JONATHAN ET MARIE-ADÉLE.

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Jonathan était tombé en vie aux confins des Marches de Bretagne. Dans une famille de serfs misérables. Son enfance n’avait été que travaux à la ferme – quelques arpents truffés de granit que Tudin son père décoffra sa vie durant à se rompre le dos – et sur la terre chiche noyée par les eaux froides que le ciel déversait à grands baquets, ne poussaient que poignées de légumes rachitiques, cela calmait à peine la faim récurrente de la couvée de maigriots que sa femme avait enfantés. C’est pourquoi Jonathan trima très tôt. Bien qu’il ne soit pas bête, et plutôt curieux des choses de la nature, il ne savait, pour sûr, ni lire ni écrire. A l’âge de six ans, il fut promu gardien de cochons. Une petite bande ridicule et bruyante qu’il lui fallût, du haut de sa petite taille, apprendre tout seul à dominer. Il baptisa l’énorme verrat Hermeland, un mastoc noiraud tacheté de blanc, et les deux truies – l’une était à demi albinos et l’autre incertaine – que le mâle rudoyait et mordait à chaque fois qu’il les honorait, furent affublées des doux noms de Célestine et Grisouille.

L’enfant passait ses journées, de l’aube à la nuit, à courir dans la lande. Le jour, il disputait aux bestiaux les racines dont ils se nourrissaient en croquant un quignon de pain de seigle rassis aussi dur que noir. A la nuit quand il avait rentré les bêtes, il avalait un brouet d’eau tiède agrémenté de rares feuilles de blettes, et s’écroulait, exténué, sur une paillasse crasseuse. Les porcs, qui logeaient dans la même salle de terre battue que la famille, lui tenaient lieu de chaufferettes. Jonathan connaissait tout des champs, des landes et des bois alentours, il n’avait pas son pareil pour observer la faune, il répondait aux oiseaux qu’il imitait à merveille. Couchés dans la clairière les porcs se taisaient, attendant qu’il veuille bien les ramener au bercail.

Mais ses véritables amours étaient les araignées. Jonathan passait des heures à les observer, et le spectacle des longues pattes courantes, élégantes et fragiles, le long des fils de soie perlés de gouttelettes d’eau translucides qui brillaient comme des opales au soleil levant, ou scintillaient comme mille astres rougeoyants sous les derniers rayons du couchant, lui mettait les larmes aux yeux. Les aranéides couraient sur ses mains, se glissaient sous sa blouse grossière, réapparaissaient le long de son cou, et l’enfant chatouillé, gloussait de plaisir. Sa préférée était une épeire, grasse, à l’abdomen distendu, qu’il surnomma « La belle ». Il battit quelques défenses autour de sa grande toile aux rayons parfaits, cachée au creux d’un épais bosquet, et chaque jour il lui offrait des insectes vivants qu’il capturait dans les hautes herbes. Quand elle n’était pas là, il murmurait son nom et la capricieuse le faisait un peu languir avant d’apparaître, superbe, au centre de sa toile. Alors il la regardait danser, elle attendait sa pitance, son gros corps rouge ocellé de blanc pur tressautait sur ses pattes griffues, et l’enfant croyait parfois voir luire une lueur de joie complice dans l’une de ses quatre paires d’yeux. Ce fut plus tard le dernier jour de la vie de sa belle amie qu’il connut son véritable nom : L’épeire Diadème. Mais il n’eut pas le temps de le lui susurrer à l’oreille en la caressant sous le ventre, comme il prenait plaisir à le faire quand elle venait se mettre en boule au creux de sa main.

Un matin, peu après ses quinze ans, Guillaume Raoul de La Guibourgère, bas-breton seigneur des lieux, escorté d’une escouade d’argousins aux mines inquiétantes, déboucha de la forêt proche et stoppa net sa monture au ras de la masure. Le père ôta son bonnet noir et mit genou à terre. Guillaume désigna d’un geste vague Jonathan debout dans l’embrasure de la porte. Le jeune homme avait bien forci malgré les privations, et les travaux de la terre en avait fait un homme râblé à la charpente épaisse et musculeuse. Il était grand pour l’époque et frisait bien les six toises. Entre ses mains noueuses il tenait un béret informe, et sa tignasse brune, drue et rebelle, lui couvrait à demi les yeux noisette et miel. Sans être beau son visage était régulier, et ses traits bien proportionnés étaient assez plaisants. Tudin se releva et pria le seigneur de lui laisser son fils, c’était l’aîné, sa femme était morte à sa douzième couche, les trois filles étaient trop jeunes pour lui donner main aux champs, et le puîné de la dernière n’avait pas huit ans ! Mais Guillaume fut inflexible, Jonathan fut jeté en travers d’un cheval, et la troupe s’en fut à grande allure. Quelques années plus tard, en 1675, Tudin se joignit sans hésiter à la révolte des bonnets rouges qui secoua durement la basse Bretagne, mais Louis XIV, par la main du Duc de Chaulnes, mata la rébellion et Tudin fut pendu avec d’autres à la branche d’un noyer, à quelques coudées de Carhaix. La ferme fut brûlée et les enfants passés par le fil. L’aîné n’en sut jamais rien.

