Littinéraires viniques » Christian Bétourné

JONATHAN ET MARIE-ADÉLE.

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Jonathan était tombé en vie aux confins des Marches de Bretagne. Dans une famille de serfs misérables. Son enfance n’avait été que travaux à la ferme – quelques arpents truffés de granit que Tudin son père décoffra sa vie durant à se rompre le dos – et sur la terre chiche noyée par les eaux froides que le ciel déversait à grands baquets, ne poussaient que poignées de légumes rachitiques, cela calmait à peine la faim récurrente de la couvée de maigriots que sa femme avait enfantés. C’est pourquoi Jonathan trima très tôt. Bien qu’il ne soit pas bête, et plutôt curieux des choses de la nature, il ne savait, pour sûr, ni lire ni écrire. A l’âge de six ans, il fut promu gardien de cochons. Une petite bande ridicule et bruyante qu’il lui fallût, du haut de sa petite taille, apprendre tout seul à dominer. Il baptisa l’énorme verrat Hermeland, un mastoc noiraud tacheté de blanc, et les deux truies – l’une était à demi albinos et l’autre incertaine – que le mâle rudoyait et mordait à chaque fois qu’il les honorait, furent affublées des doux noms de Célestine et Grisouille.

L’enfant passait ses journées, de l’aube à la nuit, à courir dans la lande. Le jour, il disputait aux bestiaux les racines dont ils se nourrissaient en croquant un quignon de pain de seigle rassis aussi dur que noir. A la nuit quand il avait rentré les bêtes, il avalait un brouet d’eau tiède agrémenté de rares feuilles de blettes, et s’écroulait, exténué, sur une paillasse crasseuse. Les porcs, qui logeaient dans la même salle de terre battue que la famille, lui tenaient lieu de chaufferettes. Jonathan connaissait tout des champs, des landes et des bois alentours, il n’avait pas son pareil pour observer la faune, il répondait aux oiseaux qu’il imitait à merveille. Couchés dans la clairière les porcs se taisaient, attendant qu’il veuille bien les ramener au bercail.

Mais ses véritables amours étaient les araignées. Jonathan passait des heures à les observer, et le spectacle des longues pattes courantes, élégantes et fragiles, le long des fils de soie perlés de gouttelettes d’eau translucides qui brillaient comme des opales au soleil levant, ou scintillaient comme mille astres rougeoyants sous les derniers rayons du couchant, lui mettait les larmes aux yeux. Les aranéides couraient sur ses mains, se glissaient sous sa blouse grossière, réapparaissaient le long de son cou, et l’enfant chatouillé, gloussait de plaisir. Sa préférée était une épeire, grasse, à l’abdomen distendu, qu’il surnomma « La belle ». Il battit quelques défenses autour de sa grande toile aux rayons parfaits, cachée au creux d’un épais bosquet, et chaque jour il lui offrait des insectes vivants qu’il capturait dans les hautes herbes. Quand elle n’était pas là, il murmurait son nom et la capricieuse le faisait un peu languir avant d’apparaître, superbe, au centre de sa toile. Alors il la regardait danser, elle attendait sa pitance, son gros corps rouge ocellé de blanc pur tressautait sur ses pattes griffues, et l’enfant croyait parfois voir luire une lueur de joie complice dans l’une de ses quatre paires d’yeux. Ce fut plus tard le dernier jour de la vie de sa belle amie qu’il connut son véritable nom : L’épeire Diadème. Mais il n’eut pas le temps de le lui susurrer à l’oreille en la caressant sous le ventre, comme il prenait plaisir à le faire quand elle venait se mettre en boule au creux de sa main.

Un matin, peu après ses quinze ans, Guillaume Raoul de La Guibourgère, bas-breton seigneur des lieux, escorté d’une escouade d’argousins aux mines inquiétantes, déboucha de la forêt proche et stoppa net sa monture au ras de la masure. Le père ôta son bonnet noir et mit genou à terre. Guillaume désigna d’un geste vague Jonathan debout dans l’embrasure de la porte. Le jeune homme avait bien forci malgré les privations, et les travaux de la terre en avait fait un homme râblé à la charpente épaisse et musculeuse. Il était grand pour l’époque et frisait bien les six toises. Entre ses mains noueuses il tenait un béret informe, et sa tignasse brune, drue et rebelle, lui couvrait à demi les yeux noisette et miel. Sans être beau son visage était régulier, et ses traits bien proportionnés étaient assez plaisants. Tudin se releva et pria le seigneur de lui laisser son fils, c’était l’aîné, sa femme était morte à sa douzième couche, les trois filles étaient trop jeunes pour lui donner main aux champs, et le puîné de la dernière n’avait pas huit ans ! Mais Guillaume fut inflexible, Jonathan fut jeté en travers d’un cheval, et la troupe s’en fut à grande allure. Quelques années plus tard, en 1675, Tudin se joignit sans hésiter à la révolte des bonnets rouges qui secoua durement la basse Bretagne, mais Louis XIV, par la main du Duc de Chaulnes, mata la rébellion et Tudin fut pendu avec d’autres à la branche d’un noyer, à quelques coudées de Carhaix. La ferme fut brûlée et les enfants passés par le fil. L’aîné n’en sut jamais rien.

Au château, Jonathan faisait le gâte-sauce, arrosant au feu des braises ardentes les gibiers odorants et juteux qui rôtissaient à la broche, et sa nouvelle situation lui plut très vite. Il oublia Hermeland, Célestine et Grisouille, la bêche, la houe et la serpe tout autant. C’est qu’au repas du soir, il aidait au service, et portait poulardes et gibiers des bois jusqu’à la noble tablée. Le seigneur, sa famille et ses hôtes de passage, ripaillaient férocement, ça se goinfrait, ça pétait, ça rotait à Dieu vat, les bûches de bois sec crépitaient dans la grande cheminée, il faisait bon et ça braillait pour un rien. La lumière chaude des candélabres disposés sur les tables, et les torches accrochées aux murs de la grande salle accentuaient les ombres et découpaient de grands puits de mercure en fusion dont la clarté aiguë éclaboussait les convives. A l’abri de l’ombre Jonathan observait la scène, et comme tous les soirs son regard finissait, énamouré, sur Marie-Adèle la benjamine du seigneur, dont il dévorait le minois jusqu’à pouvoir le garder de nuit au revers de ses paupières. Elle était aussi dorée qu’il était noir de cheveux, aussi pâle de peau qu’il était mat. Il aimait plus que tout le lacis de veines bleues et fragiles qui couraient sur sa gorge. La jouvencelle était taille moyenne, cambrée comme un roseau sous le vent, plutôt rondelette malgré ses attaches délicates, ses iris couleur de lac au printemps tournaient à la malachite quand le ciel se couvrait, et si ce n’était le tic régulier qui relevait la commissure gauche de ses lèvres, elle aurait eu la grâce d’une vierge de Carlo Dolci. Elle ne disait mot, soupait et quittait l’assemblée d’un air parfaitement froid. Cette espèce absence apparente proche du détachement cachait un tempérament vif. On la croyait hautaine, elle était volcan au repos.

