Littinéraires viniques » Christian Bétourné

DRB. VAILLONS 2010.

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Un premier cru de Chablis vinifié par Romain Bouchard, vigneron bio et son frère Damien, à partir d’achat de raisins. Terroir argilo-calcaire Kimméridgien.

Voilà, ça fait toujours bien …

Ceci dit le vin repose dans son verre, le lendemain du jour de l’ouverture du flacon, paisible dans sa robe brillante de jaune franc et de vert mêlés. Une robe proche du vert bronze. Un nez fondu, déjà, une liqueur de poudre de coquille d’huître, de sel chaulé, sur un citron jaune mûr et pur, de zestes d’agrumes aussi. Un nez « vibrant », je ne sais dire mieux ni plus précis.

 Madame Thatcher est toujours morte …

Je sais, ça n’a rien à voir avec le vin, mais en ces temps de domination libérale sans partage, je me contente de peu. Sans doute cette idée me vient-elle à l’esprit par association d’idée avec le mot « pureté », à moins que ça ne soit la douleur qui m’égare.

M’en vais donc mettre en bouche ce jus salivant qui m’appelle. Aussitôt dit, aussitôt lampé. Un toucher de bouche, qui réveille par sa vivacité bienvenue l’endormi que j’étais à moitié. Une matière dynamique qui court partout et manifeste, prend la papille de front, la redresse, et la titille, comme un enfant taquin une mèche rebelle. Et la voici qui fait frétiller la papille, qui active derechef (sic) les salivaires, qui déclenche la soif illico. Une purée fine de fruits blancs, de poivre du même métal et de citron mûr, fait la ronde dans ma bouche qui ne s’en plaint pas. Dans ma tête, les pastels du printemps apparaissent et me consolent de cette pluie battante qui ne veut pas finir d’inonder la terre et les cœurs. Le jus s’allonge, puis s’allonge, construit comme une lame, aussi droite qu’affûtée. L’avalée est un moment délicieux qui me réveille et me déleste de mes pensées un peu tristes, des images d’antan quand la guerre déniaisait l’enfant d’alors …

Au creux de mon ventre, le soleil brille, sa chaleur irradie, dénoue mon plexus, dissout ma déprime montante. Dans ma bouche entrouverte, les zestes demeurent longuement, le sel s’est installé, avec ce qu’il faut d’amertume pour dissoudre la mienne …

 L’énergie du vin m’a gagné, sa fraîcheur me revient.

 Merci les frères Bouchard !

LA PEAU NUE.

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Le Chat-Monde de La Di.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Sur la table d’émeraude, soleil à contre-jour,

Sous la pluie de farine, belles mains ivoirées,

Dans le silence là-haut les anges extasiés,

Et la pâte qui gonfle sous la levure blonde,

Elles écrasent et pétrissent, la boule se fait ronde,

Les chérubins muets. Se glisser dans le four !

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Sous la table un gros chat aux moustaches vibrantes

Il guette les flocons sous les rais de lumière

Et sa patte s’agite, fébrile il désespère,

Puis se frotte tendrement sur un mollet galbé

Les séraphins bleuets aux ondes en bouquets,

Par la fenêtre ouverte les âmes languissantes !

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Dans les vertes prairies, les coeurs en résédas,

Dans les fleurs écarlates, un jour en cohortes

A reprendre aux corolles leurs couleurs, feuilles mortes,

Les coccinelles folles d’avoir trop folâtré,

Noirs scarabées blessés de n’avoir su voler,

Et les nuages gras pleureront dans tes bras !

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Sous la table le soir le gros chat a lapé,

Au dehors le ciel s’est drapé de soie rose,

Les mains aux ongles rouges sur les chairs moroses,

Pulpe molle elles s’endorment et le four est au noir,

Les angelots dodus sur leurs coussins de plumes

Oui nous iront tous deux, grimperont sur la lune.

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Le croissant s’est levé, ça sent bon la peau nue.

 

FORADORI. TEROLDEGO ROTALIANO 2004.

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Là haut dans la montagne, là haut, tout là haut, dans la vallée froide de Rotaliano et depuis plus de vingt ans, Elisabetta Foradori, du domaine éponyme, remet au goût du jour, un cépage, plus qu’obscur hors les terroirs du Mezzolombardo, le Teroldego, qui fut célèbre au… Moyen-Âge. Trente cinq hectares de cette curiosité ampélographique subsistent, du fait de la pugnacité de cette montagnarde dont le caractère et le charisme ne sont pas sans rappeler les roches escarpées des Dolomites. Son visage, sans apprêts, est pur oval, et son regard franc a la fraîcheur de la torrentueuse Adige, qualités que l’on retrouve dans ses vins…

TrentinHaut AdigeDolomites, altitude, vallée froide, on s’attend – les associations d’idées sont souvent trompeuses – à des vins plutôt raides, sans doute rugueux, issus d’un cépage rustique, capable de résister et croître sous un climat contrasté !

