Littinéraires viniques » Christian Bétourné

BÊTISE ET CALISSON

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Manaa. A la manière de Arcimboldo.

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Quelque part dans l’ailleurs.

Ils avaient tous le nez collé aux larges baies vitrées.

Alignés côte à côte dans une immense salle blanche, baignés par une lumière jaune pâle très douce, des milliers de berceaux. Dans ces nacelles de bois précieux, des milliards de bébés endormis, bercés par la musique des sphères. Au-dessus d’eux, une flopée de robots, aux grandes ailes blanches emplumées, attendaient sagement que l’On décide.

Au dehors, en lévitation, entourés de vortex aux couleurs de leurs humeurs, ils se chamaillaient comme marchands au souk. Thor, le marteau à fleur de divinité, négociait avec Ahura-Mazdâ l’éclairé : “Je te laisse les bicolores, et je garde les pâles”, Zeus tonnait bien sûr, exigeait les enfants divins nés des copulations éthérées de son aréopage, ce que Jupiter contestait, en demandant que lui soient réservés les nouveaux nés, issus des orgies complexes de ses propres troupes, lesquelles troupes, aux noms près, ressemblaient assez aux dieux de l’Olympe. Alors bien sûr, entre Méditerranéens, le ton montait vite. Les vortex spiralaient à toute vitesse, s’élevaient dans l’infini des cieux, passaient du bleu nuit à l’électrique, du jaune d’or à l’écarlate, de l’albe au fuligineux, du splendide au sinistre. A l’écart, le tétragramme susurrait à l’oreille de Quetzalcóatl aux yeux furieux, lui proposant de se garder les bébés à Kipas, et de lui céder les basanés à cheveux noirs raides. L’Empereur de jade, le regard baissé, conversait, à force gestes doux, avec Buddha l’éternel souriant. Très vite ils décidèrent de se partager les jaunes aux yeux bridés.

La cacophonie était à son paroxysme. Alors le “M en U”, l’omniscient, l’omniprésent, ceLui que les hommes ne connaissent pas, du bout de Ses lèvres invisibles, souffla. Un peu. Et cela suffit pour que le silence effrayant des espaces éternels se fasse. Les avatars, que les hommes ignorants révèrent, disparurent, emportés par les vents galactiques. Puis il se retira. Nulle part. Le petit prince agita le bout de sa canne à pêche, les robots se mirent à l’ouvrage.

C’est ainsi que deux bébés furent ainsi jetés ensemble, pour la dix milliardième fois, dans le noir sidéral, sur le toboggan des naissances humaines. Sur les hauteurs d’Aix en Provence, Amandine et son époux accueillirent un petit Calisson aux yeux noisette, qui pleura, à peine quelques notes cristallines, au sortir de sa mère. Puis il sourit aux anges. Dans les faubourgs de Cambrai, Berlingot, célibataire en mal d’enfant, adopta la petite Bêtise, que sa mère, bien trop jeune pour avoir vu venir le coup, venait d’abandonner à la naissance.

Bêtise avait de grands yeux sombres, de jolies joues appétissantes, le teint clair et le sourire franc. Elle grandit aux côtés de Berlingot, qui fut un père attentionné, doux, affectueux et câlin. Quand il rentrait de l’usine, le dos fatigué, les mains gourdes d’avoir brassé de la ferraille huit heures durant, c’est avec délice qu’il retrouvait sa Bêtise, la prunelle de ses yeux. Il avait bien une liaison, discrète et régulière, avec Violette, une accorte toulousaine plantureuse, exilée dans le nord depuis toujours. Assembleuse dans une usine de confection, elle chouchoutait Berlingot, dont elle aimait le goût léger et la cambrure naturelle. Mais chacun vivait de son côté. Pas question de même risquer perturber l’enfant, aussi pratiquaient ils leurs congrès tumultueux chez l’assembleuse à la voix de Diva. Certains soirs, elle montait allègrement au contre-ut. Pour Bêtise, Violette était la Tata Violette, qui jamais ne se privait de chérir l’enfant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des Cambrai possibles, quand un samedi soir, au sortir d’un bal – Violette et Berlingot aimaient à longuement valser ensemble – leur 2CV, passablement fatiguée, dérapant sur un lit de betteraves écrasées rendu glissant par la pluie en cette froide nuit d’hiver, s’en alla s’encastrer sous un trente tonnes, qui passait inopinément par là. Tous deux furent écrabouillés. On eut du mal à reconnaître les morceaux et à reconstituer les corps. Comme ils n’avaient pas de famille, hormis Bêtise, leurs débris ne furent pas séparés. Ils restèrent unis pour l’éternité.

