Littinéraires viniques

CLOTAIRE ET CLOTILDE.

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Watteau. Pierrot. 1719.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Elle avait un prénom qui sentait la sainte et l’encens à plein nez. La reine et la princesse aussi. Le royaumes des francs fin Vème siècle pour tout dire.

Clotaire l’avait croisée, au soi-disant hasard des rues, un dimanche matin. Il descendait la rue des Carmes pour prendre son métro à Maubert-Mutualité. L’envie de retourner déambuler le nez en l’air dans le transept de la basilique Saint Denis, de flâner dans la nécropole des Rois de France, l’avait pris au réveil. Avec le Père Lachaise et les Catacombes c’était un de ses lieux de prédilection, il ne se passait pas trois mois sans qu’il y retournât y prendre son bouillon de bonheur. Le temps était radieux en ce mois de Novembre, l’été s’accrochait et semblait étrangler l’automne entre ses doigts de feu. Pourtant le sol était couvert d’un manteau de feuilles, couleur jaune, rousse, bronze et pain brulé, que la pluie de la veille collait à la chaussée. C’était beau, quoiqu’un peu glissant. Clotaire se régalait. Le regard baissé, il suivait le déroulé de ce tapis multicolore, s’amusant à mettre ses pas sur les tâches de lumière dessinées sur le sol par le soleil qui filtrait au travers des arbres à demi effeuillés. Le vent léger agitait les ramures, il s’évertuait à suivre les mouvements aléatoires des opalescences qui jouaient à cache lumière, avec une telle attention qu’il faillit glisser sur les feuilles grasses à plusieurs reprises.

A ne regarder que le trottoir il finit par heurter une jeune femme vêtue de noir qui marchait devant lui. Le choc fut léger, pourtant elle trébucha. C’est qu’elle s’était arrêtée soudainement pour regarder la façade de l’église Saint Ephrem le Syriaque, sise au numéro 17. Instinctivemen, Clotaire la serra dans ses bras pour qu’elle ne chute pas. Et se trouva collé à elle. Quelque chose qui le dépassait le prit au cœur. Au ventre aussi ! Le contact de son dos et de ses fesses l’électrisa un millième de seconde, et sous ses mains agrippées, il sentit avec une précision étrange, sous la gauche le ventre ferme de la jeune femme, et sous l’autre son sein droit, moelleux à souhait. S’il avait eu fait nuit le visage écarlate de Clotaire aurait illuminé la rue. Il se mit à bafouiller, bredouiller, des excuses incompréhensibles. Clotilde s’était retournée, la main levée, le regard courroucé, mais quand elle découvrit le visage rubicond du garçon et entendit les borborygmes mouillés dont il cherchait, bafouillant plus encore, à faire des phrases, un fou-rire la gagna. Elle tourna sur sa droite, et s’en fut, sans un mot de plus que son rire vers l’église. Mais avant de pousser le vantail, elle fit volte face, le regarda un instant fixement d’un air interrogateur, puis entra.

Clotaire était entre deux tailles, deux âges et deux corpulences. Il était d’allure quelconque, commençait à se dégarnir sur les tempes, les cheveux qui s’accrochaient encore poussaient à hue et à dia en épis indisciplinés, de sorte que cette chevelure carnavalesque contrastait grandement avec ses traits sans charmes particuliers. Ses membres étaient un peu courts, ses mains courtaudes, épaisses, et ses doigts, de petites saucisses crues. Son teint blafard – on l’eût cru enfariné – qu’éclairaient à peine deux minuscules yeux gris, un sourire timide entre deux petites lèvres rouges de bébé boudeur, lui donnaient un air étrange. On l’aurait pu croire maquillé. En partance pour un bal masqué.

Clotaire, effaré, demeura un instant immobile au milieu du flot descendant des passants affairés, mais finit par descendre vers son métro. Il resta sans bouger plus d’une heure, le visage douloureusement levé vers la Cathédrale bancale amputée de sa tour nord. A chaque fois, à la contempler, il sentait monter la colère devant les conséquences de la bêtise des hommes. L’impuissance qu’il ressentait, augmentait d’autant plus, jusqu’à la rage, et ça tournait en boucle comme une tornade intérieure qui se nourrissait de sa propre substance. Jusqu’à ce qu’il doive s’asseoir, épuisé, en sueur, sur un banc, toujours le même, tout au fond, à gauche du portail central. Alors il fermait les yeux, et demandait pardon à la beauté de la barbarie imbécile des hommes. L’histoire de l’édifice, il la connaissait par cœur, depuis l’an 475 son origine, plus supposée que certaine. A chacune de ses visites c’était le même rituel, extérieur puis intérieur. Le dos douloureux sur la planche de bois dur, il se ressassait, années après siècles, toutes les misères que le saint lieu avait enduré. Et Dieu sait qu’il avait affreusement souffert. ” En 1793, à la suite de la profanation des tombes de la basilique Saint-Denis, les révolutionnaires jetèrent les cendres de quarante-deux rois, trente-deux reines, soixante-trois princes, dix serviteurs du royaume, ainsi que d’une trentaine d’abbés et de religieux divers, « entre des lits de chaux », dans des fosses communes de l’ancien cimetière des moines alors situé au nord de la basilique ” avait-il lu dans Wikipédia. Cette phrase, il la relisait souvent, jusqu’à la nausée.

