Littinéraires viniques

WAKANDA ET TOKELA.

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L’œil du bison.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Au loin, la terre tremble déjà.

Ils dansent pour le soleil, pour la pluie, pour le vent. Les sioux. Souvent. Dansent.

Ce soir le feu est à la rage, les braises, incandescentes sous le Chinook montant, s’envolent, étincelles fugaces, escarboucles bleues, fumerolles en volutes, bouffées brutales qui font perler les yeux des enfants. Flammèches et fumées s’enlacent, tourbillonnent, tournoient, s’étalent, retombent, composent un ballet indéchiffrable, elles chaloupent avec l’indicible. Le feu mordant attaque les demis troncs empilés, ses dents ardentes creusent le bois épais, brisent les branches, tordues au désespoir, qui éclatent en gémissant. Le feu chante, murmure, puis hurle, explose, sa lumière jaune orangée éclaire le campement jusqu’au sommet des wigwams. Par instant il se calme, et l’on ne voit plus briller que les visages échaudés. Le ciel de nuit scintille lui aussi, des millions d’étoiles, poussière du quartz des mondes, brasillent dans l’infini des cieux, et dessinent sur la voûte immense une résille d’ivoire, si pâle, que le jais des espaces sidéraux enrage de ne pouvoir lutter. Tout en haut des montagnes, sur les pics, aux bords des grands ravins de pierres aiguës, dans leurs aires de branches tressées, les grands aigles enfouis dans leurs manteaux de plumes, royaux à têtes blanches, reposent en attendant le jour, quand ils planeront à nouveau, et que leurs ailes seront fusain sur cobalt. Les coyotes frileux se sont tus, les loups gris, allongés apaisés, invisibles aux abords du campement, regardent, hypnotisés, les hommes danser. Dans leurs yeux de cuivre et de citrine les braises du grand feu dansent elles aussi.

Le train des Tatanka approche et les hommes sont affamés.

“Hei, Hei, Hei!”, les hommes oiseaux, aux ailes raides, piétinent en cadence. “Pam, Tatam, Pam, Pam, Pam”, les tambours résonnent dans les ténèbres, rebondissent sur les flancs nus de la montagne proche, la plaine silencieuse tressaille. La sueur coule sur les torses dénudés, les coiffes blanches, brunes, aux panaches parfois teintées de rouge sang séché comme les âmes des grands oiseaux blessés, bruissent, et les guerriers à voix rauque grasseyent les chants sacrés. “Ya-Na-Hana, Ya Na Hana …” !! Les trophées rasent le sol, les plumes des anciens aigles morts reprennent vie, les lourdes couronnes ailées volent, planent comme de grandes voiles vivantes au-dessus du feu, l’attisent et le relancent. Les mocassins, gris de poussière, piétinent, comme des marteaux fous ils frappent le sol en eurythmie. Les Sioux, asphyxiés par la chaleur, la poussière, la fumée, la cadence, ahanent, leurs muscles, gonflés de sang épais, striés de grosses veines bleues prêtes à se rompre, enduits de peintures noir charbon, de lacis blanc pur, de plages carmines, et de tâches d’ocre jaune, roulent sous leur peau brulante. Les dyspnées gutturales des hommes au bord de l’épuisement accompagnent la débauche sonore, la prière sauvage dédiée à Tatanka ! Au-dessus de la scène les esprits des anciens, les âmes des grands bisons nourriciers, planent, tournent et virevoltent, mais seuls les vieux sorciers aux visages scarifiés, aux corps couturés, les hommes-médecine empanachés, hiératiques sous leurs colliers cliquetants d’os polis, de perles multicolores, d’amulettes cachées, participent à la transe invisible. En cercle, au large du feu au paroxysme, les femmes et les enfants aux yeux écarquillés, blottis dans leurs jupes en corolles de cuir, psalmodient à voix basse les chants vivants des âges immémoriaux.

