A CORPS ET À CRU …

J.C Prêtre. Ce que Suzanne voit en son miroir.

L’hiver pointe déjà par instant le bout de ses aiguilles, sidérantes comme les crocs effilés de la goule qui rôde par delà les espaces humains. Insensiblement, il glace les énergies et fait exploser en mille fragments acérés les cœurs prudents.

Dans sa bulle, Théodule hulule comme un rapace blessé.

C’est alors que…

Plus brutalement qu’une mort subite…

Le voici – à sa surprise générale, lui qui n’en croit mais – plongé au puits profond de sa Mongolie Intérieure … !

Le vieux Chaman (« Comme un Papillon ») est revenu, à l’insu de son plein gré. Au gré de son gré à lui. Il a surgit du fin fond de ses âges reptiliens, empilés comme flacons poussiéreux au noir d’une crypte barbare. Sur l’aile ronde de son capteur de rêves, emporté il l’a, dissolvant d’un battement de plume au zéphyr, ses lourdes réalités ordinaires. Ce n’est pas qu’il lui parle, non, rien de surnaturel! Ni voix d’outre temps des tombes, ni Jeanne à Orléans, ni manifestations en quadriphonie. Simplement, il est là, aux commandes, et descendent dans sa conscience bornée, sensations, idées, désirs, nécessités, qu’il lui serait impossible de combattre, tant elles sont sa chair et sa pensée, par le sorcier des âmes, magnifiées.

Le vent souffle, doux et continu en ce printemps frais, sur les larges steppes herbeuses de l’Asie Centrale. Vertes et jaunes comme un infini bout d’infini. Derrière les yeux dorés d’un aigle blanc, Bashung en balade éternelle au long des contre allées électriques et vibrantes, le croise, hiératique et diaphane. Malraux le toise, regard perçant, en chuintant sous son bec crochu de Grand Duc, rémiges dorées et crête ardente. Dans la longue courbe ascendante d’une ellipse sans fin qui le met hors d’air, Maat, Ibis blanc hiératique, lui perce l’œil vivement d’un de ses plus fins duvets… Dans le corps chaud du Cirrus Pygargus au sein duquel il s’est fondu, la tectrice de Maat, flèche de feu des sagesse coruscantes, transmute jusqu’au plus profond de son être épais. Il traverse œuvre au noir, au rouge, au blanc à l’accéléré, se rétracte et s’épand dans une danse enfiévrée, tournoyant et montant vers les espaces infinis de la création des mondes. Bientôt il se fond dans l’origine et meurt à son ego.

Ma plume de plumitif besogneux n’est plus que le blanc de la page, l’inter espace, l’inexistence oeuvrante, le courant subtil qui relie les possibles, un temps qui dure une seconde inexhaustible, comme la fin d’un commencement et son contraire. A la roulette des expériences, j’explose en mille gouttelettes de vies, en milliards d’atomes de possibles …