Le calme revint, Clotaire toujours collé à sa banquette se mit à “prier”. Une prière vague, inventée, qu’il répétait comme un mantra. Une prière vide de sens, faite de mots assemblés, une purée de sons empruntés aux vocabulaires religieux, sans distinction, un salmigondis de sonorités qu’il n’adressait à aucune divinité en particulier mais qu’il aimait à réciter des heures entières. Cela le calmait, le réchauffait petit à petit, dès qu’il avait assez chau, il cessait d’un coup en plein milieu de sa litanie. D’ordinaire il se levait pour s’aller promener un long moment. Sa déambulation était immuable. Il longeait la nef, s’arrêtait à chaque chapelle, stationnait plus longtemps sous le chapiteau de la Vierge, puis se plantait devant les gisants de Pépin le Bref et de Bertrade de Laon. A l’arrêt, les yeux écarquillés comme un enfant émerveillé, il suivait méticuleusement la progression millimétrique des rayons de lumière colorée que filtraient les hauts vitraux. Les tâches multicolores et mouvantes remontaient le marbre en diagonale, du bout des chausses du roi jusqu’aux pointes de la couronne de la reine. Cela signait la fin de sa visite.

Ce jour-là son pèlerinage ne s’était pas tout à fait passé comme à son habitude. A plusieurs reprises le visage étonné de la jeune femme bousculée par mégarde lui avait fugacement traversé l’esprit. Cela l’avait certes agacé, mais en même temps une petite chaleur lui avait piqué la poitrine. Tout en marchant vers le métro il y repensait. Sans parvenir à se l’expliquer. Allez, pour se libérer de ce mystère il se jura d’aller perdre ses yeux dans les Catacombes le prochain dimanche. Le quai était bondé, une rame lui passa sous le nez. Au coude à coude, les pieds au bord de la plate-forme il attendit la suivante, le nez baissé sur les rails luisants.

Clotilde écoutait la messe. Perdue dans la foule des fidèles, elle distinguait à peine l’officiant au travers de la toile légère, qui masquait le portail central de l’iconoclaste de vieux bois sculpté. Elle apercevait au fond du portail de gauche la peinture murale de Saint Ephrem, “la harpe du Saint esprit”, tandis qu’au centre du portail de droite elle ne voyait que le bout du mufle du lion au-dessus de Saint Ignace. Sa peau mate safranée, sa chevelure sombre, ses yeux noirs cernés de couleur cannelle, terre de sienne et violette foncée, passaient inaperçus au milieu des visages rassemblés qui déclinaient toutes les teintes des épidermes orientaux, du blanc le plus pur, au pain brulé, en passant par toutes les nuances de l’olive mûre. Elle n’était pas plus croyante que ça mais elle aimait l’atmosphère particulière de cette petite église. A la messe, dite en araméen-syriaque ou en arabe, elle ne comprenait rien, mais la musique de ces langues lui mettait de la douceur au cœur. Elle en prenait pour toute sa semaine de rien, et quand elle faisait les chambres du Georges V, ramassant les serviettes maculées, les robes de chambre sales, récurant les toilettes, les douches, les baignoires, arrachant aux lits King size les draps tachés d’alcool et d’humeurs diverses, par instant elle fermait les yeux et les volutes odorantes de l’encens du dimanche à venir lui montaient aux narines, les chants ornementés de l’office lui caressaient la nuque. Le courage lui revenait.

Le prêtre leva l’hostie, les fidèles baissèrent la tête, le silence se fit. Clotilde sentit un flot de larmes brulantes jaillir de ses yeux sans qu’elle comprenne ce qui lui arrivait. Elle s’épongea discrètement. Elle ne sut jamais ce qui s’était passé.

Le métro arriva à pleine vitesse. Au moment où il décélérait, la foule impatiente s’ébroua, Clotaire glissa sur le bord gras du quai. Il tomba d’un bloc sous les roues. Le bruit grinçant du freinage masqua l’horrible craquement de ses os. Il avait bien disparu depuis dix secondes quand le troupeau se mit à brailler sur tous les tons …

L’AMIE MARSUPIE.

Marsupie l’amie de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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L’amie Marsupie sous son léger boa rose

Bondissante, aérienne, jolie petite chose,

Toute de jaune vêtue, charmante peau à pois,

Saute de feuilles en arbres, se mirant le minois

Aux mares de passage, minaudant en chinois.

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Une pile l’amie sur sa queue à ressorts !

Là-haut derrière sa branche, Sidonie la Jaguare

La fauve féministe au regard d’ambre et d’or,

Se lèche les babines. Abonnée au cafard,

La fauvesse est fébrile, accablée par le sort.

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Et l’amie Marsupie ne la laisse pas de marbre,

Elle préfère de beaucoup les gentilles aux gentils.

Mais la faim la tenaille, elle est maigre comme un sabre,

Oubliant les Femen, l’écologie, les arbres,

Il lui tarde de voir Marsupie dans son nid.

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Tapie, prête à bondir sur l’insouciante folle

Qui sourit à la vie, belle et dégingandée,

Sidonie se prépare à lacérer la molle,

A déchirer les chairs de la jeune effrontée

Elle tremble de plaisir, même son cœur s’affole.

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Mais la queue caoutchouc la saisit à la gorge

Marsupie ouvre grand sa gueule aux dents aiguës,

La jaguare étouffée hoquète comme une forge,

Quand leurs regards se croisent un miracle se produit,

Une flèche d’Eros transperce leurs deux gorges.

L’amour les a saisies, leurs crocs se sont unis.

GEORGES ET PHAEDRA.