Puis le vent a baissé et le feu est tombé. Au centre du campement endormi, sous la cendre épaisse, la braise agonise en silence, seules quelques petites flammes bleues éphémères se tordent en chuintant. Les plumes, essaimées par les danseurs, se poudrent de velours gris et disparaissent.

Allongé sur ses fourrures, Tokela a trop chaud. Il repose,  nu sous un pagne de peau tannée peint aux couleurs de la chasse, pourtant il transpire comme en plein feu. Demain, si le grand esprit des bisons guide les bêtes sur le chemin qui traverse les plaines, ce sera sa première chasse. A ce jour, il ne connaissait que le bruit terrifiant de la mer de toisons brunes aux cornes acérées, qui, tous les ans, traversait les vastes étendues dans un nuage de poussière ocre. Le jeune Sioux, depuis son enfance, se cachait à l’abri des roches, au milieu des femmes et des enfants apeurés. Le bruit assourdissant, qui faisait trembler la terre et claquer les dents des plus aguerris, nourrissait son imagination, et les histoires racontées, avec force grimaces et cris par les guerriers ensanglantés, avaient, au fil des ans, décuplé son désir de galoper au rythme des puissants Tatanka !

Tokela finit par sombrer dans le sommeil, à l’extérieur les dernières braises crépitèrent avant de mourir, seule la nuit profonde, doucement adoucie par le regard clair des étoiles, enveloppait de velours brûlé le campement silencieux. Au loin, quelque part dans les collines, des loups hurlèrent à la mort prochaine.

Puis Tokela se mit à rêver.

Très haut dans le ciel lapis, l’indien éberlué regardait la plaine. Au loin la forêt roussie par l’automne s’embrasait, les torches incarnates des érables dessinaient dans les feuillages, ocres, rouilles, auburn, fauves, jaune d’or, des grands ormes, des vieux chênes blancs, des cornouillers tourmentés, de longues arabesques étranges et sensuelles. Seules les aiguilles persistantes des pins ponderosa, et les bleus enfarinés des épinettes, échappaient à la mort programmée. Derrière le tapis mouvant des arbres sous le vent du nord, comme une barrière infranchissable qui coupait l’horizon, les Rocheuses aux pics neigeux resplendissaient sous le soleil.

Autour de lui, en larges cercles, portés par les vents ascendants, un vol d’aigles blancs tournoyait lentement. A l’autre bout de l’immensité, une grande tâche sombre, ondoyante et changeante, galopait dans un nuage de poussière qui semblait tamponné d’or fin. Le soleil cavalait entre les cumulus boursouflés, et ses flèches éblouissantes jouaient à révéler les beautés du monde. Tokela fronça le sourcil et vit le troupeau de près. Il pouvait distinguer sans effort jusqu’aux nuances de couleur les plus fines des toisons épaisses, le lustre des cornes claires, l’ardoise de leurs pointes effilés, le noir luisant des mufles des grands mâles, et les manteaux clairs des jeunes bisons de l’année. La grande déferlante de vie fonçait à perdre haleine. En tête de cortège, le front massif des grands buffalos, alignés épaules contre épaules, imprimait la cadence. Sous leurs garrots énormes, des tonnes de muscles, gorgés de sang noir et d’hormones âcres, emportaient la horde sauvage affamée qui déboulait du nord. Il se perdit dans leurs petits yeux ronds, tomba tout au fond jusqu’à sentir leurs âmes en prière.

Il se réveilla en sursaut, Wakanda le secouait depuis un moment. Elle avait l’air fâchée et ses yeux noisette grillée le regardaient durement. Tous les guerriers s’affairaient, et lui dormait comme un opossum dans son terrier ! Tokela avala de travers et le hoquet le prit. Wakanda se mit à rire, un gloussement cristallin et tendre qui découvrait des petites dents régulières. Tokela fondit sous l’ondée fraîche de ce rire spontané. En maugréant un peu, il se leva et sortit en courant du tipi. Seul son cremello aux yeux verts était marqué d’une main noire sur la croupe, comme s’il partait en guerre. Les guerriers sourirent mais se turent. Tous se concentraient en silence, Tokela lui s’agitait sur son cheval qui piaffait sous ses talons. Deux hommes l’encadrèrent et le calmèrent.

