AGAKUK ET SAKARI.
Pisugtook le borgne.
C’était un point noir qui se déplaçait sur du blanc. Plus exactement on croyait percevoir un mouvement sur un fond immobile. En regardant plus intensément, le blanc prenait d’infimes reflets bleus mouvants, et derrière la tâche noire, brillante et humide, on pouvait distinguer, en forçant à s’éblouir, quelques traits gris très pâles, d’autres un peu chocolat, le tout perdu à l’infini dans un nuage de lait.
Agaguk, lui, avait vu l’ours dès qu’il avait débouché sur le plat. Aucun détail ne lui échappait, et chaque détail lui parlait. La bête, sans être vieille, était déjà bien âgée, sa fourrure était très épaisse, presque laineuse, légèrement grisée par le temps. Quelques traces de terre subsistaient par endroit, l’animal avait connu plusieurs étés. Autour de ses pattes chaussées de griffes noires le poil commençait à jaunir. L’ours tourna la tête, oui c’était bien lui qui le regardait de son œil unique, noir comme la nuit d’hiver. Puis il bava, retroussa ses babines et gronda en secouant la tête. Oui c’était bien le vieux Pisugtook, l’éternel errant qui le défiait en ce jour d’été qui ne finissait jamais. Agaguk ne bougea pas mais soutint sans faiblir le regard de la bête gigantesque qui lui parlait la langue dure de la survie. Mais ce n’était pas l’heure. L’ours lui tourna le dos et poursuivit son chemin en ondulant, puis disparut derrière un gros bloc de glace bleue.
Agaguk se pencha sur le trou creusé dans la banquise épaisse. C’était l’été, pourtant il faisait très froid, trop froid pour la saison, et les sols durcis n’avaient presque pas fondu. Sa ligne lestée ne bougeait pas depuis un bon moment. D’habitude, le fil à peine jeté, ça mordait, l’eau bouillonnait, il n’avait qu’à tirer un bon coup et les poissons d’argent jaillissaient du trou, gelaient en l’air, et tombaient autour de lui en faisant un bruit clair, presque cristallin. Il avait pourtant accroché à ses hameçons de quoi appâter tout un banc de morues. Mais rien ne venait. La surface de l’eau regelait lentement, et prenait une teinte grise translucide, quand la ligne plongea brusquement. Le jeune inuit s’arc-bouta, ses pieds glissèrent sur la neige dure tant la prise était grosse. Mais il n’y arrivait pas, il crut tomber dans l’eau quand une touffe de cheveux blonds mouillés apparut au ras du trou, puis le visage entier d’un enfant aux yeux de pierres précieuses lui fit face. Médusé Agaguk en perdit la respiration, il lâcha sa ligne. L’enfant pourtant continuait à sortir de l’eau comme par magie, jusqu’à flotter au dessus de la banquise. Puis, souriant et ruisselant, il lui parla dans une langue mélodieuse inconnue. L’eau ne se figeait pas sur lui, seuls ses cheveux pendaient sur son front, et de sa bouche sortaient des grappes de fleurs multicolores, des papillons fragiles et des flots de sons harmonieux, beaux comme des chants immémoriaux. L’Inuit, paralysé par la peur, ne comprenait pas, il n’avait jamais vu sur sa terre d’éternel hiver, ni papillons, ni fleurs, il balbutiait des mots sans suite, sur sa bouche de grosses bulles de salive gelée s’agglutinaient et lui faisaient des lèvres pâles et poudrées. Le petit Prince dégagea son fil emmêlé à la ligne du pêcheur, puis il retomba dans le trou d’eau sans briser la fine couche glacée qui s’était reformée et disparut. Sur le bord irrégulier de la poche d’eau qui se refermait lentement, une grande fleur au cœur rouge, auréolé de lourds pétales jaunes, charnus, veinés de couleurs changeantes, resplendissait sur la neige immaculée …
C’est alors qu’incompréhensiblement le vent se leva, et la température chuta brutalement, le ciel de pur azur ne varia pas, le soleil qui passait à l’horizon allongeait démesurément les ombres. Agaguk suivit la sienne. Puis tout aussi soudainement, la neige se mit à tomber abondamment, de lourds flocons brillants et cotonneux tourbillonnaient autour de lui, le ciel s’était chargé d’un seul coup, le soleil peinait à traverser les nuages bas, et le blizzard lui cinglait le visage. Il n’y voyait plus à deux mètres, si peu, qu’il faillit tomber dans un trou de respiration par lequel les phoques à capuche venaient prendre l’air. Agaguk s’arrêta, l’eau s’agitait devant lui, couverte d’écume par la force du blizzard, quand Pisugtook jaillit le regard féroce et les crocs découverts. Sa gueule claqua à quelques centimètres de son visage, puis l’ours retomba dans l’eau glaciale et disparut. Agaguk, le souffle coupé par la terreur, tomba à genoux, et demanda, tout tremblant, la protection de Nuliajuk, l’esprit de la mer, comme le lui avait appris Amarok l’angakkuq.
