HYPPOLITE ET CASSANDRE.

Redon 1899

Odilon Redon. Femme au châle jaune. 1899.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Il aimait à écrire de petits livres minces, modernes, à l’écriture simple, accessibles à tous et surtout à toutes. C’est dire que son lectorat était essentiellement féminin. Dans le monde entier les femmes étaient en dévotion et se pâmaient le soir devant sa prose. C’était un écrivain sérieux, révéré, une sommité dans le monde de l’édition, ses romans lui assuraient une vie luxueuse. Un des rares auteurs à vivre du jus de sa plume. La sienne était alerte, elle taillait les phrases courtes, celles qui racontent, avancent à marche forcée, elle avait en horreur les emberlificotées qui décrivent à n’en plus finir, qui s’égarent dans les méandres tortueux, les subtilités inutiles – trop complexes pour son lectorat disait-il en privé – des turpitudes humaines ou qui se répandent, se confient, narcissiques, impudiques, confites de virgules, de points virgules, de tirets et autres inutilités stylistiques. Hyppolite cultivait l’efficacité littéraire qui donne aux lecteurs modernes ce qu’ils attendent, plutôt que de les noyer dans un flot de considérations périphériques.

Hyppolite Strauss descendit de son vol en provenance de New York où il résidait depuis plusieurs années. Lassé de payer impôts et taxes diverses – le fisc français excelle dans ces domaines – il avait, à peine le succès escompté atteint, déserté sa terre natale. Il aimait New York la cosmopolite, il pouvait baguenauder, flâner sur Manhattan sans que personne jamais ne l’importune. Pourtant il réalisait ses plus gros tirages en Amérique. Lors des séances de dédicaces chez Strand Book Store sur Broadway, des femmes de tous âges, de toutes conditions, se pressaient et grossissaient patiemment une queue interminable de plusieurs centaines de mètres. Nancy Bass Wyden, propriétaire de la plus célèbre librairie de la ville, se déplaçait en personne quand il signait. Cette grande femme, belle blonde charnue, épanouie comme un gâteau crémeux, presque toujours emmaillotée d’écarlate, à la large bouche vorace éternellement souriante, avait un faible secret pour ce Frenchy dégingandé à l’élégance discrète – pull cachemire, chemise blanche à col ouvert – , pour ses tirages astronomiques aussi.

Cela faisait bien deux ans qu’il n’avait pas mis le pied en France. Quand il descendit sur le tarmac aucune émotion particulière ne le gagna, l’air puait le kérosène comme sur toutes les pistes d’atterrissage du monde. Il s’engouffra dans le taxi qui l’attendait au bas du jet privé, pour se retrouver quelque demi heure après dans une des suites d’un très luxueux palace Qatari louée par son éditeur parisien. Son nouvel opus était sur le feu, il lui fallait en écrire un par an, c’était le quota qu’il s’imposait. Une année même – il devait être en verve majeure, il ne savait plus trop pourquoi – il en avait pondu deux. Cette fois ci l’intrigue se déroulerait en France. C’est pourquoi il marinait à l’instant dans un bain de mousse, confortablement installé dans une vaste baignoire à jets.

Cassandre était rêveuse. Cette grande jeune femme encore un peu fraîche avait la grâce altière, le port naturellement droit, ses cheveux bruns et courts frisaient naturellement, ses yeux,étonnamment transparents, d’une couleur indéfinissable, un mélange d’or clair, de vert jade pâle,et de lait ennuagé d’une touche chocolatée, donnaient à son visage étroit une expression profonde et mystérieuse, presque sévère. Elle officiait au bois de Boulogne dont elle battait les allées à pas lents vêtue d’une longue robe à fleurs pastelles, le cou, quelle que soit la saison, entouré d’un long foulard de mousse de soie jaune. Elle ne regardait rien ni personne, déambulant tout le jour l’air perdu, ne souriant jamais. Elle était si légère, si fragile qu’elle semblait ne pas toucher le sol. Les autres putes la détestaient mais lui fichaient la paix. Elles en avaient, sans trop savoir pourquoi, un peu peur. Cassandre avait ses habitués. Peu nombreux mais fidèles. Des artistes un peu marginaux, plutôt jeunes, désinhibés mais délicats. Quelques avocats à la bourre et deux ou trois égarés de passage dans la capitale pour faire le compte. Cassandre n’était pas du genre à se laisser culbuter dans les bosquets, elle avait ses exigences, elle acceptait les coïts, tarifés certes, mais seulement dans une jolie chambre de qualité et toujours dans le même hôtel assez éloigné du bois, l’hôtel des Espérances Mortes. Le prix de la course en taxi était bien sûr pour le client. Subjugués par ses airs de princesse lointaine ils acceptaient. C’étaient ses conditions, qu’elle annonçait à voix douce, sans un sourire de trop. Elle ne transigeait jamais. De mémoire de chaland personne jamais n’avait contesté, pas même marchandé. Les amoureux des femmes vénales savaient bien qu’ils tenaient là, à portée de main, une perle des hauts fonds d’une eau rare, une pute à l’âme pure, une incorruptible dans son genre.