Du sommet des deux buttes jumelles, les Sioux se ruèrent. Dans le creux, les bêtes en rangs compacts défilaient en grondant. Les deux troupes de guerriers se postèrent sur les flancs opposés du troupeau. Il fallait les approcher au ras de la masse, en prenant tous les risques, les noircir de flèches, en faire tomber le plus possible pour que la tribu mange à sa faim tout l’hiver. La terre volait en mottes lourdes, et la poussière dense leur brouillait la vue. Mais leurs mustangs, habitués à la chasse, savaient louvoyer, éviter les brusques écarts des bisons, en serrant toujours au plus près leurs proies. Tokela cavalcadait en hurlant. L’odeur violente des buffalos apeurés, le parfum âpre, rance et acide, de leurs longs manteaux de poils détrempés, lui montaient à la tête et le rendaient fou à tuer la troupe entière. Hanska le bien nommé, un colosse qui avait plus de vingt chasses dans les bras, le suivait. Tokela décochait et décochait encore à la volée, mais ses flèches imprécises se perdaient dans la masse brune indistincte. Le jeune guerrier se rapprocha encore des bisons, à frôler un gros mâle, engoncé, du mufle à la selle, dans un manteau de fourrure noir ébène, bouclé dru, épais comme un astrakan. La bête baissait la tête, la course était rude et l’animal protégeait de toute sa taille, une jeune femelle au poil crème. Tokela se pencha, le monstre le surveillait, son œil noir brillant ne le quittait pas, son iris doré semblait tourner comme une spirale, sa pupille qui reflétait le soleil l’aveugla, il crut que l’esprit du bison l’aspirait. Avant qu’il puisse se redresser, Tatanka infléchit soudainement sa trajectoire, sa corne droite déchira le ventre du Palomino. Tokela, désarçonné, perdit l’équilibre et chuta. Sa tête heurta violemment le sol, il perdit connaissance, disparut sous les sabots battants, mais avant que la harde ne l’achève, Hanska, sans effort apparent, se baissa, rasant le sol, sa main gauche attrapa le bras du jeune homme, et d’un coup de rein il le jeta en travers de l’encolure de son cheval.

Ce jour là la chasse fut belle. La grande plaine verte était jonchée de cadavres, tous les Sioux étaient à la découpe.

Wakanda nettoyait à l’eau fraîche les blessures de Tokela, à n’en plus finir. Son crâne était à nu, on l’aurait cru scalpé. Son visage boursouflé n’était qu’ecchymoses, ses paupières si enflées qu’il n’y voyait plus. A demi inconscient, il geignait en bavant des caillots noirs. Son corps entier était griffé de larges balafres sanguinolentes, une jambe dépiautée et tordue comme le bras sur lequel il avait chu, n’étaient que chairs en lambeaux et os brisés. Le sorcier avait bien marmonné un instant à son chevet, mais tous savaient qu’il était perdu. Obstinée, la jeune femme s’acharnait en chantant à voix faible.

Puis elle se tut. Tokela sourit étrangement et expira sans un mot.

Au dessus des Rocheuses, l’étoile polaire apparut en plein jour, plus brillante qu’en pleine nuit. Elle scintilla trois fois comme un œil de diamant brisé. Seuls les loups la virent et s’enfuirent la queue basse en glapissant. Un aigle translucide s’éleva au-dessus du tipi et disparut, avalé par l’azur.

UN YAK.

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Yak-Rasta-Zen par La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Regardez moi ! Je dors, je suis le grand yak noir.

Sous mon manteau fourré de laine et de tendresse,

Torsadée et bouclée comme un beau chant d’espoir,

Plus fort que deux taureaux, protégé par ma graisse,

Je gravis sans faiblir les pentes d’Himalaya.

J’aime les neiges fraîches, les glaces et le verglas.

