ACHILLE ET LES CINQ CAÏDS…

Rossetti. Vénus Verticordia.

 

Achille vient d’avoir dix ans, juste avant l’été …

Bruno a dégoté les roulements à billes. Cinq ! Va savoir où et comment ! Comme neufs ils brillent de tout leur acier. A la décharge, derrière le quartier, les garçons ont récupéré une caisse de bois vieille mais solide, quelques planches et des cartons d’emballage. Melloul, qui n’en est pas à son premier bolide, dirige les opérations et son poing vole quand ça ne tourne pas à sa façon. Rachid, Aziz et Achille sont nommés tâcherons à l’unanimité moins leurs voix. A eux tous ils forment la bande (et non pas le club, on n’est pas de fifilles …) des « Cinq Caïds », Maroc oblige ! Ne reste plus qu’à assembler les pièces du puzzle. L’angoisse est palpable car l’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit d’épater « la bande du haut », la bande des « riches », de surpasser leur « standing », eux qui se pavanent sur leurs vélos neufs quand les cinq traînent leurs savates, langues pendantes, en les regardant parader.

A donc, l’instant est grave, il en va de l’honneur de la troupe. Pas question de se planter, va falloir assurer. Accroupis autour du puzzle à mettre en forme, les trois garçons lèvent la tête vers Melloul qui sort de sa poche une poignée de longs clous, des grosses vis et des écrous ad hoc. Bruno, un peu à l’écart mais pas trop, comme un chef, fait son cador. Une lourde chaleur torride écrase cet après midi de Juin, ce qui ne suffit pas à expliquer les larges auréoles qui maculent leurs chemisettes. La crainte de l’échec leur tord les boyaux de la tête et leur met au front une suée plus acide que les autres, cette eau âcre, caractéristique, cette eau de stress. Ben oui, on peut stresser à dix ans. Dans un silence, sinon glacial, du moins à peine tiède, Bruno leur tend marteaux et autres outils, genre gros silex et pince anglaise, si usée, qu’elle n’accroche plus puis il s’assied et se met à graisser méticuleusement les roulements à billes. Au premier clou le marteau dérape et fend la planche. Le poing de Melloul fend lui aussi, mais l’air et s’écrase sur l’épaule gauche d’Achille juste là où passent les nerfs, entre le deltoïde antérieur et le médian. Le coup sec et précis le paralyse, mais moins que rage et honte mêlées qui lui mettent les boules dans la gorge. Bruno sans un mot le regarde et lui reprend le marteau. Viré. Terminé ! Alors Achille se lève, saisit Melloul par le col de sa chemise et lui balance un putain de balèze de coup, un de ces taquets monstrueux qui vient du fond des rancœurs accumulées juste avec son petit poing de moineau qu’il imagine énorme. En plein dans le bas ventre, et même un peu plus bas que le bas. Carrément dans les glaouis. Melloul ploie le genou, lâche un gloup douloureux la respiration coupée et reste quelques minutes à grimacer, muet et surprit. Les autres, prudents, ne mouftent pas, regardent à la dérobée et attendent. Achille lui aussi attend, sur ses gardes, les poings serrés, oubliant de respirer. Bruno toujours aussi placide les observe un moment puis rend le marteau à Achille, crevette tremblante qui semble, tant elle est rouge, sortir d’un court-bouillon … Le temps se détend, Melloul sourit. Dès cet instant Achille sera admis et Melloul l’aura discrètement à l’œil à la récré, toujours prêt à lui prêter poing fort. Au cas où …

