imagination galopante, bridés par la rigueur de ses exigences ; les jeunes pousses allèrent aux fleurs des délices de l’âme ainsi qu’aux épines des tourments. En bref, ils apprirent et grandirent. Achille aussi.

L’année passa à la vitesse d’un train. Les jours, les semaines. Ses nuits étaient plus lentes, creusées, agitées par une courte houle entêtée qui faisait un clapot constant. De longues lames de mer déferlaient impromptues et lui salaient les yeux. Le dernier soir de l’année scolaire, il crut dur comme diamant qu’il ne poursuivrait pas mais n’en cauchemarda pas moins, rouillant ses draps d’étranges larmes.

Il décida de retourner à Paris.

Mordre dans l’inconnu,

Oser, risquer.

Hors la mort,

Mais qui peut être belle,

Il ne risquait rien.

Et plutôt que de griser,

Sous la blouse …

Fin juillet 70, il sauta dans le cheval de fer, comme un cow-boy qui ne craint pas les Indiens. A mi-parcours, il prit conscience de son acte (pas si fou que ça ; il n’était qu’en disponibilité sans salaire), se glaça, surprit de sa propre audace folle qui lui sembla plutôt démence. Lâcher ainsi la proie pour l’ombre ! Les scénarios catastrophes déroulèrent leurs images terribles et leurs toujours horribles chutes. Bien avant que cela ne devienne un titre célèbre, il se dit qu’il faisait peut-être un « voyage au bout de l’enfer ». Lorsque le film fulgurant de Cimino sortit huit ans plus tard, il eut l’élégance de ne pas réclamer de droits d’auteur. Cela le fit rire en silence dans l’ombre de la salle. Comme le ciel parfois quand il s’offre un arc-en-ciel, il riait et pleurait à la fois. Après la huitième séance, il l’oublia un lustre entier avant de le revoir plusieurs et plusieurs fois encore. Cette année presque passée, il avait préféré « Le cercle rouge » aux prétentions Pasoliniennes et « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon » au fade « Genou de Claire ». De façon différente, « Barry Lyndon » le pénétra en 75, définitivement; c’était bien avant que Marisa Berenson ne devienne une sole sous les assauts inesthétiques des bistouris hors de prix. Achille aimait le cinéma depuis son enfance, c’était son champ de bataille, l’espace infini de ses rêves, la salle noire du refuge, le lieu des grands élans et ses premiers frissons furent de pellicules en flammes. Comme un amoureux fou, il s’offrait à lui-même ces perles, ces diamants, ces topazes polis, taillés, sertis par les grands maîtres du nouvel Art. Depuis Errol Flynn le ferraillant il n’avait cessé de traîner dans ces lieux souvent improbables ; il avait vu s’enflammer plus d’une pellicule et plus d’un cœur (comprendre jupon) aussi. L’obscurité était son alliée, le sombre jardin des fleurs écarlates, le boudoir qui faisait fondre les plus boudeuses, le velours des caresses invisibles et des baisers dévorants. Au noir il découvrait la lumière dorée des phares. Il fut l’ami des rois, le confident des reines, l’amant des soubrettes, le justicier implacable, l’incorruptible, le traître mielleux, le salaud abject, le meurtrier, le tueur en série, le mari trompé, le beau gosse en Marcel humide, la Lolita, l’allumeuse pulpeuse, la garce éblouissante, la mère courage plutôt chiante, la call-girl, l’élégant, le flic intègre, le ripou chafouin, le barbot brutal, la pute poursuivie par la poisse, l’Arlette Arletty (Hip-hip-hip !), le Gabin gommeux, le Jouvet sentencieux, le Blier faux-derche, la Cardinal pulpeuse à croquer un guépard … Plus tard, beaucoup plus tard, « La Rose Pourpre du Caire » le renvoya aux magies de l’enfance quand il croyait aux fées et à sa propre toute puissance. A l’inverse des personnages de l’histoire il ne descendait pas dans la salle, il «montait» dans le film, vivait la vie des héros, leurs joies, leurs déboires, leurs échecs comme leurs succès. Et quand le scénario ne l’emballait pas ou le laissait sans rêves, il le ré-écrivait, plume alerte, le soir avant de s’endormir …