Dans les allées du jardin à moitié sauvage qui descendait à la rivière, Jonathan croisait souvent Marie-Adèle. Elle se promenait en compagnie de ses chiens, le regard perdu au-dessus de la cime des grands ormes qui bordaient les limites des terres. Les molosses frétillaient bien avant que le garçon n’apparût sur les allées, et dès qu’il était à vue ils couraient vers lui en jappant. Lui les calmait d’une caresse rapide, et profitait de l’occasion pour approcher la jeune fille. Au bout de quelques temps elle se mit à lui sourire. Furtivement d’abord, timidement ensuite, puis le temps passant et l’habitude de la rencontre s’installant, elle prit confiance et lui sourit franchement. Un de ces matins de juin ou le printemps passe à l’été, le ciel était d’azur, l’air était déjà chaud, les chiens l’avaient débusqué, Jonathan s’approcha de la jeunette et lui montra craintivement La Belle recroquevillée au creux de sa paume, prêt à la refermer si elle manifestait la moindre peur. Mais Marie-Adèle ne cilla pas, au contraire, elle porta la main à sa bouche et rit un peu en avançant un doigt jusqu’à presque toucher l’araignée. Puis elle lui parla de Geffrelin, son gecko apprivoisé qui courait au plafond de sa chambre. Elle le nourrissait de mouches et l’animal les croquait dans sa main. Autour des deux confidents les chiens faisaient une ronde joyeuse. Leurs rencontres quasi journalières se firent de plus en plus longues. Trop, au goût de Guillaume, qui pria sa fille de mieux tenir son rang. Alors ils se croisèrent un peu moins, plus au secret, dans les chemins éloignés protégés par les bosquets feuillus. Marie-Adèle qui ne s’endormait plus sans penser au garçon, lui proposa de venir jusqu’à elle, un soir, visiter son gecko. Jonathan que la vigueur de l’âge tenait éveillé jusqu’à tard, et qui revivait peu chastement les moments passés avec la jeune fille, hocha la tête comme un benêt sans pouvoir dire un mot.

Jonathan avait pris du grade et secondait maintenant le rôtisseur en chef du château. A ce titre il était chargé de choisir et d’acheminer la volaille jusqu’en cuisine ce qui lui donnait entière liberté d’aller et venir à son gré. Il mourait d’envie de se glisser un soir jusque dans les hauteurs du château où logeait le jeune fille. Mais la crainte du seigneur…

Ces moments, devenus quotidiens, passés dans le parc, alimentaient les choux gras des commères et de la valetaille, jusqu’au jour où les ragots sonnèrent aux oreilles du seigneur et maître. Jonathan fut très vertement tancé et sommé de rester à sa place. Mais l’attrait que Marie-Adèle exerçait sur lui était si fort, et la jouvencelle riait si innocemment de la situation, que le désir de grimper là-haut chez elle devenait … impérieux. Ils ne se voyaient plus guère, en souffraient, se contentaient de regards furtifs et de sourires ébauchés pendant le service du soir.

Minuit avait sonné depuis belle lurette. Jonathan aux pieds nus gravissait les marches de la tour, s’arrêtant toutes les minutes, épiant le moindre bruit, mais la nuit sans lune était d’encre noire, le château ne respirait plus, même les chats boudaient les souris. A bout de souffle il s’assit un instant sur la pierre froide, sa peur était si vive qu’il en oubliait de respirer. Dans sa main droite La Belle le chatouilla et cette vie minuscule lui redonna courage. La porte s’ouvrit, à peine l’eut-il grattée du bout d’un ongle. La silhouette de Marie-Adèle se découpait dans l’embrasure. Derrière elle la lumière des chandelles brasillait dans ses cheveux dénoués. Elle lui tendit la main. Ils s’assirent face à face sur le bord du lit, sous un plafond de lourd brocard rouge sombre damassé de fleurs en fils d’argent. La Belle faisait la boule dans la paume du jeune homme, la jeune fille la caressa doucement et l’araignée se déploya, son abdomen rouge sang piqué de tâches d’un blanc très pur battait lentement. L’animal changea de main, s’enhardit jusqu’au poignet de la jeune femme qui frissonna en même temps que la main de Jonathan se refermait sur son épaule couverte de soie légère. Elle le regardait maintenant droit dans les yeux. Les siens dans la relative pénombre avaient foncé, on eût dit deux olives vertes luisantes d’huile et de désir mêlés. Le jeune homme, affolé, tiraillé entre crainte et avidité violente, ferma les yeux et se pencha jusqu’à toucher de ses lèvres le bout des siennes. Ils soupirèrent ensemble. Sur l’épaule droite de la jeune femme Geffrelin le gecko fixait de ses gros yeux globuleux l’araignée à l’arrêt juste devant ses pattes. Le temps passa sans que nul ne bouge. Au juste moment où ils allaient s’enlacer des bruits de ferraille et de galopade retentirent dans l’escalier. Jonathan bondit comme le diable qui s’agitait quelque part dans un autre monde et s’enfuit par une fenêtre. Au risque de tomber il descendit la tour, s’agrippant aux pierres saillantes puis les ténèbres l’avalèrent … Là-haut, Marie-Adèle se fâcha très fort quand son père et deux soldats déboulèrent. Au-dessus de leurs têtes Geffrelin était collé au plafond, La belle s’étalait, immobile, comme une tâche de sang frais sur les draps de lin.

L’été culminait. Ce jour, autour de la table du seigneur, les visages suants des convives rubiconds brillaient plus encore que les chandelles, Jonathan s’affairait au service. Au moment qu’il déposait quelques légumes devant la jeunette, elle le pinça un peu au passage et glissa dans la poche de son pantalon un billet sur lequel elle avait écrit « Partonz !!! ». Et lui qui ne savait pas lire tourna fiévreusement le mot plusieurs jours. Quelque temps après, dans une taverne du bourg le plus proche, il abreuva copieusement un ivrogne déjà passablement confit, mais fin lettré connu pour rimailler en secret au service d’un petit poète sans talent Jacobus Bistournus. A la quatrième pinte, il finit par lui crachouiller entre deux gorgées : « Partonz ».