Le bolide est prêt. Il en jette avec sa caisse vernie de frais au ras du sol, ses gros roulements brillants et sa longue barre en « T » reliée au conducteur par deux lanières de cuir tressé. L’engin est hissé tout en haut de la côte : une longue ligne droite pentue, suivie d’un large virage à gauche puis l’arrivée trente mètres plus loin. Sur le haut du quartier, à la limite de la « frontière », la bande du haut le nez au ras des herbes rares, espionne. Bien sûr ils sont vus et le savent mais l’important c’est surtout de faire « comme si », du genre les cow-boys ne voient pas les sioux. Bruno s’installe, le bois accuse le cul. Le groupe est inquiet, la caisse a du mal à absorber son gros fessier de culbuto et ses graisses périphériques. Si ça passe c’est que la machine est solide se disent-ils à coup de regards furtifs et de silences éloquents. Bruno est poussé par les huit bras de ses copains et part timidement. Mais la pente forte l’avale d’un coup et son poids aidant il dévale comme un bolide. A l’instant de vérité – le virage – la machine dérape à mort, les roulements sont à la rupture mais le gros cul de Bruno fait son boulot et colle la caisse au sol. Ça passe, juste au ras du mur du bas, mais ça passe. Derrière les herbes sèches la bande du haut enrage. En silence. Les autres mouillent leurs culottes et envient le gros cul de Bruno. A la stupeur générale Bruno désigne Achille pour le deuxième round. Ça tourne à toute vitesse sous le crâne du fluet, il serre les fesses et fait un effort terrible pour que ça ne se voit pas. Les autres ricanent en sourdine, persuadés que le moineau va se dégonfler. Et même s’il y va, il va se manger le mur, sûr ! Le périnée au bord de la crampe Achille a du mal à marcher, alors les mains dans les poches il la joue façon cow boy que ses éperons ralentissent. Pierre après grosse pierre, il leste l’engin et se glisse entre entre les rochers. Y’en bien une fois et demi son poids qui le ceinture et lui griffe les cuisses. Grand silence dans la troupe et yeux écarquillés. « Les gros cailloux c’est bien aussi » leur balance Achille en évitant le regard de Bruno. Et c’est parti, l’engin de mort tressaute à fond les burettes sur la piste caillouteuse, Achille se dit que son coccyx va lâcher, que ses dents vont tomber, que ses yeux vont exploser mais il s’agrippe aux lanières de cuir comme un damné aux portes de l’enfer. Simultanément, le long de sa colonne vertébrale, le plaisir le caresse, les poils qu’il n’a pas se dressent et pas que. Cette sensation, nouvelle, intense, cette giclée d’adrénaline qui l’inonde, la vitesse, le mur qui s’approche, sa vue qui tremble, tout ça le fait crier de peur et de plaisir indistinctement mêlés. Oui mais le mur, les pierres sèches empilées qui se rapprochent, l’engin qui vibre ! Achille tire à mort sur la lanière gauche, sa cuisse se crispe, son talon s’enfonce sur la planche, les vis grincent, les roulements à bille dérapent. Alors, sans savoir pourquoi, d’instinct, Achille contre-braque, et ça passe, si près qu’il a le temps de voir la rouille qui tache la pierre et les clous qui dépassent par endroits. Puis l’engin s’en va tout droit vers l’arrivée sur le faux plat goudronné qui mène au ciel, aux étoiles qui voilent sa vue, au paradis des intrépides et des imbéciles, heureux et réunis ! Ce soir il va lui falloir nettoyer son slip discrètement, le plaisir plus le corps qui lâche, c’est bien mais c’est salissant. En attendant l’enfant, « fier mais modeste », se laisse à peine féliciter. Les autres prennent leur tour, Melloul passe avec brio mais les deux derniers renoncent avant le virage. Les cris, les encouragements et les bruits secs et crissants du chariot dévalant la pente ont attiré les mômes alentours qui ouvrent de grands yeux admiratifs et félicitent chaudement les guerriers intrépides. En quelques minutes les Cinq Caïds sont devenus les stars du coin ! Sur le haut de la côte la bande du haut n’en finit pas de les épier et rumine déjà une action d’éclat, histoire de reprendre le contrôle du quartier.

