COUPE LA LAME, TAILLE L’ÂME …

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Dante-Gabriel Rossetti. Bocca baciata.

 

 CHAPITRE 9.

 Josette rentra sous la pluie, elle affichait son visage habituel, fermé, renfrogné même, à peu près aussi expressif qu’une dalle funéraire, lisse comme un marbre poli, grisâtre, sourcils froncés, préoccupée par les tâches à venir. Mais à l’autre bout de son corps, dans l’ombre de ses jupes, son ventre battait toujours, comme une pulsation profonde et continue, son entre cuisses humide et ses chairs fragiles la reliaient toujours à son guerrier brutal. Entre ses lèvres serrées et tuméfiées, elle gardait un peu de cette liqueur chaude et âcre qui l’avait inondée après qu’elle l’eût emportée au firmament des plaisirs insupportables. Elle brûlait de glisser sa main sous sa jupe, mais Martin désœuvré traînait dans la maison, crispant à intervalles réguliers ses grosses mains calleuses. Comme un rapace en maraude. De temps à autre, il jetait à Josette un regard sournois. Les cercles réguliers qu’il décrivait décroissaient insensiblement, et ses regards furtifs se faisaient plus fréquents. Josette eut peur, d’un coup, très peur, elle le connaissait le Martin, et cette façon qu’il avait de se rapprocher d’elle pour la prendre d’un coup comme un lapin au clapier, quand il s’ennuyait. Faut croire que ça lui éclaircissait la tête, que ça consumait son angoisse. Josette préparait la soupe du soir, du bout de son couteau pointu, elle fendait les poireaux puis les étêtait d’un coup de poignet. Leurs chevelures, lourdes de terre séchée, tombaient sur la table en petits tas, comme des scalps de sorcières albinos décapitées. Elle en était, après avoir gratté des carottes, à déshabiller de grosses patates charnues dont les épluchures parfaites, coupées au ras de la chair, égayaient comme des guirlandes tristes le tas de pelures, quand Martin qui s’était glissé dans son dos, d’une main ferme, la coucha sur la table, tandis que de l’autre il soulevait brutalement ses jupes. Surprise par la rapidité de l’attaque, Josette sentit son cœur se geler, elle serra les fesses sur les vestiges à demi séchés de ses amours récentes, l’odeur aigrelette de Kurt lui revint aux narines qu’elle avait écrasées sur les déchets, la rage lui vint d’un coup, cette émotion étrangère la troubla un instant, la submergea, propulsant sa main armée dans son dos, la lame entailla le poignet de Martin qui poussa un grognement de bête blessée, pour se reculer aussitôt, trébucher et se retrouver le cul par dessus tête, à moitié assommé par le mur. Elle ne l’avait qu’égratigné de la pointe du couteau, mais le geste incontrôlé les avait surpris tous les deux. Martin ne comprenait pas la réaction de sa femme, il avait l’œil rond fixé sur l’écorchure qui zébrait son poignet, ses lèvres bougeaient en silence, et Josette, appuyée à la table, plus blanche que la chair nacrée des poireaux, respirait comme une vache vêlante. Martin se releva, tête baissée, regard fuyant, il sortit de la cuisine en traînant ses godillots. Sans un mot. Et Josette comprit qu’il n’y reviendrait plus.