Que nenni ! Car à caractère fort, main douce. Conviction, patte légère et savoir faire font des miracles. Et dans la plaine aux galets roulés, seuls les flancs des Dolomites sont rugueux comme pierres coupantes. Adepte de la biodynamie – qui ne veut que respecter la terre et soigner, le plus naturellement possible la vigne en respectant les grands équilibres naturels – Elisabetta a hissé le Teroldego, élevé et vinifié par ses soins, au rang des plus grands.

Le Teroldego Rotaliano 2004 est sombre et intense comme un soleil prisonnier d’un coeur de pigeon. Dans le cristal fragile largement ouvert, la cerise toujours, s’étale et s’aleste de belles fragrances de fruit mur, de noyau, de bois humide, de graphite et de goudron. Odeur de pierre fumée aussi, comme celle que les carriers ont laissé dans les entrailles du vin, souvenirs des étincelles qui jaillirent de la roche sous leurs burins… Le vin ravit aussi la bouche, lisse, frais et fluide, comme les eaux des torrents marquées par la roche. Croquant comme la peau sucrée des cerises, qu’épice la réglisse, et que tend le caillou, dont la poudre austère, tout au bout de l’avalée, laisse sa trace pimentée… Quelques roses parfument encore, longtemps après que le vin a disparu, le verre vide.

La robe obscure du Granato «Vignete del Dolomiti» 2004 semble engloutir le verre. Seul un liseré rose violacé éclaire la périphérie du disque vineux. Il faudra prendre temps et patience avant que la lumière puisse l’éclairer. Du fond de sa pulpe de jais, montent le printemps du fruit, rouge comme le cassis et la framboise. Vagues successives qui vous chatouillent doucettement l’hypothalamus. Des notes fumées et réglissées s’y adjoignent, l’odeur de la terre humide aussi. Un beau nez pur, de race, à la Rostand.

Le baiser du vin de la dame est fraîcheur tendre, comme celui supposé, de Roxane. La matière enfle le jus et le plaisir de boire. La chair, pulpe lissée de tanins murs, étire la densité souple du vin.

 Comme l’union aérienne du velours

Et de la grâce dans un bas de soie…

RENÉ MURÉ. RIESLING « Clos Saint Landelin » SGN 1983.

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Ou, comment un bon moine Irlandais donna son nom à un vin qui n’était pas de malt …

« Situé au sud de la ville de Rouffach, Le Clos St Landelin s’étend sur une surface de 12 hectares. Il constitue l’extrémité sud du grand cru Vorbourg. Ses pentes abruptes d’exposition sud nécessitent la culture en terrasse. Le sol est argilo-calcaire avec beaucoup de cailloux ; le sous-sol est formé de grès calcaire du Bajocien et de conglomérats calcaires de l’Oligocène. L’ensoleillement intense dont il bénéficie en fait un terroir d’une grande typicité ». D’après http://www.mure.com/

Ceci étant rendu à René, autre César, je regarde cet élixir de pur bronze au creux duquel les rayons du soleil, apparu entre les nuages lourds qui traînent à ma fenêtre, mettent le feu du ciel en cet avril boudeur. Paisible est ce vin étendu dans sa couche de cristal fin. Comme un lac de plaisir étincelant, perché, à l’équilibre, sur la longue tige que je saisis d’une main émue.

 Comme à l’habitude, je ferme les yeux et me recueille un instant.

C’est bien la moindre des choses quand on ouvre largement le nez au-dessus d’un jus de quarante ans d’âge, né de raisins grillés et précautionneusement triés. Le vin est breuvage qui se respecte. Comme l’homme il vit sa vie et vieillit lentement, et comme trop peu d’entre eux, hélas, il se bonifie. A la première inspiration, je me sens me décoiffer, tant le bouquet que je capte est fondu, complexe, et captivant. Un feu d’artifice de flaveurs que l’aération a décuplé. En foule, ensemble, entrelacées, des fragrances de fumée, minérales, au dessus de notes, ou plutôt de croches, parfumées – comme un contrepoint sans fin de Bach – déroulent leur musique. La fleur d’acacia, le miel, l’orange confite, la pêche jaune à la chair sucrée, l’abricot éclaté sous la poussée du jus, la propolis, la prune épanouie comme le ventre de l’odalisque, les fruits confits, caressent mes narines ravies.

Le temps a passé, au buvant du verre je prends en bouche un peu de cette pluie de vin, tandis qu’au dehors les nuages se vident, et tapissent le sol de grosse bulles tièdes. Rond, puissant, gras à souhait, avec juste ce qu’il faut de sucre, le vin me pénètre, enfle, et lâche au creux de mon gueuloir avide, une brassée de fruits mûrs.

Puis viennent les épices, la cannelle poivrée, le jus s’allonge comme une danseuse qui s’étire. Enfin la fraîcheur surgit derrière le fruit et fait danser, danser le vin. Dans ma bouche désertée la pierre s’attarde très longuement, qu’exalte la fraîcheur, la dragée à l’anis et la fine amertume des noyaux.

Sous la bure austère de Saint Landelin se cachaient des trésors profanes, sans doute ignorés de ses frères prieurs …

 Avec quelque chose d’une sonate,

De Scarlatti

Aussi …

ALLO, TU VIENS COPAIN???

Faut-il encore le présenter ?