Léonard Lomosin. 1560.Phèdre

Phèdre. Emaux. Léonard Limosin. 1560.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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La soufflerie du Richelieu faisait un vacarme infernal qui couvrait les hurlements entêtants des moteurs diesel poussés au maximum. Les pistons cliquetaient, ça ronflait dur dans le ventre surchauffé du navire lancé à pleine vitesse. Sur la passerelle, sous sa casquette galonnée d’or, le pacha imperturbable dirigeait la manœuvre. Le lourd cuirassé changeait de cap fréquemment, mais sa masse imposante peinait à réagir aux ordres. Un U-Boat maraudait sous la surface. Le navire de guerre était sa proie du jour. Cuirassé certes, mais pas au point de résister à quelques torpilles bien placées. Impossible de virer sèchement, de tourner à angle droit, comme un slalomeur sur les pentes neigeuses le bateau décrivait de belles arabesques. Régulièrement, les artilleurs du bord balançaient des chapelets de grenades sous-marines, un peu au hasard, en espérant toucher le squale noir qui zonait sous les eaux agitées de l’atlantique.

La première frappe fendit la proue dans l’axe du bateau, qui stoppa sous le choc avant de poursuivre sa route en piquant un peu du nez. Sur la passerelle le pacha trébucha, la barre vibra, les hommes se regardèrent. La deuxième déchira le flanc droit, la ferraille coupante déchiqueta les mécanos qui graissaient les moteurs emballés. Georges, abrité par une épaisse tôle blindée, remplissait sa pompe, la porte se tordit mais le protégea. L’eau froide de l’océan envahit en partie la salle des machines, un moteur explosa sous la caresse glacée. Le navire ralentit encore et prit un peu de gîte. Georges réussit à s’accrocher à la rambarde quand la coque blessée laissa vraiment entrer le flot vert et blanc, il se hissa à la force des bras, puis,  la vareuse en lambeaux, couvert de graisse et d’huile noirâtre, il gravit l’échelle de coupée. L’air glacé et les embruns cinglants le revigorèrent, il ouvrit grande la bouche pour respirer à pleins poumons et rejeter l’ait vicié de la salle des machines. La troisième torpille percuta la poupe, le grand navire sursauta, se cabra, Georges déséquilibré roula sur le pont avant, le blindage de la tourelle quadruple de droite l’arrêta, ses canons de 380 mm, impuissants contre l’ennemi sous marin, regardaient le ciel d’encre. Seul le tonnerre résonna quand la pluie se mit à tomber à tonnes rabattues. En quelques secondes on n’y vit plus rien qu’un brouillard liquide. Georges accroché à l’angle de la tourelle ne sentait plus son épaule gauche ensanglantée par une profonde coupure. Le Richelieu grinça comme une vieille tôle sous le marteau. Son arrière s’enfonçait déjà sous les eaux, quelques marins échappés de son ventre aux entrailles béantes, tentèrent de gagner les canots de sauvetage, mais l’inclinaison du navire, gueule en l’air, les énormes vagues noires qui attaquaient les flancs de la bête blessée, et le ciel qui déversait ses eaux comme si tous les dieux de l’Olympe s’en donnaient à cœur joie, emportèrent tous les hommes. Le pacha se tenait à la barre, le visage blême, les mains crispées sur le bois, les pieds agités de soubresauts électriques, il mourrait avec son Richelieu.

Agrippé aux rebords du canot, Georges attendit qu’il touche l’eau, libéra les amarres, souqua pour s’éloigner le plus loin possible, pour échapper à l’attraction du bateau qui s’enfonçait de plus en plus vite. On eût pu croire que l’océan était une goule affamée qui avalait sa proie. La proue disparut, Georges était déjà assez loin, il s’arcbouta sur ses rames de toutes ses forces pour résister à la succion des eaux. La mer blanche lâchait de grosses bulles bruyantes, des fragments de toutes sortes surgissaient des flots avant de retomber alentours. Quand le canot, aspiré par les force déclenchées par le cuirassé mourant, arriva sur site, la goule avait fini son repas, les dernières bulles de ce champagne sinistre finissaient de crever, une large tâche claire, d’un calme contrastant avec les hautes vagues déferlantes, s’installa, puis les flots recrachèrent des tonnes de fuel, la mer devint noire comme la colère des dieux, les vagues reprirent le dessus, la chaloupe connut les joies des montagnes russes.

Le ciel bleu avait balayé la rage, Georges somnolait sous une bâche au fond du canot depuis des jours. Sa large plaie s’était infectée, la fièvre le dévorait, il grignotait parcimonieusement les rations de survie trouvées dans l’embarcation, mais ses lèvres craquelaient sous l’effet du sel. Ses yeux bleus souffraient, la lumière hivernale, très crue, l’aveuglait, il grelottait de fièvre et de froid. Sans force, il était incapable de tirer sur le bois des rames, et la barcasse dérivait comme un bouchon au gré des courants. Georges perdit connaissance le septième jour.

L’océan luisait sous la pleine lune, il était d’encre de chine, d’huile lourde, immobile, réverbérant. Les étoiles s’y reflétaient, tremblant à peine tant le miroir était lisse. La fine étrave de l’U-Boat fendait les flots, de chaque côté un fin liseré d’écume blanche l’accompagnait. Quand Georges se réveilla, il était solidement sanglé sur une couchette étroite. Un officier en vareuse bleue l’informa dans un français approximatif, qu’il était désormais prisonnier du Reich, et qu’il serait débarqué dès que possible.

