Littinéraires viniques

JACQUES ET GRAZIELLA.

82036859_o

Marialis.

—–

Accoudé au bar, il buvait distraitement un Perrier rondelle. Du bout de la cuillère il écrasait le citron, ça le faisait sourire. Il sirotait à petites gorgées piquantes qui le rafraichissaient. Il aimait l’atmosphère feutrée, la lumière douce du lieu surtout. Les gens passaient comme des ombres qu’il ne voyait pas. L’eau glacée éclatait dans sa bouche fatiguée, giclait sur ses gencives, fuyait entre ses dents, lui agaçait la pointe de la langue. C’était un rituel. Tous les soirs, il préparait la douche salvatrice à venir, en buvant cette eau bullée, pour se purifier la bouche. Comme un préalable.

Et il se souvenait. Tous les soirs il se souvenait de cette malédiction qui l’avait écrasé dès son plus jeune âge. Un parfum délicat ou lourd, une odeur, même désagréable, du moment qu’elle venait d’une femme, le vent léger qui fait voler les jupes, la courbe d’une nuque, un regard entraperçu, une silhouette croisée, cela suffisait, pour que le sang chaud envahisse et gonfle son sexe. Jusqu’à la douleur. Puis il était submergé par une vague incoercible, un désir brutal, immédiat, sans objet précis. Il fallait qu’il fasse tomber la tension. Question d’urgence, comme si sa vie en dépendait. Il n’avait jamais su pourquoi. Alors tous les soirs, au sortir du haras, accoudé au bar, il tombait dans une mélancolie douce. Il sourit à nouveau, un sourire intérieur, amer comme le zeste du citron qu’il continuait à maltraiter sous sa cuillère d’inox, au manche un peu tordu maintenant.

Toutes ces heures, cloîtré dans sa chambre d’ado, à calmer ses angoisses sans nom à la seule force du poignet. Au sang. Pour un peu de répit. Somnoler, paupières rougies, closes, regard verrouillé, lèvres serrées, front souffrant. S’intéresser un peu au monde, jusqu’à ce qu’une nouvelle image lui traverse l’esprit. Sa mère, à l’autre bout de la maison, qui hurle depuis dix minutes. A table Jacques, à table, bordel ! Alors il courait avaler, sans presque mâcher, de quoi retrouver des forces. Un matin qu’il déjeunait goulûment, la vue de sa mère, les deux mains plongées dans une vaisselle grasse lui mit le ventre en ébullition. Il quitta la maison le lendemain, un sac à moitié vide sur le dos. Il venait d’avoir dix sept ans. En paraissait au moins huit de plus.

Jacques grattait la guitare assez joliment. Pendant un temps il erra de foyers d’hébergement en squats glauques. Le soir il écumait les cafés, assis à même le sol, il jouait comme il pouvait les bluettes à la mode. Les passants, que sa gueule d’ange triste émouvait, lui jetaient des pièces. Ses rengaines plaisaient aux filles un peu paumées, ses yeux clairs cernés de noir, enfoncés dans leurs orbites, lourds des fatigues accumulées, les attiraient, étonnées qu’elles étaient par ces iris bleu azur cerclés d’un fin liseré d’argent, qui lui donnaient un regard profond et mystérieux. Son teint pâle, son allure robuste et ses longs cheveux blonds épais faisaient le reste. Alors il puisait dans ce cheptel qui s’offrait, les plus affriolantes, et calmait, accroché à leurs flancs consentants, ses ardeurs récurrentes.

Le soir de Noël 1970, il ne fêta pas ses dix neuf ans. Le temps était très froid et ses doigts gourds souffraient sur le manche de sa guitare. Peu de monde dans les rues, peu de pièces glanées. La neige se mit à tomber. Deux jolis genoux, gainés de soie noire, s’arrondirent devant lui. Il leva un peu la tête. Une jeune femme aux yeux gris aimables lui souriait entre deux fossettes qui creusaient ses joues roses et rondes. Deux pommes d’api. Jacques les croqua toute la nuit. La fille était gourmande, pour la première fois de sa courte vie, il se retrouva à court d’énergie.

L’aube, qui pointait au-dessus des habitations, se faufila lentement dans la chambre. Le ciel passa du gris intense au blanc laiteux. Puis la lueur naissante s’intensifia sensiblement, glissa sur les toits d’ardoise jusqu’à les faire étinceler. La lumière réverbérée, décuplée, rebondissait de fenêtre en fenêtre. Quand elle perça les vitres de l’alcôve, une rivière dorée inonda le lit, Jacques se réveilla. Son regard accrocha un cœur rose brodé sur canevas clair, exposé sous un grand cadre à large bord, l’œuvre recouvrait un bon quart du mur qui lui faisait face. Il lui sembla que le cœur de gros fils entrelacés fondait sous les rayons opalescents du soleil levant. Il se leva. La pièce était grande, il n’avait jamais vu un tel espace d’un seul tenant. Le lit king size paraissait perdu. Graziella dormait encore, allongée sur le ventre, ses seins généreux débordaient un peu, sa taille marquée accentuait le galbe de ses hanches généreuses, sa jambe gauche en équerre reposait dans le creux de son genou droit, et mettait en valeur la rondeur de ses fesses, ses deux mains croisées encadraient sa tête, seul le bout de son nez pointait sous ses cheveux noirs en cascade. Mais il ne vit que la pâleur de sa peau, éblouie de soleil, dont il sentait encore le grain soyeux vivre et chatouiller le bout de ses doigts. Le spectacle de cette jeune femme abandonnée le bouleversa, et cette émotion, nouvelle pour lui qui n’avait jamais connu autre chose que la brutalité impérative du désir charnel, le décontenança. Les larmes perlèrent, il dut s’asseoir, il eut même un peu peur de ce qui lui arrivait.

