J’AIME TANT LA DOUCEUR DE LA BOUCHE DES FEMMES…

Mallock et Guéritot. La femme et le vin.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Sous la tiédeur du soleil levant, je gonfle doucement.

Les pluies des derniers jours ont tendu ma peau épaisse. Je me prélasse comme un félin au réveil, et ronronne dans le silence de l’aube Aoûtienne. Chaque année que je reviens pendre à mon vieux cep tordu, je savoure ces instants d’avant le départ, d’avant la mort douce qui verra mes baies éclater, et mon jus odorant se mêler au sang de mes frères…

Je suis la grappe de pinot noir qui chaque année se réincarne.

Un raisin béni du Septentrion, qui renaît pour exprimer la beauté de ce sol puissant qui porte mon géniteur et lui donne vigueur … Las, les temps ne sont pas toujours fastes, qui parfois contrarient ma croissance, mais mon vieux père tordu en a vu d’autres depuis près de cent ans, il plonge ses racines au profond de la terre, et se rit des caprices des cieux ! Il a plus d’un tour dans son bois, et résiste sans peine aux pluies collantes, comme au soleil brûlant. Tantôt il me fait peau épaisse, petits grains ronds et charnus, tantôt il coupe les vannes, et préserve mon sucre des eaux surabondantes. Il me gâte et me préserve, à l’écart de mes compagnons, me protégeant ainsi de la toile insidieuse des champignons gris, qui sucent parfois, comme des vampires blafards, les jus exsangues de mes trop jeunes confrères. Oui, mon vieux ligneux est bois d’expérience. Bacchus l’inspire et me protège des rigueurs ambiantes.

Pour la quatre vingt huitième fois, je renais, et retrouve à chaque saison, les mêmes frissons, les mêmes émois. J’apparais, vêtu de fleurs, si petit, si fragile, éphémère, et le délicat parfum, qui vibre sous le nez de cette enfant charmante qui se penche vers moi, me trouble toujours autant … Et que j’aime aussi le temps des graines minuscules et dures, qui gonflent lentement au printemps, insensiblement, jusqu’à donner de beaux grains ronds. Seul, recueilli, je ressens ces forces qui enflent et m’inondent lentement, cette lymphe riche venue des tréfonds des argiles et des roches, ce suc, cette essence, la vie quintessenciée de ce terroir.

C’est que le ciel est généreux avec moi, qui me fait renaître à chaque fois au cœur de ce beau champ de Musigny. Sur le haut de la pente, entre les rangs, j’aperçois la toiture du Clos Vougeot qui ruisselle et rosit au jeune soleil matineux. A mon orient, le vent coulis, qui se glisse de la Combe d’Orveau, apaise mes grains échaudés. A ma droite, croissent mes frères en noble pinot des Échézeaux, de bons gars souriants. Au ponant, plus loin, invisibles, je sais que mes cousins de Bonnes-Mares, un peu fats, me jalousent parfois … Sur les terres Bourguignonnes, en temps de proche vendange, le moment de la transmutation approche. Bientôt la main agile d’une vendangeuse me détachera de mon vieux père, me déposera délicatement dans une cagette, rouge et propre ! C’est étrange, mais depuis que je vais et viens, au gré des millésimes, jamais une main autre que féminine, toujours délicate et douce, ne m’a fait passer de la vigne au chai. Le sort a voulu, depuis la quatrième année de ma souche, que je sois, bon an, mal an, la grappe toujours confiée aux mains, puis sans modération, mon jus, au plaisir des femmes sensuelles et gourmandes … Je me dis qu’un Trône puissant, tout près de Dieu, me protège sans doute, et que les pinots-frères, tout là-bas, dans la plaine qui longe la nationale, ne connaissent pas pareille félicité. Alors souvent je me recueille, au profond de mon fruit, me concentre, communie, pour unir dans mon sang à venir, les énergies telluriques et les ardeurs éthérées de l’Empyrée… Vous dire aussi combien la véraison m’est chère, quand les sucres cohobent lentement au cœur de mes grains, quand les roideurs adolescentes s’affinent avec l’âge, quand l’acidité stridulente des premiers instants mûrit sans surtout, tout à fait disparaître ! C’est l’âge où louchent les raisins, où les promesses de l’aurore regardent au couchant…

Le sécateur aux poignes rouges crisse au loin, dans les rangs proches.