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Je ne meugle jamais, je suis une âme zen,

Sous mes longs cils ourlés, le sourire de buddha

Soulage mes douleurs, je raffole du lichen

Et des rochers gelés, plus me plaît que le froid.

Sous les plus lourdes charges, les fardeaux sur mon dos,

Jamais je ne tressaille, j’avance sans un mot.

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Regardez dans mes yeux, le soleil de l’hiver

Caresse mes pupilles fragiles comme le verre,

Et les eaux cristallines sous le ciel noir de Chine,

Ont la couleur orage des encres de marine.

Je suis le grand navire qui peuple les montagnes,

Je navigue sur les mâts des rêves de cocagne.

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Je suis une âme douce revenue des enfers.

Mes lèvres sont des buvards et mes cornes de fer

S’ouvrent comme deux arcs au-dessus de mon front,

C’est une lyre étrange, et le vent du grand froid

Y joue des mélodies, en mi, en sol, en fa.

De mes yeux coulent des flots d’ambre et de poison.

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Je suis le grand yak noir, regardez moi mourir.

EN BAS D’CHEZ MOI.

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La De a vu la Dame du bar d’en bas.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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A chacun,

Son dû,

Au furoncle,

Son pus,

Au putois,

Son jus.

Le ciel,

Est bleu,

La mer,

Est verte,

Comme l’herbe,

Sur la butte,

C’est l’heure,

D’aller causer,

Avec la pute,

Au bar,

En bas d’chez moi …

 

LA POÉSIE EST UNE PUTE …

11120962_10204229080472694_1498969421_n (Copier)

Revisitée par La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Amour perdu de Lilliput,

Caché derrière l’occiput,

Continent blanc, terre de putes,

Filins tressés, toile de jute,

Allons donc voir les prostiputes.

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« Un jour qu’il fait nuit », Desnos

Tient fière main, tendu son os,

Faudrait beau voir que les beaux gosses,

Cheveux huilés ou bien en brosse,

Raclent les culs des basses-fosses.

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La poésie est une pute,

Qui boit à toutes les flûtes,

Rien ne l’effraie, ne la repousse,

Elle illumine même la mousse,

Hardis marins aux lances rousses.

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Sur le fumier, en tas serrés,

Le coquelicot, pétales tués,

Pousse, fleurit, tant bien que peu,

Ferait beau voir, oui nom de Dieu,

Manichéisme, dogme fastidieux !

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Alors je ris, pleure et souris,

Au ciel voilé, printemps pluvieux,

Oiseaux de feu, papier de riz,

Anacoluthe des esprits,

Vienne la paix, meurs, toi mon vit.

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A chaque heure, chaque minute,

A coups de poings, grands uppercuts

Lumière dorée, belles culbutes,

Allons donc voir, foin de disputes,

Tu chantes encore frêle turlute …

LA VIE EST REVENUE.

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Le dragon de l’Île de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Jamais je n’aurais dû, assis sur cette berge,

Ecouter ce dragon aux écailles d’argent,

Il pleurait tout son soul sa vouivre aux yeux de braise,

De ses grands yeux rubis coulaient des larmes d’or.

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Il me dit que la nuit quand le soleil s’endort,

La lune en habit blanc cache au creux de son sein,

Sa belle évanouie emportée par la mort,

Ses émeraudes pâles, sa poitrine d’airain.

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Triste, je regardais se perdre les eaux vertes,

Sous le vieux pont de pierre, le dragon épuisé

Soufflait comme un martyr. Par la fenêtre ouverte,

Les branches du grand saule, au vent se balançaient.

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Puis le soir est tombé, les étoiles pleuraient,

Je me suis à nouveau assis au bord de l’eau,

Grenouilles et crapauds, l’un sur l’autre enlacés,

Chantaient des airs aigus, cambrés comme des arceaux.

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Je me suis relevé, le dragon efflanqué,

A l’haleine fétide, avait brulé ma peau,

Je l’ai pris dans mes bras, l’ai porté sur mon dos

Nous nous sommes envolés jusqu’en haut du clocher.