Bêtise avait dix huit ans, c’était une jeune fille épanouie, ses joues rondes, sa physionomie aimable, mettaient le sourire aux lèvres de celles et ceux qui la croisaient. Excellente élève, elle sortait de l’école avec un Brevet Bonbons, mention très bien. L’usine de Afchain – elle y avait fait un stage très probant – lui tendait les bras. Le directeur envisageait même d’en faire la mascotte de la marque, tant sa géographie vallonnée était plaisante, à donner envie de manger des bêtises. Mais la jeune fille cachait derrière son air sage, une solide envie d’aventure, la mort de son père l’avait terriblement affectée, quelque chose en elle lui souffla de s’en aller au sud, vers d’autres horizons. C’est ainsi, qu’après avoir fleuri la tombe de Berlingot-Violette, elle prit le train, pour se retrouver, avec son maigre bagage à la main, sur le quai de la gare d’Aix en Provence.

Bébé Calisson ne pouvait mieux atterrir. Entre les seins si doucement opulents de Mamandine, sa voix de tourterelle, son giron plus accueillant qu’un coussin de duvet de poussin, et la voix de basse profonde, les battoirs à faire le tour du pâté de maisons, la grande barbe noire, la gaîté, la tendresse bourrue de PaPraslin, sa vie commença sous les meilleurs auspices. Praslin tenait une minuscule confiserie, dans le laboratoire lilliputien attenant, il inventait tout le jour, concassait à la main les fèves de cacao précieux, grillait les pistaches odorantes, lissait ganaches et pralins, pesait les fruits frais et juteux du jardin, dont il extrayait de gouteux élixirs. Et tout cela finissait en gourmandises suaves, craquantes, pleines de saveurs exaltantes, qu’il montait minutieusement, pièces après pièces, belles comme des bijoux, émouvantes comme des poésies délicates, ciselées avec amour. Mais il en produisait si peu, que les gens se seraient battus pour espérer en obtenir, ne serait-ce que quelques miettes. Praslin était un souriant, sa sature de lutteur de foire cachait une âme d’enlumineur.

Très tôt, Calisson courait entre ses jambes, plongeait ses doigts dans les bassines. Le soir il arrivait souvent qu’il eût le visage, si barbouillé de chocolat, qu’il fût si crouté – ses cheveux poisseux pendaient en dreadlocks de Rasta blanc – qu’on l’eût pu croire fraîchement débarqué de Zanzibar! Avec sa tignasse de paille, ses yeux cobalt, sa dégaine de langoustine, son sourire à la Praslin, Calisson faisait fondre les cœurs de pigeon des clientes.

Une nuit de printemps, il devait avoir dix sept ans, lui qui d’ordinaire dormait comme un plomb, fit un rêve délicieux. Une jeune fille aux grands yeux noirs malicieux le regardait, tandis qu’il glissait entre ses lèvres une confiserie oblongue, recouverte d’un glaçage blanc à l’œuf. Entre les deux feuilles de pain azyme, une couche épaisse de pâte blonde fondante ne demandait qu’à être dégustée. Il vit des bulles de plaisir apparaître dans les yeux de la fille, quand ses lèvres rouges se refermèrent sur le bonbon. Puis elle passa plusieurs fois la langue sur sa bouche, en poussant un petit cri de plaisir. Ses yeux s’agrandirent, Calisson s’y noya. Dès le lendemain, il se mit à l’ouvrage sous le regard approbateur de Praslin. Il lui fallut près d’une année pour mettre au point la douceur de ses rêves, le mélange au gramme prêt, poudre d’amande, sucre, et melon confit. Les bijoux aux amandes furent parcimonieusement exposés dans la vitrine réfrigérée du magasin. Pour voir. Ils virent très vite. Au bout d’une semaine, ça sentait la castagne autour de la boutique, les gens agglutinés s’apostrophaient, d’aucuns cherchaient à tricher, d’autres prétendaient être de vrais clients “canal historique”, et à ce titre s’arrogeaient le droit de ne pas attendre des heures. Praslin n’aima pas du tout, pour que calme et sourire reviennent dans son échoppe, il refusa tout net de vendre la sucrerie de son fils. Et la foule, comme la mer après la tempête, se calma.