Aux premières lueurs de l’aube la peur l’emporta sur les souvenirs de la nuit, Jonathan s’éclipsa en oubliant La Belle. Tout le jour il se cacha, laissa en plan broches, tourne-broches, volailles et s’enfuit la nuit suivante avec pour tout baluchon, deux chemises, deux chausses, un couteau et un gros pain. Dans sa chambre Marie-Adèle attendait. Geffrelin goba La Belle d’un coup.

1705. Trente ans déjà étaient passés. Du côté de Rennes, Jonathan prématurément vieilli par le travail subsistait chichement, toujours sur la route, à se louer dans les fermes, à servir à boire dans les tavernes, à crever de faim la plupart du temps, à dormir plus souvent dans les bois que sur une mauvaise paillasse.

Il faisait un froid à tuer un loup le matin de cet hiver là, il avait grelotté toute la nuit sous le fort vent glacial qui miaulait dans les arbres. Le ventre creux et les lèvres gercées, Jonathan se traînait sur un chemin défoncé durci par la gelée. Le prochain village lui serait peut-être favorable pensait-il, il aurait donné beaucoup pour un bol de lait chaud et une grande tartine de pain dur. La faim était si forte qu’il sentait la mie ramollie par le lait bouillant fondre dans sa bouche. Le bruit d’une troupe lancée au galop résonna derrière lui, sur la glace du chemin elle faisait un bruit de marteau sur l’enclume. Jonathan se retourna, une escouade escortant un riche carrosse fonça sur lui, les chevaux le frôlèrent, mais la dernière roue du lourd véhicule tiré par quatre chevaux écumants lui brisa les reins. Il tomba, déjà mort avant de toucher terre. Derrière les portières peintes aux armes du Duc de Bretagne, Marie-Adèle pestait en retenant à deux mains sa perruque poudrée, le Duc la regardait en riant, et leurs deux grands fils en culottes de soie se chamaillaient en face d’eux.

LE LONG DES NOIRS UNIVERS …

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La De en cavalcades.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Oui embrassés, en vrac, ébahis, innocents et pervers,

Nous allions étourdiment le long des noirs univers,

Braver les dieux, la bienséance, et les yeux clairs

Des aveugles repoussants qui disent des mots fades.

Quand nous voguions dans les limbes, les jades,

Les pierres bleues, d’ambre, noires, d’or ou de terre,

Comme des chevaliers chevauchant leurs guerrières,

Comme des amazones aux longs cheveux flottants,

Nous allions, à toute allure, à nous cingler les flancs.

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Dans les jardins de roses, au large d’Ispahan,

Dans les eaux chaudes, nageant avec les orques,

Les dauphins, les piranhas fous et baroques,

Les marlins, les marlous, au fond de l’Orénoque,

Vêtus d’atours d’azurs, dévorant les espaces,

Nous déchirions des mangues aux jus sucrés et doux,

Tu étais mon Yseult et j’étais ton époux,

Nos corps énamourés chantaient comme les cloches,

Les soirs et les matins brillaient comme des noces.

–—

Tu riais, je pleurais, éplorés ou l’inverse,

Sur nous les cieux pleuvaient de chaudes larmes en herses,

Les anges et les diables intimement mêlés

Chantaient des choeurs d’amour et nous buvions du lait.

Leurs notes rouges roulaient et nous désaltéraient,

Le ciel était plus bleu, tes yeux dévadoraient,

Mes mains n’arrêtaient plus de caresser tes blés,

Ta bouche me buvait comme jus d’ananas,

Jamais où nous passions, nous ne laissions de traces.

–—

C’est que l’amour est beau quand il est pur élan,

Quand la raison en berne laisse cours aux enfants

Qui rient et courent, ruant comme des chevaux fous

Sur les herbes vertes des landes illuminées.

Et les nuits enlacés au cœur chaud du brasier,

Enfoncé à la garde, je te veux déployée,

Caché au beau, lové entre tes orbes lisses,

Oui mélangés, heureux, innocents et pervers,

Nous allions en flânant le long des rires clairs …

SUR LA BRANCHE DROITE DE L’ÉTOILE.

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La nuit étoilée. V. Van Gogh.

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Sur la branche droite de l’étoile polaire le petit Prince conversait. Un humain qui serait opportunément passé par là n’aurait vu qu’un enfant soliloquant, pourtant la réunion était plutôt animée autour du sujet du jour « La pérégrination des âmes ». Toutes les grandes figures qui œuvrent à la bonne marche des mondes étaient rassemblées autour de l’enfant radieux. Tous ceux que les humains avaient révéré, ou adoraient depuis l’origine des temps, étaient là massés en foule bigarrée autour du blondinet translucide. En fait ils n’étaient qu’un, et seuls ces benêts d’humains croyaient, bon siècle mauvais siècle, à la multiplicité, et ces idiots de s’étriper au nom de Ahura Mazdâ, Thor, Quetzalcoatl et autres avatars !

L’heure était grave, tous s’interrogeaient. Sur terre les fourmis humaines, non contente de de battre entre elles comme des puces excitées sur les feuilles des rosiers, s’attaquaient maintenant aussi à Gaïa. Oui, d’un commun accord avec lui-même « Le Multiple en Un » avait fait sien ce nom. Un instant il avait hésité, le petit Prince lui préférait « La bleue comme une orange », mais l’avatar de deuxième rang avait eu beau insisté, plaidant la cause de la poésie source de paix et d’harmonie entre les homoncules, rien n’y fit et « Le multiple en Un » qui avait eu, mais peu de temps quand même, un faible pour la civilisation grecque, avait tranché pour Gaïa.

Mais quelle idée d’avoir créé, dans un moment d’ivresse mystique, cet essaim d’âmes innocentes, puis de l’avoir lancé, démuni de toute sagesse, dans les méandres sans fin du temps ! « Le M en U » avait cru qu’à se frotter à la dure vie sur terre, les jeunes âmes s’affineraient, accumuleraient les expériences, des plus atroces aux plus nobles, en tireraient les leçons, vies après vies, pour une fois venue la fin de la géhenne, accéder à l’immortelle sagesse. Alors « Le M en U » les absorberait pour en faire les guides de sa prochaine création.

Mais errare Deum est … Les nouveaux avatars travailleraient à suivre le chemin malaisé de la nouvelle fournée imaginée par « Le M en U ». Ainsi sur les voies impénétrables au commun des mortels, les humains devenus immortels poursuivraient l’Oeuvre Divine.

Tout cela aurait été bel et bien beau, mais … Oui il y a un mais, au fond du gouffre dense de l’incarnation les hommes peinaient à tirer les leçons de leurs ignominies, de leur férocité, de leur goût du pouvoir, et plus que tout, de leur absolue dévotion au veau d’or. Ils avaient beau inventer, église après église, dogme après dogme, repeindre au cours des millénaires « Le M en U » aux couleurs de leurs intérêts du moment, rien n’y faisait. Là haut dans les espaces infinis les Dieux en Un balançaient.

