ACHILLE, ENTRE MINOTAURE ET TAROTS …
Akira Tanaka. La partie de cartes.
Parfois les heures s’affolent, parfois les secondes collent …
Dans le silence dépouillé de sa chambre à moitié nue, sur son bureau, Achille dessine de longues arabesques gracieuses striées de noir, des signes cabalistiques, étranges comme les mystères qui surgissent de son inconscient et l’étonnent. Un labyrinthe sans fin traverse la feuille de papier qui crisse sous sa plume, des gouttes de sang rouge coulent, se glissent et rebondissent entre les méandres de sa petite œuvre jusqu’au Minotaure à l’œil torve qui trône au beau milieu du dessin torturé. A l’encre de couleur il remplit ou souligne, dégage de la masse des formes improbables qui se répondent en silence. Achille taille sa pierre de chair aux contours indistincts du bout de son fusain, l’or la peint, le jais la crucifie, le sang la signe et le céladon l’allège tandis que les pastels, ces ciels à venir pointent, timides, du bout de leur douceur au détour des abîmes. Il y passe des heures qui filent comme des météores ardentes et le ciel souvent s’obscurcit sans qu’il y prête attention.
Le temps se contracte et se dilate au rythme de sa souffrance.
Soudain le trait tarit, son poignet se crispe, sa vue se brouille quand l’araignée l’étreint à nouveau. Alors le pinceau tombe après qu’il a signé son œuvrette dérisoire mais il sait confusément qu’il travaille à se dévoiler. A sa façon instinctive il avance un instant pour reculer toujours. Quand le temps s’étire, il ne lutte pas, il attend, sans espoir encore, d’en perdre à nouveau la mémoire, de s’abstraire du présent pour dérouler le fil de sa toile. De perdre la raison, de lâcher Descartes pour se fier au subtil qui se moque de comprendre. Achille se sent seul, l’hôpital n’est qu’un refuge de brique brute, une machine à désespoir, à masquer, à abrutir. Et se battre de toutes ses force restantes contre ces murs aveugles, épais et muets qui le protègent pourtant, lui permet de survivre, de donner un visage de pierre à son combat pacifique. A percer les secrets enfouis en dessous des tombeaux, à déterrer les souvenirs enterrés sous les terres grasses de sa vie anesthésiée.
Dans le bocal enfumé Olivier flotte.
Et le regarde. Entre les volutes des fumées grasses qui montent en tournoyant et s’écrasent au plafond sale, au travers de la brume épaisse qui gomme les contours, Olivier le fixe de son regard égaré, comme un phare la nuit éblouit le lièvre sidéré au milieu de la route, cette route qui mène, il l’espère, au-delà des mailles gluantes de l’araignée toute puissante. Achille s’est assis à côté d’Olivier qui chantonne noyé dans ses mystères. Le soir tombe, le bout incandescent de sa cigarette brasille comme un phare dérisoire dans le champ clos. Achille chantonne lui aussi, psalmodie quelques notes, toujours les mêmes, le regard au delà du présent. Alors sans un mot les deux hommes partagent et leurs chants se marient. Petit à petit. Note après note Achille enrichit leur concert, Olivier accepte et s’accorde. C’est lent, doux et rauque à la fois comme les incantations lancinantes des chamans. Olivier en arrive à oublier quelques instants de tirer sur sa clope. Sa main est tombée sur le bord du canapé qui grésille. Achille a éteint l’incendie naissant sans qu’il s’en aperçoive. La nuit est tombée, pleine et absolue. Seule la berceuse perce encore l’obscurité. Tout est calme un moment. Olivier, mâchoire pendante, s’est endormi yeux grands ouverts sur d’autres espaces.
Après le repas du soir, dans la salle commune c’est l’heure du tarot pour les moins abrutis par la chimie. Ils sont quatre habitués à taper la carte une heure et demi durant avant l’extinction des feux. Achille aime ce moment où tous semblent vivre normalement. Georges le doyen du quarteron, Michel et Olivier – surnommé Olive pour ne pas le confondre avec Olivier le voyageur des espaces effrayants – et lui partagent tous les soirs ce moment de normalité apparente. Ils parlent peu, travaillent à retrouver la concentration, cognent bruyamment du poing à chaque carte importante et comptent les points en s’engueulant. Leurs visages reprennent couleur, leurs yeux leur brillance, parfois même ils rient. Georges est de loin le plus âgé, Achille ne sait s’il déprime ou si la sénilité le gagne. Il lui file en douce des polos neufs que Georges arbore fièrement au dessus des chemises élimées que sa femme pas marrante lui apporte une fois la semaine en bougonnant. Michel est un instit fatigué, à genoux, qui peine à se relever. Toute la journée il peaufine ses « préps » qui vont à l’en croire révolutionner la face givrée de la pédagogie chevrotante. «Ils vont voir ce qu’ils vont voir» répète t-il à l’envi. «Dépassé Célestin (Freinet)» confie t-il rituellement, en tapant dans le dos d’Achille tous les soirs au moment de la séparation. Et Achille, amical, de lui répondre invariablement «Enterre les ces vieux cons !». Cette réponse Michel la guette tous les soirs, ça le rassure, ça calme son inquiétude chronique. Il sourit en hochant la tête puis alors seulement s’en va vers sa chambre. Un soir, oublieux, Achille n’a pas répondu. Georges est resté devant lui, planté comme un chien fidèle, langue pendante et regard suppliant, à attendre la phrase en lui crochant très fort le bras. Depuis lors Achille, attentif, veille à le rassurer.