Calisson perdit tout entrain, il se traînait tristement dans l’arrière salle, tournait, rangeait baquets et bidons, piquait des colères solitaires, qui le voyaient donner de grands coups de pieds dans les sacs de sucre ou de poudre d’amande abandonnés. Il en vint à déserter les lieux, se mit à errer des journées entières dans les rues d’Aix.

Bêtise cligna des yeux. La lumière crue de midi était si forte, pour ses yeux habitués à la grisaille de Cambrai, qu’elle zigzaguait un peu au sortir de la gare. La main droite en visière, hésitante mais prudente, elle marchait au jugé. Elle s’arrêta près d’un poteau indicateur, pour attendre que la vue lui revienne. Le choc la projeta en arrière, le souffle coupé elle se retrouva sur les fesses, qu’elle avait bien rebondies. Calisson s’approcha d’elle, cafouilla des excuses incompréhensibles, s’avança, voulut se pencher sur sa victime,et lui écrasa l’orteil droit. Elle poussa un cri suraigu. Des passants s’attroupèrent, crurent à une agression, voulurent appeler la police. Mais Bêtise se releva, expliqua, minimisa avec humour l’incident, les gens se calmèrent. Calisson tremblait, plus il bredouillait, plus il rougissait, plus la jeune fille lui souriait. Et ce fut elle qui le prit par le bras, le força à s’asseoir sur un banc pour qu’il s’apaise !

Calisson la présenta à Mamandine. Elle la trouva charmante. Vous êtes si jolie lui dit-elle qu’on devrait donner votre prénom à un bonbon! Ce qui les fit rire de bon cœur. Praslin lui trouva une chambre de rien, et la mit au comptoir. Calisson commença à frétiller autour d’elle, à faire le beau. De temps à autre, il lui glissait un bonbon dans le bec. La petite adorait ça, elle léchait ses lèvres, tantôt rouges, tantôt vertes, tantôt bleues, qui devenaient roses, gonflées, ourlées, humides. Et le garçon, troublé, avalait sa salive en riant comme un benêt. Un jour qu’il nettoyait le laboratoire, au fond d’un placard il retrouva la dernière boite de ses bonbons mandorles. Il en prit un, demanda que Bêtise ferme les yeux, et le lui glissa lentement, tout entier, dans la bouche. Quand elle rouvrit les yeux, il y vit pétiller des bulles de plaisir. La dernière bouchée avalée, elle se pourlécha consciencieusement. Calisson ne voyait plus que ça, cette langue qui tournait, cette bouche souple qui s’entrouvrait, ces grands yeux noirs qui l’avalaient, ces seins qui se soulevaient, cette blouse qui gonflait. La tête lui tourna. Mais déjà Bêtise était sur lui et l’embrassait à pleine bouche. Elle avait goût d’amande et de melon …

Le lendemain Hitler envahissait la Pologne. La nuit suivante l’étoile polaire ne parut pas. Quelque part dans l’ailleurs, les robots aux grandes ailes blanches emplumées, inlassablement, déposaient délicatement les couples de bébés sur le bord du toboggan.

FERRO IGNIQUE*.

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Au sortir de l’Athanor de La Di.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Magnifiques, iniques, impossibles cantiques.

Faire et défaire le fer, marteler à rougir

En frappant, regard blanc. En transe priapique.

Vulcain est au volcan ; à forger, à rugir,

Sous sa poigne velue danseuses utopiques

Aux ventres distendus, toutes prêtes à gémir,

A danser la folie, à se tordre en musique,

Les déesses envoûtées abruties par la myrrhe,

Ivres d’encens lourds et de rêves mirifiques

Tournent en boucles folles, enragées à blêmir.

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Sous les terres, noires de sang, à vomir tout le blanc

Des neiges éternelles, les âmes décharnées

Se battent comme des hyènes aux regards hurlants.

