A LA RECHERCHE DE CARLINA PERDUE * …

 

Roland, qui fut à Ronceveaux, est de nos jours à Garros. Les gladiateurs affamés aux tridents aigus sont devenus muscles d’ors longs enserrés de tissus luxueux, qui se renvoient la balle en criant rauque, comme des hardeurs milliardaires. Vu d’en haut, les premiers rangs autour de l’arène sont constellés de panamas blancs, qui se veulent signes d’élégance aisée. A voir les boursouflés et les chirurgiquées qui les portent, comme les signes ostentatoires de leur importance sur l’échelle qui n’est pas de Jacob, je me félicite de n’en point être empanaché… Plus haut sur les gradins du moderne amphithéâtre, les têtes couronnées de paille se font plus rares, et s’agglutinent les casquettes à la gloire des bulles salées. Tout en haut, elles deviennent jaunes et sentent l’anis qui n’est pas étoilé.

Brutal retour…

Ces jours derniers passés intra-muros, à l’abri des hordes de gnous colorés, arpenteurs multiples des artères pulsantes du sang abondant des marchands du temple, qui prospèrent comme pucerons sur tomates au jardin, le long des cheminements lents et sans cesse recommencés des foules grégaires. En Saint Jean des Monts, j’étais encore, il y a peu, dans l’arrière cour duCHAI CARLINA en compagnie sensible des buveurs de tout, amis du REVEVIN qu’orchestre chaque année Philippe Chevalier de la Pipette, hardi Chouan, ami des vins… et des cidres parfois. Barbe broussailleuse d’ex futur Pirate, le Chevalier souriant, placide comme un Saint Nectaire affiné, accueille les impétrants hallucinés. Plus de deux cent vins couleront au long des gosiers pentus, recrachés ou bus, selon les heures sans heurts de l’horloge des passionnés.

Le minutieux que je ne suis pas, déclinerait par le détail les noms et commentaires scrupuleux de toutes les décapsulées du Week-end. Studieux par moment, appliqué mais grognon le plus souvent, j’ai infligé à mon palais fragile, la caresse parfois, et l’agression par moment, de jus délicieux et/ou surprenants. Sessions dédiées aux blancs de Pessac-Léognan, aux Baux blancs et rouges, aux Grenaches de Provence, Rhône et Roussillon, entrecoupées de repas fraternels à la gloire du Bordelais comme de la Provence, ont rythmé jours torrides et longues soirées tièdes.

Dans mon coin, gencives en feu, j’ai attendu en vins, Carlina

Où était-elle, cette bougresse au nom de garrigue douce dont le nom brasillait au fronton du Chai, la nuit tombée, tandis qu’au sortir des tardives soirées arrosées, je rampais vers l’hôtel ? Étrangement, chaque nuit, toutes libations terminées, j’entendais, en sortant titubant, les cris douloureux des grands Chouans disparus, qui sourdaient, gémissants, sous les bitumes. Quelque ancien charnier royal sous les goudrons lourds de la modernité, sans doute ? Je levais la tête vers les étoiles, à chaque fois, implorant le ciel, effrayé que j’étais, et lisais au front du caviste : « Chez Carlina » ! J’avais beau me battre la coulpe à grandes brassées d’orties biodynamiques, m’infliger des abrasions siliceuses comme un hézychaste Grec, me limer les dents et me râper le frontal contre les murs, me traiter de bouse de vache en corne, rien n’y faisait. Toujours et encore, fulgurait : « Chez Carlina » au travers des luminescences à teintes variables, vestiges des jus du jour, entassés comme dans la soléra vivante que j’étais devenu à cette heure sans plus d’aiguilles à ma montre ! J’avais beau, genou à terre, invoquer l’âme glorieuse de François Athanase de CHARRETTE de la CONTRIE qui chourinait sous le goudron, rien n’y fit jamais. Pourtant et sans que je parvienne à résoudre l’énigme, les petits matins après ces nuits glauques, la chapelle des vins de Philronlepatrippe arborait à son fronton : « Chai Carlina »… Va comprendre Alexandre !

Mais foin de divagations !

