LENTEMENT LA LAME.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

La Défense. Le Moretti. Anne Landois-Favret.

—-

Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—-

Lentement la lame fendrait la peau. Une peau fine, une peau blanche, fragile, sous laquelle saillaient des veines, des tendons et des os. Les yeux écarquillés, le regard hagard brillant d’une lumière excessive, donnaient au visage mal rasé de l’homme, qui tenait le rasoir entre ses doigts, serrés à lui couper la circulation, un air de folie triste, un air maladif aussi, avec son teint de cuvette de chiotte crasseuse, sa bouche bouffée par la nicotine qui lui noircissait la commissure des lèvres, avec sa masse de cheveux noirs indociles piqués de mèches porcs-épics grosses comme des bâtons de surimi, grasses et odorantes. Ses gros yeux globuleux couleur d’huître, ses joues à la Dizzy Gillespie en plein effort, sa bouche presque invisible et son nez, si pointu qu’il en paraissait aigu, en auraient pu faire un lémurien dans un bal masqué sans qu’il eût eu à faire les frais d’un masque grotesque dans une boutique de mauvais goût.

Vu de dos, penché comme il l’était sur son poignet gauche, on aurait dit une grosse poire décapitée. En quelques mois Jean-Donatien était devenu énorme. C’est fou comme quelques déceptions amoureuses successivement douloureuses, ajoutées à une perte d’emploi aussi brutale qu’inattendue – oui, quand on est DRH, on est payé pour parfois, mais pas seulement fort heureusement (!), dégraisser les effectifs de la boite quand la très commode conjoncture l’exige – peuvent vous abattre un homme, jeune, solide, athlétique, marathonien régulier, entouré de beaux et bons amis, habitant un grand appartement dans un quartier huppé de la capitale. C’est fou, vraiment c’est fou !

C’est du moins ce que pensèrent ses collègues et amis. Nombre d’entre eux frissonnèrent en secret à l’idée qu’une telle tuile pourrait très bien les décapiter eux aussi, comme ça, un petit matin de printemps, alors qu’ils arriveraient, joyeux et souriants, tout à fait prêts à exécuter sans sourciller les ordres de leur PDG, lui même récemment secoué par les actionnaires mécontents, et même plus, de leurs dividendes un peu trop “djusts” cette année là. Pourtant sur le chemin le ciel était bleu, d’un bleu souriant, un ciel uniforme, sans relief, comme une carrière ascendante sans histoire. La planète, généreuse comme à son habitude, à grandes brassées de vert tendre recouvrait la terre d’un camaïeu de vert du plus bel effet, redonnant à la ville, étouffée sous le bitume inerte, à moitié étranglée par les nœuds autoroutiers, le sourire que l’hiver pluvieux et les brumes polluées avaient éteints. Le fleuve qui sinuait d’est en ouest tranchait d’un coup de sa lame de mercure aveuglant la capitale en deux moitiés de pomme, le vieux fleuve, regonflé par les pluies vivifiantes d’avril, chantait le grand air éclatant du retour des beaux jours. Horrible se disaient-ils, sidérés à l’idée que cela pourrait, hé oui ! leur arriver. Tous, à peu d’intervalles, la nuit durant, se retournèrent sur leur couche satinée, peinant à se rendormir. Certaines refusèrent même le dard palpitant que leurs partenaires, égrillards cette nuit là, allez savoir pourquoi, tentaient d’introduire dans leurs vagins desséchés par la peur anticipatrice. Certains se retrouvèrent en panne, malgré les caresses expertes et insistantes que leurs compagnes émoustillées, allez savoir pourquoi, régulières ou de rencontre, leur prodiguaient sans faiblir.

Or donc, un beau matin de Mai après une nuit sans rêves, Jean-Donatien, le corps et l’esprit reposés, très à l’aise dans son costume anthracite sur mesure, une cravate de soie gris perle négligemment serrée sur un col italien déboutonné, genre cadre décontracté mais compétent, descendit quatre à quatre, ignorant l’ascenseur, l’escalier de son appartement Haussmannien sis au quatrième étage. L’air était encore vif, le ciel bleu turquin, encore marqué par la nuit, brillait comme un ciel neuf sous les rayons d’or pâle du soleil renaissant. La fraîcheur du petit jour finit de le réveiller. Jean-Donatien se sentait de très bonne humeur. Certes la journée serait sans doute nerveusement difficile, ponctuée de réunions tendues, d’évènements imprévus et de décisions délicates qu’il lui faudrait prendre sans trop se laisser aller aux émotions à caractère compassionnel – c’était comme ça presque tous les jours – mais c’était ainsi. Avec le temps il s’y était accommodé, et avait développé un solide détachement qu’il cachait soigneusement derrière un visage avenant, souriant, et un regard bienveillant chargé de beaucoup d’humanité apparente. Jean-Donatien était un pro, habile, et subtilement manœuvrier.