Graziella partait le matin de bonne heure, et rentrait parfois très tard le soir. Certaines nuits même, elle ne rentra pas. Cela durait quelques temps, quelques semaines, rarement plus, puis s’ensuivait une période calme qui la voyait à peine s’éclipser. De son côté Jacques gratouillait quelque sous tous les soirs. Noël et les fêtes avaient été fastes, il avait même ramassé des billets, les enfants lui jetaient de grosses pièces qu’il fourrait aussitôt dans sa poche. En rentrant, il posait précieusement son magot sur un coin de la commode. Ils vivaient paisiblement, se promenaient main dans la main le long des boulevards, sur les bords de la seine aussi, s’embrassaient dans le cou, mangeaient des pâtes et des légumes, buvaient l’eau du robinet, et passaient des heures entières, allongés tout habillés sur le lit, serrés l’un contre l’autre sans un mot. Graziella, dans ces moments là, poussait de gros soupirs liquides. On eût pu croire qu’elle réprimait des sanglots. En général la jeune femme parlait peu, mais elle passait des minutes entières, perdue dans l’azur éclatant des yeux énamourés du garçon. C’était toujours comme ça quand elle ne travaillait pas. Ces nuits là n’étaient pas de tout repos, ils se mangeaient à se dévorer, s’emboîtaient comme des fous, inventaient des figures audacieuses, s’accouplaient en dansant de toutes leurs fibres. Ils dormaient le matin, épuisés et ravis. Un mauvais jour le téléphone sonnait. Graziella s’isolait à l’autre bout du loft, elle se glissait toujours entre l’armoire et le mur, là où elle cachait les cartons qu’elle n’avait jamais déballés. Elle parlait à voix basse, mais son ton, elle qui gazouillait plutôt, prenait des accents métalliques, durs, tranchants. Elle faisait sa voix de rasoir. Souvent elle s’énervait, montait dans les aigus, criait des insultes d’une grossièreté inouïe. Jacques ne comprenait pas grand chose, il était question, de simple, de double, de pourcentage, de contrat, d’argent. A chaque fois elle raccrochait brutalement, à chaque fois on la rappelait, la conversation repartait calmement, Graziella prenait sa voix de trompette bouchée, un peu rauque, murmurait presque, et le dialogue finissait paisiblement . Les jours suivant, elle reprenait le boulot sans trop rien dire. Elle avait un contrat d’une semaine, d’un mois au plus, je bosse lui disait-elle. Jacques hochait la tête.

Quand elle travaillait, elle rentrait fatiguée, le visage creusé, l’air dur, elle prenait des douches qui n’en finissaient pas, et interdisait au garçon de la rejoindre sous le jet brûlant, elle qui l’appelait, le conviait à jouer sous l’eau quand elle ne trimait pas. Elle n’était jamais aussi câline que dans ces moments là, elle voulait qu’il la prenne dans ses bras, qu’il lui caresse doucement les cheveux, qu’il lui baise tendrement les paupières, qu’il lui frôle les lèvres mais pas plus, qu’il lui chante ses chansons de trois sous à voix basse. Pour elle, il apprit tous les grands succès de “Piaf la grande” comme elle disait. Dans leur grand lit à même le sol, elle dormait dans ses bras, refusait tout autre forme de contact, et Jacques était ému, content de ce qu’elle demandait. Pour elle, il acceptait de se contenir, de ne pas pouvoir se vider jusqu’à la moelle épinière, il souffrait avec délice. Ces nuits là, il l’aimait à la folie.

Elle sortit du métro, serpenta entre les passants qui déambulaient, s’arrêtaient, mataient les vitrines des peep-show, s’engouffraient, épaules voûtées et regard à terre, dans les sex-shop, discutaient avec les racoleurs qui tous les dix mètres accrochaient les provinciaux intimidés ou calmaient les ivrognes, puis elle tourna dans une petit rue tranquille et poussa une porte cochère. Jacques la suivit.

Il monta à pas hésitants un escalier branlant, faillit rebrousser chemin à plusieurs reprises, et aperçut, au-dessus de lui, Graziella pénétrer dans un appartement. Sur le palier des hommes déroulaient des câbles en s’engueulant. Il entra l’air faussement affairé sans que personne ne l’arrête. Au bout d’un couloir étroit, une vaste pièce bourgeoise, au luxe clinquant, grouillait de monde. Jacques ferma les yeux, les spots qui encadraient le lieu envoyaient une puissante lumière aveuglante. Il ne vit tout d’abord que des silhouettes indistinctes, mangées par la clarté intense. Quand il rouvrit les yeux, devant lui, penchée sur l’œilleton d’une caméra numérique, il reconnut les courbes généreuses de Graziella, sa position, demi courbée, accentuait la grâce Hottentote de ses fesses tendues sous le tissu serré de sa courte jupe noire. Le spectacle de cette croupe ronde à craquer l’émut fortement, une fine résille de sueur lui emperla le front. Devant la caméra, une fille étendue, jambes écartées, sur un grand lit de cuir noir, attendait qu’une maquilleuse méticuleuse finisse de lui poudrer le sexe, qu’elle avait ouvert comme une fleur au printemps. A ses côtés un homme, au corps prématurément fatigué, entretenait sa flamme d’une main mécanique. Jacques avala sa salive. La maquilleuse mouilla délicatement l’entrée du coquillage de la jeune beauté brune, puis s’écarta. Alors l’homme se mit au travail, ses gestes avaient la précision d’un entomologiste devant sa planche. Il finit par épingler le papillon qui frémit en grimaçant. Une grimace dont la vulgarité contrastait avec la joliesse un peu fragile de la jeune femme. Elle se mit à hennir bruyamment en se contorsionnant, et l’image du lépidoptère gracieux s’effaça dans l’esprit de Jacques, pour faire place à celle d’une limace gluante agonisant sous le bec d’un étourneau rapace.

