Al-JAMÎL, L’AFGHAN BLOND …

Alexandra Boulat. Afghane brûlée sous voile.

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Comme la musique les mœurs, le rire adoucit les émotions…

L’Oud acide,égrène ses notes de citronnelle en arabesques complexes, souvent ensoleillées, gronde et roucoule, s’enfuit et revient, caresse et égratigne la palmeraie échevelée des pensées emmêlées. Les doigts longs du musicien volent sur le manche étroit, sa voix grave psalmodie à l’unisson. La mélopée sourde, au-delà des mots, comme une eau lustrale, dénoue, apaise et lave les tourments ordinaires de l’âme repliée. Dans ses plis rigidifiés, les modulations ondoient et se lamentent, coulent et glissent, tièdes et légères, alâchissent nœuds et spasmes douloureux, détendent les certitudes et déraidissent le trismus des mâchoires serrées. Insensiblement les mains se détendent, les yeux se ferment, la demi conscience s’installe, qui aime tant à voyager.

Sur le visage, dolcissimo, naît un sourire …

Al-Jamîl s’est enroulé dans les laines brutes. Leurs odeurs de suint gras ne suffisent pas à masquer les volutes d’encens de bois d’Agar, de labdanum, de myrrhe et de benjoin, qui embaument la tente jusqu’au cœur des fibres des tapis épais. Le vent coulis qui rafraîchit l’air brûlant du jour échu agite à peine les toiles épaisses du campement perdu dans les sables. La nuit est claire, le ciel de jais est piqueté d’étoiles brillantes qui pulsent comme les yeux des fennecs sous les grands feux de bois sec. Très haute, la lune opaline blanchit les sables et habille de velours gris les reliefs des dunes en vagues. Les brûlements du feu de camp ont faibli, les flammes bleues ne lèchent plus qu’à-peine les troncs quasi calcinés que le vent, par instant, rougit encore. Quelques craquements accompagnent les flammèches jaunes,qui jaillissent en chuintant par instant du dessous des bûches. Seul un tapis de braises mourantes, au travers des cendres grises qui le gagnent, bat encore, lentement, comme un cœur à l’agonie.

Six mois qu’il a changé de peau déjà, à endurer l’entrainement âpre, les privations de sommeil, les départs impromptus, les nuits écarquillées, les yeux sableux et rougis qui grattent et pleurent malgré lui. La barbe blonde et drue, en longues boucles lui mange le visage sur lequel il enfonce son pakoul de laine épaisse jusqu’aux sourcils, cherchant à masquer le plus possible son regard azurin aux yeux de ses compagnons de Jihâd…

Le choc de l’obus, qui s’est écrasé dans un geyser de flammes et de poussière ocre quelques dizaines de mètres devant lui, l’a brutalement isolé des staccatis déchirants qui scandaient le petit jour laiteux au dessus des montagnes alentours. Seules les flammes oranges, petits soleils fugaces, qui fusent des kalachnikovs fumantes comme autant de crachats mortels, le maintiennent au contact du réel. Les hommes en terreur se terrent, aspirent à se fondre à la terre sèche et se recroquevillent dans les moindres plis du terrain. Les roches éclatent en étincelles coruscantes, le sang jaillit des ventres cisaillés, des gorges arrachées et des corps démembrés. La panique gagne les esprits, la charogne ricanante fauche à tout va. Al-Jamîl, sous l’assaut des brûlures d’angoisse qui lui broient le cœur et lui révulsent l’estomac, vomit de la bile grasse à flots continus, à même la terre qui lui entre dans la bouche qu’il tient collée au sol, comme s’il voulait se dissoudre dans les entrailles protectrices de Gaïa la primordiale. Une barre de plomb fondu lui enserre la tête, la terreur le submerge, sa conscience vacille, puis s’éteint comme bougie peureuse au vent. Cordes vocales distendues, il croit hurler,mais on ne l’entend pas.