Phaedra Verrazano, de mère grecque et de père incertain, sortit de la prison sous les sifflements admiratifs des matons athéniens débraillés et rigolards. C’était le même rituel tous les jours en milieu d’après midi, quand les trois femmes chargées de la buanderie, en sueur et légèrement vêtues, quittaient leur travail. Sa     mère, native de Delphes, avait quitté Catane. Après la naissance de Phaedra, elle s’était retrouvée seule avec l’enfant. C’était un matin de plein été. Guiseppe n’avait pas reparu. La veille il était sorti “régler une affaire” avait-il dit. Son corps, bien abimé, avait été retrouvé, longtemps après, au pied d’une falaise de roches rouges, sur une grève de galets roulés par les vagues. Le sang sicilien coulait abondamment dans ses veines, pourtant ses yeux vert d’eau dénotaient un peu, mais sur sa peau safranée aux traits fins et ses cheveux aile de corbeau, son regard clair prenait une profondeur liquide particulière, et les reflets d’azur du ciel y ajoutaient une moire changeante qui la rendait irrésistible.

Après un long périple, Georges fut débarqué à Athènes et jeté brutalement sur le bat-flanc d’une cellule crasseuse. La prison était administrée par les Grecs, sous le contrôle d’un officier de l’armée allemande d’occupation. Très occupés par la résistance grecque, les allemands surveillaient de loin la marche de l’établissement pénitentiaire. C’est dire que le régime réservé aux prisonniers – principalement des détenus de droit commun – était relativement souple.       A vrai dire Georges était le seul prisonnier de guerre incarcéré. Il fut donc traité comme les autres, c’est-à-dire humainement. Lorsque les yeux bleus du marin croisèrent le regard d’eau douce de Phaedra, un jour qu’elle déposait dans les bureaux les grands sacs de linge propre du jour, Georges qui avait été affecté au nettoyage des lieux, fut proprement subjugué et surpris de l’être à la fois. C’était la première fois qu’il la voyait, pourtant elle lui sembla étrangement familière. Des images inconnues, des visages, des lieux, des scènes violentes, défilèrent dans sa tête à toute vitesse. Au point d’en oublier la réalité, des lieux, de sa situation de prisonnier, du désespoir qui le gagnait jour après jour, de la présence des gardes même. Phaedra, qui se moquait ordinairement des regards et des sourires salaces des hommes, habituée à repousser leurs avances maladroites, s’étonna de l’émotion qui la gagnait, du sentiment puissant qui la paralysait elle aussi. Ils restèrent face à face quelques secondes, sans pouvoir ni parler, ni bouger. Les gardes, alertés, sentant confusément qu’il se passait quelque chose, intervinrent, et renvoyèrent Phaedra à sa buanderie. Georges fut bousculé, jeté à terre, copieusement insulté par les matons jaloux, et remis durement en cellule.

Quelques semaines passèrent, le caractère insouciant des gardes reprit le dessus. L’incident passa aux oubliettes. Mais ni Georges ni la jeune femme ne réussirent à l’oublier. Ce fut Phaedra qui renoua, et Georges ne s’en étonna pas. L’un et l’autre se sentaient dépassés, quelque chose venu d’ailleurs, quelque chose d’avant la vie, remontait à la surface sans que leurs consciences actives n’y puissent rien. Phaedra, en deux sourires au chef des matons, fut affectée au ramassage du linge. Elle demanda l’aide d’un détenu chargé de la collecte préalable. Finement elle œuvra pour que Georges soit désigné, arguant du fait qu’un  voyou de bas étage pourrait se montrer dangereux, alors que le français était un soldat, donc certainement plus fiable. C’est ainsi, qu’une fois par semaine, ils purent passer près d’une heure ensemble. Georges poussait le chariot, levait les gros sacs lourds, tandis que Phaedra pointait minutieusement, en prenant son temps, toutes les pièces de linge. Enfin, le jeune homme ramenait le chariot débordant jusqu’à la buanderie pour le décharger et vider les sacs. Leurs yeux se souriaient, leurs mains se frôlaient, mais leurs visages restaient impassibles. Nul besoin de se parler, entre eux tout était évident, ils partageaient la même bulle bleue, leurs auras se confondaient. Le soir, Georges, allongé sur sa paillasse, le regard fixe, luttait contre le désir qui lui serrait les reins, Phaedra ne trouvait pas le sommeil et soupirait entre ses draps. Dans le ciel de pur jais, la pleine lune trouait le velours de la nuit, les étoiles vivantes scintillaient en cadence. Le mois de septembre 1944 avait été torride, le bruit du départ des troupes allemandes courait dans tout le pays. La prison de Korydallos s’agitait aussi, on n’y avait pas vu le major Trauttman depuis plus d’un mois. Les gardes inquiets relâchèrent brusquement leur surveillance le 2 octobre. Le 12 l’armée d’occupation quittait les terres grecques. Georges et Phaedra avaient fui dès le 3 octobre sans que personne ne songeât à les en empêcher.