Les roues crissèrent longuement quand le cheval de fer entra en gare du nord. Achille sursauta, les brumes se dissipèrent et la réalité le mordit à nouveau. Il erra quelque temps dans le grand hall, puis autour de la gare dans les tristes troquets alentours. C’était petit matin, l’heure des café crèmes, des clopes amères, des regards éteints et des odeurs de sommeil, de sueur et d’after shave. Tout cela le dégrisa. S’il était arrivé en bord de nuit il aurait foncé jusqu’au Crazy comme un amoureux aimanté par sa belle, le cœur entre les dents, plein d’un espoir fou. Mais le jour naissant augurait d’une interminable journée, d’une lenteur qui l’ankylosa plus sûrement qu’un oiseau englué à la branche. Natacha dormait sans doute dans une alvéole, blottie, quelque part dans cette ruche bruyante. Avant midi il était dans le train du retour. Tout le long du voyage il oscilla entre honte et soulagement et revit, comme une obsession qui ne le lâcha point, les images du chef-d’œuvre de Preminger, «La rivière sans retour».

Natacha se réveilla vers quatorze heures après une longue et sinistre nuit de travail. Et se mit à pleurer. Sans savoir pourquoi, tant elle avait de raisons.

Achille ne pleurait pas,

Il ondulait entre honte et joie,

Sentant la vie lui couler entre les doigts …

Achille le dévasté regardait l’étiquette de ce Morgon de Jean Marc Burgaud millésime 2010 et ce nom, ce foutu mot – «Charmes» – qui l’avait absorbé tout entier, le privant de sa liberté de l’instant en le plongeant dans le marais des anciens sortilèges. Il s’en défaisait avec peine et se battait pour recouvrer un peu de sa lucidité. Étrangement le Charme lui avait chamboulé le présent du monde et la nuit silencieuse était plus lumineuse que le plus aveuglant des jours. L’ambre liquide de sa lampe de bureau était d’une inhabituelle pâleur, les murs de la pièce phosphoraient, il se sentait las, indécis, comme il l’était naguère quand la sorcière à la chevelure roux vénitien lui enflammait les sens. Mais qu’on les brûle comme jadis ces âmes malignes, qu’on les mette au bûcher, qu’elles grillent sans se consumer pour souffrir de toute éternité ! L’ancienne rage le mordait encore et lui tordait les boyaux.

Alors il regarde le grand verre – Graal profane – dans la vasque duquel le vin reposait en prenant le temps de s’étirer à l’air libre. Il se délivre du charme passé en plongeant dans l’incarnat aux reflets grenat d’où sourd en ondes changeantes l’étrange clarté qui repousse la nuit. Pour s’y retrouver, pour redescendre le temps, pour s’arrimer à nouveau au réel. Les arômes l’aident, qu’il retrouve ; grand nez de fruits rouges frais, belle cerise, fine pointe de bois noble quasi fondu, épices en fragrances délicates. Farandole en bouche, ronde de saveurs salivantes qui confirment le bouquet, jus glissant qui donne à la matière conséquente des airs de dentelle … Réglisse douce et épices subsistent au palais ; après avoir sombré derrière la glotte le vin rédempteur réchauffe l’âme et caresse le coeur du vieux cacochyme éperdu. Organsin de tannins mûrs, lampas en extase. Une tendresse à ne trouver nulle part, inconditionnelle, qu’aucun coeur jamais ne donne …

Premier désir,

Enfin presque …

Premier soupir,

Chagrin malin …

 


EINMODÉTICICOSENE.

ACHILLE ET NATACHA À LA PEINE …

Helmut Newton. Après le coiffeur.

 

Noir vertige. La pupille du Diable ?

Et la lumière qu’elle reflétait chatoyait comme un mensonge précieux.