Sakari à l’abri de son igloo nettoyait une peau de phoque à l’aide d’un racloir en ivoire. Dehors la tempête soufflait, elle s’inquiétait. Agaguk était parti à la pêche très tôt ce matin alors que le soleil brillait très haut dans le ciel. Il aurait déjà dû la rejoindre. Elle enfila son amauti en fourrure de phoque annelé, sortit dans le vent pour s’en aller chercher refuge chez Amarok le chaman.
Amarok le vieux chaman voyait l’invisible et les mondes interdits, il avait des révélations auxquelles le commun des Inuits n’avait pas accès. Quand Sakari se glissa dans son igloo, il était assis à même la glace, entouré d’osselets, de défenses de morse recouvertes de tissus multicolores, de peaux tendues gravées de signes étranges, tout le reste de l’espace était nu, une lumière bleutée traversait les parois, pourtant épaisses, et lui faisait visage inquiétant. Les yeux fermés il psalmodiait des mots sans suite, et son visage tanné, finement ridé, disparaissait sous une capuche épaisse. Un filet de lumière blanche filtrait entre ses paupières, ses yeux révulsés étaient tournés vers l’ailleurs. Il ne vit pas entrer la jeune femme, mais il sut qu’elle arrivait bien avant qu’elle n’apparût. Sakari était grande et svelte pour une Inuit, ses pommettes hautes et ses yeux gris en amande détonaient eux-aussi. Elle ôta sa capuche en frissonnant. Ses longs cheveux noirs glissèrent sur sa nuque.
L’igloo était ouvert à tous vents, il y faisait aussi froid qu’à l’extérieur, mais cela ne gênait pas Amarok. La chaleur attirait les mauvais esprits, elle faisait bouillir le sang et aveuglait le regard intérieur disait-il à ceux qui s’en plaignaient. Sakari enfonça ses mains dans les manches fourrées de son manteau de peau, attendant, patiente et silencieuse, que le vieil homme la regarde avec les yeux de l’esprit.
Il soupira profondément, fit rouler quelques os dans sa main, et sans relever les paupières, il marmonna d’une voix rauque : “L’enfant blond m’a dit que tout allait bien”. Puis il replongea dans sa méditation. Sakari ne comprit pas, mais n’en demanda pas plus. Elle se leva et sortit. Rassurée.
Le blizzard s’affaissa d’un coup, les nuages noirs se délitèrent, les flocons remontèrent comme aspirés par le ciel, le soleil immortel réapparut, Agaguk se releva en remerciant Nuliajuk. Le village était devant lui, les dômes arrondis des igloos luisaient sous le soleil rasant. Personne ne le voyait, pourtant il était là le petit Prince, assis en tailleur au dessus des coupoles lactescentes, il suivait Sakari du regard tandis qu’elle luttait à demi courbée contre le vent coupant. Le soleil réverbéré entoure l’enfant fragile d’un halo aveuglant. Mais Sakari ne le voit pas.
Quand elle entre dans l’igloo, Agaguk est là, allongé tout habillé sur une épaisse couche de peaux, le souffle court, le visage écarlate. L’air est chaud, la jeune femme sent le sang lui brûler le visage et lui mettre le cœur à éclater. Sans un mot, elle s’allonge sur l’homme qui l’entoure de ses bras à lui fêler les côtes. Dans son ventre, elle sent une grande fleur vivante, le cœur rouge auréolé de lourds pétales jaunes, charnus, veinés de couleurs changeantes, qui palpite doucement. Ils rient en silence.
Demain Agaguk s’en ira à la rencontre de la grande baleine bleue, et Sakari pleurera sans qu’il n’en sache rien. Pisugtook le borgne, c’est certain, à l’affût, ne sera pas loin …
Le petit Prince a retrouvé sa place sur la branche droite de l’étoile. Les âmes avancent, il est satisfait. Quelque part, les avatars divins s’entredéchirent.