La haine se déchaîne à les défigurer,

Déforme les mâchoires jusqu’à fendre les dents.

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Au fond du clair-obscur rutile l’athanor.

Les humeurs marmonnent sous le feu de bois sec.

Une main aux longs doigts chantonne près des ors.

Sous le plomb craquelé on devine la mort.

Dans les airs saturés l’aigre chant du rebec.

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Par le fer et le feu les vies sont à l’envers.

 * Par le fer et le feu.

HAÏKUS 12

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Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

MON ÂME DANS LE NOIR.

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L’égrégore de La Di.

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Mon âme dans le noir vêtue de bronze vert,

Sous le souffle puissant des alizés furieux,

Vole tout là-haut dans le ciel tourmenté des solitudes.

Les corbeaux aux becs déchirants croassent autour d’elle,

En cercles imparfaits aux couleurs atones.

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Mon corps aux franges molles dérive

Dans les courants boueux, sous la terre épaisse,

Au milieu des lombrics, des cafards

Et des larves infectes aux regards si bleus.

Mon corps se défait comme une armée vaincue.

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Mon esprit s’est mêlé aux égrégores rouges,

Ils flamboient à jamais au cœur des indifférences,

Dans la foule des borgnes à demi édentés,

Leurs doigts arthritiques crispés comme des serres.

Disparus à jamais l’ego et ses soupirs.

MOTS, HUMEURS, COULEURS, EN ROMANÉE…

Kats. Ryan Juli Cady.

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Le temps serait incolore et s’écoulerait – serein – à la vitesse de la clepsydre ancienne, comme à l’amble de la plus rutilante des montres atomiquement pilotées ? Seule exception à la mesure, la démesure vulgaire de l’Oyster – il s’affiche plutôt qu’il n’affiche – qui compte les billets plutôt que les secondes. Les hommes inondent le temps de leurs babils bavards, ils l’habillent de grandes envolées, le tissent de murmures tendres, et dans tous les cas de figures, ils l’empêchent d’apparaître au grand jour sidérant du silence. Rien n’effraie plus les humains que le grand blanc d’un mot tu. La plus banale des conversations prend un tour dramatique, quand une transparence s’installe. Pire que tous les bafouillages, les énormités, les insultes. C’est que le temps qui se tait, c’est la mort qui ricane. Le Motus renvoie son Monde à l’inéductablité de la fin, et les autruches, la tête dans les sables mouvants des agitations souvent vaines, n’aiment rien moins que cela ! Le blanc les mets dans une peur bleue. Alors ils se bourrent à la blanche, pour oublier que l’aiguille les faucardera un jour. C’est alors qu’un ange passe, car l’ange se rit de la faucheuse, quand le primate craint la trotteuse. Sur l’écran blanc de mes nuits noires, le temps se fige.

A ma vérité, le temps est blanc.

Le sang est rouge écarlate quand il circule dans les artères de nos villes de chairs molles. Pourtant, quand l’inquiétude s’installe, quand la crainte griffe les boyaux, brassant la merde qui fait les yeux chassieux, quand la peur pousse le bout de sa mouillure jusques aux reins, le bipède se fait un sang d’encre, puis un sang noir. Comme un sang carmin qui aurait de la veine. Le rouge coule dans les veines et les verres, dans les ruisseaux des villes en feu, musarde en Musigny, mord la vie en Somalie, et se perd en alertes vaines.

A ma vérité, sang rouge vire au noir.

La Terre amoureuse est sinople étiqueté de jade et d’argent, elle pousse le bout de ses arborescences aux quatre cardinaux. Maltraitée, défoncée, irradiée, printemps venant, elle chante la vie en vert et contre tout et comble ses hôtes de ses pommes d’Amour. Mais le vert est aussi de rage et de peur, quand l’homme se l’approprie. La rage et la peur virent à la mort. Les asticots blancs tracent leur route dans les chairs marinées, molles et vertes d’envies inabouties.

A ma vérité, vert est pur amour rageur.