Dans un coin de la pièce, le regard perdu dans l’ailleurs, une longue fille aux jambes maigres, à la poitrine étrangement gonflée, appuyée au mur blanc glacé, fumait mollement une cigarette. Dans l’air saturé de lumière, la fumée, qui montait droit au plafond, s’étalait, et sa dentelle lourde redescendait lentement sur le crâne rasée de la jeune femme au regard brûlé. Autour d’elle on s’affairait, on la crémait, on lui titillait les tétins. A ses pieds, la maquilleuse indiscrète épilait d’une main sûre les quelque rares poils courts oubliés sur le pubis renflé de la donzelle. Qui ne bronchait pas. De sa main libre la maquilleuse, à petits gestes rapides, du bout d’un large pinceau, étalait un fond de teint neutre. De l’autre côté de la chambre, deux hommes nus, entre deux âges, assis à même le sol de bois sombre, lisaient un court feuillet imprimé, discutaient, et se récitaient leur rôle à voix basse. L’un des deux montra la scène du doigt et l’autre s’esclaffa bruyamment.
D’une voix que Jacques ne reconnut pas, une voix puissante, rauque, dure et cinglante à la fois, Graziella hurla “coupez” !!! La lumière baissa, sur le lit le couple lança une bordée d’insultes. La jeune femme à la cigarette soupira en levant les bras au ciel, la maquilleuse jeta son pinceau. Un silence s’installa, Graziella marcha de long un large un moment sans un mot, puis elle se lança dans un long discours qui finit dans les aigus pendant qu’elle trépignait sur place. Elle battit des mains, se retourna et vit Jacques. Elle recula de deux pas.
Le jeune homme s’enfuit, dévala l’escalier, se mit à courir au hasard des rues, le corps en feu et le cœur givré. Il se soulagea en trois mouvement sous un pont, s’approcha du bord, la tête lui tournait, il entendit au loin Graziella qui hurlait son nom. Il ferma les yeux, sous ses paupières des images multicolores, floues et déformées, défilaient à toute vitesse, jusqu’à ce que le visage de Graziella envahisse l’écran. Elle le regardait, fraîche et souriante. Puis son expression pâlit, ses traits se ramollirent, se délirèrent, et disparurent dans les ténèbres qui le gagnaient.

Jacques bascula, la nuit tomba, l’eau glacée de l’hiver le prit à la gorge, il lui sembla que ses yeux explosaient, il ouvrit la bouche, et la mort, comme une limace, hideuse, pustuleuse, affamée, s’engouffra. Au dessus de sa tête, les eaux noires tourbillonnèrent avant de se refermer. Sous le pont Mirabeau la Seine continua son cours.

Sur le bord du parapet, les ongles brisés de Graziella saignaient. Les lampadaires s’allumèrent. Ce soir là l’étoile polaire ne parut pas, mais nul ne s’en aperçut.

SUR LES COLLINES ARIDES.

12312133_10205103926583300_217493168_n (Copier)

Le méli-mélo de La Di.

—-

Illustration Brigitte de Lanfranchi – Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—-

Entre les cuisses noires de la vie qui s’emballe

Hystérique et charmeuse lourde pomme véreuse

Entre les fesses blondes des amours de ravale

Des fièvres, des scandales, les cils des venimeuses.

—-

Comme le coyote galeux qui se traine et qui geint,

Là-bas très loin d’ici tapi dans les canyons

Sur la pointe des pattes il avance comme tu peins

Efflanqué et cruel sur tes seins de visons.

—-

Les hyènes sont cendrées et les hérons hurleurs

le colibri rétif, le buffle si gracile

Nul ne sait qui est qui sous les masques rageurs

Les hommes sont lascifs et les femmes viriles.

—-

Mais le ciel est sans fond, son azur irréel

Les étoiles figées aux branches des arbres morts

Au noir des cimetières accrochés à leurs stèles

Un enfant décharné dans tes cheveux fils d’ors.

HAÏKUS 10

haiku mix 10

 

Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

LE SCRIBE ET LA CONCUBINE.

Eugène_Delacroix_-_La_Mort_de_Sardanapale

Eugène D. La mort de Sardanapale.

—–

Babylone était à son apogée. La luxure débordait des palais. Jusqu’à sa mort aux environs de moins 627, Assurbanipal en fut l’ordonnateur. Ce grand guerrier – il détruisit Thèbes, conquit la Chaldée, la Phénicie, l’Arménie, ainsi qu’une grande partie de l’Arabie – aimait la vie, les vits et les papillons aux ailes translucides, les âges épars aussi. Babylone, bouton de rose incandescent, planté comme une oasis luxuriante au sud de la Basse-Jéziré, dégoulinait d’humeurs diverses. Tout autant que les eaux lentes du Tigre et de l’Euphrate, les fluides inondaient la belle Babylone. Au-dessus d’elle, aussi suspendue que ses jardins, invisible et délétère, la toile gigantesque d’une araignée venimeuse la contaminait. Son venin la digèrerait avant qu’elle ait eu le temps d’entrevoir le piège.