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Quand la nuit s’est enfuie, les cloches ont sonné,

La terre s’est ouverte, la vie est revenue.

HISTOIRE D’EAU.

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Photo Philippe Crochet.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Aphrodite est charmante, parisienne, un peu vaine, mais rieuse. Papillon à chair pâle, elle volette insouciante, se pose puis décolle. Elle butine comme elle frime, en robe de poupée, rose navrée. Elle boit sa vie frivole. Sur son blog, jolie môme, à petites pattes de mouche, elle conseille à tout va. En un mot comme en cent, Aphrodite est joyeuse. Petites fesses rondes, moulées comme il se doit, jolies fringues de prix, marques à tous les étages, mollets de langoustine et petits seins pointus, elle pérore, incolore, sa vie de fée fêlée.

Hier soir, elle a bu, plus que de raison. Ce matin, assise sur son trône de porcelaine blanche, elle pisse à grands jets, une urine peu claire, d’ambre très foncé, odorante et salée. D’une main désinvolte, s’est essuyée, furtive. Puis, d’un geste machinal, elle a tiré la chasse. Et le jus saturé de ses reins, mélangé à l’eau claire des toilettes, a disparu, dans un bruit de succion dégoûtant.

Sous les bitumes des villes aux sinistres gazons, sous les plaines arrosées par l’onde des rivières qui se tordent lentement, sous les monts de roches dures, les montagnes aux glaciers inviolés, sous le soleil ardent ou les froidures extrêmes, les eaux déversées convergent. Dans le sol elles s’enfoncent, se glissent, subreptices, dans les terres grasses, entre les grains de silice des sables anciens, les roches éclatées des plaques tectoniques. Pures, tombées du ciel, miasmatiques, polluées, chargées d’immondices humaines, d’humeurs infectes, de merdes digérées, de métaux lourds, de crasses puantes, bleuies, rougies, noircies, verdies, fraternelles, elles se mêlent, s’allègent et se dissolvent dans le ventre de la terre.

Les eaux sont voyageuses, intrépides, elles cascadent, disparaissent dans les gouffres noirs des mystères souterrains, résurgent quand on ne les attend plus, s’évaporent sous les soleils brûlants, retombent en pluies violentes, gonflent les cumulus ventrus qui nagent dans le ciel comme de grands ballons blancs. Les eaux sont le sang de la terre. La terre, filtreuse silencieuse, les recycle, les épure, leur redonne ce cristal d’argent, qui scintille la nuit sous la lune, à la surface des torrents furieux. Sous le char de Neptune, que tirent des sirènes sculpturales aux chants mélodieux, les grandes vagues écumantes des océans chantent, éternellement, le bonheur des eaux vives.

Le pipi d’Aphrodite s’est noyé dans le tout à l’égout. Là-dessous, ça arrive de partout, c’est anonyme, mais les odeurs trahissent, pour qui n’a pas le nez trop fin. Cela en surprendra plus d’un, qui ne fréquentent que les lieux insipides et branchés des futilités humaines, mais les eaux dites “usées” se concentrent par affinités, tout comme les bipèdes pisseurs pollueurs le font au chaud de leurs bandes, tribus, villages, cités, ou mégalopoles. La distillation rénale d’Aphrodite s’est voluptueusement unie à toutes les mictions alcoolisées concentrées nées des urètres de tous âges, lesquels, quasi à la même seconde, ont fait gicler contre les parois innocentes de tous les chiottes du monde, qu’ils soient sertis en pleine terre dans les sols des continents, ou porcelainisés à la mode “civilisée”. Il en est allé de même des urines des buveurs d’eau, de celles des alcoolos, des diabétiques, des urines animales, des merdes, des vomissures, des rejets hospitaliers et tutti quanti. Elles se sont frileusement regroupées, et les milliards de tonnes de pisse ainsi constituées, se sont, un moment, regardés en chiens de faïence ! A l’abri des regards humains, les hordes excrémentielles se mélangent, sans pour autant s’unir. Sages ou dissolues, par la force des éléments, elles finissent par se dissoudre, mais l’esprit de leurs origines demeure et la moindre molécule, dont la rareté décuple la puissance, est marquée à jamais