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Que les souffreteux, les étroits du col, les bloqués de l’épigastre, les énervés du bulbe, les Jansénistes, les précautionneux, les pieds plats, les locuteurs mous, les bas du bulbe, les porteurs de Rolex, les chasseurs de tendances, les mothers-fuckers; enfin tous ceux qui ont peur de vivre autant que de mourir, ne me lisent pas… ce qui suit ne les concernera – Dieu soit gagé – jamais!!!

Un moment de solitude plus lourd que les autres ou alors l’envie toute simple de voir un bon pote et partager avec lui. Solide, liquide, fluide, gazeux, vaseux, brumeux. Tout, même ce que tu ne sais même pas que tu penses! Lieux communs, confidences, moments graves des vies en joie ou en douleur. Enfin, en joie, c’est plus rare. Oreille attentive, regard qui comprend et acquiesce, indignations à la française, blagouses lourdingues, «de bite et de broc». A souhait. Rires fous, larmes à fleur, comme des enfants qui se retrouvent. Comme avant, quand on était encore «avant la vie».

Tu sais que les émotions, au mieux les sentiments, les emmerdes et tutti quanti vont déborder. Alors tu te dis qu’un vin franc, droit, sans fard ni chichis (que ça Monsieur, ça s’est pas vautré dans le Tronçais, des années!). Oui un vin qui n’occupera pas trop le devant de la scène. Qui vous laissera tous les deux vati-ratio-ciner, dégoiser, bavasser, geindre, hurler et vous fendre grassement la pêche, tranquilos!

Allo? Oui, c’est moi. Pour ce soir c’est foutu…Ben oui, je sais c’est con, mais Anne Sophie a son yoga (version Bo(bo)urge), Ginette a son club de macramé (version «j’vais pas vous faire un dessin»?). Bon, je comprends, ce n’est pas grave, une autre fois, salut mon gars…

Vertige du désespoir!

Simone n’est pas là, t’étais peinard. Un bonne soirée avec ton pote. Et vlan! Misère et putréfaction! Alors tu appelles Vanessa. Une bonne copine, sympa. C’est tout bon, ça va le faire. Elle a un côté simple mais copieux, direct mais rebondi, franc mais ferme, un vrai mec. Sauf que… Elle est libre? D’accord. Elle est déjà en route? Alors tu fonces à la cave (enfin ceux qui en ont une), au pire chez le caviste d’à côté (c’est à dire à cinq bornes). En fin fond de misère du trou du cul du monde, tu déboules en GD. Enfin tu te grouilles!!!

Mais non! J’imaginais seulement, histoire d’aligner des mots!! Tu n’as que quelques marches à descendre, parce que t’es un winner. T’as LA cave, hypergrométrée, avec des murs sains, un sol gravillonné que tu ratisses tous les week-end. Une température commak, hiver comme été. Tu lis la RVF. Quand même! T’as tout ce qu’il faut posséder. T’es au top de la vibe. T’es hype la mort de ta race! Alors tu descends. Tu fermes les yeux, tu te diriges au radar dans les longues et lourdes rangées, chargées de tous les grands flacons qu’encensent Bobby, Michou, Thierrou, Tigrou et leurs cohortes de frères en componction.

Tu tends la main, au hasard qui fait bien les choses (les truismes ne te font pas peur parce que t’es aussi un top-linguiste, un vrai structuraliste. T’as lu Benvéniste, Chomsky…). Tu sens entre tes doigts le col fin d’une bouteille fraîche. Un frisson te glisse le long des lombaires (et comme une fraîcheur dans les bas étages…). L’escalier te semble léger, les marches moins nombreuses, tu sifflotes. Sous la lumière tamisée du salon, tu regardes l’étiquette : Domaine Nicolas Maillet, Bourgogne Aligoté 2008. Ah l’Aligoté, un vin qui libère! Enfin, enfin, quand il est bon!

C’est parfait. Le Vin de l’Occasion, à la hauteur de l’évènement qui ne pourra qu’être conquérant. Un vin vif, frais. Tu le connais et tu sais que derrière sa fraîcheur, il ne manque ni de matière, ni de fruits mûrs. Léger, roulant, glissant (pour les top-tendance, je dirais même qu’il est d’une totale «digestibilité» et d’une parfaite «buvabilité»). Qui n’a connu que les fulgurances high-tech de l’inox. Tu sais qu’à la première gorgée, la bouche gagne en pureté, l’haleine se fait aérienne et les soupirs peuvent monter en toute quiétude.

Allo? Oui Vanessa?

Ah bon. Bien sûr, bien sûr. Une autre fois, cela va sans dire. Allez bon courage…Non, non, je comprends bien, la vie commande. OK, OK.

Dans copain, il y a «pain». C’est bien aussi, c’est même essentiel! Dans…

Pas de copain, pas de copine, reste la bibine.

Mais tu te reprends.

