L’HOMME VIDE.

Livre d’heures de Catherine de Clèves, vers 1440.

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© Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Les premiers mois, même la première année, il ne s’était aperçu de rien. La vie courait à son rythme à elle. Lui, depuis toujours essayait de la suivre, depuis toujours il peinait et ne s’était jamais senti en phase avec l’élan du monde. Il avait été plus souvent derrière que devant la vague. Plus précisément pas tout à fait derrière plutôt à côté, pas dans le même sillage. Un matin au lever il eut un malaise qui lui noua les tripes, il se recroquevilla sur sa chaise attendant que la langue de feu qui lui dévastait le ventre veuille bien se calmer. Inquiet il se demanda s’il n’avait pas ramassé une saleté de microbe. Après une heure passée dans les toilettes la douleur se calma. Il n’avait rien rejeté, pourtant il avait eu l’impression que quelque chose coulait à l’intérieur de son ventre. Il préféra se recoucher, il se sentait fatigué. Fatigué pourquoi, se disait-il en boucle, enfoui sous la matrice des draps. La réponse ne lui apparut pas, sertie dans une belle mandorle, au son des chœurs angéliques, sous une pluie de roses, comme il l’espérait. Non, sous son crâne douloureux ce fut silence confus, images stroboscopées qui filaient à toute allure. Impossible d’en arrêter une seule, ça défilait incompréhensiblement. Il n’y vit que du rouge … La vie n’est pas simple, et la conscience est bien plus souvent sourde qu’aveuglante.

Pourtant il se vivait comme un théâtre. Un théâtre d’ombres qui lui échappaient sans cesse. Comme s’il était le jouet d’il ne savait trop quoi, trop qui, trop … ? Pour échapper à ses propres mystères, il se leva, se doucha et décida de s’en aller visiter le monde. Mais le monde lui signifia son refus, quand après deux pas dans la rue il buta sur un caillou pas innocent du tout, tomba et se râpa le genou gauche jusqu’à l’os de la rotule. Sa carrière d’aventurier prit fin avant d’avoir pu débuter.

A quoi bon se poser des questions se dit-il très en colère et vexé de s’être étalé sur le trottoir devant sa voisine, qui avait, menton levé-bouche crispée, continué son chemin sans lui jeter un regard. Et son con de chien avait même tenté de lever la patte sur lui. Sale clébard et foutue garce ! Décidemment cette journée débutait mal. La vie reprit son cours, lent pour lui qui s’ennuyait, agitée, enthousiasmante, une vie formidablement, superbement surprenante pour le reste du monde. Marcher sans but, mais marcher. Continuer le chemin. Il traversa des rues, pataugea dans l’eau des caniveaux remplis à ras bords, il pleuvait très fort au-dessus du couvercle bas d’un ciel sans relief. L’orage tournait, s’éloignait et revenait, le tonnerre grondait sans éclairs visibles, les eaux du ciel lavaient le bitume de la ville. Il sentit le long de sa jambe gauche couler ce qu’il crut être de la pluie. Il faisait un froid de pingouin, pourtant le liquide était chaud. Le jardin était vide lui sembla-t-il, les gens avaient fui, il s’assit sur un banc, releva son pantalon le long de sa jambe gauche. Elle était parfaitement sèche et le tissu aussi ! Étrange se dit-il, il sentait toujours couler un liquide chaud le long de son mollet et le contact du tissu mouillé était toujours présent. La fatigue le gagnait au fur et à mesure comme s’il se vidait lentement de son énergie.

Le retour lui fut difficile. Il se traîna jusqu’à son appartement. Deux étages à monter. D’ordinaire, il le faisait en sifflotant, ce jour là, il crut grimper le Golgotha avec sa croix sur l’épaule. Affalé dans son fauteuil il mit une bonne heure à retrouver son souffle, haletant comme un marathonien. Dehors le déluge allait croissant. Par la fenêtre il ne distinguait plus qu’un rideau blanc qui tombait en rafales mouvantes sous le vent fort, tout relief avait disparu, le ciel aussi. Le sommeil, un sommeil de mort l’emporta.