Les échanges allaient bon train entre de longs silences qui couvraient des siècles, parfois des millénaires. Ahura la lumière fulgurante brillait et chacune de ses paroles mangeait les ténèbres. L’éternelle lumière, transcendance des transcendances, voulait que l’humanité aille à son terme. Thor le colossal, à chacun des coups de son marteau géant, déclenchait de puissants éclairs qui faisaient trembler le cosmos et vaciller les planètes apeurées. Défenseur de l’humanité, il parlait d’exterminer les géants aux pieds d’argile érigés par les hommes corrompus. En un seul grondement de tonnerre il se faisait fort de remettre de l’ordre sur la planète bleue en déliquescence, et de renvoyer à la Matière Primordiale les irrécupérables. Quetzalcoatl l’enragé, ivre de pulque, grand dévoreur d’humains, agitait ses gigantesques plumes de serpent et hurlait jusqu’aux confins sidéraux, qu’il fallait d’urgence, d’un trait, un seul, exterminer cette engeance maudite. Le soleil lui même, ballotté par la force folle des agitations avatariennes crachait au travers des galaxies sidérées de longs tentacules de feu aveuglant, et nombre de galaxies effrayées se réfugièrent au fond des trous noirs. Le « M en U », l’omniscient, père de la création, se taisait.

Le minuscule Petit Prince, indifférent au vacarme, ce cillait pas. Au beau milieu du tumulte le fil d’argent de sa canne à pêche frémit, et le bouchon de pur diamant s’enfonça dans les ténèbres. Le silence s’installa quand il se mit à sourire de plaisir, puis à rire. Un gloussement délicat, un rire de perles, de pierres précieuses, de pétales plus chatoyants que des aurores boréales, un ruisselet de notes d’or et d’argent, d’orichalque et d’eau pure, cristallin à faire pleurer les anges, si beau que la musique des sphères, elle-même en oublia ses harmoniques !

Tout en bas, Elle et Lui, devenus Thibault et Wahiba, puis Foulques et Génevote, Ysoir et Béranger, Florentine et Zaca, accrochés au fil d’argent, muaient de peaux en peaux, lentement leurs âmes s’enrichissaient. Oui, ils étaient peu, très peu, perdus au sein de la multitude, qui, souffrances après souffrances, échecs après espoirs, inconscients de ce qui se jouait, s’évertuaient à surmonter les obstacles, attirés qu’ils étaient, comme de fragiles lucioles, par la promesse de l’amour rédempteur.

« Le M en U » l’omniprésent, la quintessence des quintessences, l’ultime recours, l’infiniment conscient, l’alfa et l’oméga, planait, plus léger que le plus fin duvet invisible, imprévisible, impénétrable et muet. L’enfant était l’Amour en Lui, fragile mais indestructible. Il ne regretta pas d’avoir appelé l’aviateur aux ailes brisées près de Lui. Non, foutre non !

Le petit prince ferma les yeux pour mieux y voir. Il s’élança comme un oiseau joueur au dessus des landes d’Écosse. Sur les hauts du vent hurlant le ciel était si bas que les nuages effilochés défloraient les bruyères. Les odeurs de sol mouillé, de tourbe et de suint de mouton lui parvenaient, et sur ses fins cheveux pâles l’air iodé de la mer proche accrochait des odeurs d’embruns. Et ses longs cils blanchissaient, s’alourdissaient sous le poids des petites bulles salées qui lui brouillaient la vue. L’air vif l’étourdissait un peu et il riait aux éclats. Oui l’enfant était joie, légèreté et amour tendre. Le jeu continua. Sous ses paupières il lui suffisait de dessiner d’autres paysages, alors il y était, tout simplement. Face à lui un vent de sable roulait sur les dunes, un vent orange venu de loin, qui surprenait tant le désert était jaune. L’enfant plongea, il aimait ça, raser les sols, épouser les surprises du relief. Il frôlait les amas de pierres grises, vert sombre, et même rouges, éparpillés sur l’immensité brûlante. Le soleil fouettait la terre et clouait toute vie au sol mais le petit s’en moquait comme de vêpres, il volait si vite et si près du sol qu’il laissait sur le sable des vagues régulières que les hommes ignorants attribuaient au vent. La tempête de sable l’enveloppa, les grains de silice le giflèrent, l’envahirent, mais cela ne le priva pas de vue pour autant, et il rit de plus belle quand un fennec caché derrière un rocher sursauta à son passage. Il s’arrêta net et plongea son nez dans la fourrure épaisse. L’odeur sauvage de la bête criant sa peur lui piqua les yeux. Il en pleura de plaisir.

Puis il vira et ses ailes diaphanes, invisibles aux yeux de chair, frémirent et chantèrent l’hymne des vies possibles, le ciel devint de jais brillant, les étoiles apparurent, radieuses à pleurer. Maintenant l’enfant planait aux confins des mondes connus, jouait avec les puits enténébrés qui relient les espaces et les temps. Le passé, le présent, l’à-venir ne faisaient plus qu’un. Le petit prince rayonnait, et de ses yeux d’émeraude pâle jaillissaient en longs jets de lumière intense les eaux translucides de l’amour. Et l’infini se révélait, et le « M en U » lui souriait. Les avatars se turent enfin.

Très loin de là, Elle et lui venaient de mourir, Wahiba pleurait, sans savoir pourquoi, Thibault qu’elle venait de poignarder, Béranger aux yeux crevés gisait dans la charrette, le sang de Zanca, sous les décombres de Venise, se mêlait à celui de Florentine. Les temps n’étaient pas encore venus …

Assis sur la branche droite de l’étoile, le petit prince fronça les sourcils puis sourit. Tout allait pour le mieux sur l’orange bleue, ça avançait bien. « M en U » devait être content, malgré les rugissements de ses avatars, Hollywodiens pour certains, Bollywodiens pour d’autres, sa création allait bon train. Enfin, vue de la branche droite …

L’OISEAU DE PARCHEMIN.

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L’oiseau de La De perd ses plumes.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Terriblement rigide l’oiseau de parchemin,

Violemment perfide sur les eaux immobiles.

Prudemment allongée sur un sofa timide,

Tristement elle songe aux temps anciens volés.

Rudement molestée, assassinée,flambée,

Patiemment elle pense, oublie le volubile,

Abominablement seule, la foule des chagrins,

Acharnement stérile et les regards humides,

Larmoiements en bataille et les poignets noués.

Allégrement s’en va, le tarmac est désert,

Bouleversement des sens, au pied la pyramide

Accroissement, les angles et tous les os brisés,

Si rudement conquise, le coeur en cantabile.