Zeus le bouc noir courait dans la montagne au milieu des roches grises et des herbes rares. Une douzaine de chèvres à barbichettes le suivait en béguetant entre elles. Leurs cris rauques et tremblants rebondissaient sur les parois abruptes. Le bouc s’arrêta au milieu d’un bouquet de chardons que les chèvres s’empressèrent de croquer. Quelques ruades empêchèrent le mâle noir insatiable de saillir les croupes blanches offertes. Georges, debout sur une grosse roche ronde, surveillait le troupeau. Au loin, la mer réverbérait le soleil de l’après midi. En ce mois de septembre 1948, à moyenne altitude, il faisait un temps idéal sur le flanc est du mont Olympe. Phaedra et lui s’y étaient réfugiés après leur fuite de Korydallos. A mi-pente ils s’étaient abrités, alors qu’un gros orage éclatait, dans une large grotte de granit qu’ils avaient élue, puis au fil du temps sommairement aménagée. Ils menaient une vie simple, se nourrissaient frugalement de quelques légumes sauvages et de fromage frais. Tapis au fond de leur grotte au sol recouvert de peaux de chèvres et d’herbes sèches, ils passaient de longues heures silencieuses blottis dans les bras l’un de l’autre. L’émerveillement ne faiblissait pas, il leur arrivait souvent d’avoir les larmes aux yeux, pour un geste gracieux de Phaedra, un sourire de Georges, une flèche de lumière rouge qui trouait la grotte au coucher du soleil. Les deux fugitifs s’aimaient d’un amour tendre, têtu, fort, cristallin comme une eau de source, entrecoupé d’ébats aussi soudains que fougueux. A la tombée du jour, à l’heure où les dieux s’assoupissent, Georges passait des heures à se perdre dans les cheveux de sa belle, sa peau hâlée, pneumatique à souhait, l’enchantait, il aimait à s’y promener doucement, à se nourrir de sa souplesse, à l’embrasser à petits coups de langue humide qui faisaient glousser la jeune femme.

De son côté Phaedra roucoulait doucement, la tourterelle aux plumes soyeuses enfouissait son visage dans les cheveux en bataille de celui qui fut un marinier plongé dans la tourmente par la folie des hommes, elle susurrait des chants étranges venus de l’aube des mondes, qui la surprenaient elle même, ses mains enserraient le visage du soldat, elle le tenait, inquiète et tremblante comme si elle craignait de le voir disparaître, effacé par la magie noir d’un succube pervers, dans un écran de fumée, elle était terrorisée à l’idée que le ciel étoilé pourrait le lui ravir dans un embrasement soudain. Instinctivement elle détestait l’étoile polaire, attendant que la nuit fut installée avant de lever les yeux vers la voûte illuminée. Quand ils montaient les chèvres au pâturage Georges faisait le bouc, Phaedra s’enfuyait en courant, se cachait entre les pierres, Georges faisait mine de la chercher, puis la cherchait vraiment, ne la trouvant pas il prenait peur, s’affolait, l’appelait, gémissait, elle ne répondait pas. Quand, épuisé, désespéré, il finissait par s’asseoir sur un rocher, le dos ployé, la tête entre les mains, tellement inquiet qu’il en négligeait le troupeau, elle surgissait dans son dos, vive, agile comme une fée des cimes, riait dans son oreille, le chatouillait et repartait aussitôt en faisant sa cabrette.

Le temps passa, les hivers rigoureux succédèrent aux étés fleuris, ils vieillirent ensemble sans s’en apercevoir. Une nuit d’été finissant, la voie lactée traversait le ciel d’un infini à l’autre, étendus côte à côte, ils s’en délectaient. Soudainement la lune et les étoiles s’éteignirent, ce fut nuit absolue, ils se prirent la main, soupirèrent ensemble, leurs yeux se fermèrent et ne se rouvrirent jamais. Zeus le bouc noir sauta la barrière de l’enclos, seuls ses billes d’ambre brillaient dans l’obscurité totale, il lécha longuement à grands coups de langue râpeuse les visages des amants purs aux âmes envolées. La lune et les étoiles se rallumèrent.

DODO PAS LÀ.

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La Chimère de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Dodo moi, là

Sucre candi fraise tagada

Sous les bateaux de la Volga

Les sirènes roulent des yeux de chat

Ils sont partis très loin là-bas

Manger des noix et des rats gras.

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Dodo toi, dis

Fraise tagada, sucre candi

Sur le navire, la belle houri

Ventre de paille dents de souris

Danse la ronde du roulis.

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Dodo moi, dis

Noir salsifis ou blanc radis

Comme une poule dans un taudis

Tonne le ciel tombe la nuit

Voici que crient les yeux rougis.

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Dodo là, toi

Jambe de bois et chocolat

A l’embouchure du grand delta

Où nagent lisses les chinchillas

Voila que grouillent les cancrelats.

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Dodo, moi, toi

Crème de chou et cacao

Dans la soupente entre leurs bras

Des rêves jaunes de tequila

Et le sang coule du coutelas.

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Dodo toi, leurre

Petits malheurs des tristes heures

Canaille pâle morte de cœur

De tes doigts blancs sourdent les peurs

C’est le printemps des aboyeurs.

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Dodo moi, non

Tige de lys pelure d’oignon

Dans les ténèbres du cabanon

Pleure la voix du tympanon

Les chants des moines en pâmoison.

LAS VEGAS CITY.