Le Nicolas fait du vin et le fait bien. C’est pas du vin de bois, mais du jus de Maillet, sacrebleu! Alors, tout seul, tu défonces… la bouteille et tu remplis ton verre aux formes graciles et féminines. À moitié. Manière d’en avoir sous le nez, de sentir le poids du vin autant que le choc des arômes. Tu lèves le Graal de cristal, aux absents, à leurs femmes et à ceux dont l’artilleur dit qu’ils les … Tu te hausses sur la pointe des pieds, pour capter les diffractions aveuglantes du soleil couchant, au travers de l’eau de vin blonde. Les rayons brisés, aux couleurs d’arc-en-ciel vibrant, te vrillent les pupilles. Tu maudis Vanessa et toutes celles qui t’ont massacré l’âme tout au long de tes misères. Magnanime, tu les, «ego te absolvo», parce que tu as le cœur tendre et la plante des pieds tannée par tous les chemins cahoteux qui t’ont conduit jusqu’à ce jour de solitude abjecte. Tu penses à tous ceux qui vont ronronner, inonder le web des bonheurs des vins partagés. Qui vont vont bêler aux lunes de toutes les rousses qu’ils ont aimées. Qui vont encenser, les vrais potes sur qui on peut compter et qu’on ne peut compter qu’au travers des amitiés qui ne copinent pas… C’est pas que tu sois en colère, non! Mais la série épaisse de désertions molles et de râteaux acérés, t’ont, un chouïa, fait bouillir le bulbe jusqu’au bout de la racine! De toute façon tu vas dénoter dans la cohorte de toutes celles et «toux ceux» qui vont sortir le vin des copains en ce «Vendredi du vin» (Sainte Iris, merci pour tout), qui vont ânonner les belles vertus qui vont avec, qui vont dessus, qui vont dessous… Alors, mon gars, lâche toi, fonce à donf, et donne leur ce qu’ils n’attendent pas. Sûr qu’à côté des douceurs, ça va faire piment. Mais tu t’en fous parce qu’au bout du compte le piment, c’est pour ton… Pas pour le leur!

Nicolas Maillet. Aligoté 2008.

La robe est jaune, pâle, rehaussée de reflets verts. Le nez est très élégant, vibrant, pur, sur l’acacia, la pêche blanche, les agrumes, la banane mûre, le coing. C’est cristallin comme un Chardonnay du Jura!!! Une belle fraîcheur, autour de tout ça, qui fait saliver. La bouche est à l’unisson. C’est bon, poire, agrumes, citron, c’est puissant, vif. Ça se boit avec plaisir et gourmandise et ça peut s’enchainer grave!!! Un vin qui rit dans la bouche. C’est long, fruité, frais. ..Pains et/ou ..Pines auraient adoré. Vraiment super fun de chez Outre-Atlantique!

Tous comptes défaits, c’est pas plus mal. T’es là, à moitié vautré dans ton canapé, seul comme un thon en mer rouge. T’as de l’espace. Tu peux virer tes puantes, te gratter les châtaignes comme un verrat onosubate Lourdais, quand le curé a déserté la sacristie. T’es pas mal, en fait. T’es ton meilleur copain. Qui est toujours dispo, lui. Ceci dit Belle abbesse, je vous emmènerais bien boire au ciboire jusqu’à la lie…

Un des tous meilleurs Aligotés de l’année.

Je me demande si ce n’est pas plutôt lui qui m’a bu!

EVIMOVETILEVINCONE!

AGAKUK ET SAKARI.

27 year old white polar bear Uslada shakes off water in her pool at the Leningrad Zoo in St. Petersburg, April 24, 2014.   REUTERS/Alexander Demianchuk (RUSSIA - Tags: ANIMALS) - RTR3MHK4

Pisugtook le borgne.

 

C’était un point noir qui se déplaçait sur du blanc. Plus exactement on croyait percevoir un mouvement sur un fond immobile. En regardant plus intensément, le blanc prenait d’infimes reflets bleus mouvants, et derrière la tâche noire, brillante et humide, on pouvait distinguer, en forçant à s’éblouir, quelques traits gris très pâles, d’autres un peu chocolat, le tout perdu à l’infini dans un nuage de lait.

Agaguk, lui, avait vu l’ours dès qu’il avait débouché sur le plat. Aucun détail ne lui échappait, et chaque détail lui parlait. La bête, sans être vieille, était déjà bien âgée, sa fourrure était très épaisse, presque laineuse, légèrement grisée par le temps. Quelques traces de terre subsistaient par endroit, l’animal avait connu plusieurs étés. Autour de ses pattes chaussées de griffes noires le poil commençait à jaunir. L’ours tourna la tête, oui c’était bien lui qui le regardait de son œil unique, noir comme la nuit d’hiver. Puis il bava, retroussa ses babines et gronda en secouant la tête. Oui c’était bien le vieux Pisugtook, l’éternel errant qui le défiait en ce jour d’été qui ne finissait jamais. Agaguk ne bougea pas mais soutint sans faiblir le regard de la bête gigantesque qui lui parlait la langue dure de la survie. Mais ce n’était pas l’heure. L’ours lui tourna le dos et poursuivit son chemin en ondulant, puis disparut derrière un gros bloc de glace bleue.