La vigne lilliputienne de Chassagne-Montrachet, microscopique dentelle verte Bourguignonne, noyée dans le vignoble hexagonal, lui même hors monde, vu des cieux, bras noirs aux griffes tordues l’hiver, verdoyante au printemps, qui s’empourpre d’érubescences progressives à l’automne, pour renaître, dans une flamboyante flavescente, jusqu’à mourir, exténuée, au bout de ses derniers feux rubigineux… Pour y dissoudre, avant que survienne la mort blanche, sang rouge et rage verte. L’ami Thibaut qui fait bon, Morey-Coffinet de son nom, a glissé, sourire muet aux lèvres, au creux de ma cave, sa « Romanée » 2006.

Le temps est venu d’y noyer les hivernales.

Par une de ces alchimies fines que réserve le vin à celui qui s’en délecte, la bouteille embuée, du centre de la table, de son regard ensoleillé, dissout déjà les nimbus menaçants qui m’embrumaient à l’instant.

La parure citron de ce premier cru se moire de vagues vertes qui ondoient au gré changeant du verre tournoyant. Elles ont les infinies délicatesses d’une sonate de Scarlatti ces subtiles touches fleuries fugaces, qui laissent au premier nez une pure eau de chèvrefeuille. Puis vient le temps des fruits, velouté comme le saxo de Stan Getz, qui roule la poire mûre, l’ananas, pour finir au coing. Élégance extravertie de Chassagne la riche.

L’attaque en bouche est subtile, l’équilibre est son nom. Le vin se roule en bouche. Comme l’Oud d’Anouar Brahem, il enivre de son gras, il est riche et vif à la fois. Réapparaît l’ananas qu’affine la poire, ils s’étirent à deux et rebondissent sous le fouet du zan, et la lame acide qui finit d’allonger le vin. Une bouche digne de la plus voluptueuse bayadère, et j’en ai connues d’ondulantes par temps de grand blanc, sous la voûte Bourguignonne.. Et la finale, oui la finale, sans laquelle le plaisir est incomplet ? Marquée par le calcaire, elle s’installe, se resserre et lâche ses épices réglissées, doucement…

Le ciel cérule, les lourds cotons noirs des orages ont disparu. L’âme au diapason, je jubile, yeux clos. Sur mes lèvres qui sourient, ma langue se régale du sel de la vie…

EARCMOENTICIELCONE.

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Illustrations B. de Lanfranchi, haïkus C. Bétourné et B. de Lanfranchi  – ©Tous droits réservés.

JACQUES ET GRAZIELLA.

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Marialis.

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Accoudé au bar, il buvait distraitement un Perrier rondelle. Du bout de la cuillère il écrasait le citron, ça le faisait sourire. Il sirotait à petites gorgées piquantes qui le rafraichissaient. Il aimait l’atmosphère feutrée, la lumière douce du lieu surtout. Les gens passaient comme des ombres qu’il ne voyait pas. L’eau glacée éclatait dans sa bouche fatiguée, giclait sur ses gencives, fuyait entre ses dents, lui agaçait la pointe de la langue. C’était un rituel. Tous les soirs, il préparait la douche salvatrice à venir, en buvant cette eau bullée, pour se purifier la bouche. Comme un préalable.

Et il se souvenait. Tous les soirs il se souvenait de cette malédiction qui l’avait écrasé dès son plus jeune âge. Un parfum délicat ou lourd, une odeur, même désagréable, du moment qu’elle venait d’une femme, le vent léger qui fait voler les jupes, la courbe d’une nuque, un regard entraperçu, une silhouette croisée, cela suffisait, pour que le sang chaud envahisse et gonfle son sexe. Jusqu’à la douleur. Puis il était submergé par une vague incoercible, un désir brutal, immédiat, sans objet précis. Il fallait qu’il fasse tomber la tension. Question d’urgence, comme si sa vie en dépendait. Il n’avait jamais su pourquoi. Alors tous les soirs, au sortir du haras, accoudé au bar, il tombait dans une mélancolie douce. Il sourit à nouveau, un sourire intérieur, amer comme le zeste du citron qu’il continuait à maltraiter sous sa cuillère d’inox, au manche un peu tordu maintenant.