Au château, Jonathan faisait le gâte-sauce, arrosant au feu des braises ardentes les gibiers odorants et juteux qui rôtissaient à la broche, et sa nouvelle situation lui plut très vite. Il oublia Hermeland, Célestine et Grisouille, la bêche, la houe et la serpe tout autant. C’est qu’au repas du soir, il aidait au service, et portait poulardes et gibiers des bois jusqu’à la noble tablée. Le seigneur, sa famille et ses hôtes de passage, ripaillaient férocement, ça se goinfrait, ça pétait, ça rotait à Dieu vat, les bûches de bois sec crépitaient dans la grande cheminée, il faisait bon et ça braillait pour un rien. La lumière chaude des candélabres disposés sur les tables, et les torches accrochées aux murs de la grande salle accentuaient les ombres et découpaient de grands puits de mercure en fusion dont la clarté aiguë éclaboussait les convives. A l’abri de l’ombre Jonathan observait la scène, et comme tous les soirs son regard finissait, énamouré, sur Marie-Adèle la benjamine du seigneur, dont il dévorait le minois jusqu’à pouvoir le garder de nuit au revers de ses paupières. Elle était aussi dorée qu’il était noir de cheveux, aussi pâle de peau qu’il était mat. Il aimait plus que tout le lacis de veines bleues et fragiles qui couraient sur sa gorge. La jouvencelle était taille moyenne, cambrée comme un roseau sous le vent, plutôt rondelette malgré ses attaches délicates, ses iris couleur de lac au printemps tournaient à la malachite quand le ciel se couvrait, et si ce n’était le tic régulier qui relevait la commissure gauche de ses lèvres, elle aurait eu la grâce d’une vierge de Carlo Dolci. Elle ne disait mot, soupait et quittait l’assemblée d’un air parfaitement froid. Cette espèce absence apparente proche du détachement cachait un tempérament vif. On la croyait hautaine, elle était volcan au repos.

Dans les allées du jardin à moitié sauvage qui descendait à la rivière, Jonathan croisait souvent Marie-Adèle. Elle se promenait en compagnie de ses chiens, le regard perdu au-dessus de la cime des grands ormes qui bordaient les limites des terres. Les molosses frétillaient bien avant que le garçon n’apparût sur les allées, et dès qu’il était à vue ils couraient vers lui en jappant. Lui les calmait d’une caresse rapide, et profitait de l’occasion pour approcher la jeune fille. Au bout de quelques temps elle se mit à lui sourire. Furtivement d’abord, timidement ensuite, puis le temps passant et l’habitude de la rencontre s’installant, elle prit confiance et lui sourit franchement. Un de ces matins de juin ou le printemps passe à l’été, le ciel était d’azur, l’air était déjà chaud, les chiens l’avaient débusqué, Jonathan s’approcha de la jeunette et lui montra craintivement La Belle recroquevillée au creux de sa paume, prêt à la refermer si elle manifestait la moindre peur. Mais Marie-Adèle ne cilla pas, au contraire, elle porta la main à sa bouche et rit un peu en avançant un doigt jusqu’à presque toucher l’araignée. Puis elle lui parla de Geffrelin, son gecko apprivoisé qui courait au plafond de sa chambre. Elle le nourrissait de mouches et l’animal les croquait dans sa main. Autour des deux confidents les chiens faisaient une ronde joyeuse. Leurs rencontres quasi journalières se firent de plus en plus longues. Trop, au goût de Guillaume, qui pria sa fille de mieux tenir son rang. Alors ils se croisèrent un peu moins, plus au secret, dans les chemins éloignés protégés par les bosquets feuillus. Marie-Adèle qui ne s’endormait plus sans penser au garçon, lui proposa de venir jusqu’à elle, un soir, visiter son gecko. Jonathan que la vigueur de l’âge tenait éveillé jusqu’à tard, et qui revivait peu chastement les moments passés avec la jeune fille, hocha la tête comme un benêt sans pouvoir dire un mot.

Jonathan avait pris du grade et secondait maintenant le rôtisseur en chef du château. A ce titre il était chargé de choisir et d’acheminer la volaille jusqu’en cuisine ce qui lui donnait entière liberté d’aller et venir à son gré. Il mourait d’envie de se glisser un soir jusque dans les hauteurs du château où logeait le jeune fille. Mais la crainte du seigneur…

Ces moments, devenus quotidiens, passés dans le parc, alimentaient les choux gras des commères et de la valetaille, jusqu’au jour où les ragots sonnèrent aux oreilles du seigneur et maître. Jonathan fut très vertement tancé et sommé de rester à sa place. Mais l’attrait que Marie-Adèle exerçait sur lui était si fort, et la jouvencelle riait si innocemment de la situation, que le désir de grimper là-haut chez elle devenait … impérieux. Ils ne se voyaient plus guère, en souffraient, se contentaient de regards furtifs et de sourires ébauchés pendant le service du soir.