Cela faisait des années qu’il n’avait pas connu une nuit comme celle-là. Ni rêves, ni cauchemars constata t-il en se réveillant ! Une heure plus tard il était toujours immobile dans son fauteuil, jamais il n’avait eu autant de mal à se réveiller, lui qui d’ordinaire sautait dans ses chaussures à peine les yeux ouverts. La pluie avait cessé, le rideau blanc s’était évaporé mais le ciel était noir comme une âme de damné. Son corps se taisait, ni faim ni soif, ni courbatures ni bien être. Les habitudes le remirent en marche et l’entraînèrent dans la rue jusqu’à la boulangerie du coin. La boulangère, une petite femme entre deux âges, maigre comme une baguette sans levure, sourit en le reconnaissant. Mécaniquement il lui dit …jour mada.. Il s’étonna de son air étonné, tendit la main vers la corbeille odorante et demanda une ..guette trad.…. La boulangère le regarda d’un air bizarre et effrayé à la fois. Elle le servit par habitude et lui tendit une baguette tradition bien cuite, toute chaude. En sortant il lui lança, d’un ton sinistre qu’il croyait enjoué … ..voir …dame. Il n’eut pas de réponse. Madame Laquiche courut vers le fournil, et raconta à son gros pétrisseur de mari ce qui venait de lui arriver. Monsieur Laffiche est bizarre ce matin, triste comme un pain sans gluten, il m’a dit des choses que je n’ai pas comprises, comme des bouts de mots, il tirait une de ces gueules !! Je ne l’avais jamais vu comme ça ! Le boulanger grommela, essaya de l’entraîner vers la réserve, ses gros yeux globuleux suaient l’envie de la foutre sur les sacs de farine, il aimait ça éjaculer dans la farine et ça ne gâtait pas le pain, ça le rendait un peu plus protéiné c’est tout. Simone le repoussa en traitant son Raoul de porc lubrique, de gros dégueulasse et autres câlinades verbales. Elle regagna la boutique. Accoudé à la chambre de pousse Raoul se demandait pourquoi elle l’avait envoyé balader, d’habitude elle aimait ça, elle riait, les deux mains enfoncées dans la farine pendant qu’il la besognait à pleines mains, plus gaillardement qu’une miche à l’ancienne longuement malaxée. Dépité il soupira et cracha dans le pétrin.

Krounis Laffiche passa bien un quart d’heure à souffler sur le palier du 1er étage. Enfin il ouvrit la porte. Chez lui l’air était frais, il laissait toujours une fenêtre entrouverte, il se traîna quelques pas encore, ouvrit la porte du frigo et but à même le goulot tout une bouteille d’eau glacée. On l’appelait Lacer, il vomissait Krounis, personne en fait ne connaissait son vrai prénom, Lacer lui plaisait beaucoup plus, un prénom sonore qui se mariait parfaitement à son nom de famille, famille qu’il n’avait jamais connue, il était enfant de l’assistance publique où il avait souffert de solitude jusqu’à sa majorité. Les mauvais traitements il n’en avait pas manqué, il se souvenait encore des coups et insultes fleuries qui avaient accompagné son enfance. Les relations à l’Assistance étaient rudes, peu assistantes et rarement publiques, les gosses ne se faisaient pas de cadeaux. Mais tout ça c’était du passé, il s’en foutait depuis belle lurette ! A 18 ans, un C.A.P de jardinier en poche, il avait rapidement été embauché dans une entreprise spécialisée dans l’entretien des jardins publics et affecté à la tonte des pelouses. Assis sur son tracteur bruyant, il regardait le monde de haut. Son métier lui plaisait et lui assurait un petit salaire, il n’en demandait pas plus.

La nuit tomba et l’engloutit, il dormit à nouveau comme un mort en sursis. Au petit matin, il émergea l’esprit beaucoup plus clair, se leva sans difficulté et croqua de bon appétit dans la baguette rassie de la veille, but un grand bol de thé froid, s’habilla en trois mouvements. On était lundi, il fila au boulot. Ses collègues de travail lui dirent deux mots auxquels il répondit sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Ils furent surpris bien sûr, mais pas plus que ça, Lacer était un silencieux avare de ses mots. Mais lui-même ne se rendit compte de rien, il s’était bien entendu grommeler « salut » d’une voix de basse. Bien à l’aise sur le large siège de son engin, il zigzaguait entre les arbres au plus près, pas question qu’un brin d’herbe lui échappe. Le tracteur faisait un bruit de mobylette enragée. Bien à l’abri sous son casque antibruit il n’entendait rien, seule la caresse du petit vent frais du matin éclaboussait sa conscience. Il prit le virage de Mulsanne à fond les manettes en accompagnant des hanches sa machine. Cette fois il gagnerait Monaco ! Monaco c’était le lundi, Le Mans le mardi, Magnicourt le mercredi, Brands Hatch le jeudi et enfin Imola le vendredi. Depuis des années il peaufinait sa conduite et ne désespérait pas de gagner enfin un Grand Prix ! C’était un rapide, le plus rapide des tondeurs de la boîte, mais cela ne suffisait pas. A chaque fois il voyait surgir un bolide imaginaire qui le battait d’un museau sur la ligne. Alors il tempêtait intérieurement en se jurant qu’il les baiserait tous, les Villeneuve, Prost, Lauda et les autres. Peut-être pas la prochaine fois, mais en tout cas bientôt ! Au fond de son frigo il gardait précieusement une bouteille de Mumm Cordon rouge pour fêter son triomphe à venir. Il leur arroserait bien la gueule à tous ces cons dont il collectionnait les posters. Après ça, toutes les belles filles qui gravitaient dans les stands se rouleraient à ses pieds.