Achille au sortir de sa « Leçon » tremblait, assoiffé, les neurones en ébullition, le sang pulsant à longs jets ardents dans ses veines. En passant devant la vitrine d’un magasin discret il tomba en arrêt devant une pierre noire taillée en pyramide tronquée, arrondie et montée sur une bague en vieil argent finement travaillé. De cette pierre éclairée par le néon de la vitrine, sourdait une étrange lueur, glauque et piquante à la fois qui aimanta Achille. Après quelques secondes, collé à la vitre le calme revint, son esprit s’apaisa à sa grande surprise, la pierre, à distance le lavait de ses échauffements. L’agitation mentale dans laquelle il était englué retomba d’un coup comme un geyser privé de pression. La bague enserrait maintenant son annulaire gauche, le métal finement ciselé était creusé sur les côtés de fines découpes en forme d’arcanes complexes vaguement ésotériques. L’onyx noir, pyramide épointée à demi arrondie, marquée de quatre angles polis, avait la patine de l’ancien. Quand Achille regardait le bijou celui-ci émettait par intermittence une lueur cireuse, voilée comme une lune par la brume nocturne. Perplexe il ne pouvait que ressentir sans pouvoir expliquer, comme si la bague avait un charme, le pouvoir d’absorber la peur, l’angoisse et autres émotions lourdes et négatives. Elle l’allégeait, le calmait ; une imperceptible euphorie s’emparait de son esprit. Une intuition, sans rapport apparent, fulgora, vive et précise, il eut la certitude d’avoir réussi son oral.

Attablé à la terrasse d’un café, Achille revécut avec une précision surprenante le marathon du matin. Le jury compassé, silencieux, vieilles barbes académiques et sinistres, l’avait toisé, verbe autoritaire et formules caustiques, regards ennuyés, dédaigneux, qui ne le voyaient pas, l’un dormant à moitié, l’autre intéressé par les jardins sous la grande baie qui occupait tout un côté de la vaste pièce, un troisième dessinant ses rêves, un autre encore qui prenait à la volée et soulignait rageusement ses premiers mots. L’atmosphère glaciale faillit le congeler, jusqu’à ce que s’ébrouant il repoussa ses notes, se leva pour faire sa leçon en marchant dans la salle, haussa le ton, mit de la vie dans ses phrases, s’agita, brassa l’air comme font les ailes d’un moulin, ce qui ajouta à l’assurance feinte de son propos. A oser vivre et argumenter avec force et conviction ses notes, certes il ne captiva pas d’emblée les barbons qui en avaient entendu d’autres, mais en quelques minutes, il capta l’oreille, puis l’attention du jury qui se mit à l’écouter vraiment. Difficile de ne pas avoir le regard attiré par ce canard qui cancanait en battant des ailes ! Plus ils semblaient attentifs, plus il les oubliait, haranguant les anges et dialoguant avec les auteurs, passant du phrasé sourd des émotions au ton vigoureux de la démonstration, osant même, sans en abuser, quelques traits d’humour pas toujours très littéraires. Et le temps fut à nouveau aboli. Il comprit qu’en captivant l’auditoire il le le privait de la perception du temps. Et que cette entreprise était aussi délicate que temporaire. Épuisante aussi ! A la fin de « l’envoi », après une dernière pirouette, comme un funambule au bord de la chute fatale, il se tut, la musique impressionniste qui donnait chair à son texte cessa. Alors cette fois il regarda franchement les membres du jury, juste avant qu’ils n’avalent leurs sourire et que la morgue ne marquât à nouveau leurs visages. Ils le congédièrent d’un geste mais presque aimablement, après quelques questions de détail, pour la forme lui sembla t-il ?

Achille caressait le bijou d’un doigt distrait, machinal, son souvenir s’effaçait, il était serein, sûr de son fait. Il sentait battre lentement son sang sous la bague, encore étonné de son achat. L’avait-il achetée ou s’était-elle donnée à lui ? Il évita la réponse spontanée qui lui venait mais qu’il rejeta d’un revers de tête. Natacha le regardait, là dans l’eau des nuages boursouflés qui couraient sous le vent dans le ciel d’azur au-dessus des toits. Parfois le soleil peinait à percer la ouate épaisse, le nuage pleurait une eau de lumière d’émeraude tremblante, vibrante sous ses yeux plissés, pâle comme le regard de Natacha Dynamo. Qui lui revenait, peau blanche ductile, hanches ondulantes, seins généreux et plantés, prunelles vibrantes. S’y replonger, au plus près, oser murmurer « Te voir, quand, où ? … Il marcha toute la journée au large des foules moutonnières sur les Champs, dans les petites rues, passant et repassant la Seine à user les ponts. Il flâna longtemps au Père Lachaise, caressant les marbres froids des vanités disparues, frôla Apollinaire, sourit à Jeanne Avril, fut écrasé sous Balzac, s’inclina devant Bérenger, s’arrêta devant Jules Berry, salua Blanqui et Jean Baptiste Clément, fredonna devant Chérubini, soupira devant Héloïse …