Au cambrement des reins pliés sous le fardeau,

Candidement elle chante un air en fa mineur,

Et bravement elle dit des mots hauts en couleur,

Sordidement la vie a tiré les rideaux.

Furieusement cinglée par les vents désirés,

Déchirement léger des soies encore sauvages,

Grésillement, la peau et les cris dentelés,

Glissement et soupirs, croisements et ravages.

Très gravement penchée sur le vélin du temps

Le crissement acide des pinceaux empalmés,

Les grognements grondés retenus si longtemps

Et les soupirs fugaces des colères embaumées.

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Fourmillement des sens, embrasement des peaux.

OUVRE TES YEUX …

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La Vision de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Ouvre tes yeux, si bleus,

Ferme mes yeux, si vieux.

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Pourquoi ne pas

Dire que je sais

Ce que tu ne sais

Pas, barbe à papa.

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Ouvre tes yeux sacre bleu,

Ferme mes yeux, tu veux ?

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Gratte mon dos

Baie d’Ajaccio,

Le pain tout chaud

Sommeille, crapaud.

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Ouvre grand les deux yeux,

Ferme mes yeux, tombent les cieux.

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Aube dorée

Tu t’es levée,

Quand épuisé,

Je vais tomber.

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Ouvre les yeux mon camaïeu,

Ferme mes yeux honteux.

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Croque la pomme,

Fume la gomme,

Jus délicieux,

Pauvre rogneux.

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Ouvre l’un, je ferme l’autre,

Ferme l’un, ouvre la porte.

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Volcan éteint,

Au creux de la main

Passent les trains,

Le cœur serein.

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Ouvre les yeux, le jour sableux

Crisse les yeux de mes adieux.

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Et ta beauté, île farcie,

Déserts d’Abyssinie,

Pauvre bel Arthur

Tout en fêlures.

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Ouvre les yeux, un pas de deux

Ferme mes yeux, casse les oeufs.

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Et tous les livres

Qui jouent du cuivre,

Nul ne m’enivre,

Comment survivre.

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Ouvre tes yeux, sourire radieux

Ferme mes yeux pas si joyeux.

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Au sommet du cratère,

Des courants frères,

Brûlent derrière

Les Condottières.

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Ouvre les deux, bondieu

Ferme mes yeux pardieu.

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Toutes les chipies,

Fond des gourbis,

Amours salies,

Tristes houris.

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Ouvre tes yeux sur ton azur

Ferme mes yeux sur ma blessure.

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Toutes les grenades

Des faubourgs de Bagdad,

Aux portes d’Islamabad,

Éclatent en myriades.

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Ouvre les yeux, cailloux soyeux

Ferme mes deux, pauvres pouilleux.

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Soleil triomphant,

Tu sonnes l’olifant,

Et tous les éléphants,

Désirs braillants.

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Ouvre les yeux, désirs foireux

Ferme les liens, chantent les gueux.

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Au fond de l’oeil,

Au bord du seuil,

Tremble l’orgueil,

Meurent les feuilles.

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Sur la mer de tes yeux, si bleus

Coulent mes yeux, boules de feu …

BUISSON CHARLES. MEURSAULT V.V 2013.

Meursault-Vieilles-Vignes-2010-Buisson-Charles

Mon premier « Buisson » depuis le millésime 2008.

En ce temps-là Patrick Essa était encore, mais de moins en moins, bien qu’encore très affûté – un sportif vigneron. Et là, en cet Avril 2013, froid et pluvieux, voici que je retrouve un vigneron sportif. Bien sûr le temps a passé pour lui et pour moi, mais je le soupçonne de s’adonner maintenant aux footing à quatre roues, nerveuses les roues, foutrement !

Ceci n’est pas que plaisanterie amicale, joyeux buveurs qui me lisez peut-être, car – il y a toujours un car tant qu’on n’est pas en Mai(s) – cet après-midi là donc, pendant que nous dégustions (Trois hommes dont un vigneron Bordelais qui redresse « La Voûte », un passionné de la Rive Droite et mézigue, et deux femmes, l’une humant en écrivant, et l’autre qui mine de rien ne perdait ni une goutte d’or, ni un mot, et qui a pour habitude de n’en penser pas moins), car donc, le truisme éculé qui veut que les vins ressemblent aux vignerons qui les accompagnent, à mon grand désespoir, moi qui pourfend d’ordinaire les lieux communs, je suis bien obligé d’avouer qu’encore une fois, ce jour-là, ce P ! de truisme à la c !, oui je le fessecon, m’a gentiment envoyé dans les cordes.

Bien. Et le vin dans tout ça ? Non, je ne vous ferai pas le coup du roi du pif qui détaille jusqu’aux ultimes fragrances des vins, j’éviterai aussi de me lancer dans une métaphore buccale suggestive à connotations gourmandes et féminines en vous listant les fruits divers et juteux qui se cachent derrière la rigueur des vins de Patrick, en découvrant comme il convient de le faire, que la particularité des terroirs qui portent les ceps dont proviennent les grappes mûres qui, judicieusement pressées, ont, après avoir traversé les affres des fermentations alcoolo-malolactiques et reposé aux flancs des rondeurs barriqueuses taillées dans les beaux bois de France et patati et patatraque, non !

Mais je vous le dis, comme je le pense, j’ai bu les vins d’un vigneron sportif que le temps a arrondi – certes un peu mais rien d’excessif dans les courbes élégantes de cet amoureux des vins et de la vie. Je vous dis plutôt que la race est là, que l’équilibre l’accompagne, que l’élégance n’est pas en reste dans les flacons qui ont rempli mon verre, que la relance et la fraîcheur sont parfaitement maîtrisées, que le sel a caressé mes lèvres, et que cet homme là a su mettre dans ses vins cette sensibilité, aussi discrète que subtile, qui l’habite, mieux et plus encore qu’il y a quelques années.

Et pour terminer, ce billet iconoclaste, vous assurer, à genoux devant la croix de la Romanée-Conti, que les vins que j’ai dégustés ce jour-là chantaient leur terre et les calcaires de son sous-sol. Peu disert le vigneron sportif, mais chacune de ses paroles était marquée du sceau de la réflexion, longuement menée au cours des ans. Le temps a fait son œuvre.

Enfin ceci dit, je suis bien certain qu’il n’a pas perdu son caractère de … qui le faisait jadis monter dans les tours, aussi haut que son splendide bolide d’aujourd’hui. Certaines lueurs dans ses yeux, subreptices, me l’ont confirmé.

FLORENTINE ET ZANCA.

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Le Lion de Saint Marc. A. Dürer 1494.