En cette année moins 644, Assurbanipal dans la force de l’âge, entre guerres et orgies multicolores – il aimait le nombre et l’harmonie ambrée des peaux empilées – rassembla à Ninive tablettes et œuvres d’art. Il fallut bien que ces trésors fussent gardés, organisés, exposés. C’est alors que Enkidu, fils de modestes paysans, amoureux de tout ce que l’écriture cunéiforme avait permit de développer, fut nommé par l’un des nombreux exécuteurs du roi, à la tête de cette, sans doute, toute première bibliothèque humaine. Lorsqu’il découvrit en compulsant les tablettes d’argile, que l’ami de Gilgamesh, dont il lut l’épopée maintes fois, portait le même prénom que lui, il en conçut une fierté qui sût rester discrète, mais qui lui donna l’énergie dont il avait besoin pour réaliser la tâche immense qui lui avait été assignée. Enkidu avait le poil rare, la barbe maigrelette, le teint clair, les yeux vairons, petit, la poitrine creuse, la voix fluette et la silhouette courte d’un jeune adolescent en mal de croissance. Mais il devint très vite l’ami des savants, poètes et autres érudits qui se mirent à fréquenter les couloirs éclairés de sa librairie. Endiku passait le plus clair de son temps à lire et relire tablettes et rouleaux, jusqu’à très vite devenir la mémoire vivante des lieux.

De temps à autre, Assurbanipal et son aréopage de nobles dignitaires luxueusement accoutrés visitaient Ninive. La première fois que le roi demanda à voir le scribe, Enkidu, à la vue du monarque, fut glacé d’effroi. Drapé dans un kusîtu de lin pourpre qui lui descendait au dessous des genoux, les épaules recouvertes de laine de mouton nattée qui lui faisait large carrure, la poitrine constellée de parures d’or frappé, d’améthystes sculptées, de cornalines polies et de lapis bruts, les poignets entourés de lourds bracelets à rosettes, le roi lui fit plus impression encore que les grandes statues de pierre qui bordaient l’allée menant au palais. Ses yeux soulignés d’un large trait de khôl brillaient comme l’étoile du soir, une longue barbe tressée, piquée de boules de verre multicolores lui mangeait les joues, lui donnant l’air du terrible dieu Assur. Enkidu se prosterna, il aurait voulu que les dalles de pierres l’avalent, il aurait voulu fondre comme cire au feu et disparaître aux yeux du roi. Ce fut une voix étonnamment douce qui lui intima l’ordre de se relever. “Apprends-moi les tablettes et les rouleaux” lui dit-elle.

C’est ainsi que le scribe souffreteux enseigna respectueusement au monarque tout puissant, l’art de lire. Assurbanipal s’amouracha de L’épopée de Gilgamesh, à tel point qu’il en pût bientôt réciter des chapitres entiers. Un jour qu’il déchiffrait difficilement une tablette consacrée à l’art de la divination, il se mit à rire de lui même et se traita d’empoté. Endiku en eut le souffle coupé, le roi le regardait d’un air presque complice, ses mains décrivaient de grands cercles, tandis qu’il comprenait enfin les mystères des prédictions. Les nobles qui l’entouraient se mirent à toiser étrangement le petit maitre de la bibliothèque royale. Puis un jour, le roi dépêcha une escorte fastueuse qui emmena Enkidu aux portes du palais, autour duquel, comme une chatte langoureuse, se lovait la ville de Babylone.

Les jardins suspendus semblaient descendre des nues en cascades végétales multicolores. De grands arbres feuillus, d’essences diverses, s’élançaient au sommet du Kasr, leurs plus hautes branches, mangées par l’azur du ciel étincelant, tutoyaient les dieux. Sous ce toit du monde, de larges terrasses, presque invisibles, tant les plantes grasses, les herbes en larges camaïeux de vert, les roseaux balançant sous le vent, les fleurs en massifs éclatants, imbriqués dans une sorte de marquèterie vivante, se succédaient jusqu’au presque ras du sol. La pierre, la brique, la construction humaine elle-même avait disparu sous la puissance généreuse des gigantesques forces de la terre. C’était ainsi que la nature se donnait aux hommes, abondante, magnifique, sensuelle jusqu’à la lascivité. Les eaux sourdaient d’entre les massifs, se glissaient entre la verdure et les fleurs qu’elles abreuvaient. Le souffle léger du vent, entre les lacis céladon des graminées étalées, les troncs musculeux aux écorces épaisses, les corolles vibrantes, les phragmites aux feuilles tranchantes, les calames graciles, les cannes cliquetantes, se mêlait au babil des eaux bondissantes, et les jardins suspendus devenaient musiciens. Des vols d’étourneaux dessinaient dans le ciel céruléen d’étranges arabesques mouvantes, sans doute les dieux délivraient-ils dans une langue inconnue, des messages d’une telle complexité, que les prêtres eux-mêmes ne parvenaient pas toujours à les interpréter. Parfois ils s’abattaient sur les cimes des arbres en criaillant. Alors mésanges, rouges-gorges, harles piettes, garrots à œil d’or, et mille autres espèces de volatiles, toutes plumes hérissées, s’envolaient de toute part, leurs cris dissonants, rebondissaient sur les hauts murs des palais alentours, pour se perdre sur les rives de l’Euphrate proche gonflé par les pluies du nord. Mais les grands milans royaux, attirés par le vacarme ailé, piquaient dans le brouillard de plumes. Alors quelques instants les jardins se taisaient, les grands rapaces reprenaient de la hauteur, puis la vie, indomptable recommençait. Les glissandi des eaux et les staccatissimi du vent dans les branches redonnaient aux corbeilles végétales le calme et la douceur un instant disparus.