Alors qu’il flotte entre deux états, une balle de laiton, marquée d’une croix grossièrement taillée au couteau, lui perce le nombril en son parfait milieu, éclate dans ses tripes dont elle fait de la bouillie putride puis lui fracasse l’iliaque avant de se ficher en terre. Du trou béant qui lui dévore le dos, un liquide épais, de sang, de merde verte et d’os broyés, s’écoule en flots grumeleux. Al-Jamîl, insensibilisé par la violence du choc, hoquète et balbutie des mots sans suite apparente. Puis la douleur peu à peu irradie. Elle gagne cellule après cellule. Comme un rat affamé elle grignote les bords déchiquetés de son ventre béant, court le long de ses nerfs déchirés, plonge dans ses entrailles de chairs broyées, remonte jusqu’au bout de ses doigts, descend en même temps le long de ses jambes flasques, lui enserre la gorge et lui sort les yeux des orbites. Après l’avoir tout entier infesté, elle gagne en intensité, déploie ses tentacules de feu, se mue en torche incandescente qui l’embrase de l’intérieur. Il lui semble que son cerveau bouillonne comme une eau grasse au coin du feu, qu’il va se désintégrer, comme un fruit trop mûr lâche sa pulpe épaisse sous la dent. Al-Jamîl est inerte. Seuls ses doigts se recroquevillent, grattent spasmodiquement la roche friable, comme les griffes d’un beau rapace fauché par le tir d’un chasseur détraqué. La bataille continue de faire rage mais il ne l’entend plus, sa conscience s’obscurcit, ses souffrances décroissent, seule la chaleur du sang qui bat faiblement dans son hypogastre liquéfié s’écoule et recouvre la terre ocre sous son dos d’un fin réseau de fils rougeâtres, comme la résille affriolante, fine et ornementée, d’un bas de femme fatale.

Puis la lumière s’éteint lentement …

Dans la conscience clignotante du moribond les souvenirs affluent à la vitesse ou la vie le quitte. Une main douce caresse le front d’un enfant paisible, que captivent les rayons de lumière crue diffractées par les gros cabochons accrochés aux bagues scintillantes des doigts de soie tiède posés sur sa poitrine. Dans les grands lacs bleus du bambin le regard est doux, sa bouche minuscule, comme une rose aux lèvres fines, babille mots et bulles. Le vélo rouge aux pneus pleins dérape dans la pente abrupte, le jeune champion aux boucles blondes chute sur le bitume rapeux qui lui couronne les genoux d’étoiles sanglantes. Sur un bat flanc crasseux, au fond d’une cave malodorante, un jeune mâle à la peau pâle éperonne férocement une adolescente maigre que deux mains sales empêchent de hurler. Ses jeunes seins, à peine pointés, comme deux yeux aveugles, subissent les attouchements brutaux d’un troisième agresseur hilare, tandis qu’à l’arrière plan, dans l’obscurité, brillent les regards salaces de ceux, jeans au chevilles, qui attendent leur tour. Al-Jamîl, – Kevin en ce temps-là –  dont les yeux blanchissent peu à peu, vomit une bile épaisse. Une toux rauque et effrayante le saisit tandis que Kevin, à la pointe du couteau, descelle une pierre derrière laquelle s’entasse des petits paquets immaculés. Dans les douches carrelées de blanc sale d’une prison vétuste, il subit maintenant les assauts d’un monstre aux épais muscles tatoués, plaqué sous l’eau brûlante qui lui cloque le cou. Ses dents se brisent en crissant sous le poing qui s’abat. Un fin croissant bleu, comme le dernier quartier d’une lune descendante, dépasse à peine des paupières d’Al-Jamîl, dont les orbites, maintenant quasi remplies par les billes d’albe veinées de rouge de ses sclérotiques, lui font des yeux de poisson asphyxié. Dans le gymnase reconverti en mosquée improbable, Al-Jamîl le nouveau né, récite mécaniquement les sourates du Coran, puis, puis… il peine à suivre le fil des souvenirs qui défilent à l’accéléré. Des tâches de couleurs, à une vitesse folle, se succèdent, qui deviennent un flot translucide à hautes fréquences éblouissantes qui l’entraînent toujours plus vite au long d’un large tunnel immaculé …

Soudainement tout s’arrête …

Al-Kevin survole la scène. Le corps torturé de celui qu’il fut baigne dans une mare de sang noirâtre à demi coagulé. De grosses mouches vertes bourdonnent sur les lèvres crispées du supplicié qui tressaille encore par instants. Autour de lui, d’autres cadavres mutilés parsèment le sol excavé par les obus qui l’ont déchiré. Des roches rouillées encadrent, au hasard de leur chute, les corps désarticulés des combattants, comme des tâches fauves tombées du pinceau délirant d’un Van Gogh pervers. La nuit, comme un seau d’encre jeté au ruisseau, s’abat d’un coup. « Dieu-Allah-Yavhé » ne supporte plus la stupidité barbare des hommes qui massacrent en son nom ! Épouvanté, Il a déserté les cieux.