Agaguk se pencha sur le trou creusé dans la banquise épaisse. C’était l’été, pourtant il faisait très froid, trop froid pour la saison, et les sols durcis n’avaient presque pas fondu. Sa ligne lestée ne bougeait pas depuis un bon moment. D’habitude, le fil à peine jeté, ça mordait, l’eau bouillonnait, il n’avait qu’à tirer un bon coup et les poissons d’argent jaillissaient du trou, gelaient en l’air, et tombaient autour de lui en faisant un bruit clair, presque cristallin. Il avait pourtant accroché à ses hameçons de quoi appâter tout un banc de morues. Mais rien ne venait. La surface de l’eau regelait lentement, et prenait une teinte grise translucide, quand la ligne plongea brusquement. Le jeune inuit s’arc-bouta, ses pieds glissèrent sur la neige dure tant la prise était grosse. Mais il n’y arrivait pas, il crut tomber dans l’eau quand une touffe de cheveux blonds mouillés apparut au ras du trou, puis le visage entier d’un enfant aux yeux de pierres précieuses lui fit face. Médusé Agaguk en perdit la respiration, il lâcha sa ligne. L’enfant pourtant continuait à sortir de l’eau comme par magie, jusqu’à flotter au dessus de la banquise. Puis, souriant et ruisselant, il lui parla dans une langue mélodieuse inconnue. L’eau ne se figeait pas sur lui, seuls ses cheveux pendaient sur son front, et de sa bouche sortaient des grappes de fleurs multicolores, des papillons fragiles et des flots de sons harmonieux, beaux comme des chants immémoriaux. L’Inuit, paralysé par la peur, ne comprenait pas, il n’avait jamais vu sur sa terre d’éternel hiver, ni papillons, ni fleurs, il balbutiait des mots sans suite, sur sa bouche de grosses bulles de salive gelée s’agglutinaient et lui faisaient des lèvres pâles et poudrées. Le petit Prince dégagea son fil emmêlé à la ligne du pêcheur, puis il retomba dans le trou d’eau sans briser la fine couche glacée qui s’était reformée et disparut. Sur le bord irrégulier de la poche d’eau qui se refermait lentement, une grande fleur au cœur rouge, auréolé de lourds pétales jaunes, charnus, veinés de couleurs changeantes, resplendissait sur la neige immaculée …

C’est alors qu’incompréhensiblement le vent se leva, et la température chuta brutalement, le ciel de pur azur ne varia pas, le soleil qui passait à l’horizon allongeait démesurément les ombres. Agaguk suivit la sienne. Puis tout aussi soudainement, la neige se mit à tomber abondamment, de lourds flocons brillants et cotonneux tourbillonnaient autour de lui, le ciel s’était chargé d’un seul coup, le soleil peinait à traverser les nuages bas, et le blizzard lui cinglait le visage. Il n’y voyait plus à deux mètres, si peu, qu’il faillit tomber dans un trou de respiration par lequel les phoques à capuche venaient prendre l’air. Agaguk s’arrêta, l’eau s’agitait devant lui, couverte d’écume par la force du blizzard, quand Pisugtook jaillit le regard féroce et les crocs découverts. Sa gueule claqua à quelques centimètres de son visage, puis l’ours retomba dans l’eau glaciale et disparut. Agaguk, le souffle coupé par la terreur, tomba à genoux, et demanda, tout tremblant, la protection de Nuliajuk, l’esprit de la mer, comme le lui avait appris Amarok l’angakkuq.

Sakari à l’abri de son igloo nettoyait une peau de phoque à l’aide d’un racloir en ivoire. Dehors la tempête soufflait, elle s’inquiétait. Agaguk était parti à la pêche très tôt ce matin alors que le soleil brillait très haut dans le ciel. Il aurait déjà dû la rejoindre. Elle enfila son amauti en fourrure de phoque annelé, sortit dans le vent pour s’en aller chercher refuge chez Amarok le chaman.

Amarok le vieux chaman voyait l’invisible et les mondes interdits, il avait des révélations auxquelles le commun des Inuits n’avait pas accès. Quand Sakari se glissa dans son igloo, il était assis à même la glace, entouré d’osselets, de défenses de morse recouvertes de tissus multicolores, de peaux tendues gravées de signes étranges, tout le reste de l’espace était nu, une lumière bleutée traversait les parois, pourtant épaisses, et lui faisait visage inquiétant. Les yeux fermés il psalmodiait des mots sans suite, et son visage tanné, finement ridé, disparaissait sous une capuche épaisse. Un filet de lumière blanche filtrait entre ses paupières, ses yeux révulsés étaient tournés vers l’ailleurs. Il ne vit pas entrer la jeune femme, mais il sut qu’elle arrivait bien avant qu’elle n’apparût. Sakari était grande et svelte pour une Inuit, ses pommettes hautes et ses yeux gris en amande détonaient eux-aussi. Elle ôta sa capuche en frissonnant. Ses longs cheveux noirs glissèrent sur sa nuque.

L’igloo était ouvert à tous vents, il y faisait aussi froid qu’à l’extérieur, mais cela ne gênait pas Amarok. La chaleur attirait les mauvais esprits, elle faisait bouillir le sang et aveuglait le regard intérieur disait-il à ceux qui s’en plaignaient. Sakari enfonça ses mains dans les manches fourrées de son manteau de peau, attendant, patiente et silencieuse, que le vieil homme la regarde avec les yeux de l’esprit.