Blanc aveuglant, noir sidéral …

Le soleil néguentropique de cette fin d’automne s’efforce de briller de son mieux. La ville est calme comme un dimanche, l’air immobile est doux. Absent au monde, vortex tourbillonnant de vibrations subtiles, le vieux chaman le guide qui psalmodie de sombres incantations. Il « biloque » à souhait, sa volonté et ses désirs abolissent le temps. Dans un square de quartier, un enfant rieur aux boucles sauvages qu’il observe, attentif, hurle sur un chien, tandis qu’au cœur d’un parc ombragé, à l’autre bout de la ville, il suit avec intérêt une fille en leggings et tee-shirt moulants, qui peine à suivre un grand échalas monté sur pattes de héron. Les fesses rondes de la belle, comme de petites pastèques, tressautent sans trembler. Pas de ces amas gélatino-graisseux qui valsent en tous sens. Que nenni ! De jolis muscles dodus que l’effort tend et relâche à chaque foulée, sur des cuisses fines et longues à honorer un pantalon étroit. Ses mollets fins et dessinés, rebondissent en cadence sur ses chevilles souples et déliées. Il s’attache à son dos, comme le chien à son maître, et se régale de sa chevelure luisante qui ondule ses reflets autour d’elle. Bientôt il oublie l’enfant du square, et se laisse caresser par ses cheveux humides, qui sentent la garrigue odorante après l’orage. Il entre en elle et la devient. Furtif et trop diaphane pour qu’elle le perçoive, il se confond aux battements de son cœur, il devient le sang qui court dans ses veines, l’air qui frôle ses lèvres, la sueur qui lui chatouille l’aine, la chair de ses seins fermes que le plaisir de vivre réveille … La musique de sa respiration le berce, il est sa gelée, sa substance. Il la suit ou est en elle, à sa guise. La tentation de Dieu le guette, mais le chaman veille et le renvoie au paléo-mammalien. Alors, incompréhensible phénomène pour l’esprit humain trop grossier, dans la matière sub-gazeuse du tourbillon d’infimes particules qu’il est devenu, l’idée d’une érection chaste le traverse. Qui enfle doucement pour lui serrer les sens ! Le temps a passé qu’il ne connaît plus. La sylphe aérienne boit au goulot l’eau fraîche d’une bouteille, sous les graines de lumière qui percent la fenêtre entrouverte. La sueur, sur son long cou lisse, glisse en gouttes de diamants odorants. Son corps embaume l’essence de ses sens, exacerbés par l’effort. Elle soupire en lâchant le goulot de la bouteille dans un bruit de succion humide. Au coin de ses lèvres entrouvertes, le cristal d’une goutte flamboie, que le bout framboise de sa langue agile assèche vivement. Mort à la matière épaisse, atomes lâches devenu, Théodule n’est plus qu’onde invisible et hypersensible. La beauté l’émeut, tant la chair tendre le retient à sa vie. Dépouillé de sa défroque carnée, il est à fleur de sens, ébloui par la fragilité, la candeur attendrissante de cette gracieuse femmelette. Sa respiration, qu’il n’a plus, par habitude, il la retient. Illusion d’éternité.

Dans le creux de son oreille absente le chaman lui dit qu’il peut…

Alors il se dissout dans les murs, les bois et les parquets, se tricote dans les fils de ses cotons, se glisse dans le tain de ses miroirs, les cicatrices de ses blessures et les eaux de sa bouche.

L’eau ruisselle, embue la douche étroite. Dans la main de l’amante qui l’ignore, il est le jet qui rougit sa peau pâle piquée d’étoiles figées, de galaxies miniatures qui tournent dans son dos, au hasard de ses courbes, à l’ombre de ses creux. De ses cheveux en mèches brunes coulent des rivières tièdes qui serpentent sur sa peau, entre vals et collines, au plus court chemin vers la céramique blanche. De la goutte qui pend à sa lèvre, il voit briller les éclats de corail sur le bout de ses pieds ivoirins. Entre ses babines roses, il est l’onde tépide qui caresse sa langue, qui dévale la pente de son cou, glisse sur son sein, remonte son tétin que la chaleur cloque comme baie d’églantine, roule sur sa hanche de bombassin, s’enfonce entre les orbes charnus de ses fesses morfondues, s’étale sur la mousse spumeuse de sa toison courte, file sur la soie suave d’entre ses cuisses, pour se blottir enfin, comme ruisselet énamouré, entre les doigts écarts de ses pieds, crispés. A ce point d’évanescence il communie avec la beauté émouvante, sans que plus de désir ne le trouble. Il est un, hors temps, avec qui lui plaît.