Revenons à la bonne vieille chronologie, chère au cerveau gauche, et hors laquelle tout le monde se perd en méfiances. A peine descendu du cheval à soupapes qui m’avait confortablement convoyé jusqu’en ce lieu de toutes les chouanneries à venir, confortablement lové au creux d’un pullman spacieux, tout à côté des flancs généreux de la très Odalisque Sœur des Complies, accorte compagne du mien ami le très cacochyme officiant Cardinal de Sériot des Astéries, j’étais l’œil mi-clos, la mine attentive et la conscience en mode inter-mondes, à visionner déjà le très encensé film de Guillaume Bodin , « La Clef des Terroirs ». Que je trouvais donc fameux ! Belles images, belle lumière, belles caves, belles grappes, bon dialogue, bon pédago. Tout bien quoi. D’autant que lumière revenue, les spectateurs enthousiastes ne manquèrent pas de poser moultes très passionnantes et réitérantes questions, dont j’attendais patiemment la fin, tandis que mon estomac convulsé touchait depuis un moment le fond de mes chaussettes suantes. C’est qu’il faisait une chaleur à écœurer Vulcain, tant à Saint Jean qu’au ciné éponyme !

Back au Chai après une petite promenade de retour, sous la guidance du bon Cardinal qui semble avoir un GPS greffé au goupillon. Après avoir tenté de goûter un peu aux superbes cuvées de Thierry Michon, Saint Nicolas des Fiefs, sans trop de succès, tant la foule d’après film était dense et soiffeuse, je renonçai. Me faut avouer que me frayer un chemin entre les sueurs acides, les parfums capiteux et les nombrils agressifs, me fit très vite rebrousser chemin, me vengeant lâchement au passage sur quelques arpions épanouis dans leurs sandalettes aérées. Soupirs. Regrets. Souper tardif avec la meute. Libations contrôlées. Sortie du Chai. Tard, après qu’il soit clôt. Première manifestation occulte de Carlina, l’invisible mutine.

Perplexe, je m’endormis sans elle.

C’est alors, en ce lendemain de cet étrange nuit, que commence la farandole des bouteilles sous chaussettes multicolores. De bon matin vingt blancs de Pessac-Léognan, obscurs et/ou Crus classés, dont quelques pirates. Entendu dire alentour que les vins se goûtaient mal ? Jour racine ? Jour merdique ? Jour gencive sans aucun doute ! Ça frétille sous les caries, c’est la Saint Stéradent. J’outre, certes, mais quand même. De la brassée, émergent Smith Haut Lafite, Carbonnieux, Respide « Callypige » (encensé par le Cardinal, of course…) et Turcaud « Barrique », pirate de l’Entre-deux mers. Ni pâmoison ni holà, néanmoins. En soirée, ce sera diner Bordelais arrosé de bouteilles mystères échangées entre convives. Vannes, blagues, points de vue, controverses feutrées, goûts et couleurs, volent en coups droits et revers pas toujours liftés. « Nature » et « Tradition » n’empêchent, ni luxe, ni volupté gustative. Les « convives cohabitent », verbe et substantif à faire de beaux enfants aux regards profonds et/ou luminescents. Jus aboutis, avortés, entre deux états parfois, passent de bouche en gosier ou crachoir, c’est selon. Pour le classique à géométrie variable que je suis, les jus, souvent objet viniques non identifiables, fluorescents à ravir E.T, étonnent, surprennent, apprivoisent ou repoussent.

Auparavant, après une flânerie errante au long du rivage Montois, en fin d’après midi de ce même lendemain, Antoine Sanzay de Varrains et ses Saumurs, dont certains de Champigny, s’offrent à l’aréopage curieux. A ma gauche, l’aimable Hélène, moitié de Sanzay, me tient proche compagnie et semble partager partie de mes élans. Nous tastons de conserve ces vins qui n’en sont pas, Dieu soit loué ! Le chenin 2009 « Les Salles Martin » mûr, frais, aussi croquant qu’Hélène est craquante, désaltérant et finement salin, ouvre bellement et proprement la ronde. J’en avale une gorgée, subrepticement et ne le regrette pas ! Le Champigny rouge « Domaine » 2009 qui fleure bon framboise et cassis, aux petits tanins fins et crayeux, suit le même chemin pentu. Enfin « Les Poyeux » 2009, Champigny itou, au fruit aussi précis qu’élégant, clôt le bal en beauté. Ce vin, à la matière conséquente, épicée, équilibrée, étire longuement ses tanins soyeux et réglissés sur mes papilles frémissantes. Du tout bon, à mon goût, chez l’Antoine !