Toutes ces heures, cloîtré dans sa chambre d’ado, à calmer ses angoisses sans nom à la seule force du poignet. Au sang. Pour un peu de répit. Somnoler, paupières rougies, closes, regard verrouillé, lèvres serrées, front souffrant. S’intéresser un peu au monde, jusqu’à ce qu’une nouvelle image lui traverse l’esprit. Sa mère, à l’autre bout de la maison, qui hurle depuis dix minutes. A table Jacques, à table, bordel ! Alors il courait avaler, sans presque mâcher, de quoi retrouver des forces. Un matin qu’il déjeunait goulûment, la vue de sa mère, les deux mains plongées dans une vaisselle grasse lui mit le ventre en ébullition. Il quitta la maison le lendemain, un sac à moitié vide sur le dos. Il venait d’avoir dix sept ans. En paraissait au moins huit de plus.

Jacques grattait la guitare assez joliment. Pendant un temps il erra de foyers d’hébergement en squats glauques. Le soir il écumait les cafés, assis à même le sol, il jouait comme il pouvait les bluettes à la mode. Les passants, que sa gueule d’ange triste émouvait, lui jetaient des pièces. Ses rengaines plaisaient aux filles un peu paumées, ses yeux clairs cernés de noir, enfoncés dans leurs orbites, lourds des fatigues accumulées, les attiraient, étonnées qu’elles étaient par ces iris bleu azur cerclés d’un fin liseré d’argent, qui lui donnaient un regard profond et mystérieux. Son teint pâle, son allure robuste et ses longs cheveux blonds épais faisaient le reste. Alors il puisait dans ce cheptel qui s’offrait, les plus affriolantes, et calmait, accroché à leurs flancs consentants, ses ardeurs récurrentes.

Le soir de Noël 1970, il ne fêta pas ses dix neuf ans. Le temps était très froid et ses doigts gourds souffraient sur le manche de sa guitare. Peu de monde dans les rues, peu de pièces glanées. La neige se mit à tomber. Deux jolis genoux, gainés de soie noire, s’arrondirent devant lui. Il leva un peu la tête. Une jeune femme aux yeux gris aimables lui souriait entre deux fossettes qui creusaient ses joues roses et rondes. Deux pommes d’api. Jacques les croqua toute la nuit. La fille était gourmande, pour la première fois de sa courte vie, il se retrouva à court d’énergie.

L’aube, qui pointait au-dessus des habitations, se faufila lentement dans la chambre. Le ciel passa du gris intense au blanc laiteux. Puis la lueur naissante s’intensifia sensiblement, glissa sur les toits d’ardoise jusqu’à les faire étinceler. La lumière réverbérée, décuplée, rebondissait de fenêtre en fenêtre. Quand elle perça les vitres de l’alcôve, une rivière dorée inonda le lit, Jacques se réveilla. Son regard accrocha un cœur rose brodé sur canevas clair, exposé sous un grand cadre à large bord, l’œuvre recouvrait un bon quart du mur qui lui faisait face. Il lui sembla que le cœur de gros fils entrelacés fondait sous les rayons opalescents du soleil levant. Il se leva. La pièce était grande, il n’avait jamais vu un tel espace d’un seul tenant. Le lit king size paraissait perdu. Graziella dormait encore, allongée sur le ventre, ses seins généreux débordaient un peu, sa taille marquée accentuait le galbe de ses hanches généreuses, sa jambe gauche en équerre reposait dans le creux de son genou droit, et mettait en valeur la rondeur de ses fesses, ses deux mains croisées encadraient sa tête, seul le bout de son nez pointait sous ses cheveux noirs en cascade. Mais il ne vit que la pâleur de sa peau, éblouie de soleil, dont il sentait encore le grain soyeux vivre et chatouiller le bout de ses doigts. Le spectacle de cette jeune femme abandonnée le bouleversa, et cette émotion, nouvelle pour lui qui n’avait jamais connu autre chose que la brutalité impérative du désir charnel, le décontenança. Les larmes perlèrent, il dut s’asseoir, il eut même un peu peur de ce qui lui arrivait.