Gare du Nord. Il s’était assit dans un coin en attendant le train du retour. Le flot ininterrompu des voyageurs hagards roulait devant lui comme un fleuve en crue. Les visages blêmes des travailleurs épuisés par leur journée de travail, épaules voûtées et mines tristes, peinaient à trouver leur chemin dans le fatras joyeux des vacanciers en partance autour desquels trépignaient en grappes bruyantes des enfants pleurnicheurs. Désespérément Achille luttait et tremblait en silence. L’envie de se lever et de courir comme un affamé vers la salle obscure qu’illuminerait le beau corps de Natacha et ses opalescences, ravissantes sous la lumière rasante des projecteurs, le paralysait et lui mettait le cœur à vomir entre les dents. Une onde chaude lui brouilla la vue, sa conscience fondait, il n’était déjà plus dans cette gare.

Sa main poussa la porte.

Au pied de la scène la foule des admirateurs ennuyés patientait, papotait, buvait force alcools et bulles fades, la fumée des cigarettes tenues à bout de doigts désinvoltes montait dans la pénombre en volutes grasses. Les numéros se succédaient, glamour de surface, exhibitions mécaniques, vernissées, qui glissaient sans âme sous les lumières glacées et la musique sans intéret. Achille accroupi, seul au milieu des affalés, dénotait, s’accrochant d’une main à la rampe. S’il avait pu se voir, le spectacle de ses yeux sombres, rétrécis, douloureux, profondément enfoncés, qui luisaient comme deux escarboucles en détresse sur la peau livide de son visage creusé par l’angoisse, l’aurait effrayé ! Il paraissait avoir mille ans et vécu mille vies. A plusieurs reprises il faillit s’enfuir mais jamais il ne parvint à s’arracher au désir. Un million d’aiguilles lui brûlaient la poitrine, c’était un cœur de porc-épic qui battait sous ses côtes, pauvre cœur épique de souris en panique, il haletait et sentait dans son dos l’eau de sa peur qui ruisselait. Quand la salle se tut et devint plus noire que les crocs de la terreur poisseuse qui lui serrait la nuque, ses souffrances disparurent, la joie l’inonda. Une joie pure, enfantine, évidente. Il sentit que le bleu de ses yeux revenait et lui mettait la tête à l’azur. Dans les coulisses Natacha le perçut et sourit. Quand le projecteur inonda son visage, son regard déjà le caressait. Elle ne le quitta pas, sans jamais ciller, son regard liquide le désaltérait plus sûrement que l’eau fraîche d’une fontaine. Il nagea jusqu’à ses pupilles qui l’engloutirent. Achille était en elle, il sentait jusqu’au moindre tressaillement de ses muscles, il plongea au cœur de la belle qui résonnait avec sa propre féminité, l’inondant d’une étrange douceur sauvage. Ouvert comme une huître pantelante sous le couteau, son eau se mélangea à la sienne. Natacha ondulait comme une liane souple, ses chairs frissonnaient sous sa peau, les ondes d’Achille couraient en elle, de la nuque aux talons elles la cajolaient, l’enjôlaient, et l’emmenaient au sommet de plaisirs inconnus. Au bout de son numéro, ses adorateurs, mains désespérément crochées vers elles, sans espoir de l’atteindre, l’entendirent râler de plaisir. Natacha que le sexe des hommes n’avait jusqu’alors jamais satisfaite connaissait un sommet de tendresse et de plaisir mêlés, dans un aboutissement surprenant qui la laissa longuement déployée comme un bel étendard sous le vent. Les riffs saturés des guitares et les chants rauques qui accompagnaient son numéro se turent ; dans le silence épais, elle murmura « Je t’attends… ». Seul Achille l’entendit. Elle se leva enfin, rasant, féline, le bord de la scène, joua un instant avec le public, frôla d’un doigt léger la seule joue d’Achille puis s’évanouit dans la coulisse. Les regards envieux des spectateurs frustrés réveillèrent Achille qui se retrouva plus seul que jamais.