Dans le labyrinthe cloaqueux, les eaux usées affluaient, se transformaient en magma boueux,  roulaient, rugissaient dans les conduits tortueux, en vagues épaisses frangées de mousse marronnasse. Les hommes intrépides, qui se risquaient dans ces lieux de perdition, parlaient à leur retour de monstres glauques, aux museaux dentus et  menaçants, qui rampaient dans les galeries obscures comme le font les succubes de l’enfer. A la recherche d’âmes fraîches. Gare à ceux qu’ils engloutissaient ! Dans le bassin de décantation, où elles finissaient leur course folle, le calme revenait. Après le temps du traitement, la bouillasse débourbée, débarrassée de ses ordures putrides, était rejetée dans la nature. Loin, très loin de la capitale, dans les failles secrètes de la croute terrestre, elles s’infiltraient en secret. La nature, bonne mère, continuait le travail de purification.

Le soleil couchant frisait le sommet du Pic du Canigou à l’été finissant. La montagne, veinée de quelques rares neiges subsistantes, proches de son sommet, passa lentement du rouge violacé à l’aubergine. Les dents aigües du Pic semblaient mordre dans le saphir luminescent du ciel. Puis le noir intense recouvrit tout.

Assis en tailleur sur une table de granit, au pied de la crête des sept hommes, Benveniste admirait le spectacle silencieusement. Seuls quelques rares bêlements troublaient encore le calme environnant. Brebis et moutons, agglutinés dans le parc proche, happés par la nuit brutale, ne tarderaient pas à s’endormir. Les chiens veillaient. Benveniste se tailla de larges tranches de pain, les recouvrit de fromage frais, et enfourna le tout avec délice. Le pain, un peu aigre, attendri par le fromage encore juteux, fondit dans sa bouche. Il poussa un soupir de plaisir. L’automne n’était plus loin, bientôt il redescendrait le troupeau dans le Vallespir et reprendrait ses activités à la ferme familiale.

Le jeune homme – il n’a pas 25 ans – est un  grand gaillard costaud. Brun de peau, les yeux noirs brillants, le visage régulier et les mains calleuses, le garçon est d’un naturel réservé et parle peu, par saccades pierreuses, qu’accentue son fort accent. C’est un solitaire timide, peu au fait des subtilités de la ville.

Après avoir avalé la dernière bouchée de son repas frugal, Benveniste a largement bu l’eau de sa gourde de peau, s’est relevé souplement, s’est voluptueusement étiré, et debout sur la pierre plate, s’est généreusement et longuement soulagé. La dernière goutte expulsée lui a mis le frisson.

L’urine claire du jeune homme arrosa la terre et disparut, aspirée par le sol sec. Il fallut bien du temps, avant que les quelques gouttes rescapées n’atteignissent les eaux souterraines drainées par la montagne. Les eaux claires tombées du ciel les avalèrent. Et le cycle se poursuivit. La lavure constituée se fraya un chemin dans la roche dure, puis elle gagna le lacis complexe des anfractuosités, chemina longtemps, passant du ruisselet invisible aux rivières cachées, qui roulent leurs ondes cristallines jusque dans les cavernes et les cathédrales inviolées, glissant le long des stalactites de calcaire figées. Perdues quelque part dans le ventre accueillant de la boule bleue, ce qui restait des quelques gouttes de pisse participa au grand concert musical des eaux. Les perles claires, au creux des grands édifices sculptés par la patience infinie des humidités de la planète, jouèrent de grandioses symphonies que jamais les hommes n’entendent. Les gnomes aux pieds pointus, amoureux des sylphides agiles, attroupés au pied des calcaires sculptés qui figurent anges et démons de la création, assis sur leurs talons poilus, exultent et battent la mesure. Sans un bruit. Ils ont le cœur ému devant les ondines en larmes qui tombent, cristallines, sur les têtes mouillées des stalagmites éperdues aux chevelures folles. Bien plus au profond de la terre, passés les terres noires, les mers souterraines, les socles granitiques, les magmas bouillonnants, tapies au centre écarlate du cœur incandescent de la planète, les salamandres veillent et jamais ne remontent,