Graziella partait le matin de bonne heure, et rentrait parfois très tard le soir. Certaines nuits même, elle ne rentra pas. Cela durait quelques temps, quelques semaines, rarement plus, puis s’ensuivait une période calme qui la voyait à peine s’éclipser. De son côté Jacques gratouillait quelque sous tous les soirs. Noël et les fêtes avaient été fastes, il avait même ramassé des billets, les enfants lui jetaient de grosses pièces qu’il fourrait aussitôt dans sa poche. En rentrant, il posait précieusement son magot sur un coin de la commode. Ils vivaient paisiblement, se promenaient main dans la main le long des boulevards, sur les bords de la seine aussi, s’embrassaient dans le cou, mangeaient des pâtes et des légumes, buvaient l’eau du robinet, et passaient des heures entières, allongés tout habillés sur le lit, serrés l’un contre l’autre sans un mot. Graziella, dans ces moments là, poussait de gros soupirs liquides. On eût pu croire qu’elle réprimait des sanglots. En général la jeune femme parlait peu, mais elle passait des minutes entières, perdue dans l’azur éclatant des yeux énamourés du garçon. C’était toujours comme ça quand elle ne travaillait pas. Ces nuits là n’étaient pas de tout repos, ils se mangeaient à se dévorer, s’emboîtaient comme des fous, inventaient des figures audacieuses, s’accouplaient en dansant de toutes leurs fibres. Ils dormaient le matin, épuisés et ravis. Un mauvais jour le téléphone sonnait. Graziella s’isolait à l’autre bout du loft, elle se glissait toujours entre l’armoire et le mur, là où elle cachait les cartons qu’elle n’avait jamais déballés. Elle parlait à voix basse, mais son ton, elle qui gazouillait plutôt, prenait des accents métalliques, durs, tranchants. Elle faisait sa voix de rasoir. Souvent elle s’énervait, montait dans les aigus, criait des insultes d’une grossièreté inouïe. Jacques ne comprenait pas grand chose, il était question, de simple, de double, de pourcentage, de contrat, d’argent. A chaque fois elle raccrochait brutalement, à chaque fois on la rappelait, la conversation repartait calmement, Graziella prenait sa voix de trompette bouchée, un peu rauque, murmurait presque, et le dialogue finissait paisiblement . Les jours suivant, elle reprenait le boulot sans trop rien dire. Elle avait un contrat d’une semaine, d’un mois au plus, je bosse lui disait-elle. Jacques hochait la tête.

Quand elle travaillait, elle rentrait fatiguée, le visage creusé, l’air dur, elle prenait des douches qui n’en finissaient pas, et interdisait au garçon de la rejoindre sous le jet brûlant, elle qui l’appelait, le conviait à jouer sous l’eau quand elle ne trimait pas. Elle n’était jamais aussi câline que dans ces moments là, elle voulait qu’il la prenne dans ses bras, qu’il lui caresse doucement les cheveux, qu’il lui baise tendrement les paupières, qu’il lui frôle les lèvres mais pas plus, qu’il lui chante ses chansons de trois sous à voix basse. Pour elle, il apprit tous les grands succès de “Piaf la grande” comme elle disait. Dans leur grand lit à même le sol, elle dormait dans ses bras, refusait tout autre forme de contact, et Jacques était ému, content de ce qu’elle demandait. Pour elle, il acceptait de se contenir, de ne pas pouvoir se vider jusqu’à la moelle épinière, il souffrait avec délice. Ces nuits là, il l’aimait à la folie.

Elle sortit du métro, serpenta entre les passants qui déambulaient, s’arrêtaient, mataient les vitrines des peep-show, s’engouffraient, épaules voûtées et regard à terre, dans les sex-shop, discutaient avec les racoleurs qui tous les dix mètres accrochaient les provinciaux intimidés ou calmaient les ivrognes, puis elle tourna dans une petit rue tranquille et poussa une porte cochère. Jacques la suivit.