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Las Vegas from the sky.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Burt roulait depuis des heures en provenance de Los Angeles. La Buick verte filait au milieu du désert. Sous le soleil éclatant la tôle brillait comme une pomme crue au verger. Pour la dixième fois au moins, il avait tout quitté pour tenter à nouveau sa chance sur le Strip. Au Cæsars Palace précisément, l’un des plus anciens établissements de cette “fucking city” de tous les hasards. Burt n’avait jamais dérogé, le Cæsars Palace était son casino fétiche et le demeurerait, jusqu’à ce qu’il fasse, une nuit faste dont il rêvait souvent, exploser la banque de ce temple mythique. Sous son stetson à large bord il suait à grosses gouttes, pourtant il roulait toutes vitres ouvertes, mais le désert de Mojave, impitoyable, le tenait entre ses mâchoires de feu. L’interstate 15 tranchait les sables clairs du paysage désolé, droite comme une lame noire, étroite comme la langue de basalte du diable ricanant qui le guidait. Cette image terrible, ce diable a la peau rocheuse, gueule ouverte et langue de bitume roide, revenait elle aussi, sans cesse, au cœur de ses nuits insomniaques. Sa vie oscillait ainsi, entre espoirs insensés et cauchemars terrifiants. Alors il trimait comme un fou, se tuait à la tâche, prenait tous les risques pour accumuler de quoi saupoudrer sa route vers le paradis des chimères. Chacun des grains de sable de cette terre aride et désolante brillait comme pépite d’or fin.

Carolina ondulait au rythme saccadé de “La Grange”. Elle dansait accrochée à sa barre, ses petits seins d’ivoire aux tétins noirs ne bronchaient pas, ses hanches étroites soulignaient sa croupe joufflue entre lesquelles une ficelle de tissu rose se perdait. Son contrat prenait fin bientôt. Tout en se balançant elle se demandait ce qu’elle deviendrait. A trente cinq ans sa carrière de pole danseuse touchait à sa fin. Au mieux elle se dégoterait un boulot de femme de chambre, un boulot de misère. Au pire elle accepterait quelques soirées avec des texans bouseux en goguette. Elle les connaissait bien les éleveurs de bêtes à cornes, un peu rustres, mais généreux et inoffensifs après une soirée bien arrosée.

ZZ Top assurait. Sur les riffs rageurs qui lui faisaient trembler le ventre Carolina se donnait à fond, elle tournait autour de la barre, se cambrait, ses fesses mafflues s’agitaient devant les groins des hommes aux visages rouges de désir. Les billets verts tendus par les mains avides s’accrochaient en grappes à son string pinky. Quelques doigts parfois la frôlaient, certains se posaient un dixième de secondes sur ses cuisses, mais la fille, comme une anguille, s’échappait en souplesse, le regard dur et le sourire éclatant. Les hommes aux regards glaireux battaient des mains en cadence, lui lançaient des invitations sans équivoques qu’elle n’entendait pas. La routine. Son corps faisait le job, mais sous le casque coiffé court de ses cheveux aile de corbeau son esprit s’évadait. Cela l’aidait beaucoup. Elle se voyait courir dans la prairie grasse de son enfance au Wyoming. L’herbe haute lui arrivait aux genoux, dans le vaste enclos, non loin de la ferme, la jument bai et son petit paissaient paisiblement. Pendant ce temps, insouciante, elle cueillait avec application une brassée de fleurs multicolores qu’elle agençait en un gros bouquet odorant. Ziggy le poulain la surveillait du coin de l’œil. Quand elle disparaissait à demi sous les beautés en pétales, il quittait sa mère, galopait vers elle en hennissant et cherchait à croquer les corolles appétissantes. Carolina s’enfuyait en riant, poursuivie par le yearling joueur qui la poussait du bout de son museau de velours gris. Un jour qu’elle jouait ainsi, une colonne de fumée noire s’éleva du corps de ferme en flamme. Ce jour là son enfance prit fin.

Le stetson suant repoussé vers l’arrière et le bolo à tête d’aigle desserré, Burt entra dans le hall immense qu’il connaissait par cœur. Louer pour trois nuits la 1555, sa chambre fétiche, ne lui prit qu’un instant. La chance planait, il la sentait lui chatouiller le sommet du crâne qu’il avait à moitié chauve. Il aurait quarante ans le lendemain, il comptait bien fêter ça au bar, les poches gonflées de “Franklin” neufs et craquants, à se gorger de  Bourbon sec ou de Rye glacé, puis s’en aller dormir au comble du bonheur sur son épais matelas de billets arrachés de haute lutte aux coffres du veau d’or. Oui Burt était comme ça depuis vingt ans, depuis 1966 date de l’ouverture du Casino, périodiquement il quittait tout, persuadé qu’il allait faire fortune en trois tours de Black Jack et quelques tables de poker, ponctués de séances de bandits manchots pour se détendre les méninges et faire tomber la pression.

Après sa longue journée d’acrobaties érotiques, Carolina, assise haut perchée sur un tabouret, buvait une eau gazeuse au Shadow Bar. Non loin d’elle un grand gaillard en chemise de cow boy riait, parlait fort à la barmaid court vêtue qui lui souriait machinalement. Burt avait déjà perdu la moitié de son pécule, alors il buvait des coups pour se redonner du courage. Sous sa chemise de jeans, cravaté de son bolo porte chance, un crâne de bœuf à longues cornes, il sentait malgré l’air climatisé une rigole de sueur chaude qui coulait dans son dos. La chance allait tourner, il le sentait bien. Deux fois déjà, à un point près, il avait failli faire un gros coup au Black Jack. Au poker aussi il était passé près du jack pot, pour un brelan de valet contre son brelan de dix ! Ce n’était pas le moment de faiblir.