Dix ans plus tard Benveniste, un peu hagard, débarquait en compagnie de quelques uns de ses plus beaux moutons, au Salon de L’Agriculture Porte de Versailles. Effrayé par le brouhaha incessant, écrasé par la chaleur, incommodé par l’air impur des lieux, l’homme de Vallespir, assis dans un coin, regardait défiler les chaussures luisantes des hommes et les mollets blancs des femmes. Parfois un enfant lui souriait et cela lui faisait du bien. Tous ces jours, il mangea peu, mais but des litres et des litres d’eau tiède. Le troisième jour, toujours inquiet et mal à l’aise, il fut rattrapé par la faim. Une de ses voisines de misère, une blonde généreuse aux rondeurs avenantes, attendrie par ce garçon silencieux au regard perdu, lui apporta un gros sandwich de son bon jambon cru des montagnes, accompagné d’une bouteille d’eau fraîche tirée d’une fontaine d’eau de ville proche. Benveniste y mordit à belles dents, puis leva la bouteille glacée. Il renversa la tête et but à la régalade. L’eau limpide, étrangement, l’enivra. De peur de chavirer Benveniste ferma les yeux en frissonnant. Le Canigou lui apparut, debout sur la table de granit qui jouxte sa cabane, le regard avalé par la voûte étoilée, il se vit, tout jeune, naguère, pissant abondamment.

Aphrodite déambulait dans les allées du salon. Elle avait prit de la bouteille, la vie ne l’avait pas épargnée. Cela faisait bien longtemps qu’elle avait quitté le monde un peu vain des bloggeuses superficielles. Elle travaillait, simple petite vendeuse de vêtements bas de gamme, dans une galerie marchande de la proche banlieue, et vivait seule dans un studio perché au sommet d’une tour. Elle avait connu quelques amours de passage, ternes et sans lendemains. Depuis quelque temps, Jade, une chatte bicolore de race incertaine, lui tenait compagnie. Ce jour là, elle s’était retrouvée par hasard porte de Versailles. La foule caquetante finit par l’étourdir. Elle s’accouda à la première barrière venue. Elle cru s’évanouir, quand la jeune femme blonde, la même paysanne aux rondeurs avenantes qui avait nourri et dessoiffé Benveniste, la jolie fée rondelette des montagnes, lui tendit une bouteille, toute fraîche, d’eau des Pyrénées. Aphrodite la décapsula et bu avidement. Elle ferma les yeux. La tête lui tourna comme si elle venait d’avaler une rasade d’alcool pur. Des images dansèrent en sarabande sous ses paupières, des images de grands fleuve charriant des eaux troubles, de torrents de montagne tumultueux, de pluies diluviennes, puis elle se vit, souffrant et pissant, assise sur ses toilettes, un matin d’il y a fort longtemps.

Benveniste et Aphrodite rouvrirent les yeux au même instant, leurs regards se croisèrent, une barrière bleue les séparait. Autour d’eux, la foule abrutie continuait son périple le long des allées du salon, comme un fleuve de chairs emmaillotées, sur lequel semblaient flotter à la dérive, une multitude de visages indistincts. Accrochés aux barrières, comme autant de bois morts échoués le long des rives, des enfants riaient ou pleuraient. Leurs mains implorantes, tendues vers les animaux parqués, s’ouvraient et se refermaient convulsivement, comme des cœurs en manque d’amour.

La jolie jeune femme, la fée blonde aux joues rougies par la chaleur ambiante, inquiète, se pencha sur Benveniste. Elle lui prit doucement la main. Il tourna la tête vers elle. Aphrodite, décontenancée, tourna le dos. Il lui sembla que quelque chose venait de mourir. La foule l’avala. Tout en haut de la tour, allongée sur un divan rouge, Jade la chatte ronronnait.