Enkidu la tête levée, le regard perdu dans celui des dieux et des forces naturelles, subjugué par d’aussi grandes beautés, ne bougeait plus. Il fallut que le chef de l’escorte le tire par un bras, pour qu’il sorte de sa sidération, et continue sur la voie pavée qui menait au palais du roi. Une construction carrée, fastueuse, à l’architecture puissante. Les hauts murs étaient recouverts de grandes fresques historiées finement sculptées dans la masse. Assurbanipal terrassait Elam, entre ses bras épais il étranglait le lion d’Assyrie, trônait majestueusement, et dominait partout et toujours. Aucun détail n’avait échappé aux artistes, jusqu’aux moindres nuances de ses habits, jusqu’à l’ultime crin de sa barbe fournie, rien ne manquait. De gigantales statues ponctuaient salles et couloirs qui conduisirent le scribe jusqu’aux pieds du monarque.

Dans l’atmosphère feutrée du harem, entre lumières douces et ombres fuligineuses, la tête penchée et le regard perdu, Damkina, entre deux lames de bois peint d’un moucharabieh, entrapercevait les marches montantes et le parvis qui menait à la porte ouvragée du palais royal. Sa position particulière au sein du bītānu – elle était première concubine du roi – lui permettait d’échapper par moments à la surveillance des chefs de musique, lesquels  bien que rendus à jamais inoffensifs, et peut-être pour cela, redoublaient de rouerie et de cruauté. Une de ses escortes, dont le roi se servait quand il était pressé de rencontrer un de ses sujets, gravissait les hautes marches de pierres taillées. Le chef de la troupe tenait par un bras un jeune homme malingre vêtu d’une simple robe de toile écrue. Ce garçon attira son regard. Il ne ressemblait pas à ces Assyriens à la peau sombre et au poil abondant, à toutes ces barbes tressées, enrichies de pierres rutilantes, de rubans et autres ornementations, qu’il lui arrivait de croiser furtivement dans les couloirs qui, tous, aboutissaient à la salle de réception royale. Car Assurbanipal était le centre, tout comme Assur était le cœur flamboyant du monde divin.

L’escorte, sur un ordre sec du chef, se figea devant une large baie qui s’ouvrait sur une terrasse. Enkidu se pencha sur la balustrade. Il surplombait une cour carrée entourée de tribunes bruyantes et colorées. Sur la terre battue, Assurbanipal, torse nu, armé d’un simple poignard à large lame, combattait un lion. Dignitaires et nobles royaux encourageaient leur maitre. Le lion fut éventré après qu’il eut été à moitié étranglé par la poigne du souverain. La courtisanerie exultait, trépignait, félicitait, se répandait en louanges, et les prêtres rendaient grâce aux dieux.

Puis le jeune lettré fut invité à attendre dans l’antichambre des appartements du grand roi. Tous les murs finement sculptés célébraient la gloire du monarque. La porte monumentale de la chambre était flanquée de deux statues de la déesse Istar qui allaient au ras du plafond. Les gardes en tenues d’apparat déambulaient, ignorant Enkidu qui n’en menait pas large. Il était prostré contre un mur quand les deux battants des appartements s’ouvrirent sans un bruit. L’un des guerriers l’invita à entrer. Dans la vaste pièce trônait un lit immense recouvert de draps pourpres, de couvertures de soies de toutes couleurs et de  coussins blancs. Assurbanipal, à demi allongé, vêtu d’un large chiton de lin froissé brodé d’or et de pierres, reposait, le coude droit relevé, la tête appuyée dans la main. Autour de lui un essaim de femmes et d’hommes à demi nus s’étalaient. Le roi le regardait sans sourire, ses yeux noirs encharbonnés donnaient à son regard une profondeur aussi cruelle qu’inquiétante. Enkidu s’agenouilla tête baissée. “Relève toi, homme de culture et joins toi à nous” tonna le monarque. A ses pieds, une jeune femme brune à la peau d’albâtre, le fixait en souriant. Un sourire qui lui coupa le souffle. Jamais il n’avait de beauté aussi parfaite. Elle était presque nue, ses seins lourds aux aréoles maquillées d’écarlate se soulevaient  lentement au rythme de sa respiration paisible. La main du roi jouait négligemment dans ses longs cheveux noirs et bouclés. Damkina frissonna, la vue de ce jeune garçon fluet la mit dans une émotion qui la surprit. Des larmes chaudes perlèrent à ses yeux. Sous sa poitrine elle sentit son cœur qui s’affolait, une suée l’enveloppa, elle eut froid et remonta sur ses flancs un voile de soie transparente. Sa nuque la brûla, elle tourna la tête, le regard du roi la glaça instantanément. Assurbanipal leva la main, les filles agacées par les garçons caressants cessèrent de glousser, les couples enlacés se désunirent, tous se figèrent et se turent. “Cet homme est un peu mon maitre” dit-il en riant, “il m’enseigne l’art des lettres et m’initie à la compagnie enrichissante des tablettes et des rouleaux de ma bibliothèque. C’est pourquoi je l’ai convié. Faites lui bonne place, soyez tendres, douces et doux avec lui, enseignez lui à son tour les plaisirs de la chair”. Alors garçons et filles encerclèrent le scribe qui fut dénudé par une foule de mains habiles. Enkidu avait beau vouloir esquiver, se libérer des peaux envahissantes qui se collaient à la sienne, des bouches qui le léchaient, l’embrassaient, le suçotaient partout à la fois, il finit par succomber sous le nombre. Une tempête de plaisir et de douleur mêlés le secoua des pieds à la tête. Pénétré et enfoui à la fois, le corps en ébullition, il perdit connaissance quand un spasme fulgurant lui mit les yeux à l’envers.