Le bruit soudain qui déflagrait de la cuisine fit sursauter Xéresse. La surprise et la frayeur lui coupèrent le souffle, ses yeux se révulsèrent. Un court instant elle fut ailleurs, son ouvrage n’eut pas le temps de lui échapper des mains, elle était revenue. Personne ne s’était aperçu de cette étrange absence qui la prenait à la moindre émotion un peu forte, la peur, comme le plaisir, l’emportait à chaque fois, comme une vague figée par le temps arrêté. C’était si bref, qu’il aurait fallu ne pas la quitter du regard pour s’en apercevoir. Mathilde, bien sûr, le savait depuis toujours, mais faisait mine de rien. Elle avait mis cela sur le compte de sa faiblesse d’esprit, cette sorte de mollesse de caractère qui lui avait permit d’en faire sa chose. Elle guettait le regard de Xéresse s’il lui prenait l’envie de la faire défaillir sous ses caresses précises. Quand l’œil de sa chose tournait à l’ivoire d’une boule de billard, puis revenait aux noisettes dorées de ses iris rondes, Mathilde sentait, sous les épaisseurs de ses habits, poindre une rosée de plaisir à l’instant précis où Xéresse soupirait d’aise. Souvent sans un mot, mais le regard brillant et la lèvre gonflée, la chose lui prenait la main et attendait quelle s’affaire sous sa jupe ou sa blouse. Elle revenait toujours de ces voyages intimes, souriante, on aurait pu croire que ces jeux lui redonnaient vie, et pendant quelques heures, la chose sortait de l’ombre de Mathilde et semblait exister. Alors, ces temps-là, elle pouvait s’intéresser un peu au monde. Mais elle s’épuisait très vite et retombait dans une sorte d’apathie dépendante. Xéresse était de cette étrange et rare race de vampires qui se nourrissent, non pas de sang vermeil, mais de caresses, de frissons et de voluptés à répétition. Elle ne craignait pas les lueurs de l’aube, ni la morsure délétère du soleil, mais elle dépérissait quand son ventre dormait. Cette faille douloureuse, toute sa vie il la lui faudrait remplir, sous peine d’être condamnée à se traîner comme une morte vivante. Pourtant derrière les vitres sales de son regard terne, elle peignait le monde aux couleurs grises de l’angoisse forte qui l’étreignait constamment, la privant d’énergie, et cela la rendait incapable de toute initiative personnelle, pauvre wagon abandonné par sa locomotive sur une voie sans issue. Mais ces yeux tristes, vides, éteints comme deux bougies soufflées, avalaient tous les êtres qui la croisaient, du dernier bonimenteur de village à la vache perdue au fond du champ. Xéresse n’allait jamais les mains vides, il lui fallait toujours un chiot, un chaton dans les bras, qu’elle caressait mécaniquement, sans jamais se lasser, jusqu’à épuiser la pauvre bête devenue sa chose. Au bout de quelques jours, la bestiole, inexplicablement épuisée, mourrait, et cela la mettait dans un chagrin aussi bruyant qu’inextinguible, ses affres décuplaient, qui la terrorisaient au point que les doigts de Mathilde, habile fileuse, glissaient le soir sous sa chemise et œuvraient à tisser ardemment son ouvrage. Quand elle n’était plus que frisettes emmêlées, bouton épanoui, tétons enflés et plaisirs liquéfiants, elle tremblait à claquer des dents, ses yeux faisaient lune pleine, et tout rentrait dans l’ordre. Ces nuits là, Mathilde se régalait à lui rougir la peau fragile des cuisses à longs pinçons tordus pénétrants. Et Xéresse repartait à l’assaut de son semblant de vie.

Dans la chambre d’à côté au mur de papier, suant dans son lit creux, tout au fond de la dépression de son matelas à demi effondré, Gracieux, rouge comme une crête de coq, écoutait sans mot dire les gémissements montants des filles au labeur. Il aurait bien voulu se glisser sous leurs draps et regarder de tout près, à distance de langue, les onctuosités qui leurs graissaient les doigts, l’idée de les leur lécher lui traversait bien l’esprit, mais il serrait le paupières à tuer l’image, et se pinçait la peau du lombric autour du gland, qu’il n’osait pas extirper de sa capuche, mais ses agitations courtes et convulsives finirent vite par lui crémer la paume de la main. Alors il s’essuya en priant Dieu de regarder ailleurs, et recommença frénétiquement jusqu’à ce que l’épuisement et la source tarie l’emportent au juste sommeil des boutonneux déliquescents. Et là tout devint possible, l’impensable fut permis, le Diable dormait dans sa boite, Jésus dans son suaire, et Dieu, débordé de travail, l’oubliait un moment.

Dans un sous bois luxuriant, par un printemps éternel, au milieu des fleurs et des lierres grimpants, beau comme Adonis, couvert de roses et de myrte, entouré de femmes lascives aux buissons ardents, aux seins épanouis, aux cuisses douces et aux ventres bombés, aux regards fulgurants, aux lèvres de cerises juteuses, qui lui tendent des bouquets d’anémones multicolores et des brassées grasses de jonquilles parfumées, mollement allongé sur des corps pneumatiques de déesses douces, habillé d’une charmille de mains câlines, Gracieux, affublé d’un braquemart énorme, enfourche à qui mieux mieux des vierges implorantes dont les langues agiles furètent dans les moindres replis de son corps musculeux. Au loin, très loin, par l’entrebâillement des portes gigantesques d’une demeure immense, lui parviennent les chants assourdis d’autres vierges implorantes en attente. Pas de monsieur le curé à l’horizon, Gracieux est heureux, insatiable, il s’active, plus encore que le disgracieux Priape aux vergers. Le lendemain au réveil, plus flapi qu’au coucher, il ne se souvenait de rien et redevenait l’âne ordinaire de la maison. Mathilde le montra du doigt au déjeuner en riant bruyamment, deux secondes plus tard, Xéresse s’esclaffa à son tour.

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