Il présenta son badge au portique d’entrée d’un des immeubles bordant le parvis de la Défense, afficha un large sourire, se dirigea vers l’ascenseur principal et s’envola vers l’avant dernier étage, celui qui précède le sommet de l’Olympe, le séjour triomphant des dieux suprêmes. La multinationale pour laquelle il œuvrait couvrait tous les continents, Paris n’était qu’une succursale au sein de laquelle il occupait le poste de DRH, mais sa côte dans la boite montait doucement, il ne désespérait pas de se rapprocher enfin de la Direction générale des Ressources Humaines à New-York. Ce désir quasi viscéral, inextinguible, nourrissait sa vie. Quand il n’était pas à l’abattage il y pensait constamment, réfléchissait à de nouvelles procédures, se maintenait en pression permanente, cultivant ses relations à l’intérieur  comme à l’extérieur de l’entreprise.

Mirabelle, sa secrétaire, le nez plongé sur son bureau, le regarda d’un drôle d’air quand il entra. D’ordinaire elle souriait gentiment, blagueur il lui lançait en roulant les “r”, son  “Bonjourrrr Mirrrrabelle jolie !”. Mirabelle attendait ce moment tous les matins. C’était le premier haut cadre – elle en avait connu quelques uns déjà dans sa jeune carrière – qui se comportait avec autant de naturel et de facétie. Mais ce jour-là elle ne rit pas. Jean-Donatien en fut un peu étonné mais sans plus. Tandis qu’il consultait son courrier Mirabelle frappa à sa porte puis entra. “On vous attend là-haut lui” dit-elle, avant de se retourner et de quitter la pièce prestement.

Le PDG France n’y alla pas par quatre chemins. La direction américaine liquidait la quasi totalité de l’Agence française. Paris devenait une boite aux lettres au bénéfice de l’Agence Irlandaise. “Alors pas besoin de vous faire un dessin, vous voyez bien ce qu’ils recherchent” lui fut-il dit. “Et vous faites partie de la charrette, mais vous partirez avec une très grosse prime, vraiment conséquente, si vous nous assurez de votre coopération”.

Assis, le buste droit, Jean-Donatien, sidéré par la brutalité de l’annonce, avait du mal à comprendre. Lui qui espérait la promotion tant désiré, pour laquelle il s’était battu, sentit le ciel de granit lui tomber sur la tête. Son idéal en déconfiture s’écroulait. Tout ses organes tremblaient à l’intérieur, des vagues brûlantes remontaient de son ventre jusqu’à son crâne, son sang ébouillanté battait à ses oreilles. Abasourdi, c’était bien ça, il était abasourdi. Extérieurement rien ne transparaissait pourtant, il souriait silencieusement au PDG qui attendait sa réaction. Jean-Donatien prit le temps de se ressaisir. Mais n’y parvint pas. Sous la peau lisse et inexpressive de son visage impassible son corps était en fusion, de la lave liquide coulait dans ses veines, des images de désert se mélangeaient à des flash de mers en furie, des vagues d’angoisse roulaient dans sa gorge tandis que des pinces d’acier lui broyaient les os. Une irrépressible envie d’uriner le prit. Il déglutit à plusieurs reprises, puis d’une voix blanche il répondit “Je comprends tout à fait les nécessités dont vous me faites part. J’attends une compensation sérieuse à mon licenciement”. Le PDG ne marchanda pas, il annonça une très grosse somme puis se pencha sur un dossier, signifiant par là que l’entretien était terminé.