Quand il se réveilla, Damkina lui épongeait le front en chantonnant doucement. Son sourire était si doux qu’il faillit perdre conscience à nouveau. “N’aie pas peur petit lion d’argile” murmura-t-elle en pleurs. Elle ne savait plus, ne comprenait plus, il lui semblait que tout l’amour du monde était en elle, dirigé vers lui. Elle n’y pouvait rien, c’était comme si les eaux de toutes les mers, de tous les océans, convergeaient vers elle, bouleversant son corps et son cœur, un incommensurable tourbillon qui l’entrainait contre sa propre volonté, contre le sens commun, vers des mondes qui l’effrayaient déjà ou la comblaient, elle s’y perdait. Contre toute raison. Enkidu, lui, avait replongé dans l’entre-mondes. Etrange état. Ni mort, ni vivant. Il ne sentait plus rien et ressentait tout à la fois, savait tout, confusément,  dans une ignorance totale. Alors il lâcha prise, et se retrouva, dérivant, flottant, nageant – il ne savait plus trop – au milieu d’un magma de visages fuyants, flous, déformés, changeants. Ces visages qui lui étaient, sinon familiers, du moins pas vraiment étrangers, déclenchaient en lui des salves d’émotions qui n’étaient pas tout à fait les siennes. Par moments le défilé était interrompu par de longs plans fixes, il ne percevait plus qu’un ciel ténébreux, il lui semblait planer bien au-dessus du monde, très haut – sans doute dans l’univers des dieux, pensait-il, terrorisé et enchanté à la fois – les étoiles clignotaient, elles étaient si nombreuses qu’il se demandait comment les nuits pouvaient être aussi noires. Puis la farandole des masques reprenait. Ils lui susurraient des mots assourdis, leurs voix lointaines parlaient des langues inconnues dont Enkidu comprenait le sens général.

Il reprit conscience une seconde fois, Damkina le caressait toujours, souriant et pleurant en silence. Les larmes donnaient à son regard une brillance égale à celle des étoiles qu’il venait de quitter. Elle se pencha, lui embrassa le front et reprit sa mélopée.

La chambre monumentale s’était vidée, Assurbanipal avait chassé femmes et éphèbes d’un geste de la main. Sous la lumière coruscante qui tombait des fenêtres étroites, la pourpre des tissus brûlait, et le phormium tissé de la robe de lin du grand roi paraissait plus blanche encore. On eût cru un grand lys au pistil noir renversé par le cours sombre de ses ruminations morbides. Le fin politique qu’il était n’avait pas mit longtemps à remarquer l’inclination soudaine de Damkina, sa première concubine, pour le scribe maigrelet. Il avait eu beau retourner dans sa tête toutes les raisons imaginables, il ne comprenait pas. Mais comment cette fille intelligente, aux ardeurs presque impossibles à satisfaire, avait elle pu tomber ainsi en adoration devant cet être, certes cultivé, mais insignifiant ? Alors qu’il se savait “Lui”, être le grand monarque, aux yeux des sujets de son empire qui s’étendait en arc parfait, de Tur à Thèbes en remontant par Assur, Tarse, puis redescendant vers Byblos, Tyr, Gaza, Tanis … !!! Entre l’affection réelle, le désir violent que lui inspirait la belle Damkina, et la trahison qu’il pressentait, il trancha.

Damkina dormait paisiblement, le cobra égyptien croqua le creux diaphane de son bras droit qui pendait hors de sa couche. Elle cessa de rêver. Le visage de Enkidu, qui peuplait ses nuits depuis leur rencontre, pâlit lentement, pour disparaitre au moment où sa conscience se dissolvait. La même nuit à Ninive, Enkidu eut la gorge tranchée d’une oreille à l’autre par une ombre térébrante qui ne fut jamais retrouvée.

Parfois, certaines nuits, Assurbanipal se réveille, tourne, soupire, et regrette un instant d’avoir dû sacrifier son maitre de lecture. Puis il repose la main sur la hanche rebondie de la nouvelle première concubine et se rendort du sommeil du juste.

HAÏKUS 9

haiku mix 9

Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

ISULA PINZUTA.

12698936_10205503140603401_155223596_o

La tête de mule de Maure de La De.

—-

Illustration Brigitte de Lanfranchi – Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—-

Cirrus échevelés, des ors et des rochers,

Le ciel comme un voile bleu, les filles ensorceleuses,

Des pics et des baies, du granit et des plaies,

Et mille fois violée, Kallisté, toi la gueuse.

—-

Immortels bouquets d’immortelles précieuses,

Aigles lents, grands milans, myrte, ciste au maquis,

Diaspora, condottiere, écumes audacieuses,

Ses rivages sont blancs, sa langue silencieuse.

—-

Ses enfants disparus, d’autres se sont perdus,

Les tempêtes ont sculpté son joli doigt de fée

Qui pointe dans les eaux, jusqu’au fruit défendu,

On s’y casse les dents et le sable est doré.

—-

Entendez vous blêmir les cœurs dans les vallées,

Les ventres peaux tendues, les cordes sont vocales,

Et leurs yeux de basalte aux pentes accrochés,

Dans les ports désertés qui donc ferait escale ?

—–

Toi qui passe par là, ne baisse pas les yeux,

Regarde donc leurs âmes à l’espérance lasse,

Le flux et le reflux et vertes les eaux bleues,

Le Maure laisse sa tête, et comme lui tout passe.