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Elle avait une jolie frimousse, des ongles sales, de petits yeux noirs, de ces yeux pointus au regard trop souvent perçant, glacial et méchant; mais chez elle il était étonnamment doux et confiant. Son visage au front bombé, à la bouche minuscule et charnue, rouge comme une burlat bien mûre, tout rond, un visage de porcelaine précieuse, un sourire de poupée ancienne. Mais une épaisse touffe de cheveux noirs bouclés l’auréolait comme une menace diffuse. Florentine était son nom. Elle seule savait la crasse sous ses ongles, alors la coquette, pour cacher la misère, recouvrait ses longues griffes de pigment rouge qu’elle volait dans les boutiques des broyeurs de couleurs. Giacomo Frataguzzi était l’un deux, il voyait bien le manège de la brunette, mais l’homme était brave et fermait les yeux …

Elle sortait à peine de l’enfance qu’elle n’avait pas eue. Une mère minée très jeune par la phtisie, toujours à fuir de bauges en taudis, à gagner trois sous à la force de son cul qu’elle avait large et capable d’accueillir plusieurs donateurs à la fois. Entre ses seins abondants, fermes jusqu’aux bouts bruns posés sur deux larges rustines pustuleuses, elle avait toujours su faire cracher au bassinet les imprudents rapiats qui croyaient avoir pu se soulager les génitoires à bon compte. Or donc une maîtresse femme qui ne s’en laissait pas compter. Ses errances continuelles laissaient Florentine tout à fait libre de grandir à sa guise. Alors elle courait toute la journée dans les ruelles étroites, dérobant un fruit par-ci, un bout de pain par-là, puis s’enfuyait en riant sur ses petites jambes nerveuses, sourde aux cris des commerçants qui la coursaient en vain. Dans l’encoignure d’une porte elle croquait le butin de ses rapines, l’œil aux aguets, prête à déguerpir à la moindre menace.

Dans la Cité de Saint Marc, riche et puissante, Florentine n’était qu’un petit chat noiraud, une pauvresse sans importance. L’eau courait sous les ponts de Venise charriant son lot d’immondices, et il n’était pas rare de voir dériver un cadavre d’animal ou d’homme parfois. Dans les ruelles on pouvait entendre les cris des hommes en lutte. A Venise, dès que le soleil prenait ses quartiers de nuit, dans les venelles étroites les fers prenaient l’air, des comptes se réglaient, des gens étaient assassinés pour d’obscures raisons. Les gondoles aux nez de rats, noirs et pointus, fendaient le courant de la marée montante. Florentine cherchait un abri, la pluie froide détrempait sa chemise rapiécée, les ponts étaient déserts, les hommes avaient quitté la ville en guerre. Francesco Bussone conduisait à la conquête des terres Lombardes une armée hétéroclite de mercenaires à la solde de la République de Saint Marc.

Elle se faufila par la porte entrebâillée d’une taverne enfumée de sa connaissance dans l’obscurité réconfortante de laquelle elle aimait à se réchauffer, elle se glissa entre les tables bondées autour desquelles des hommes, presque tous hors d’âge, taquinaient des prostituées déliquescentes et exténuées. L’unique pièce était sombre comme un cul de basse fosse, et les grosses bougies jaunes et coulantes, disséminées au hasard de la pièce, donnaient à la scène des allures infernales. Sur les murs sales les ombres des occupants dansaient comme des succubes en bacchanale. La jeune fille s’accroupit au coin de la cheminée, se frotta le ventre et les bras, secoua sa tignasse détrempée, et la chaleur du grand feu la réchauffa un peu. Près d’un des murs ruisselants, un jeune homme attablé la regardait à la dérobée. Florentine, habituée qu’elle était à se méfier d’un rien, s’en aperçut aussitôt. Grand, mince, le visage fin à la bouche large, aux lèvres minces surmontées d’un nez aigu, ses yeux pâles aux paupières lourdes laissaient filtrer au travers de cils sombres et recourbés un regard absent, rêveur, tourné sur lui-même. Des vêtements bleu nuit, informes, maculés et fripés, flottaient autour de son long corps maigre. Affalé sur son siège, ses jambes chaussées de hautes bottes fatiguées tressautaient par moment, la droite surtout tremblait continûment. Florentine lui trouva l’air fragile et inquiet. D’ordinaire distante avec tout ce qui était masculin, elle eut instinctivement envie de le protéger et se trouva troublée par ce qu’elle ressentait. Elle frissonna. Zanca fut surprit quand il croisa ces yeux brillants dans l’ombre. Au cœur de ces pupilles rétrécies les flammes de l’âtre se reflétaient, inquiétantes. Le regard de la petite ne cillait pas et la lumière vive de ses yeux de perles noires le transperça plus sûrement que la plus effilée des dagues. Il tressaillit et bredouilla dans sa barbe naissante qui lui faisait figure de lynx famélique. Le garçon était aux abois. Jusqu’à il y a peu il appartenait à la garde de Ermolao Donato le chef des Décemvirs. La mort récente de celui-ci le laissait sans le sou, et ses talents de spadassin sans scrupules ne lui rapportaient que misères. Juste avant que Florentine ne le cloue d’un regard à sa chaise, il se demandait comment quitter la taverne sans avoir à payer sa chope de mauvaise bière. Outre ce problème à résoudre, il surveillait fiévreusement, comme un animal poursuivi par la meute, à longueur de jour, se réveillant la nuit au moindre soupir sous le pont qui l’abritait, la moindre âme alentour. La garde de Donato était traquée, il le savait, et tous ses membres devaient disparaître.

Florentine observait les reflets mouvants qui se poursuivaient sur les murs de la taverne. Elle aimait, quand la vie lui donnait un peu de répit, regarder le monde. Les humains surtout, leurs dégaines, et ce qu’elle percevait d’eux confusément. Et l’étrange Zanca, qu’elle ne connaissait pas, contre toute prudence l’attirait. La petite, elle avait un peu plus de quinze ans mais ne le savait pas, se leva et s’en alla s’asseoir à la table du garçon qui baissa les yeux. A chaque fois qu’elle vivait une émotion particulière, Florentine sentait entre ses cuisses battre les flancs tremblants d’un cheval imaginaire, et l’odeur de la bête absente lui montait au nez. Face à Zanca, ce fut si fort que le cheval se cabra, ce qui la fit se redresser brutalement sur son siège et s’accrocher des deux mains au rebord de la table de bois brut. Le jeune homme sursauta, elle lui sourit simplement, les paupières du garçon s’affolèrent, il se recroquevilla un peu plus. Florentine y vit s’envoler un papillon et cela l’émut aux larmes. Sans se soucier de ce qui les entourait, la petite lui parla bien une heure sans presque s’arrêter, si ce n’est pour respirer. Le silence de Zanca ne la gênait pas, elle voyait bien à son regard qu’il l’écoutait vraiment, et la ride profonde qui marquait son front trahissait son intérêt. Par moments sa bouche frémissait, ses yeux se voilaient. Alors il se reprenait, redevenait méfiant pendant qu’il balayait du regard la pièce entière. Puis il revenait vers elle, se contentant de pencher un peu la tête pour surveiller discrètement la porte du bouge. La jouvencelle, de sa voix étrangement grave lui racontait Venise, ses chapardages, sa vie de bourlingue, ses petites joies et ses petits secrets. Elle gloussait par moment quand son histoire devenait triste, et son rire de mésange charbonnière, fait de trilles aiguës, mettait au plafond enfumé de la pièce de grand lavis de ciel bleu. Zanca oublia ses peurs et s’esclaffa à plusieurs reprises quand elle lui confia, en chuchotant presque, comment elle dépouillait prestement de leurs bourses trop lourdes ceux qui la laissaient s’approcher. Plus la foule était dense, plus les badauds au marché se marchaient sur les chausses, meilleure était la récolte !