Une violente odeur de tubéreuse lui chatouilla le nez. Il se retourna vers la fille brune qui venait de quitter son tabouret pour s’asseoir à côté de lui. Elle souriait en le regardant, un drôle de sourire triste, désenchanté. Une bien belle femme se dit-il, tout en se demandant ce que pouvait bien être cette cendre grise qui flottait dans son regard cannelle ? Ils parlèrent un peu, enfin Burt surtout, Carolina se contentait de le détailler l’air de rien. Ses moustaches grisonnantes à la gauloise, sa mâchoire carrée, ses dents blanches, son attirail de gardien de vaches, ses grands battoirs calleux surtout, ne lui déplurent pas. Et cette candeur d’enfant qui luisait dans ses yeux gris l’émut un peu. L’image de ces mains puissantes lui tenant très fort le bassin la fit frissonner. Elle eut envie de se pencher devant lui. Burt avait peu l’habitude des femmes, il fut vite au bout de ses compliments à deux sous, de ses blagues de vacher aussi. Dans le brouhaha du bar le silence s’installa entre eux. Carolina souriait légèrement, elle flottait au-dedans. La présence de ce grand gaillard maladroit et pataud qui la regardait gentiment, sans arrières pensées lourdement apparentes, lui faisait du bien. Elle poussa un soupir de bien être en souriant un peu plus, quand un individu chapeauté, vêtu d’un pantalon à grands carreaux et d’une veste d’un bleu électrique à donner mal au crâne, s’interposa entre le colosse et elle. La liasse de billets qu’il tenait d’une main désinvolte bruissa à deux centimètres de son visage, l’homme la lui promit contre une petite promenade à l’étage. Il ne put en dire plus. Burt, sans bouger de son tabouret, le tenait crocheté, veste et chemise tordues d’un demi tour de main, sa poigne puissante lui avait coupé net le sifflet. L’intrus gigotait, ses pieds ne touchaient plus le sol, ses cheveux teints débordaient de son chapeau de travers, il ressemblait maintenant à une tomate trop mûre, son bolo raccourci lui sciait la gorge, il hoquetait. Burt relâcha sa prise, l’homme s’écroula sur ses bottes. Carolina fut surprise par la rapidité avec laquelle le cow boy avait réagit. Son visage avait grisé, deux rides profondes lui creusaient le visage et ses yeux bleus clairs viraient au bleu noir des profondeurs. Mais dès qu’elle le regarda, son regard redevint lagune, une vague de douceur transforma instantanément sa physionomie.

Carolina, émue aux larmes, remercia Burt d’un imperceptible battement de paupières, ses lèvres tremblaient, le texan lui caressa la joue du bout d’un doigt en lui tendant les clés de la Buick. “Je joue mes derniers dollars, je rafle la mise et je vous rejoins” lui dit-il, “nous irons voir le soleil se lever sur Sunrise Moutain”.

Les lumières de la ville étaient si puissantes que le ciel aveugle était d’un noir profond. Les yeux levés, accoudée à la voiture, la jeune femme cherchait les étoiles. Dans le ciel si pur du désert de Mojave, elles devraient scintiller comme jamais pensait-elle. Alors elle attendit patiemment qu’elles percent les ténèbres. Petit à petit le ciel s’éclaira. Au dessus des Sunrise l’étoile polaire apparut la première, puis l’immensité du ciel se mit à clignoter. Soudainement un éclair puissant et silencieux fendit la voûte, une zébrure violette zigzagua entre les étoiles et se résorba au-dessus de Alpha Ursae Minoris. Alors la polaire devint aveuglante tandis qu’une pluie d’éclats de lumière tombait lentement autour de Carolina.

La roue tourna une dernière fois, cliqueta longtemps, la boule hésita longuement puis roula sur le trois. Blanc comme un linceul Burt se leva et se dirigea vers le parking. La voiture démarra. Ils s’en allèrent vers les montagnes. Carolina posa doucement sa main sur le genou de Burt. Ils partirent d’un même éclat de rire joyeux.

UN ÉCUREUIL.

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L’Oscar de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Oscar et sa queue rousse posée dessus sa tête

La touffe de poils flous lui fait une chapka

On dirait un boyard paré pour les grands froids

L’hiver peut tempêter, l’écureuil est poète.

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A l’abri des branchages, il croque des noisettes

Réfléchit et compose de longues élégies

Ses petits yeux brillants, toujours surveillent et guettent

Sous son pelage roux s’opère la magie.

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Cachée dans les fourrés la martre se régale

A l’idée de sucer le sang du flamboyant

Dans le ciel gris du soir un Autour rouge pâle

Cherche à faire bonne chair de l’amateur de gland.

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Oscar le roux rapide s’est tapi dans son tronc

Il a senti la mort, son regard de métal

Bien à l’abri du bois il peigne son plastron

Puis se casse une noix d’un coup de dent brutal.

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Par la fente de l’arbre il regarde alentour

Sous les couleurs d’automne la nature saturée

Les feuilles sous le vent, le ciel blanc devient lourd

Dans son nid de poils doux il tricote un sonnet.

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A le voir si mignon on le croirait fragile

Quant à la nuit tombée un oisillon distrait

A chanté deux trois notes demandant un asile

D’un coup de croc rageur le rongeur l’a saigné.

LE PRINTEMPS SE PRÉPARE.

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L’oiseau bec clos-cousu de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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La neige est sur le sol comme la mort sur la peau.

Sous la poudre figée que la glace transforme,

le ciel étreint la terre. Ses griffes broient son dos.