—-

Les grands pins ont penché leurs têtes millénaires

Sur les roches érodées par les forts vents de sang,

Le sourire des plaines s’allonge sur les terres,

L’aube pointe à la porte, le héron sur l’étang.

HAÏKUS 8

haiku mix 8

 

Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

QUAND JE SERAI MORT.

12112912_10204891493032594_2134915831_o (Copier)

La camarde de La De.

—-

Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

—-

Quand je serai très mort, je serai bien vivant

Je me fendrai la gueule, je n’aurai plus de dents

Je jouerai bien aux boules, à un deux trois soleil

En courant comme un fou, je n’aurai pas d’oseille

La terre est sur ma tête et le ciel sous mes pieds

J’ai de l’herbe à l’oreille, les nuages sont mouillés

—-

Onze mille vierges une salope et deux putes

Et moi, et moi, et moi qui leur joue de la flûte

Mes trilles à l’unisson, dans l’arbre la turlute,

Gros lapin, mimi pinson, bonbons à foison,

Au cœur du potiron chante et rit le frelon,

Alice et sa pelisse et Falstaff sa toison.

—-

Au royaume des morts, je serai un enfant

Roland cuirasse d’or souffle dans l’olifant,

Blanche neige et le cierge, leurs doigts font des arpèges,

Je saute comme un cabri, vais cours vole et bondis,

Sardanapale énorme, entouré de houris,

Et Prévert et sa clope, Emmanuelle et sa fraise !

—-

Lourds fracas de douceurs, tendre pièges farceurs,

Et des cochons mafflus, les crêpes, la chandeleur,

Des abricots dodus, des pastèques velues,

Ah que vienne la mort, que j’erre dans les rues,

Ah que vienne la vie, les jeux suants de glu,

Quand je serai très mort, oui je serai tout nu.

HAÏKUS 7

haiku mix 4

Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

LE JASMIN JAUNE.

Basilique du sacré coeur de Montmartre

Basilique du Sacré Cœur de Montmartre.

—–

Yasmine tricote. Son regard délaisse ses aiguilles – depuis le temps elles savent cliqueter toutes seules – et se perd par la porte fenêtre, vers un horizon qui n’existe pas pour elle. A deux mètres des vitres, le dos de béton d’un garage. Alors elle se noie dans le jasmin jaune qui fait la boule contre le mur gris.

L’hiver est tombé d’un coup, il a réduit les jours et bouché le ciel, ce n’est plus qu’étoupe grise bourrelée de nuages d’encre, pleins à craquer de froidures diverses. Yasmine n’y voit plus grand chose, la lumière anthracite éclaire si chichement son ouvrage qu’elle le confond avec son tablier sombre. Mais peu lui importe. Elle voit avec les yeux de l’âge bien plus perçants que ceux de chair.

Dans le fond de la pièce obscure, Alfred est à ses réussites. Le pauvre vieux n’y arrive pas, il n’y voit plus goutte. Il lui faut approcher au plus près chaque carte au ras du nez, pour espérer la reconnaitre dans cette pénombre épaisse. Yasmine l’entend pester et même jurer comme le charretier qu’il n’a pas été, lui qui faisait le beau à calligraphier des actes notariés dans son costume gris, cravaté comme un ministre, les manches recouvertes de lustrines protectrices, fièrement assis derrière son bureau de bois de chêne à l’entrée de l’Office. “Alfred, apportez moi le dossier Michaud !”, criait maître Tabellion sans même ouvrir la porte matelassée de son bureau. Et Alfred se levait et courait. Retrouver le dossier dans le fatras n’était pas chose facile, ça montait bien à mi murs de tous côtés, mais le sous clerc connaissait son capharnaüm. Le Tabellion avait juste clôt son clapet que déjà le dossier atterrissait sur son sous main de cuir patiné. Alfred, torse bombé, se dressait devant lui, les guidons de sa moustache cirée frémissante, parfaitement pointés vers le plafond, le sourcil droit en accent circonflexe, le jarret tendu, le visage crispé, le sourire pincé du loufiat aux ordres, raide et rouge comme un Dalloz au sortir de l’imprimerie.

Dès qu’il poussait la porte du pavillon qu’il habitait avec Yasmine, Alfred se métamorphosait. Sa colonne vertébrale s’arrondissait comme celle d’un scoliosé, ses épaules s’affaissaient et se voutaient, ses bras tombaient à raser les genoux, son regard surtout s’éteignait plus encore quand il enfilait ses pantoufles, avant de s’écrouler en soupirant dans un antique fauteuil vert bronze à poils ras. Yasmine s’enquerrait de sa journée, trottinait autour de lui comme une souris fragile. Mais lui hochait à peine la tête. L’oreille distraite et le regard vide, il semblait avoir prit dix ans entre la porte et le fauteuil.