Il dégringola des cimes ensorcelées au profond des abysses.

Le temps d’un soupir.

A l’entrée des artistes il fit les cent pas longuement, se parlant à voix basse. L’impatience finit par le submerger, il partit à pas lents se retournant souvent. En vain. Derrière la porte, Natacha qui le sentait tout proche brûlait de le rejoindre mais le corps massif d’un homme à la haute stature menaçante lui barrait le passage. Elle était tombée sous la coupe de cet animal frustre, juste après qu’elle eût quitté sur un coup de colère l’atmosphère trop tiède à son goût du nid de ses parents adoptifs. Certes Léon et Rosine étaient des amours qui l’avaient nourrie de tendresse mais l’âge venant, Natacha croyait étouffer dans l’étroite boutique engluée dans le cours immuable du temps des horloges. Un soir d’été à se dénuder, l’orage qui menaçait au dehors avait éclaté dans l’appartement. Une rage froide l’avait prise au ventre, une colère effroyable, vestige de ce passé douloureux dont les images floues la traversaient parfois sans qu’elle pût les arrêter, les reconnaître et les mettre à distance. Cette violence terrible l’avait possédée et dépassée pour se mettre à hurler, pur napalm, par sa bouche. Les traits déformés, laide, hors d’elle, elle les avaient agonis, humiliés, blessés, eux qui n’étaient que douceur et compréhension. Ils eurent le sentiment que le monde déflagrait, découvrant que leur enfant, leur soleil, leur fleur en bouton, leur centre absolu, se métamorphosait en une goule effrayante. Natacha s’enfuit comme elle était vêtue en claquant sauvagement la porte. Zlatko le Serbe l’avait sauvée deux jours après, quand une bande de zombies sous crack qu’il approvisionnait l’avait coincée dans un squat malodorant. En deux coups de couteau ils avait balafré les junkies et nettoyé les lieux. Natacha, affamée, terrorisée, le suivit, soulagée, naïve, confiante et reconnaissante. Il la mata sans difficulté à coups de phrases frisantes et douces, lui parla les mots de miel qui attirent les abeilles innocentes et fragiles. Elle se prit dans la toile de l’araignée comme la libellule abusée par le soleil diffracté par les perles de rosée du petit matin. Devint sa chose décérébrée. Prisonnière et heureuse de l’être.

Alors, coincée contre la porte, à un mètre d’Achille, elle ne résista pas et suivit comme un chien son maître, déchirée mais obéissante. Achille la vit passer devant lui, sans un regard. L’ogre qui l’enveloppait de son bras ne le remarqua même pas. Sa main droite qu’elle tenait dans son dos se crispa brièvement, puis se tendit vers lui dans un geste qui lui interdisait de la suivre …

Achille s’en est allé,

Le coeur en marmelade,

Dépité et contrit,

En murmurant tout bas,

Pauvre bougre,

Natacha, pourquoi ?

Le sort souvent s’amuse aux dépens de celui qui brusquer le veut. Mais le jeune Achille ne le sait pas encore, non plus que ce même sort donne parfois à ceux qui en acceptent l’inéluctable règne, plus qu’espéré. Il lui faudrait oublier, en attendant.

En pleurant en silence,

En s’efforçant

De rire à la vie.

Achille, agnat fatigué du jeune désespéré, intensément déroule le film intact de ces moments de joie et de résipiscense intimement entrelacés. Comme à son habitude l’ancien s’est fait berner par les ventouses de la nuit. Comme à chaque fois qu’il aligne ses mots de peu sur l’écran éblouissant des vanités virtuelles, par un tour de magie qu’il ne peut expliquer les pixels tremblotants l’aspirent au temps de ses amours anciennes, au souvenir de ses victoires sans importance et lui font ressasser ses bonheurs entraperçus. C’est souvent le peu de vin chatoyant sous la lampe au coeur de l’obscurité ambiante, dans l’écrin fragile d’un cristal à long pied qui le fait basculer, quand il ne sombre pas. Reviviscences émouvantes, grain des peaux oubliées, sourires esquissés, hanches qui se cambrent, chairs qui craquellent sous la flamme des incendies de l’enfance, fusions avilissantes et rires perlés, émergent des lacs de rubis odorants qui l’emportent dans l’ailleurs des vieux rêves avortés.