Olive c’est encore autre chose, c’est un maniaco-dépressif profond, un petit gars nerveux, jeune, noir de cheveux, à la peau grêlée, au visage fin mangé par un regard vif. Quelque chose d’une musaraigne suractive. Les fortes doses de calmants divers qui lui sont administrées le laissent encore énervé toute la journée, à courir partout, à échafauder des « plans » comme il dit, qu’il refuse obstinément d’expliquer de peur que les «voleurs m’le piquent», argue t-il pour ne rien vouloir dire. Un matin pourtant après le petit déjeuner, Olive a pris Achille par le bras l’entraînant dans un coin de la pièce. Le dos collé au mur, le regard aux aguets, il lui a expliqué les raisons de son internement forcé. Le rodéo aux Halles de Paris, les vitrines brisées pendant qu’il tentait d’échapper aux tueurs mystérieusement lancés à ses trousses. Un histoire de fous ! Achille a dû lui jurer de garder le secret. Et cracher discrètement dans le coin.
Les quatre As du tarot s’entendaient si bien.
Un soir, vers vingt heures, Sophie, sans sa guitare mais avec sa tignasse de bronze, est arrivée. Elle avait le regard mauvais, bleu-vert quarantièmes rugissants et les dents lactescentes comme les vagues sous la tempête.
Deux blouses blanches l’encadraient,
Achille comprit de suite …
Bien des années après que la Sophie est arrivée, Achille l’estropié somnole sur son bureau, perdu dans ses souvenirs. Il lui avait alors fugacement semblé qu’il la connaissait sans l’avoir jamais rencontrée. Une de ces fulgurances du cœur qui n’admet pas que l’esprit s’en mêle. Qu’il retrouvait une âme bien souvent croisée dans les méandres du temps, très loin au-delà des vies empilées. Cette nuit sa lampe brille sur son bureau qui tangue comme une âme ivre, sa lumière est plus blanche qu’à l’habitude, une lumière éclatante qui mange la couleur de ce vin en attente. Rien de mieux que cette lymphe de vigne pour reprendre pied sur les terres du présent auxquelles il s’agrippe du coin d’un œil mi-clos. Le liquide jaune d’or aux reflets d’airain luit doucement, cligne du disque ; sous le rai perçant de la vieille lampe complice de tous ses délices. Dans le large cul du cristal à long pied, ce vin de Melon de Bourgogne prend des allures de houri généreuse et sa surface juste bombée lui rappelle les ventres accueillants des femmes plantureuses sur lesquels il aimait à rouler jadis. Comme la peau onctueuse de ces reines d’amour l’âge ne marque pas le teint clair de ce vin qui semble de l’année. Et ce Muscadet «modeste» du Domaine Damien Rineau, vin de Gorges s’il en est, s’ouvre à lui. Son âge – il est né en 1996 – ne semble pas l’affecter, il exhale des parfums de fleurs blanches et fragiles puis viennent les agrumes et leurs zestes, les fruits jaunes murs et leurs noyaux finement épicés. Achille lève le buvant du verre et la première gorgée lui caresse la bouche de sa matière ronde et mûre, grasse ce qu’il faut. Le jus lui explore le palais en douceur avant de s’épanouir généreusement, délivrant ses fruits goûteux, ses épices mesurées qu’une salinité discrète accentue. Puis il fait son odalisque, enfle au palais, en équilibre parfait et danse sur la langue d’Achille conquis un menuet gracieux, frais et salivant. Le jus des raisins mûrs est à son meilleur, long, élancé, subtil, d’une fraîcheur parfaitement maîtrisée. Achille sourit, prolonge la danse du vin longtemps et l’avale à regret. Une onde de chaleur douce le réchauffe, l’esprit du vin ne le quitte pas et l’appelle …
A replonger dans son flot tendre.
Alors le regard dur de Sophie
Remonte à sa mémoire
Un instant,
Le temps qu’il devienne sourire.
Achille sait déjà qu’elle reviendra
Le visiter.
ERINMOCÉETICONE.