Prescient, il se mêle au blanc du drap de bain moelleux qui roule sur la soie de sa mie, avant même qu’elle ne tende la main. Le coton la frôle et l’éponge. Elle s’étonne à peine de la chaleur délicieuse qui ondoie sous sa peau, et fait naître en son âme l’étrange langueur d’une mystérieuse absence ancienne. Surprise, elle se pique la lèvre d’un bref éclair de canine. Une minuscule goutte de sang jaillit de la chair fragile qui se referme aussitôt, pour éclabousser, à peine, sa hanche. Sous la tache carmine, mûrit à l’instant une éphélide fragile, qu’entoure aussitôt un petit pentagramme bleu, historié d’une courte queue filante … Comme un tattoo qu’elle croira sien et qu’elle s’inventera…

En ce début d’automne, l’heure nocturne, volée à la clepsydre divine, est finissante. Le monde, figé comme gélatine molle, reprend le cours des temps, aux cadrans grossiers des illusions humaines. Théodule défaille, fibrille et retourne à sa vie, quand le chaman l’entraîne à rebours. Les épaisseurs vulgaires le regagnent, il meurt à la mort pour retrouver sa vie de galeux incarné. A l’instant précis ou la deuxième heure devient trois, il s’ébroue pour lire sur l’écran blanc qui l’éblouit, l’histoire qu’il n’a pas écrite…

Sous le cône blafard de sa lampe de bureau, comme un calice de cristal, brille la robe cerise de ce vin au repos, qu’il ne souvient pas avoir versé aux flancs ovoïdes de ce verre splendide … qu’il n’a jamais vu. Le chaman lui dit à l’instant, au fossé de sa petite conscience étroite retrouvée, qu’il ne la verra jamais non plus, la belle de nuit, qui l’a marqué au fer funeste de cet étrange vague à l’âme qui le submerge… Il se met à tourner, virer, chercher, le flacon de ce vin qui lui donne le vertige. Mais ne le trouve point !

A l’aveugle ce sera donc !

Vraiment. Puisqu’il ne saura jamais quel est ce sang nocturne qui roule dans son verre, arrachant à la lampe la nitescence ambrée qui lui donne relief. Théodule rassemble ses esprits dispersés, et se penche au ras du buvant. Le disque rouge lui mange les yeux, comme un soleil couchant au bout de sa lumière, lui noyant la rétine de ses derniers rayons. Le jus distille en volutes ordonnées, fragrances de pivoine et caresses d’aubépine, griottes à l’eau de vie, cuir et noyau, cassis croquant, eucalyptus et épices douces, comme le nez d’un vin à l’équilibre entre deux de ses âges… Comme un élixir ancien encore lourd de jeunesse… Quelques langues orangées qui moirent la périphérie, mêlées aux reflets fuchsia d’une rose fanée, avouent… qu’il aime à se déployer, après quelques lustres au carcan de verre sombre de sa bouteille.

Théodule baise du bout des lèvres le bord du verre. Doucement, il relève le poignet. Un ru étroit lui bise la langue pour remplir sa langue creusée, puis jusqu’à effleurer son palais. Le vin, immobile, entre en conversation. Sa fraîcheur tout d’abord se donne, puis il bedonne et fait son dense de velours, pour enfin danser quand il le roule, donnant à palper ses muscles fruités, et sa chair conséquente. L’air inspiré lui donne volume et complexité tandis qu’apparaissent de fins tannins, polis par le temps, qui le relancent. Qui s’allongent intensément après qu’avalés, pour laisser au palais, réglisse, épices douces et pierres tièdes, plus longtemps que le plus langoureux des suçons …

Là-bas au loin, au fond, dans la mort de son sommeil, la belle fait la chatte, s’étire, soupire et se lèche les lèvres en souriant … comme un « Enfant Jésus » à Beaune, dans « La Vigne » de Bouchard … et du Père et … du Fils !

Et le chaman de souffler à Théodule, aux yeux clos… 1978 ?

EDUMOSAINTTIESPCORITNE.

Commentaires
  • michel smith dit :

    Doux Jésus que j’aime l’élégante basse de Dave Holland ! Et les écrits de ce Théodule découvrant dans une ambiance quasi palestinienne les reflets fanés de ce jus Bourguignon atterri jusque dans son jardin secret. Dieu qu’elle est bonne cette larme aussi furtive que fugitive et florentine que l’on essuie sur le repli des lèvres.

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