Il soupira profondément, fit rouler quelques os dans sa main, et sans relever les paupières, il marmonna d’une voix rauque : “L’enfant blond m’a dit que tout allait bien”. Puis il replongea dans sa méditation. Sakari ne comprit pas, mais n’en demanda pas plus. Elle se leva et sortit. Rassurée.

Le blizzard s’affaissa d’un coup, les nuages noirs se délitèrent, les flocons remontèrent comme aspirés par le ciel, le soleil immortel réapparut, Agaguk se releva en remerciant Nuliajuk. Le village était devant lui, les dômes arrondis des igloos luisaient sous le soleil rasant. Personne ne le voyait, pourtant il était là le petit Prince, assis en tailleur au dessus des coupoles lactescentes, il suivait Sakari du regard tandis qu’elle luttait à demi courbée contre le vent coupant. Le soleil réverbéré entoure l’enfant fragile d’un halo aveuglant. Mais Sakari ne le voit pas.

Quand elle entre dans l’igloo, Agaguk est là, allongé tout habillé sur une épaisse couche de peaux, le souffle court, le visage écarlate. L’air est chaud, la jeune femme sent le sang lui brûler le visage et lui mettre le cœur à éclater. Sans un mot, elle s’allonge sur l’homme qui l’entoure de ses bras à lui fêler les côtes. Dans son ventre, elle sent une grande fleur vivante, le cœur rouge auréolé de lourds pétales jaunes, charnus, veinés de couleurs changeantes, qui palpite doucement. Ils rient en silence.

Demain Agaguk s’en ira à la rencontre de la grande baleine bleue, et Sakari pleurera sans qu’il n’en sache rien. Pisugtook le borgne, c’est certain, à l’affût, ne sera pas loin …

Le petit Prince a retrouvé sa place sur la branche droite de l’étoile. Les âmes avancent, il est satisfait. Quelque part, les avatars divins s’entredéchirent.

LES COEURS A L’AMBLE PUR.

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La De circonvolue.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Le serpent endormi a digéré sa queue

Son œil s’est entrouvert, dans l’ombre il s’est blotti

La corolle d’épouvante aux écailles dorées

Et la terreur est rouge et le ciel est râpeux

Sur les sables d’or fin le soleil à midi

L’ombilic a sourit dans la chaleur ambrée.

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Au profond des abysses où la lumière est morte

La sirène saignante nage dans le velours

Le silence est soie noire les algues au désespoir

Mais le sel dans l’eau sous la pression si forte

Les chairs tuméfiées comme hier comme l’amour

Des oiseaux déplumés un jour qu’il faisait soir.

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Le ciel de peau trop bleue sous les nuées soupire

De grands oiseaux légers aux ailes écartelées

Sous la brise légère la poussière a poudré

Les lèvres purpurines des goules et des vampires

Dans la vallée obscure loup-garou a feulé

Les coeurs à l’amble pur des pleurs sous les désirs.

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Un rire de crécelle comme une lame dure

A fendu les espaces, brisé les carapaces.

Un lombric a glissé à l’ombre des tortures.

LE PETIT LAPIN AUX GRANDS YEUX DE GELÉE D’AZUR.

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Yves Klein.

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Et voila que ça hurle jusque dans la dernière des cellules de mon orteil droit. Sous mes os, dans mes os, au cœur du centre de ma moelle, dans les rares cartilages qui me restent – des survivants eux aussi – les larmes chaudes des volcans intérieurs, ces terribles enfers qui tremblent, entre la noirceur qui précipite l’homme au fond de la suprême déchéance, morale, physique, apocalyptique, et les aurores espérées des amours partagées, des îles de nougat tendre, des continents inondés de lumière, non pas la lumière artificielle des écrans de tous poils, aux fadeurs désespérantes, dédiés au factice, à l’artifice, à la sécheresse, mais l’indicible lumière aveugle, l’invisible lampe qui pulse tout au fond des cœurs qui s’ignorent.

Éternelle balance, les hommes à la préhistoire condamnés, condamnés à s’exterminer jusqu’à la fin des temps …

A moins qu’un petit lapin aux grands yeux de gelée d’azur s’en vienne nous dire du bout de ses oreilles, que l’espoir n’est pas mort ….?

PARFUM BLEU …

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Fleurs et parfums.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—-

Mon Amour

Que j’aime

A baiser,

Mouillée

De larmes

Et de rires

Rares.

—-

Curare

Qui me perce,

Me crève

Les yeux,

A ne pas vouloir,

Pouvoir,

Se jeter

Dans mes bras

De nougat

Tendre …

—-

Et croquer,

Mon amante,

Les amandes

Qui poussent

Sur mon gland …

—-

Mon cœur

Perdu,

Tombé

Dans les fleurs

Qui pleurent

Tous leurs sucs

De miel,

De mauve,

De gingembre

Confit.

—-

Viens t-en.