La température montait dans la taverne, le feu ronflait et les boissons accentuaient la chaleur. Les esprits s’échauffaient, les rires allaient crescendo, les gaupes à demi renversées sur les tables étalaient leurs charmes fatigués sous les canailles avinées qui plantaient leurs chicots dans les chairs écroulées. Ça sentait l’aigre et le gibier faisandé. La porte s’ouvrit sous la poussée de gens d’armes bruyants aux épées d’acier luisant. Zanca se laissa tomber sous la table, Florentine se retourna et jeta à la face des soudards une bordée de quolibets bien sentis. Les rires fusèrent, qui décontenancèrent un instant la troupe, plus habituée aux réactions de peur qu’aux moqueries d’une enfant. La gamine, coutumière des fuites en catastrophe, prit le garçon par la main et l’entraîna vers une fenêtre ouverte à l’opposé de l’entrée. Ils bondirent dans la rue, vifs comme deux chats en chasse, et se mirent à courir de toutes leurs jambes dans la ruelle sombre qui descendait vers le canal. Florentine filait en riant, et Zanca, gêné par la flamberge qui battait sur son flanc, serrait les dents et peinait à soutenir la cadence. Le garçon glissait sur le sol humide tandis que les pieds nus de la pucelle faisaient merveille, évitant les obstacles du sol inégal, dérapant en souplesse dans les virages serrés. Bientôt il ne sut plus où il se trouvait, mais Florentine qui connaissait Venise comme sa poche multipliait les changements de direction, quittait les rues fréquentées pour des passages étroits et déserts dont les murs des hautes maisons qui les bordaient étaient presque à se toucher. S’ils avaient pu lever la tête, ils auraient eu peine à voir ne serait-ce qu’une des étoiles scintillantes qui constellaient le puits sans fond de la nuit Vénitienne. Bientôt les bruits cliquetants de leurs poursuivants s’estompèrent et le silence s’installa. Zanca à bout de souffle s’affala contre un mur, la jouvencelle, nullement éprouvée se laissa glisser contre sa poitrine. Il l’entoura de son bras, spontanément. Stupéfié par son audace il se dégagea aussitôt, mais la jeune fille se blottit plus encore. Il sourit dans l’obscurité. Le parfum musqué des cheveux l’entourait, il respira doucement et cela le ravit. Son souffle se calma, son corps aux muscles durcis par l’effort se détendit, il était bien, et se mit à espérer que cette quiétude odorante durerait infiniment. Le babillage de Florentine l’émouvait, elle lui posait mille questions auxquelles il n’avait pas le temps de répondre. La tête lui tourna quand deux lèvres humides et douces butinèrent sa joue. Sous ses paupières closes, un vol de colibris s’égaya.

Le sommeil les gagnait, ils respiraient en cadence, ils avaient chaud. On aurait cru deux oisillons blottis l’un contre l’autre dans un nid de plumes douillettes alors qu’ils reposaient sur le sol boueux d’une venelle crasseuse. Soudainement un bruit sourd venu d’en dessous de nulle part les fit sursauter, une tuile s’écrasa à côté d’eux, puis une seconde, puis plusieurs à la fois. Très vite des éclats d’argile dure les griffèrent ou crépitèrent sur les murs. En cette nuit de 1451 la terre tremblait violemment et Venise vacillait. Puis une pluie de pierres folles, de plus en plus lourdes, arrachées aux murs branlants des maisons, une pluie de caillasses, une pluie tueuse, s’abattit sur eux. Les deux jeunes gens terrorisés ne comprenaient pas ce qui se passait, les yeux levés ils voyaient trembler les étoiles, c’était comme si le ciel s’effondrait, comme s’il se désintégrait, et des pans entiers de la voûte céleste, noirs comme la peste, s’écroulaient sur la ville. Une tuile tranchante heurta le crâne de Florentine, le sang gicla et lui brouilla la vue, elle s’écroula à demi inconsciente. Zanca se jeta sur elle, la terreur l’avait gagné, ce qui advenait dépassait son entendement, mais dans un réflexe qu’il ne réfléchît pas il protégea de son long corps maladroit la petite blessée. Et se mit à pleurer.

La terre trembla à nouveau, plus longuement cette fois, la pluie de gravats s’intensifia, ça tombait de tous côtés, le garçon sentit jusqu’au plus profond de ses os la terrible rage des éléments, il s’allongea plus encore sur le corps de la jouvencelle inconsciente, et lui qui avait toujours détesté les croyants, leurs bondieuseries et les fastes insolents de l’église toute puissante, se mit à prier comme le dernier des pleutres. L’amour le submergeait, il promit à Dieu, à cette puissance voilée qui hurlait sa rage à la face des hommes en cette nuit de terreur, d’endurer les plus atroces supplices, il jura de jeûner aux pieds de Saint Marc, à laisser fondre jusqu’à ses os s’il l’exigeait. Mais Dieu demeurait sourd, inflexible et cruel, la terre en folie voulait exterminer cette race maudite, Dieu n’avait plus foi en l’homme.

Les hauts murs surplombant le couple enlacé qui ne faisait plus qu’un seul corps cédèrent d’un coup et s’écroulèrent lourdement autour des amants qui ne le seraient jamais. Et Zanca crut au miracle, Dieu les épargnait ! Mais la dernière pierre, plus lourde que la Marangona du campanile de Saint Marc, juste après que le silence fut revenu, écrabouilla les têtes fragiles des deux enfants. Dans Venise apaisée, seuls les cris des blessés épargnés par la fureur des cieux résonnaient encore.