En  sortant,Jean-Donatien se mit à chantonner “O sole mio”, doucement tout d’abord, puis à tue-tête, tout en faisant des entrechats, timides, puis de plus en plus hauts. Mirabelle, bouche grande ouverte, le regarda passer devant elle, tout sautillant, comme un kangourou amateur de Belcanto. Il claqua la porte de son bureau, le silence succéda au charivari. Quelques minutes à peine plus tard, il ressortit, coiffé à la diable, sa cravate pendait dans son dos. Il s’arrêta devant Mirabelle qui lui trouva l’air fou, lui tint un discours obscur dans un langage du XVIIème qu’elle ne comprit pas, et finit par une grande révérence tout en lui effleurant la main d’un baiser de cour sec et furtif. Tournant brusquement les talons il disparut avant qu’elle ait eu le temps de balbutier le moindre mot. Elle se mit à pleurer en hoquetant nerveusement. “Pourvu que le prochain soit aussi cool” pensa-t-elle. Personne ne le vit quitter l’immeuble, comme s’il s’était désagrégé d’un coup au sortir du bureau. Rayé des cadres, disparu, avalé …

En fait il était joyeux quand il déboucha sur le parvis. Soulagé, déstressé, déjà loin, il marchait au hasard à grandes enjambées sous le soleil de midi. L’image de Christophe Colomb larguant les amarres lui traversa l’esprit. Il se retrouva ainsi au Luxembourg sans savoir ni comment ni pourquoi. C’est à ce moment précis qu’il décida de ne plus se préoccuper des “pourquoi, quand, où, comment etc. …” qui lui encombraient l’esprit depuis … toujours, et de se laisser porter, comme un de ces petits bateaux, sous le vent printanier, qui cinglent vers le bord du bassin ou vers Zanzibar, allez savoir ! Une seule chose lui importait, il avait un gros bon paquet d’oseille qui le tiendrait à flot un bon moment. Ajouté à cela, le chômage c’est à dire son salaire pour quelques années, bof, il était le roi du monde ! Il se mit à rire en tournant sur lui-même, le majeur tendu vers la lune pâle, déjà visible à cette heure de la journée. En rentrant chez lui, il se vida à tous les étages, s’enfonça tout habillé sous sa couette, lui qui jusqu’à ce jour rangeait précautionneusement ses vêtements sur un valet ancien acheté à prix d’or chez un antiquaire du Marais entre deux âges. Le délicat ne lui avait pas caché la sympathie particulière qu’il lui inspirait. Au point de lui faire un rabais conséquent qu’il n’avait pas demandé, un rabais très inhabituel dans le précieux monde de l’antiquaille.

Jean-Donatien ne sortit pas de chez lui les jours suivants, il était à la fois groggy, détaché de tout, surtout de lui-même, avec le sentiment d’avoir perdu la perception du temps. La nuit, assis devant une fenêtre, les yeux voilés par l’obscurité  relative de la ville, il digérait ce qu’il avait avalé toute la journée, tout ce qui lui tombait sous la main en fait, lorsqu’il descendait en vitesse chez l’épicier du coin, un turc flasque au regard d’asiate, écroulé de l’aube à minuit derrière sa caisse, un lipidineux muet, une main sur le clavier de sa machine, l’autre plongée dans un paquet de chips, de cacahuètes ou de loukoums, dont les miettes ornementaient joliment l’invariable pull hors d’âge, d’un gris délavé mais marqué d’un crocodile à la queue basse, qui moulait suggestivement, à la façon d’une jupe sur le cul d’une star de la téléréalité, les formes débordantes du poussah aux lèvres de limace en rut. Le spectacle de l’épicier l’intriguait, le fascinait à tel point, qu’il l’observait caché derrière un rayonnage, souvent et longuement. Le mouvement perpétuel de ses mâchoires en action, sa grosse langue, qui ramenait les petits morceaux oubliés de ses lèvres au gouffre sombre de sa bouche, le bruit de succion aussi, cette musique grasse et chuintante accompagnée de longs soupirs hoquetants, signes d’un plaisir intense, qu’il exhalait au bout d’un souffle longtemps retenu, ce spectacle là il l’aimait vraiment, de plus en plus chaque jour. Il s’en gavait. Mehmet, c’était le nom de l’avaleur, le subjuguait. Jean-Donatien aspirait au total détachement du monde et à son corollaire la félicité intérieure, l’épicier en était à ses yeux le parfait accomplissement. Sans qu’il ne le sût jamais, l’impassible Mehmet devint son modèle absolu, son guru, le jour où Jean-Donatien le surprit, les yeux clos, la bouche entrouverte, au comble de l’extaseaprès qu’il eût fini de sucer la patte molle et piquante d’une de ces sucettes multicolores dont raffolent les enfants. A la caisse, devant lui, les yeux écarquillés, les mains crispées sur son Luitton, une grand mère très chic, semblait totalement sous le charme. Une de ses adeptes, admirative et silencieuse devant cette incarnation de la perfection, pensa Jean-Donatien. Mais il se ravisa aussitôt, la vieille était plus sèche qu’un bâton de réglisse, elle devait se nourrir d’eau fraîche et de biscuits de marin, impossible qu’il puisse s’agir d’une disciple de Mehmet !