Alors Yasmine retournait à ses aiguilles, le regard braqué sur le petit monde qui vibrionnait autour de l’arbrisseau. Mais la vie prenait son temps. Patiente, elle regardait le jasmin d’hiver, le jasmin constellé d’étoiles jaunes. L’arbre était aussi haut qu’elle, c’est dire qu’il ne tutoyait pas le ciel, ses branches montaient du pied en s’évasant vers le sommet. Là elles redescendaient se perdre dans le buisson épais, cette géométrie végétale lui faisait penser – Yasmine ne manquait pas d’imagination -, à un cœur plus haut que large, dont la pointe longue semblait enfoncée dans l’herbe au pied du mur. Un cœur vert, touffu, piqueté de petites fleurs d’or à six pétales minuscules. Ajouté à cela de longues branches vertes, garnies de quelques rares feuilles miniatures cirées, et l’ensemble suffisait à ravir Yasmine. Au bout d’un bon quart d’heure, un couple de mésanges charbonnières arrivait, le mâle et la femelle sautaient de branche en branche, s’enfonçaient dans le profond du buisson où ils criaillaient et sautillaient sans cesse. Puis un petit campagnol à poil brun pointait le bout de son museau moustachu, ses petits yeux noirs en tête d’épingle brillaient, il se figeait – Yasmine croyait dur comme fer qu’il voulait lui faire comprendre quelque chose d’important et de mystérieux, mais elle avait beau se creuser, et ce depuis des mois, elle ne comprenait pas – puis la bestiole, en un éclair, disparaissait dans les herbes. Parfois, un étourneau ou une pie se posait à grand bruit, et la vie, effrayée, s’en allait. Mais que ce jasmin jaune lui faisait du bien !

En juin 1944, la petite Sarah Stein et ses grands yeux à boire l’amour, pas plus grosse qu’une mésange charbonnière, descendait du train à coups de crosse, pour se retrouver à moitié estourbie sur un lit de bois dur au ras du sol d’un baraquement crasseux. Toutes les nuits qu’elle y passa à se frotter les os sur les planches dures, elle occupa le plus sombre de son mauvais sommeil à éviter les excréments qui suintaient des lits supérieurs. En quelques jours la petite oiselle ne fut plus qu’un squelette fragile aux grands yeux dévorants et à la peau translucide. Dès le petit matin du second jour les kapos à matraques envahirent le baraquement en hurlant. Ils cherchaient dix zombies pour le docteur Sigmund Rascher, qui avait besoin de cobayes pour ses petites expériences. Un colosse à poils roux empoigna la petite Sarah, mais un grand kapo maigre au visage sévère lui parla brièvement à l’oreille. Le rouquin la rejeta brutalement sur son bat-flanc.

Le kapo aux longs bras d’araignée s’appelait Moshe, il sauva régulièrement la petite d’une mort certaine. Entre le froid, la faim, les travaux forcés, et Rascher l’expérimentateur sadique, les prisonniers tombaient comme mouches au Groenland. Tous les matins, les kapos emportaient par charrettes entières les morts de la nuit ramassés dans les baraquements insalubres. Les fosses communes creusées dans le sol débordaient. Tous les matins, Moshe tremblait quand il inspectait la cahute de Sarah. Quand il croisait dans la pénombre le regard fiévreux de la petite recroquevillée sur sa paillasse infecte, il soupirait discrètement, s’arrêtait un instant, son visage ne marquait aucune émotion, mais quelque chose de l’ordre du soulagement lui dénouait le ventre. Il lui arrivait de voir passer dans le regard halluciné de la moinelle déplumée une lueur imperceptible, douce comme un soleil voilé. Alors Moshe savait qu’ils avaient gagné une journée de plus. Et cela lui donnait de la force.

Sans la protection de Moshe le taiseux, Sarah n’aurait pas survécu longtemps. Une année durant elle n’entendit pas le son de sa voix, mais elle comprenait au demi battement de cil ce que les yeux du kapo muet lui disaient. La nuit, la pisse et la merde qui descendaient des étages fétides l’engluaient. Mais elle ne bronchait pas, attendait que ça sèche pour gratter les croûtes épaisses qui la recouvraient. Sous ses yeux clos, le sang battait faiblement et déformait le visage flou de Moshe qui brillait sur l’écran rose de ses paupières. L’espoir de le revoir passer, le temps d’un soupir, le bref arrêt qu’il marquait en face d’elle dès que l’aube grise pénétrait le baraquement, la tenait en vie, sa croyance en Dieu s’effilochait au fil des jours, le kapo était sa seule espérance.

A la mi avril 1945, la rumeur courut que les américains approchaient de Dachau. L’état major allemand ordonna de tuer tous les prisonniers. La nuit d’avant le début du massacre, Moshe enleva Sarah. Tous deux descendirent dans la dernière fosse creusée, se glissèrent sous les cadavres en décomposition. La main du kapo serrait celle de la petite qui suffoquait dans les humeurs malodorantes. Ils tinrent une semaine. Le 29 avril les américains les retrouvèrent, décharnés et respirant à peine.

C’est ensemble qu’ils furent rapatriés. Ils changèrent de nom, Sarah devint Yasmine et Moshe devint Alfred. Ils se marièrent à la mairie. Le reste de leur vie ils ne se dirent pas trois mots. Sans avoir eu besoin d’en parler, ils décidèrent de ne pas avoir d’enfants. Yasmine ne sortit presque jamais du logis, elle passait ses journées dans l’espoir du retour d’Alfred. Elle tricota d’innombrables layettes et autres pulls pour enfants qu’elle entassait dans un grand coffre de bois sombre. Quand il était plein, Alfred déposait un colis soigneusement ficelé devant la porte d’un orphelinat.

Assise devant la porte fenêtre, Sarah regardait le jasmin jaune et les mésanges lui racontaient de belles histoires. Souvent ce spectacle lui tirait une minuscule larme de bonheur qu’elle essuyait furtivement. Un soir, comme tous les soirs depuis des lustres, au fond de la pièce qu’envahissait la nuit, Moshe s’escrimait sur sa réussite. Mais ce soir là, il poussa un petit soupir. Les cartes tombèrent de sa main au moment où la nuit devint noire. Aucune étoile ne s’alluma dans le ciel. Quand plusieurs mois plus tard les pompiers défoncèrent la porte du pavillon, Sarah, momifiée, souriait devant le jasmin jaune.