OlivierB, vigneron de combat, paysan maltraité, combattant opiniâtre, arrache en 2008 au Mont Ventoux,ces raisins de grenache et de syrah aux jus sombres comme les abysses inexplorés. C’est ce vin de souffrance, ces Amidyves à la robe finement bordée de roses brodées et d’orangé naissant, longuement aéré, qui le plonge aux temps passés des splendeurs de Natacha. Les parfums crémeux des mûres de septembre le ravissent au présent fuligineux, les cerises confites le captivent, les épices orientales l’emportent, la réglisse et les bois exotiques achèvent de le charmer. Dans l’élan il porte le vin à la bouche, y retrouve les fragrances intactes qui ensorcellent ses papilles pâmées sous le flot des fruits mûrs. La crème de vin à l’attaque douce s’étale, le jus enfle sur la langue jusqu’en milieu de bouche, puis éclate en fusées fraîches qui lui montent au ciel du palais pour retomber en bouquets de flaveurs fruitées, épicées, suspendues un instant au firmament du plaisir par une acidité revigorante qui les relance. Le temps suspend son vol quand le vin avalé persiste longuement, se dépouille de ses atours du jardin des délices pour étaler au grand jour ses tannins fins, enrobés et croquants et la trace à jamais présente du soleil tombant au revers du Mont Ventoux. Et l’eau de vie des cerises qui chante sur la langue …

Dans le verre vide,

Des eaux des yeux

D’Achille,

Le souvenant vieux,

La rose se déplisse

Comme Natacha en délices.

 


EMOMEURTITRIECONE.

COMME LE VENT HURLANT …

Soluto. Regard.

Dehors le vent souffle …

Les aiguilles du sapin, face à ma fenêtre, volent et dessinent sur le sol des formes changeantes, fugaces, qui finissent, désagrégées, au ruisseau. L’arbre se dépouille de son manteau bruissant. Sur l’asphalte noire, la pluie tombe drue qui nettoie les sols, ses épines liquides, serrées, aux pointes fragiles, explosent en gros bouillons, en vagues de bulles éphémères qui n’en finissent pas de réfracter, le temps d’un soupir, la lumière blafarde d’un ciel lourd de chagrin. Billes de mercure ternes, comme des vies qui enflent au ras du sol pour se dissoudre aussitôt dans les rigoles changeantes, imprévisibles, fines stries argentées qui quadrillent le sol comme la toile mouvante d’une araignée fragile. Comme un raccourci des vies qui passent. Si vite.

L’automne, brusquement, a pris ses quartiers …

Treize heures vingt. Le téléphone grogne. Moi aussi. J’hésite, il me dérange, tout occupé que je suis à aligner mes petits mots. Pourtant, ce que je fais rarement, je décroche. Je me fends d’un original « Allooo ? » suivi d’un « ouiii » pressé d’en finir qui veut rompre le silence. Empêtré dans ma phrase qui se refuse, je n’y suis qu’à peine. Brutalement, je comprends, le « ouiii » devient « noooNNNNN ... », hurlant, assourdissant et silencieux qui déflagre en moi, me gagne tout entier, liquéfiant l’intérieur de mon corps en bouillie sanglante, bulles de sang incandescentes, chairs explosées, et os broyés par la mâchoire puissante de la terreur noire qui roule sous ma peau hérissée. L’évidence, implacable, m’aveugle, m’étreint, me serre le coeur et me noue le plexus. MON POTE EST DÉCÉDÉ !!! Avalé par la Carogne ou en route pour un nouveau voyage ? A onze heures, ce 24 septembre couleur de nuit, qui pleure plus fort que moi aux yeux de sable sec.