Minuit avait sonné depuis belle lurette. Jonathan aux pieds nus gravissait les marches de la tour, s’arrêtant toutes les minutes, épiant le moindre bruit, mais la nuit sans lune était d’encre noire, le château ne respirait plus, même les chats boudaient les souris. A bout de souffle il s’assit un instant sur la pierre froide, sa peur était si vive qu’il en oubliait de respirer. Dans sa main droite La Belle le chatouilla et cette vie minuscule lui redonna courage. La porte s’ouvrit, à peine l’eut-il grattée du bout d’un ongle. La silhouette de Marie-Adèle se découpait dans l’embrasure. Derrière elle la lumière des chandelles brasillait dans ses cheveux dénoués. Elle lui tendit la main. Ils s’assirent face à face sur le bord du lit, sous un plafond de lourd brocard rouge sombre damassé de fleurs en fils d’argent. La Belle faisait la boule dans la paume du jeune homme, la jeune fille la caressa doucement et l’araignée se déploya, son abdomen rouge sang piqué de tâches d’un blanc très pur battait lentement. L’animal changea de main, s’enhardit jusqu’au poignet de la jeune femme qui frissonna en même temps que la main de Jonathan se refermait sur son épaule couverte de soie légère. Elle le regardait maintenant droit dans les yeux. Les siens dans la relative pénombre avaient foncé, on eût dit deux olives vertes luisantes d’huile et de désir mêlés. Le jeune homme, affolé, tiraillé entre crainte et avidité violente, ferma les yeux et se pencha jusqu’à toucher de ses lèvres le bout des siennes. Ils soupirèrent ensemble. Sur l’épaule droite de la jeune femme Geffrelin le gecko fixait de ses gros yeux globuleux l’araignée à l’arrêt juste devant ses pattes. Le temps passa sans que nul ne bouge. Au juste moment où ils allaient s’enlacer des bruits de ferraille et de galopade retentirent dans l’escalier. Jonathan bondit comme le diable qui s’agitait quelque part dans un autre monde et s’enfuit par une fenêtre. Au risque de tomber il descendit la tour, s’agrippant aux pierres saillantes puis les ténèbres l’avalèrent … Là-haut, Marie-Adèle se fâcha très fort quand son père et deux soldats déboulèrent. Au-dessus de leurs têtes Geffrelin était collé au plafond, La belle s’étalait, immobile, comme une tâche de sang frais sur les draps de lin.

L’été culminait. Ce jour, autour de la table du seigneur, les visages suants des convives rubiconds brillaient plus encore que les chandelles, Jonathan s’affairait au service. Au moment qu’il déposait quelques légumes devant la jeunette, elle le pinça un peu au passage et glissa dans la poche de son pantalon un billet sur lequel elle avait écrit « Partonz !!! ». Et lui qui ne savait pas lire tourna fiévreusement le mot plusieurs jours. Quelque temps après, dans une taverne du bourg le plus proche, il abreuva copieusement un ivrogne déjà passablement confit, mais fin lettré connu pour rimailler en secret au service d’un petit poète sans talent Jacobus Bistournus. A la quatrième pinte, il finit par lui crachouiller entre deux gorgées : « Partonz ».

Aux premières lueurs de l’aube la peur l’emporta sur les souvenirs de la nuit, Jonathan s’éclipsa en oubliant La Belle. Tout le jour il se cacha, laissa en plan broches, tourne-broches, volailles et s’enfuit la nuit suivante avec pour tout baluchon, deux chemises, deux chausses, un couteau et un gros pain. Dans sa chambre Marie-Adèle attendait. Geffrelin goba La Belle d’un coup.

1705. Trente ans déjà étaient passés. Du côté de Rennes, Jonathan prématurément vieilli par le travail subsistait chichement, toujours sur la route, à se louer dans les fermes, à servir à boire dans les tavernes, à crever de faim la plupart du temps, à dormir plus souvent dans les bois que sur une mauvaise paillasse.

Il faisait un froid à tuer un loup le matin de cet hiver là, il avait grelotté toute la nuit sous le fort vent glacial qui miaulait dans les arbres. Le ventre creux et les lèvres gercées, Jonathan se traînait sur un chemin défoncé durci par la gelée. Le prochain village lui serait peut-être favorable pensait-il, il aurait donné beaucoup pour un bol de lait chaud et une grande tartine de pain dur. La faim était si forte qu’il sentait la mie ramollie par le lait bouillant fondre dans sa bouche. Le bruit d’une troupe lancée au galop résonna derrière lui, sur la glace du chemin elle faisait un bruit de marteau sur l’enclume. Jonathan se retourna, une escouade escortant un riche carrosse fonça sur lui, les chevaux le frôlèrent, mais la dernière roue du lourd véhicule tiré par quatre chevaux écumants lui brisa les reins. Il tomba, déjà mort avant de toucher terre. Derrière les portières peintes aux armes du Duc de Bretagne, Marie-Adèle pestait en retenant à deux mains sa perruque poudrée, le Duc la regardait en riant, et leurs deux grands fils en culottes de soie se chamaillaient en face d’eux.

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