Autour de la table la famille se recueille et regarde l’homme qui déflore, d’un geste aussi sec que précis, une lourde bouteille opaque. Devant lui la corolle d’un verre, au buvant resserré sur de larges flancs évasés, posé sur un long pied délicat, attend d’être honoré par le vin à venir. Le rituel dominical commence. Le flot gras du vin roule le long de la paroi de cristal fin et monte, prenant son temps, jusqu’au tiers de la hauteur. D’un geste mille fois répété l’homme penche le verre vers la nappe blanche. Le liquide roule sous le mouvement souple du poignet, le vin, à la robe d’or franc moirée de vert olive, ondoie comme un derviche. A mots précis qui ne souffrent aucun commentaire l’homme décrit le vin, la famille, silencieuse écoute. Les petites, bouclées de paille dorée, baillent déjà, Kevin mobilise toute sa volonté pour ne pas entendre mais n’y parvient pas. Les petites et courtes mains de la mère, couvertes de pierres étincelantes, lancent au plafond de furtives et changeantes étincelles de lumière vive qui distraient les filles, mais agacent instantanément le maître des agapes. Comme deux oiseaux vifs les mains disparaissent sous le corporal de lin blanc brodé aux initiales de la famille et dédié au cérémonial vinique hebdomadaire. Sous sa tignasse blonde Kevin rougit de rage et couve sa mère d’un oeil humide. « Nous sommes en 2002 poursuit le père, sur le Kastelberg du Domaine André et Rémy Gresser qui cultivent leurs lambrusques en biodynamie, depuis déjà bien avant que les spécialistes ne s’y intéressent, et que les citadins, amis des chapelles étroites, en parlent comme de la Sainte Onction !» poursuit le père en ricanant. Sous le crâne de Kevin des bâtons de dynamite pas bio explosent dans les oreilles du pater. Puis la messe profane se poursuit, quand le nez plongé dans le verre, yeux clos, l’officiant poursuit. « De belles odeurs de naphte brut, goudronnées donc, à peine fumées et épicées, au coeur desquelles surgissent – bonheur de fraîcheur bienvenue ! – de fines et gourmandes fragrances d’agrumes juteux, nous signalent que les ceps puisent la spécificité de leurs jus au profond des schistes de steige du Silurien, de couleur bleu/noir à reflet violacé, au tréfonds de ce magnifique terroir  ». Malgrè la lumière vive qui inonde la pièce le silence s’épaissit. « Il est en forme ce vieux con » marmonne Kevin, sous une acné qui lui fait faciès de homard mal cuit. Enfin le « Dab », comme le nomme Kevin en secret, lève le hanap sacré à ses lèvres pointées et laisse glisser une gorgée d’élixir d’Andlau jusqu’entre ses muqueuses en attente. Il fait rouler le liquide longuement d’une joue à l’autre comme un hamster gourmand, l’agite et le brusque tant plus, puis, transformant son visage émacié en cul de poule plissé rétro-olfacte, si longuement et bruyamment, qu’une des petites filles en col claudine réprime à grand peine un sanglot rond qui remonte jusqu’à ses yeux, pour glisser, silencieux, le long de l’orbe de sa joue. « Fichtre » s’écrie l’homme, tête levée et voix forte, « La matière est belle, grasse ce qu’il faut, onctueuse à point, tendre comme la combe potelée d’une houri alanguie ! Zestes d’agrumes et légers fruits exotiques l’arrondissent bellement ! ». Au bout de sa messe le maître ferme les yeux, avale le jus désaltérant et s’exclame, « Et voici que parle la fraîcheur du schiste d’Andlau, qui laisse palais propre, papilles vibrantes et gorge enchantée par une subtile touche de miel. Dieu que c’est long ! ». Il se rassied enfin, la tablée muette soupire, bouches closes …

Ite Missa Est …

Sous la table, tête basse, épaules nouées, Kevin, de la pointe du couteau se perce la cuisse.

Quelque part,

Perdu sous le soleil ardent,

D’un col Afghan,

Al-Jamîl expire…

 

 

ESIMODÉTIRÉECONE.