Sa dépouille me regarde derrière ses yeux fermés. Visage gris, apaisé, étrangement immobile de celui qui ne savait rester en place. Ses lèvres entrouvertes sourient encore de cette moue ironique qui lui appartenait. Étrangement il me console et semble me dire que tout cela n’est qu’apparences, qu’au delà il est là, que je ne peux le voir, mais qu’il me voit. Pour que je le comprenne bien, il a laissé sur ce qui fut son visage ce petit rire figé. Incroyable dialogue muet, sous une foule d’images qui recouvrent de leurs souvenirs multiples le corps pétrifié de mon ami. Sourires silencieux, rires complices, regards intenses et lumineux, conversations joyeuses ou graves résonnent, blagues de corps de garde, batailles de mots pleines de sous entendus en écho, silences fraternels, ses yeux clos brasillent dans ma mémoire. La pièce sinistre chatoie de mille couleurs. Est-ce lui qui m’habite, est-ce moi qui ment emporté par l’imagination ? Non, c’est bien lui qui suggère, mène la dernière danse, même si cela peut paraître fou aux consciences figées dans leurs certitudes rassurantes.

Au-delà des croyances et des refus, des dogmes et des convictions, des affirmations argumentées et de la foi naïve des rosières, il est là qui furète dans la gelée de coing de ma tête embrumée. Farce triste, valse lente et chœurs à l’unisson, doctes raisonneurs et angelots farceurs, la vie continue, tandis qu’une autre s’ouvre ? Autre vie, autre plan ?Va savoir. Il sait et ça le fait sourire. A moins qu’il n’ait sombré dans le néant, aux abonnés absents que la nature recycle. Et qu’abruti de douleur, anesthésié, rompu, je vois des elfes voler ? D’aucuns le penseront.

Emmène moi mon frère,

Où tu voudras,

Le temps qu’il te plaira,

Tu tiens ma main, je suis bien …

Ce soir j’aurai du mal à m’endormir.

__________________________________

Mille ans plus tard.

Dans le ciel d’azur, plus lumineux que le bleu des yeux de celles qui furent belles à me damner, tourbillonnent en larges cercles des nuées d’aigles royaux. Tous identiques. Deux d’entre eux, par séquences, planent côte à côte, brisant l’harmonie de la parfaite spirale, becs et serres effilés, flancs chocolat, rémiges larges et écartées, queues en éventail à bords noirs, puis s’éloignent un temps vers d’autres spizaètes. De leurs yeux dorés, ils scrutent désespérément les espaces infinis qui ne les effraient plus, glatissent sans un bruit, par réflexe, car personne n’entend leurs trompettes. En ce lieu de hautes vibrations, les aigles majestueux tournent indéfiniment, dans le vide absolu, au mépris des lois ordinaires de la physique des hommes. Ni air, ni terre, ni faim, ni soif, ni vie, ni RIEN. Ils sont cent, mille, des milliards, je les sens, mais je n’en vois que deux. Parfois cet étrange « monde » se brouille, le bleu pâlit, les silhouettes se défont, l’espace se rétrécit jusqu’à ne faire plus qu’un point dans le noir absolu. Puis surprenamment, l’étincelle se dilate à nouveau, le bleu colore l’espace, les aigles surgissent du néant et reprennent leurs vols étranges, infiniment recommencés. Les deux compères de nouveau volent ensemble, rompent l’immuable ordonnancement des vols ; têtes baissées ils scrutent de leurs regards aigus, à se rompre le nerf optique, cherchant d’hypothétiques êtres sur un sol improbable.

Plus haut , au départ de la spirale, l’aigle de tête les observe. « Ils finiront bien par comprendre » se dit-il …

C’est alors que je me réveille d’un coup. Le visage de mon pote au yeux rétrécis par la bonne farce qu’il vient de me jouer, remplit ma chambre. Il glousse le salaud !

Sur son visage hilare, la lumière moqueuse de ses yeux le dispute à l’ironie tendre qui marque sa bouche. L’émail de ses dents brille. Ce soir, à ta santé mon poulet, je boirai un verre de Meursault « Les Charmes » millésime 2008 du Domaine Chavy-Chouet

Et t’en auras pas !!!

Vas-y rigole, j’arrive tantôt.

R.I.P.