Jean-Donatien, déboussolé, perdu, affaibli par le choc récent, par l’écroulement de son monde, malmené par la rudesse que “ceux qui savent” appellent le  “système”, découvrait sa fragilité, sa faiblesse, son inadaptation et cela lui était insupportable. Au point de se réfugier dans une sorte de déni de la réalité. Le monde se rétrécit. Pour atteindre au nirvana de Mehmet il allait lui falloir se remplir pour s’épaissir au plus vite, quitter la sphère illusoire des agitations stériles, des activismes en tous genres, travailler durement à construire l’épais rempart de chair qui lui ouvrirait les portes étroites de la béatitude éternelle.

En deux jours d’incessants allers et retours, il remplit à ras bord son appartement de piles de victuailles de mauvaise qualité, bourrées de lipides et de glucides, qui montaient par endroits jusqu’au plafond. Puis il se mit à l’ouvrage trois mois durant. Les premiers temps, assis en tailleur à même le sol, le regard fixé sur le ciel, il s’émerveillait. L’éther changeant, la course des nuages sur le ciel d’azur, puis le plomb fondu sans relief, envahissaient l’écran silencieux de sa fenêtre jusqu’à ce que la pluie fasse le ménage, avant que ne s’installent les forts vents cardinaux. A force de contempler le spectacle des cieux nuit et jour ses yeux devenaient douloureux, il pleurait souvent sans raison. Mais il s’adapta, finit par trouver la juste ouverture des paupières, de façon à ce que la lumière filtrée par les cils perde ce trop d’intensité qui le blessait. Mais jamais il ne détournait le regard. Parfois il lui semblait voir flotter des êtres étranges tissés dans les nuages, de mystérieuses entités fugaces. Cela le réconfortait, il ne tarderait pas, comme Mehmet, à accéder à “l’autre monde”.

Pendant ces heures interminables, il piochait à l’aveugle dans les sacs entassés, les sachets, les boites de conserve, au centre desquels il trônait, jambes croisées comme un Buddha dérisoire. Quand au bout d’une semaine il voulut se lever pour récupérer de la mangeaille, il eut beaucoup de mal à se mettre debout. Alors il construisit un véritable bunker de nourriture autour de lui, de quoi tenir des mois. Les épaisses murailles de victuailles touchaient les murs de la pièce. Au fur et mesure il tirait les sacs vers lui.

Comme il ne bougeait jamais il baignait dans une épaisse flaque d’excréments et d’urine, mais les odeurs ne l’atteignaient pas, ça ne le dérangeait plus. Bien au contraire, cela, si besoin était, l’encourageait à s’abstraire de la morne réalité des humains. Bientôt la mare s’épaissit.

Un matin de la fin du troisième mois – il avait bien dû prendre près de cents kilogrammes de plus que son poids – il tâtonna sous la merde diluée. Sa respiration sifflante, courte et difficile, ne parvenait plus à oxygéner correctement son cerveau, il avait presque perdu la vue, le ciel derrière sa fenêtre n’était plus qu’un vague halo neigeux.

C’est alors que la lame sale du cutter fendit la peau fine, blanche et fragile de son poignet gauche. Puis il changea de main. Au travers de ses cils collés il vit à peine le serpent vermeil qui s’enfonçait dans la mare putride. Il mit du temps à se vider. Quand il mourut, il ne tomba pas, son très gros cadavre resta planté dans la merde durcie.

Les pompiers de Paris se souviennent encore de l’homme liquéfié, un sac d’os recouvert de peau verte et flasque, qu’ils découvrirent encrouté dans ses excréments. Non loin de là, assis derrière sa caisse enregistreuse, Mehmet, les yeux mi-clos, continue de plonger très régulièrement sa main gauche dans le sachet du jour. Ses lèvres grasses de limace en rut sourient finement.

Réagissez