Au matin radieux d’encore après, les rais d’or brûlant qui percent les persiennes piquent mes paupières, lourdes des ravissements de la veille. Dans l’ombre tiède de la chambre, je m’extirpe d’un cauchemar glauque. Je laisse les cow-boys à leur génocide, et range mon colt, fumant de tous les meurtres sanglants qui me tapissent le palais de leur goût métallique. A moins que les fluorescéines de la veille, pruneaux et groseilles prégnants engorgeurs de foie, continuent insidieusement à me gonfler la rate…

Ce jour, c’est le Domaine de Trévallon, Étoile des Alpilles unanimement reconnue. Présenté par Eloi Dürrbach himself ! Monsieur Eloi est un homme rare, peu disert de prime abord, mais que la chaleur des êtres, les mets et les rires, ne mettront pas longtemps à détendre. Le hasard des chaises tournantes me place à sa droite tandis qu’Olifette la rieuse, Jurassienne au regard clair comme les huîtres lumineuses lavées par les eaux limpides de la pleine mer, finit de m’encadrer… Douze millésimes, trois blancs sublimes dont un 2000 aux parfums de truffe blanche, de pêche et de tisane, qui prend place derechef au cœur secret de mon Panthéon vinique. En rouge, 2007 est fait pour le long cours; fleurs blanches, amande, fumets de garrigue, fruits rouges, olive noire, and so on, jouent à s’entremêler harmonieusement… Enchantement olfactif, équilibre et précision des arômes. Un bouquet odorant, littéralement. La bouche n’est pas en reste (beau nez et belle bouche font grand vin!); c’est une boule juteuse et joueuse, à la matière conséquente, qui donne à l’avaloir sa chair tendre et musclée à la fois, pour offrir à mes sens consentants, de premières notes fruitées anoblies par de beaux amers. Le vin roule comme un jeune chiot ! Puis la soyeuse trame de tanins finement crayeux traversée d’épices ensoleillées, retend l’animal qui repart de plus belle, rechignant, si frais, à se calmer à la finale. A fermer les yeux en paradis. Sur mes lèvres orphelines, la trace d’une larme salée. Les huits autres millésimes (1995, 2000, 2001, 2003, 2004, 2005, 2006 et 2008) chantent, chacun sur leur note, le grand air de ce terroir du « nord du sud ». Plongé dans les calices successifs, je surveille de l’œil gauche Eloi (je me permets, il est d’accord) qui refait la tournée de ses enfantelets. Qu’ils soient les siens ou qu’il découvre d’autres vins, l’homme est aussi rapide qu’efficace et ne se perd pas en arabesques. Une inspiration furtive, une gorgée vitement roulée en bouche qui finit discrètement au crachoir. Quatre mots plus tard, l’affaire est faite. Quand le vin lui plait vraiment, il ouvre l’œil grand, brièvement. Cet homme parle peu, mais ses mots pèsent le poids de l’expérience et de la lucidité…

Rares sont les vins qui vous arrêtent. Le voyage qui suit, à la recherche de beaux Baux plus que vins de bobos, l’atteste. Plus en chasse que braques en garrigue, la meute est à la traque, truffes frémissantes, espérant au détour d’une chaussette anonyme, lever un faisan racé aux plumes chatoyantes, à la chair tendre, onctueuse et fondante, aux parfums de fleurs printanières et de fruits mûrs et frais. Mais la battue fut moyenne, seules quelques perdrix d’élevage agacèrent un peu nos sens aiguisés. Nous en tastâmes cinq cents et revîmes au port pauvrement récompensés de quelques cols verts maigrelets. Il est vrai qu’après les diamants purs de Trévallon, les cartouches étaient mouillées…

Fourbus mais opiniâtres, nous finîmes le marathon sur les rotules, attaquant toutes papilles bandées, la côte des Ganaches. De Grands Crus assurément ! Madagascar, Venezuela, Colombie… croquants, floraux, longs et subtils, à faire des bassesses en d’autres circonstances. Six vins de Grenache à marier à ces élixirs de cabosses ! Il me faut humblement avouer qu’en ce début de soirée, mettant genoux à terre et papilles en berne, je fus incapable d’y trouver noces royales. Le sextuor liquide me laissa palais de marbre et naseaux flasques. D’aucuns, plus aguerris, dirent de belles choses. Quelques damoiselles, proches de l’extase, délirèrent un peu…

Une semaine après la bataille, l’esprit un peu plus clair et les nerfs apaisés, je me dis que l’assaut aurait peut-être gagné à être plus court, que les vins des Baux eussent plus empoché à mener l’attaque en premier, que Trévallon, en second, serait resté premier, et que Grenaches et Ganaches méritaient de faire noces à part. Critique facile certes, pour qui ne s’est pas échiné à la tâche. Mea culpa, amis organisateurs!