Bien à l’abri dans les caves de son fastueux palais, Franceso Foscari, pensif, se resservit un verre de ce succulent vin de Vénétie qu’il affectionnait tant. Ses armées finiraient bientôt, une fois la terre calmée, par venir à bout de ces Lombards détestés. Dans la pièce d’à côté, les premiers bubons de la peste noire rongeait déjà les enfants du Doge …

LES LARMES DE TON ÂGE …

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Sous l’oeil de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Tu es l’ailleurs

Qui glisse

Entre mes doigts,

Le sable

Que nul ne retient,

L’eau qui tue

Par son absence,

Le vent

Qui balaie

Les feuilles rousses

Et dépouille

Les arbres…

—–

La lame

Qui déchire

Mon flanc.

Arrache moi

A la mort

Qui guette,

Souris moi

Au soleil

Levant,

Petite âme,

Jolie flamme,

Tu me desquames,

Et me laisse

A la rame

Trop longtemps …

—–

Chevalier noir

Du désespoir.

Tes poires …

—–

Sur le sable blanc

Qui borde la plage,

Je m’allongerai,

Sur le banc

Qui luit au large,

J’irai m’étendre.

Et j’attendrai

Que la lune

Soit pleine

Pour la mordre

A pleine dents,

Soleil

Sanglant …

—–

Je marquerai

Au rouge

Ta peau pâle,

Au fer brûlant

Tes seins

Opalins

Et mes doigts

Curieux

S’égareront

Sous ton jupon.

A ta menthe poivrée

Je m’enivrerai …

—–

Épée noire,

Bouclier blanc,

Fourreau gluant …

—–

Et tu ne voudras pas,

T’agiteras,

Te rebelleras,

Me cracheras

Au visage,

Les larmes

De ton âge,

Me grifferas,

A me tirer

Des perles

De purin,

Jusqu’à ce que,

Je meure

Du mien …

—–

Goule,

Ma houle,

Tu roules …

—–

Arracher ta cuirasse,

Jeter au feu,

Ton bouclier,

Extirper

De ton cœur,

A pleine bouche

Vorace,

A me briser

Les dents,

Tout ce qui

L’étouffe

Et me bouffe

La rate

Au court-bouillon

Mon raton …

—–

Oeil du diable,

Tes tours pendables,

A cheval sur mon râble …

—–

M’enflamme,

Me brûle

Ou me glace,

Selon que souffle

Sirocco

Ou Noroît.

De proche

En loin,

Mon coeur,

En quartiers,

Se prend

Pour la lune

Qui monte

Ou décroît …

—–

Trémousse moi,

Dans ton détroit,

Engloutis moi …

—–

Ma gaulée,

Au sourire

Gaulois,

Qui me laisse

Pantois,

Mais droit

Comme un « I »,

Au fond

De mon lit,

Jusqu’au jour,

Où,

Ce sera

Lou-garou

Et Lilou.

Je me garde

Debout …

DES BOUQUETS NOIRS.

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La Zig De Zag.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Foutu comme l’as de pique

Visage de porc-épic

Une vraie tête de zig-zag

Des yeux comme des aimants

Et ce regard très vague

Qui n’est pas très perçant.

—–

Le soleil a fondu

La pluie s’est abattue

Chaque fois qu’il est sorti

Les rues se sont vidées

Le monde s’est aplati

Les enfants ont pleuré.

—–

Crois-tu que j’ai hurlé

Ameuté le quartier ?

Non je lui ai souri

Pauvre femme ou bel homme ?

Qui avait l’air transi

Me prends pas pour une pomme.

—–

Dites bonnes gens charmants

Armés de vos tridents

Vous devriez plutôt

Allez il est grand temps

Faire la bête à deux dos

Et vous limer les dents.

—-

Personne ne comprend rien

A ma petite chanson

Seuls les chats et les chiens

Ronronnent à l’unisson

Moi même je me demande

Si je m’appelle Cassandre ?

—–

Le soleil s’est couché

Puis il s’est relevé

Quand on ne le voit plus

C’est pas qu’il est perdu

C’est qu’il laisse la lune

Montrer son trou du cul.

—–

Une histoire sans morale

Je préfère avoir mal

Plutôt que de baver

Mieux vaut loin s’en aller

Cueillir des bouquets noirs

Sous les soies des peignoirs.

ZOULOU, MÊME SI …

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L’étrange papillon de La De.

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—–

Je suis,

Le reître

De tes Seins,

Qui se dressent

Pour moi.

Les fruits,

Du roi.

Au claquement

Humide,

Torride,

Languide,

Turgide,

Du lingam,

Si fort,

Métaphore

De mon doigt …

—–

Je suis,

L’ami,

Le frère,

Dans la ouate

De la natte

Qui pleure,

Langue rose,

Qu’enfle

La soif,

Velours

Tressé,

Dos courbé,

Et qui

Miaule,

Bouche

Édentée,

Pour son lait …

—–

Je suis

L’entomologiste,

Hermès,

Trismégiste,

Qui te cloue,

Papillon

D’émeraude

Taillée.

Couteau

Gluant,

Au lit

Qui tremble

Sous tes reins,

Te plante,

Ma lente,

Toi qui

Poudres

Mes yeux

Qui plongent

Dans les tiens.

Viens …

—–

Je suis.

Celui qui

Hume

Dans le vent

Le parfum doux,

Mon ange

Bleu,

Qui enlace

Tes cheveux.

Partout,

Zoulou,

Tes brumes

Me parfument

Tu es, ma Lou,

Mon enclume,

Ma prune,

Pas brune

Pour un sou,

Partout …

—–

Je suis

La ceinture

De chair

Qui enserre

Tes flancs

Qui dansent

Au rythme

Fou,

Ma bayadère,

De tes délires

Brûlants.

Sanglant

Je meurs,

Pur beurre,

Me noie,

Suis

La proie

De tes doigts.

Ta bouche

Me mouche,

Je louche …

—–

Je suis

Puni,

Meurtri,

Flapi,

Groggy,

Zoulou,

Chou,

Caillou,

Mes reins,

Lombaires,

Tu es ma chair,

Mon air,

Ma vie …

—–

Ma palette est large

Et mon pinceau

Furieux!

—-

Alors,

La sève

Brûlante,

Perdue,

Cherche

Ta vasque

Accueillante,

Étroite,

Serrée,

Pour dépôt

De bilan.

Jus de gland,

Miel d’amour,

Intérêts

Payés,

Rubis

Sur toi.

Délivre moi …

—–

A l’écrire,

Je sens l’émoi

Monter en moi,

Se concentrer

Au bout de la tige

Qui larmoie,

Déjà …

—–

Au fond du jardin,

Ma dolente,

Pantelante,

Sous l’arbre à fruits

Qui bruisse

Sous le zéphyr,

Au puits,

J’irai croquer

La cerise rose

De ton désir …

—–

Pierres

Concassées,

Concupiscence

Exacerbée.

Marteau broyeur

De ton cœur.