Ce matin c’est jeudi. Pas d’école. Au bord de la décharge sauvage, Achille et les autres jouent à lancer de grosses pierres qui font éclater en mille morceaux les bouteilles vides plantées dans les immondices. Chaque flacon brisé joue une musique différente, mate ou cristalline selon que les fioles sont pulvérisées ou simplement brisées. Sous le soleil levant les éclats de verre descendent en ruisselets étincelants et multicolores vers le bas de la pile puante. Achille préfère les brisures de verre brun qui chantent plus bas que les autres en glissant et diffractent la lumière rose du petit matin en arcs-en ciels rutilants. Au bout d’une heure le tas d’ordures, décoré comme un sapin de noël, brille de tous ses tessons irradiés qui brasillent en rus d’étincelles éblouissantes. Les autres sont partis, rappelés par les piaillements de leurs mères poules, Achille reste seul, assis en tailleur au bas de l’éboulis puant, émerveillé par les rafales de lumière qui chantent sous la baguette du soleil montant. Sur le sommet du crassier un coquelicot à la corolle fragile danse lentement sous la brise tiède, comme un petit cœur émouvant. « Angélique » soupire t-il à voix mourante … C’est l’heure de rentrer à la maison, pense t-il, soudainement inquiet. Une bouteille à ses pieds lui tend son goulot cassé, Achille la jette de toutes ses forces vers le haut du Sinaï, pour se libérer des sanglots retenus qui l’étouffent. Au passage le verre lui fend le pouce en deux dont une moitié pendouille, sanguinolente, à peine retenue par un lambeau de peau. Branle bas de combat ! Accroché au dos de son père, la main recouverte d’un paquet de coton suintant, Achille, le nez au vent à l’arrière du « Lambretta », vole vers la ville. Au retour il tient son pouce gauche recousu, emmailloté comme un nourrisson du jour, bien levé vers le ciel, comme un patricien aux arènes. Le médecin lui a interdit l’école quelques jours ce qui fait monter en flèche son prestige dans la bande. Au retour de l’école il attend les copains, s’enquiert des nouvelles de la cour de récré puis se moque d’eux quand ils lui récitent la litanie des devoirs à faire. Tous l’envient et lui balancent de grandes claques dans le dos. Un soir une des filles du quartier s’est approchée lui avec la mine fripée et le regard lourd de sens des comploteuses de cet âge, pour lui glisser à l’oreille : « Angélique a demandé de tes nouvelles et t’a appelé son petit bleuet blond ». Il a haussé les épaules en ricanant …

Ce soir là, au fond de son lit,

Il lui a longtemps parlé,

Avec des mots secrets,

Qui ne se disent pas.

Achille le vieux dont la tête repose dans sa main droite, yeux clos et mine mâchée, sourit. C’est étrange ce flot d’images qui remonte ainsi du profond de sa vie. Sans doute va t-il mourir bientôt ? Sa main gauche, oui … il regarde ce pouce de dix ans, le tiers du sien, boursouflé qui s’étale en relief sur son doigt d’adulte. Il n’a pas rêvé même s’il a brodé largement sur ses souvenirs, digérés, modifiés, réinventés par la magie du langage, par l’épaisseur filtrante de la vie, l’ordonnancement des mots, les temps stratifiés, la mort à l’affût. N’empêche que cette cuvée « Les Églantiers » 2001, robe rouge sanguinolent, couleur vive, comme épargnée par les années, du Domaine de la Réméjeanne, qui le regarde de son œil de cyclope à mi hauteur du verre …. « Rémé » comme remémore, « Jeanne » comme Angélique, lui a bien rincé la mémoire et nourrit son imagination. La fiction est fille de la réalité revisitée, taillée, élaguée, magnifiée, ce soir … comme à l’habitude quand la transe le prend à la gorge, qu’elle lui fait rendre ! Séance tenante. Dans le verre immobile la robe du vin est d’un beau grenat au cœur noir comme l’enfer, intacte. Dans la lumière, le vin qui tourne au rythme de son poignet a les reflets changeants des flacons pulvérisés de l’enfance, la lumière diffractée par l’épaisseur du vin envoie alentours des flammèches impressionnistes, comme un feu d’artifice liquide. C’est ce manège enchanté qui l’a replongé dans son passé. Les arômes poivrés du vin associés aux senteurs de garrigue ensoleillée se marient aux fruits rouges mûrs, aux prunes éclatées, à la réglisse en bâton. En bouche le vin puissant, très, (trop ?) mûr, lui remplit la bouche de sa matière poivrée et lui laisse longuement au palais l’empreinte de ses tannins fondus et réglissés.

Comme le vin dans la gorge,

Le petit bleuet blond a disparu,

Dans les trappes profondes,

Du passé d’Achille …

EHOMOSATINNACONE.

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