Au repas du soir de ce samedi, requinqués par quelques bières apéritives (belle « Poiré » locale, fraîche et nourrissante, « Rodenbach », Belge charnue à la cerise aigrelette… ), la Provence est reine. Les convives restés vifs se lèvent à leur tour, filent à la cave et remontent sous chaussette propre, de rigueur en pays Chouan, leurs flacons de communion. Car REVEVIN est fête de partages, partage de fête aussi, d’échanges de vins, de mots, de rires, de discussions à la Française… animées parfois, têtues souvent. Rien à voir avec les empoignades virtuelles de peu d’humanité. Ici les corps se font face, les fluides subtils qui nous échappent (car nos sens, aussi grossiers que cartésiens, n’entendent que les mots, lourds comme des boulets fumants), régulent, nuancent et relativisent nos désaccords futiles. La distance ignorante décuple les peurs, la proximité rassure, l’autre est miroir de nos errances. Ce soir, en cette maison, nous frôlerons la tolérance !

Au sortir des lumières amicales, jentre dans ma dernière nuit maritime. Esprit clair et sens affûtés, je traverse la rue déserte sans me retourner. Immobile, longtemps je reste. Me fondre dans l’espace, me fluidifier, m’incorporer au monde, je veux. Faire un et disparaître aux regards de chair, pour ne pas l’effaroucher, je tente. Me retourner d’un bloc, me retrouver face à Carlina frêle qui danse comme une fée, j’espère… Mais je m’endors déjà.

Quelques vins de rêves pour beaucoup de vins rêvés…

Le dernier matin sera dimanche, et les Bablut de Christophe Daviau feront « Aubance » à ceux que le retour n’appelle pas encore. Las, je n’en serai point. Rentrer il me faut. Sur le réglisse noir de la route, je me glisse, comme une bulle humide sur l’herbe des champs mouillés. L’air chante sur les courbes rondes de mon cheval de fer. Mon esprit vagabonde. Le caoutchouc chuinte sous la pluie drue. Carlina, secrète est restée. Mais elle continue de vivre en moi les rêves de vins qui me portent encore.

Tandis que je mets le point final à mon ouvrage, je l’entends qui rit des perles de nectar frais…

* Hors les domaines cités, tout est fiction et délires imaginaires débridés…

EVIMOBRANTITECONE.

 

Commentaires
  • Chapeau l’évocation de la lutte des classes dès l’entrée de jeu 🙂
    J’ai adoré l’évocation de cette rencontre et plus je te lis et plus tu me fais penser à une sorte d’Hercule Salvinien de Cognac car toi aussi tu as un grand nez, un verbe fleuri et une fine lame à laquelle il n’est pas toujours bon se de frotter !
    Chapeau donc et avec le panache !
    François

  • “Lutte des classes”, comme tu y vas mon bon François. C’est qu’au sortir d’un WE amical, au creux duquel, les humanités sont simplement humaines, les gradins de Roland et ses strates empilées, m’ont remis les aiguilles dans le sens de la marche du monde des vanités où le paraître s’étale… Rien de plus. On peut, après avoir bu bon, rester l’oeil ouvert… Les classes ne luttent plus.

  • Michel dit :

    “Les classes ne luttent plus”. Y-a-t-il encore des classes? Y-a-t-il encore des pilotes dans l’avion? Y-a-t-il encore une justice, une égalité? Y-en-a-t-il eu, un jour? Coïncidence, je viens de laisser un message sur le blog de l’autre Chouan de la toile qui laisse un beau billet aujourd’hui. Il nous appartient de résister, pour mieux construire.

  • Pas d’accord pour la lutte des classes ! On lutte et on s’organise ! Et on paie nos impôts, et pas en Suisse comme nos chers Manceaux /Parisiens exilés fiscaux…
    Mais sinon d’accord mille fois pour l’article et pour le souffle puissant qui l’anime.
    Pour nous, une belle découverte que votre blog que nous ne connaissions pas ! Merci pour ces moments partagés.

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