Hyppolite se fit amener une limousine. Sans un regard pour le chauffeur encasquété, il lui ordonna d’une voix dure de le conduire à Boulogne. Commencer, oui, commencer par le bois au ras de Billancourt, ce bois qui lui faisait si peur quand il était enfant puis lycéen. Revoir ce lieu, terrible pour lui à l’époque, qu’il avait longé tête basse et fesses serrées. Revoir ces terribles putes à demi nues hiver comme été, seins débordants et culs boudinés caparaçonnés, ces raies devant-derrière, comprimées, qu’il n’osait regarder. Cette faune colorée, incertaine, les yeux mouillés des biches à talons hauts, les africaines aux déhanchés effrayants, aux culs monumentaux, les travelos épilés engoncés dans leurs cuirs étroits et toutes ces voitures qui avalaient ces sacs de viandes pour les recracher, à moitié rhabillés, bouches suintantes et vêtements fripés. Et ces voix surtout, les voix aguicheuses des ogresses qui appâtaient le micheton mais qui se mettaient au babil pour lui, bienveillantes, maternelles, tendres et si douces.

Le taxi avançait doucement entre les voitures qui se pressaient lentement, mal garées ou portières ouvertes. Les filles étaient là, côte à côte elles gesticulaient, appelaient en se tortillant, couraient parfois derrière les bagnoles qui redémarraient à vide. Hyppolite regardait et ses anciennes peurs remontaient pour lui déchirer la gorge. Assez loin derrière le premier rang des asphalteuses la haute silhouette d’une fille attira son regard. Ce foulard jaune qui flottait au rythme de la marche, ce long cou fragile, cette robe claire qui frôlait le sol en dansant à chacun de ses pas. Mais que faisait-elle là, si différente, cette étrange fille au regard absent qui dénotait dans l’agitation ambiante ? L’angoisse qui lui paralysait le larynx depuis qu’il longeait le bois se dilua, il eut envie de s’arrêter, de l’enlever à la saleté du lieu. Cette fille, inexplicablement, l’attirait. Mais il n’osait pas. Pourtant elle s’était arrêtée droite comme un roseau, les sourcils froncés, le front un peu plissé elle l’avait regardé droit dans les yeux. Et cet œil clair perçant avait décontenancé l’écrivain. La bouche grande ouverte il avait bredouillé, mais non il n’avait pas trouvé la force de courir vers elle, il était resté paralysé sur le cuir fauve de son siège. Comme un lapin sidéré sous les phares.

Le ciel était bleu métallique cet après midi là, il faisait sec et froid, Février était au rendez-vous. Hyppolite flâna dans les rues. Peu de monde, l’air était vif, le vent coulis, la lumière aiguë, il passa devant l’ancienne maison de ses parents, suivit la rue qui menait au fleuve, se perdit un peu, tout avait changé. Mais il ne ressentit rien. Ni envie, ni intuition. Au point qu’il se demanda s’il allait pouvoir écrire quelque histoire qui aurait à voir avec Billancourt ! Le fil, il lui fallait trouver le bout du fil qu’il lui suffirait ensuite de tirer pour dérouler son histoire, démêler la pelote, en défaire les nœuds pour lui redonner cohérence, la ré-embobiner, en faire une histoire d’amour, de sens et de sang, une histoire forte pleine d’odeurs à l’issue incertaine, le nouveau roman qu’attendaient cœur battant ses lectrices impatientes. Billancourt l’ingrate avait décidé de ne rien lui donner. Pourtant il sentait bien qu’il était près du but, que sa pelote à l’état brut,se trouvait par là, non loin, à portée d’intuition, quelque part cachée dans une impasse, une ruelle, un boulevard, un buisson ? Alors il congédia le taxi et décida de rentrer à pied. Au hasard.

Hyppolite remonta vers Suresnes par les quais, traversa la Seine, puis le dos en sueur, le souffle court, il se retrouva dans l’allée Marguerite au presque centre du bois. Elles étaient là, femmes, hommes, et entre deux sexes, attendant les paumés en manque. Elles arpentaient, allaient et venaient, aux aguets les panthères citadines, prêtes et prêts à bondir sur leurs proies au moindre regard. Quelque chose le poussait. C’était comme un ancien aimant puissant qui l’aspirait au cœur du bois. Malgré son dégout, sa peur d’être reconnu et ses terreurs revenues du profond de l’adolescence, il marchait col relevé, la tête rentrée entre les épaules. Quand il osa lever le regard elle était en face de lui barrant presque le chemin. Il lui aurait fallu faire un écart pour l’éviter mais il s’arrêta. Hyppolite tomba dans ses yeux de jade clair, la respiration bloquée comme un noyé aspiré par les eaux, hypnotisé par son sourire sérieux et la soie flave de son foulard; on eût pu croire son visage posé sur la corolle d’un bouton d’or. Cassandre ne dit pas un mot, elle ne fit qu’un petit signe de la main qui l’invitait à marcher à son côté. Ils s’en furent tous deux d’un même pas, d’un même sourire. Hyppolite lui prit le bout des doigts. Tous deux savaient, sans avoir à se le dire qu’ils ne se quitteraient plus. Elle refusa la suite et le jet privé. Personne jamais ne les revit, ni morts ni vivants.

Le soleil se couchait, empourprant la ville, ses rayons sanglants allumaient les façades, rebondissaient sur les fenêtres aveugles, la nuit s’apprêtait à envahir Paris, et avec elle les oiseaux de nuit apparaîtraient. Au-dessus de l’horizon hétéroclite des toits l’étoile polaire s’enflamma comme un réverbère.

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