Il monta à pas hésitants un escalier branlant, faillit rebrousser chemin à plusieurs reprises, et aperçut, au-dessus de lui, Graziella pénétrer dans un appartement. Sur le palier des hommes déroulaient des câbles en s’engueulant. Il entra l’air faussement affairé sans que personne ne l’arrête. Au bout d’un couloir étroit, une vaste pièce bourgeoise, au luxe clinquant, grouillait de monde. Jacques ferma les yeux, les spots qui encadraient le lieu envoyaient une puissante lumière aveuglante. Il ne vit tout d’abord que des silhouettes indistinctes, mangées par la clarté intense. Quand il rouvrit les yeux, devant lui, penchée sur l’œilleton d’une caméra numérique, il reconnut les courbes généreuses de Graziella, sa position, demi courbée, accentuait la grâce Hottentote de ses fesses tendues sous le tissu serré de sa courte jupe noire. Le spectacle de cette croupe ronde à craquer l’émut fortement, une fine résille de sueur lui emperla le front. Devant la caméra, une fille étendue, jambes écartées, sur un grand lit de cuir noir, attendait qu’une maquilleuse méticuleuse finisse de lui poudrer le sexe, qu’elle avait ouvert comme une fleur au printemps. A ses côtés un homme, au corps prématurément fatigué, entretenait sa flamme d’une main mécanique. Jacques avala sa salive. La maquilleuse mouilla délicatement l’entrée du coquillage de la jeune beauté brune, puis s’écarta. Alors l’homme se mit au travail, ses gestes avaient la précision d’un entomologiste devant sa planche. Il finit par épingler le papillon qui frémit en grimaçant. Une grimace dont la vulgarité contrastait avec la joliesse un peu fragile de la jeune femme. Elle se mit à hennir bruyamment en se contorsionnant, et l’image du lépidoptère gracieux s’effaça dans l’esprit de Jacques, pour faire place à celle d’une limace gluante agonisant sous le bec d’un étourneau rapace.

Dans un coin de la pièce, le regard perdu dans l’ailleurs, une longue fille aux jambes maigres, à la poitrine étrangement gonflée, appuyée au mur blanc glacé, fumait mollement une cigarette. Dans l’air saturé de lumière, la fumée, qui montait droit au plafond, s’étalait, et sa dentelle lourde redescendait lentement sur le crâne rasée de la jeune femme au regard brûlé. Autour d’elle on s’affairait, on la crémait, on lui titillait les tétins. A ses pieds, la maquilleuse indiscrète épilait d’une main sûre les quelque rares poils courts oubliés sur le pubis renflé de la donzelle. Qui ne bronchait pas. De sa main libre la maquilleuse, à petits gestes rapides, du bout d’un large pinceau, étalait un fond de teint neutre. De l’autre côté de la chambre, deux hommes nus, entre deux âges, assis à même le sol de bois sombre, lisaient un court feuillet imprimé, discutaient, et se récitaient leur rôle à voix basse. L’un des deux montra la scène du doigt et l’autre s’esclaffa bruyamment.
D’une voix que Jacques ne reconnut pas, une voix puissante, rauque, dure et cinglante à la fois, Graziella hurla “coupez” !!! La lumière baissa, sur le lit le couple lança une bordée d’insultes. La jeune femme à la cigarette soupira en levant les bras au ciel, la maquilleuse jeta son pinceau. Un silence s’installa, Graziella marcha de long un large un moment sans un mot, puis elle se lança dans un long discours qui finit dans les aigus pendant qu’elle trépignait sur place. Elle battit des mains, se retourna et vit Jacques. Elle recula de deux pas.
Le jeune homme s’enfuit, dévala l’escalier, se mit à courir au hasard des rues, le corps en feu et le cœur givré. Il se soulagea en trois mouvement sous un pont, s’approcha du bord, la tête lui tournait, il entendit au loin Graziella qui hurlait son nom. Il ferma les yeux, sous ses paupières des images multicolores, floues et déformées, défilaient à toute vitesse, jusqu’à ce que le visage de Graziella envahisse l’écran. Elle le regardait, fraîche et souriante. Puis son expression pâlit, ses traits se ramollirent, se délirèrent, et disparurent dans les ténèbres qui le gagnaient.

Jacques bascula, la nuit tomba, l’eau glacée de l’hiver le prit à la gorge, il lui sembla que ses yeux explosaient, il ouvrit la bouche, et la mort, comme une limace, hideuse, pustuleuse, affamée, s’engouffra. Au dessus de sa tête, les eaux noires tourbillonnèrent avant de se refermer. Sous le pont Mirabeau la Seine continua son cours.

Sur le bord du parapet, les ongles brisés de Graziella saignaient. Les lampadaires s’allumèrent. Ce soir là l’étoile polaire ne parut pas, mais nul ne s’en aperçut.