Tes seins,

Comme

Des pastèques

Mûres,

Désaltèrent

Ma bouche

Assoiffée,

De leurs eaux

De lait pur

Et de sourire

Mêlés …

—-

Rose

Corsetée,

Caparaçonnée,

Oui tu dormiras

Aussi.

—-

Citronnée,

Caressée,

Creusée,

Craquée,

Croquée,

Corrodée,

Calaminée,

Ma criquette,

Croquette,

Crissante,

Dégoulinante,

Indécise

Marquise …

—-

Envoûtante,

Captivante,

Couinante,

Déroutante,

Intrigante

Garce

Explosée …

—-

Avide,

Perfide,

Languide,

Torride.

Bifide

Éprouvante

Et cruelle.

—-

Tant,

Tant et tant

Qu’à la fin

Il se meurt …

—-

Mais qui sait,

Ce qu’elle est

Vraiment,

Cette lige

Sur ma tige,

Qui balance

Mollement ?

—-

Allumeuse,

Péteuse,

Trouillarde,

La flemmarde

Au cœur mirage,

Qui tremble

Au loin,

Par delà

Les peaux …

—-

Parfum bleu

Des amours

Absentes,

Avez vous donc,

L’envie

Que j’aimerais

Rosser,

Rosier

Plié ?

SAGESSE ET BEAUTÉ.

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Walter Gramatté. La grande peur. 1918.

—–

Sa canne à pêche plongeait toujours dans le vide intersidéral et son bouchon de pur diamant flottait, immobile, dans le néant. Mais le petit prince avait déserté la branche droite de l’étoile polaire, une envie subite d’aller faire un tour sur Sirius l’avait éloigné de son logis. Sirius, il y avait trimé tout à la fin de ses pérégrinations, avant que le « M en U » ne le garde près de lui. Il avait durement travaillé pendant des millénaires avant qu’il fut autorisé, la boucle étant bouclée, à quitter le chemin scabreux qui mène à l’immortalité. L’étoile la plus brillante de la Constellation du Grand Chien avait été le théâtre subtil de son ultime incarnation. Ses dernières expériences, dans cette atmosphère plus brûlante que la lave de mille millions de volcans éructant, avaient été terribles, émouvantes et définitives. Sirius le centre, le coeur, l’athanor, le sommet du « M en U » a de tous temps, des plus reculés aux plus contemporains, tenu une place importante dans les mythologies, les sociétés secrètes, les écoles de sagesse de toutes « obédiences ». Dans le symbolisme, cet alphabet mystérieux donné aux hommes pour les aider à appréhender, un peu, par intuition plus que par raison, le sens des épreuves qu’ils ont ou auraient à traverser et à comprendre, Sirius a occupé et occupe toujours une place essentielle, pour ne pas dire primordiale. Car Sirius, soleil spirituel invisible derrière le soleil physique, est le lieu du passage.

Le petit prince aimait particulièrement Sirius, il adorait y baguenauder, au plus près des très hautes vibrations du « M en U ». La lumière que dégage cette étoile géante, face à laquelle Phoebus n’est qu’un nain, aurait atomisé l’humain de chair ordinaire, mais pour un avatar de deuxième catégorie comme l’enfant translucide, elle n’était que douceur. Les vents incandescents qui s’y affrontaient auraient momifié dans la seconde le plus intrépide des cosmonautes, mais pour l’enfant fragile ils n’étaient que zéphyrs.

Or donc le petit prince planait dans l’intolérable atmosphère de l’étoile, il filait bien au-delà de la vitesse de la lumière, apparaissait ailleurs quand il était encore là, car il avait, entre autres merveilles, le don d’ubiquité. En fait il venait visiter les rares âmes qui terminaient ici leurs périples. Sur Sirius ils soldaient leurs comptes et subissaient les dernières épreuves avant de changer de nature et d’accéder à la première hiérarchie supérieure, celles des « Anges gardiens » selon la terminologie humaine, ou pour le dire autrement, celle de la quatrième branche du chandelier. Sirius n’avait rien à voir avec la densité terrestre, c’était une boule de gaz, qui n’avait donc pas de sol, une mince couche d’atomes argentés lui tenait lieu de croûte, une pellicule si lumineuse qu’un soudeur confirmé y aurait succombé et la moindre fourmi l’aurait traversée à peine aurait elle atterri.

Sagesse le belle, drapé(e) dans un vortex rouge feu, tournoyait sur (lui)elle-même, Beauté la magnifique, tapi(e) au centre d’une sphère verte rutilante, louvoyait entre les langues d’énergie pure qui jaillissaient du coeur de l’étoile en fontaines d’un bleu cristallin. Oui le langage humain peine à dire qu’ils étaient masculins/féminins à parts égales, amour et haine indistincts, splendeur et laideur embrassées, assumées, dépassées. Ils n’étaient plus qu’esprits débarrassés des contingences et leurs derniers atomes grossiers crépitaient avant de disparaître en fumée sous les ardeurs réitérées de Sirius la purificatrice finale. Dans leur dernière ronde expiatoire les âmes en partance se frôlaient, s’accouplaient parfois d’étrange façon. Entre les parois en continuel mouvement de leurs véhicules immatériel, le petit prince entendait leurs chuchotements. Ils parlaient déjà la haute langue, informe aux oreilles des mortels, la langue qui précède le silence de la compréhension totale, la langue de l’éternité à venir, cette langue insonore, somme de toutes les musiques, de toutes les sciences, de toutes les pensées et bien plus encore, la langue de la fusion définitive. Et cet aboutissement post atomique enchantait l’enfant radieux. Déjà, il le savait, Sagesse et Beauté dont les perceptions s’affinaient, pouvaient par instant l’apercevoir. Alors la musique des sphères, l’inaudible mélodie, les unissaient en félicité. Quelques secondes, avant que l’éternité ne s’installe, ils riaient d’un seul rire et les étoiles les accompagnaient en clignotant.