Le silence est total, et même le vieil orme

A replié ses branches. Tandis que les oiseaux,

Le bec cousu de fils, blottis en berlingots

Dans leurs nids de bois sec, sous le ciel des roseaux,

Oublient jusqu’à leurs chants. Le rossignol muet,

Tel une carpe noire, caché dans les fourrés,

Balbutie quelques notes pour ne pas oublier.

Oublier que la vie, à l’abri des regards

Englués des humains aux paupières sans fard,

Remonte des abimes. Le printemps se prépare.

UN MÉROU.

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La De : Mérou en habit de fête.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Dans le fond de la grotte, sous la lumière bleue,

On ne voit que sa bouche, qui s’ouvre et se referme

Au rythme régulier des courants sous marins.

Surtout prenez bien garde ! Ne laissez pas vos mains

Près de ses grosses lèvres et de leur sourire blême,

Ne vous fiez surtout pas à son regard brumeux.

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C’est un très beau nageur à la livrée piquée

De tâches d’ivoire sali. Placide le gros baigneur,

Plus rapide qu’un naja saura vous avaler,

Bien avant que naïf, confiant, un peu dormeur,

Vous ayez pu comprendre que vous êtes croqué.

Personne n’aura rien vu, badèche est un saigneur.

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A longueur de journée, il flotte entre deux eaux,

Immobile et songeur. Tous les poissons l’évitent,

Le labre nettoyeur s’arroge tous les droits,

Il grimpe sur le râble du mérou qui l’invite,

Picore dans sa gueule, ne connait pas l’effroi.

On l’appelle Roméo le nettoyeur faraud.

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Le bougre a une copine, la loche Philomène,

On dirait sa jumelle aussi grosse que lui,

A deux ils vont chasser la girelle jolie,

Le homard à pois bleus et ses fines antennes

Ou l’anguille fluide au longs corps fuselé.

Quand la terreur foudroie, la faune est affligée.

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La mer est comme un lac, où se mirent les fous,

Sous les flots impassibles flâne le roi mérou.

UN BOUC.

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Le beau bouc de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Un bouc aux longs poils noirs, aux cornes tourmentées

Aux yeux couleur citrine veinés d’ambre vieilli

Fendus en leurs milieux, un vrai regard de diable

Quand il charge tout droit, ils ne cillent jamais

Sa lourde tête penche sous le poids des années

C’est un  fauve farouche aux effluves musquées.

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Quand la nuit est tombée, le bouc aux lèvres fines

Campé sur ses jarrets perce le ciel obscur

Il attend patiemment qu’arrivent en rangs impurs

Les succubes et les vouivres qui peuplent les marais

Les cabrettes et les chèvres se pressent contre lui

Sa voix grave résonne jusqu’au matin bleui.

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C’est une bête étrange au râble torturé

On dirait un navire remontant la marée

Plus rapide que la foudre il dévale les pentes

Et chasse ses rivaux à coups de cornes lentes

Il défonce les murs et perce les murailles

Le démon est en lui qui hurle quand il braille.

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Son sang de charbon noir bat dans son cœur de bronze

Entre ses cuisses fortes frémit un marteau lourd

Ses bourses sont des châtaignes, son lait épais et gras

Sa barbe de prêtre fou, sa bure de laine forte

A saillir violemment les femelles offertes

Il regarde les cimes en bêlant comme un reître.

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Les chevreaux de l’année jouent entre ses pattes

Le bouc ne bronche pas, on le croirait ailleurs

Mais il penche le col, son regard démoniaque

Prend des teintes pastelles d’agrumes mûrs et doux

D’un mouvement si vif que nul ne peut le voir

De sa langue râpeuse il baise leurs museaux.

UNE GIRAFISSIME.

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La girafissime de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Elle fait sa révérence devant les eaux du fleuve

Ses longues pattes folles dérapent dans la boue

La girafe a la mine d’une reine déchue

Ses sabots sont fendus, ceux d’un diable fourchu.

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On dirait que sa tête a pris de furieux coups

Des coups de soleil sage ou des coups de bambou.

Maître Yoda fardé aux grands yeux de gazelle

Sous des cornes velours une moue de princesse.

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Quand Dieu est fatigué il puise dans son stock

Des bouts de vie brisées qu’il assemble au hasard

Tout là haut dans le ciel c’est un sacré bazar

Et Sophie la girafe après l’électrochoc.

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Quand Livingstone a vu cette grande improbable,

Il s’est agenouillé et a remercié Dieu,

Une telle prouesse ne peut qu’être divine,

Quand le beau et le laid engendrent telle race !

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Ébloui, amoureux, il a voulu que voie

Cette reine des brousses, son île au cœur si froid

Alors avec douceur, l’a descendue en cale

Et de bonnes hautes feuilles l’a nourrie tout du long.

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Descendue sur le quai à force de palangre

Sophie dégingandée a retrouvé le sol

Elle a tangué un peu, la mer bougeait encore

Puis les pavés de pierre ont griffé ses sabots.

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En l’espace d’un jour, elle a conquis les foules

Tout le monde se pressait et ça sentait la moule

Sur les quais envahis les femmes se pâmaient

Au bout d’une semaine Londres se l’arrachait.

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La Reine d’Angleterre l’a conviée au palais

Autour de biscuits verts elles ont bu un thé noir

Elles ont ri de bon cœur en mangeant des beignets

A Buckingham Palace leurs robes se sont prêtées.

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La reine d’Angleterre en peau de tavelée

Et Sophie la girafe en tailleur jaune citron

Ont dansé comme des folles en bas résilles gainées

Aux abords du palais on a vu des tigrons !