Je l’attends et souris, confiant…

Me voici égrappé, mes baies roulent sur les grains de rencontre, de retrouvailles aussi. Sous le poids de mes frères qui se pressent contre mon moi pluriel, mes peaux cèdent. Le jour passant, lentement mon jus épais se mêle au ruisseau qui se forme. Libéré de mes formes, je ne perds ni âme ni conscience, je participe au grand tout, mais garde mes qualités propres. Je me prête aux unions sans me perdre. Oh, je sais que le lecteur ne peut comprendre, mais je suis sûr que les lectrices, elles, ressentent confusément ces subtilités étranges, quand aux détours de leurs vies, glisse sur leurs palais soyeux le jus de Musigny…

Vient enfin le temps des alchimies vitales. Au long de l’hiver, elles vont faire de mes sucs, cet élixir divin que les femmes attendent. Dans l’obscurité de ma futaille, je travaille d’arrache-grappe à m’affiner, à développer mes flamboyances futures, sous la main douce et décidée de la maîtresse de chai. A contre-jour, dans les frimas de Février, je regarde sa pipette descendre vers moi. Elle m’aspire, pour mieux me relâcher dans le verre à large cul. Me rouler et m’aérer. Comme j’aime ça ! Alors je lui donne tout, mes fragrances, mon corps, qu’elle suce, écrase, et roule à l’envi. Encore et encore maîtresse, c’est aussi bon pour moi, que, je l’espère, pour toi. Au travers du cristal embué, je lui souris de tout mon carmin, je rutile, et déploie mes moirés pour la charmer.

Ses yeux brillent, son front se détend, je lui plaît, elle est satisfaite …

Viendra bientôt le temps de la patience, quand à l’étroit de mon sarcophage de verre sombre, anonyme dans la pile, j’attendrai de finir mes humanités. Alors d’ici quelques, mois ou années, les mains expérimentées de mes gardien(ne)s m’extrairont du tas, m’époussetteront, et colleront sur mon flanc propre ce beau nom : Musigny Grand Cru 2010 !

Il me faudra encore patienter, encore et toujours, m’améliorer, grandir doucement, me sublimer, pour qu’un soir, sur la nappe immaculée d’une table du monde, dans les lueurs roses d’un soleil couchant qui mettront à ma robe limpide des pétales de pivoine, un homme antipathique, me verse distraitement dans la coupe de cristal d’un beau grand verre altier. Je coulerai de toutes mes larmes grasses, et ferai aux flancs courbes, d’élégantes arabesques, harmonieuses comme rêves d’artiste. De grands yeux zinzolins, olives peut-être, ou céladons – à moins que perles de jade ils ne soient – se pencheront sur mon eau. Jamais ils ne sauront, que dans ce rubis pourpre des larmes couleront. Car je la reconnaîtrai la femme de mes rêves, qui traverse mes siècles, elle, à chaque fois différente, et pourtant toujours même. Je l’envoûterai de mes touches odorantes, je poserai sur le bout de son nez une violette humide, des fleurs et ma pivoine, la pulpe écrasée d’une cerise noire dans la poudre aiguë d’un joli poivre blanc, les effluves crémeuses, enfin, d’un criollo racé. Ses doigts effilés, qui tiennent tendrement la tige de mon écrin, trembleront à peine, rien que pour moi. Sans un mot, son soupir me dira « Je t’aime » …

Et je lui sourirai.

Mais voici que vient le temps de la mort douce, quand ses lèvres charnues convergent au buvant du verre, lorsque sa bouche s’entrouvre pour me mieux aspirer. Experte et mutine, elle aime à ce que dure le plaisir. Comme des quinquets labiles, ses yeux se ferment … De l’autre côté de la table, l’autre benêt, comme un paon fait la roue, criaille fadaises et lieux communs, mais elle ne l’entend pas. Je suis presque en elle … comme jamais il ne sera. Sa bouche est mon palais, je m’y love, tendre boa, enroule sa langue de mon fluide, l’inonde et délivre mes trésors. Sur ses papilles fragiles je dépose mes offrandes, mes fruits en coupe fraîche lui rappellent mes fragrances, je fais mon élégant, je suis son harmonieux qui la prend jusqu’au coeur, ma race la conquiert … Nous sommes un, enlacés dans sa coupe. J’exulte ! Le bellâtre innocent jacasse sa leçon, étale son savoir, crache les mots du vin qu’il a lus au salon. Mon amante est sourde à son mièvre babil, son long cou tressaille à peine, qui prononce la fusion du pinot élégiaque que je suis, et de sa chair précieuse. Me voici mort au monde et renaissant à sa vie …

Dans le fond du cristal, mes dernières gouttes attendent leur doux supplice…

Et je sais que toujours je la retrouverai.

EFONMODANTITECONE.

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