Et Sirius palpitait comme un coeur d’opale, et les vortex dansaient, et l’enfant fragile battait la mesure en les accompagnant du bout de l’âme, son enveloppe rutilait, et de son regard pur jaillissaient en gerbes multicolores des arcs-en-ciels de pierreries qui cliquetaient délicieusement, et le Grand Chien étincelait plus encore qu’à l’habitude dans les profondeurs insondables de l’espace.

Par instant sur les robes mouvante des êtres en mutation les visages qu’ils avaient portés durant leurs périples, apparaissaient, flamboyaient et s’évanouissaient tout à tour. Sur la soie diaphane de Beauté, Florentine, Lui, Zanca, Wahiba, Jézabel, sur l’organsin moiré de Sagesse, Ysoir, Thibault, Béranger, Hellgerd, Hector et d’autres encore, irradiaient, pulsaient, avant de s’éteindre pour que d’autres s’allument. Leurs visages apaisés avaient la beauté des statuaires anciennes, ils ne souriaient pas mais leurs douleurs s’en étaient allées.

Hector se réveilla en sursaut, le corps en sueur mais l’âme en délices. Rêve ou cauchemar, il ne savait pas. Sagesse, Beauté, Sirius, petit Prince, « M en U » ?! Pourtant quelque chose en lui souriait.

Jézabel avait traversé les mêmes étranges eaux, entre veille et sommeil, très loin, mais en même temps que Hector dont elle ignorait l’existence et réciproquement. Tout comme le garçon perdu quelque part dans le bush australien, la jeune femme, allongée nue dans la nuit douce, du côté de Saïpan, la plus grande des îles Mariannes, était troublée par cet étrange caucherêve effrayant. Elle était partie pour un tour du monde très particulier. Comme ça, un soir de grisaille suicidaire, l’envie lui avait pris de traverser, éprouver, ressentir les monstruosités perpétrées par les hommes au cours des âges et dans tous les cloaques du monde En cette année 1933, certes elle ignorait ce qu’un avenir proche réservait à l’Europe, le monstre pointait à peine le bout de sa folie, mais l’histoire de l’humanité avait déjà été si riche en crimes atroces qu’elle avait largement de quoi remplir son année. Et se dire que somme toute, sa vie larmoyante était paradis comparée aux enfers visités. La veille elle s’était penchée au bord de la falaise, là où onze ans plus tard plus de mille civils japonais, fuyant l’avancée des Marines américains, se jetteront dans le vide. Les Mariannes, elle les avaient choisies, entre deux abominations, pour se reposer un peu. Elle se demandait bien pourquoi ces falaises, au bas desquelles la mer rugissait sous un très fort vent, l’avaient attirée. Sous les rafales qui remontaient les embruns de plus de cent mètres, des embruns qui lui fouettaient le visage et lui salaient les lèvres, elle avait été prise d’une inexplicable nausée et il s’en était fallu de peu qu’elle ne saute dans le vide. Les yeux grands ouverts dans la nuit tiède, elle se dit que ce songe bizarre était à la mesure de qu’elle avait ressenti au bord du vide, en haut des falaises. Et cela la rassura.

Hector, complètement réveillé, était sorti de sa tente. L’aube nappait de gris pâle l’horizon désespérément vide. Seuls quelques arbustes rabougris, accrochés à la peau du bush comme des tiques au cuir d’un chien, rompaient à peine l’aridité plate du paysage. Quand il se passa la langue sur les lèvres, il fut surpris par les cristaux de sel qui craquèrent sous ses dents. Au même instant une bourrasque soudaine traversa le bush et lui embruma le visage. Et sur l’horizon qui orangeait maintenant, il crut voir passer une île du Pacifique, ses nuages de coton effilé et ses falaises abruptes. Le jeune ethnologue se demanda s’il ne perdait pas la boule.

Dix ans plus tard, une pluie d’obus écrasait Le Havre. Hector et Jézabel mouraient serrés l’un contre l’autre, fous d’amour et morts de peur. Amour et peur se décuplent l’un-l’autre. D’origine juive tous les deux, ils s’étaient rencontrés un mois auparavant sur une route de campagne, alors qu’ils fuyaient Paris, les rafles sauvages et les loups gris.

Les temps parfois se télescopent étrangement. Les êtres toujours ignorent ce qu’ils sont, où ils vont, ce qu’ils veulent et ce qui les attend le long des arcanes du temps …