Midi sonna à l’horloge rouillée du quartier perdu dans une banlieue du bout de la ville. Lacer stoppa son engin maculé de brisures de gazon. Il ôta ses lunettes de protection, s’assit seul, les autres mangeaient plus loin, et mastiqua difficilement un sandwich jambon sec/beurre absent transformé par l’humidité ambiante en caoutchouc récalcitrant. Il ne s’y attendait pas quand ça le reprit. Cette fois ça lui coulait de l’aine au coup de pied, sur les deux jambes, c’était chaud, un peu plus chaud encore. Il remarqua la trace rouge tout du long de ses tibias. La fatigue, lourde comme un bac de bronze en fusion, lui tomba sur le crâne, son dos se voûta, sa tête s’affaissa. Il lutta pour ne pas perdre connaissance. Putain ! Il aurait donné une victoire  pour s’allonger un moment. Mais cette saloperie d’horloge pourrie grinça l’heure de la reprise du travail. Lacer grimpa sur sa machine. Quatre heures de tonte encore, quatre heures à tenir. C’était bien la première fois qu’il remontait sur son bolide en rechignant intérieurement. A la limite de son champ de vision, les tours grises aux petits yeux multiples pointaient leurs doigts rectangulaires vers le ciel en décrépitude.

Quand il eut grimpé en soufflant comme un morse cacochyme les quarante huit marches, il eut à peine la force de tourner la clé dans la serrure, il s’écroula comme un mannequin disloqué en travers de son lit. Ce fut nuit d’encre à la seconde. Son réveil n’eut pas le temps de l’agresser, il se réveilla la minute d’avant. Ses premiers instants furent incertains, il déjeuna d’un bol de thé et d’un quignon rassis, se lava d’un revers de gant humide, enfila son bleu de travail qui lui retomba illico sur les chevilles. C’est alors qu’il remarqua que son slip, bien plus grand que la veille, pendouillait entre ses jambes. Dans le miroir il eut peine à se reconnaître, ses yeux cernés, ses joues creusées et son teint olivâtre lui faisaient une tête de rapace crevard. Ses épaules avaient rétrécie, ses muscles avaient fondu, la peau pendait un peu partout, il avait mal aux os, son marcel, trop large de plusieurs tailles, glissait sur ses épaules pointues.

La boulangère, les yeux à demi sortis de leurs orbites, bouche grande ouverte, les mains crispées sur son comptoir le regardait. Mais qu’est-ce qu’elle a aujourd’hui se murmura t’il en entrant dans la boutique. Aucune odeur ce matin ! D’habitude ça sent si bon la fleur de farine, la vanille chaude et les viennoiseries tièdes ! Et là, rien, il ne sentait rien, pourtant il s’efforçait d’inspirer fort, si fort, de façon si gutturale, si désagréable que l’accorte commerçante crut qu’il allait lui cracher au visage. Il la salua d’un bonjour sonore qu’elle n’entendit pas. L’image d’un poisson dans un bocal lui traversa l’esprit. Il parla encore en désignant le pain derrière elle mais elle n’entendit pas plus. Il eut sa baguette. Par habitude. Elle avait déduit sans trop avoir à se forcer qu’aujourd’hui n’était que le lendemain d’hier. Et l’on ne change pas de goût, encore moins d’habitude, tous les jours. Lacer lui dit sa joie d’entamer sa journée sous un ciel tout bleu, elle hocha la tête, elle avait peur maintenant, elle lui lança un sourire étroit, recula dans l’arrière boutique et courut vers son mari. L’autre, certain qu’elle avait envie de farine chaude, lui releva le tablier et l’enfourcha en travers du pétrin. Elle fit un petit ho de surprise puis écarta largement les fesses. C’est vrai que la peur ça vous remue les tripes pensa t’elle en soupirant, puis elle se mit elle aussi farouchement à la besogne en riant nerveusement. Baiser ça conjure.

Lacer trop las ne remonta pas chez lui. Assis sur le bord du trottoir, avec ses vêtements trop grands il avait l’air dépenaillé, son visage amaigri n’arrangeait rien. Il grignota son pain en regardant entre ses pieds l’eau sale qui courait dans le caniveau. Deux passants lui jetèrent des pièces, ce qu’il ne comprit pas. Entre sa chemise pendante et la peau de son dos, il sentit à nouveau couler une large vague d’eau chaude. Et toujours cette impression de tissu mouillé. La vague descendit, enveloppa ses hanches, remonta sur son ventre, grimpa le long de son torse pour rejoindre sa nuque. Il crut s’évanouir quand sa vue se modifia. Les couleurs du monde changèrent. Le ciel était rouge incendie, le bitume de la rue verdissait. Entre ses jambes l’eau du caniveau devint encre de seiche, les feuilles entrainées par le courant semblaient d’or poli. De surprise puis de frayeur il vomit son pain. Sur le sol les grumeaux mal digérés s’entassaient comme des topazes rutilants. Le vent se leva tel un grand rideau noir agité qui l’enveloppa. Ses yeux lui faisaient mal tant ils étaient brûlants. En titubant il tenta de rejoindre la porte de son immeuble. Les gens l’évitaient en lui jetant de furtifs coups d’œil indignés.

Un long moment il souffla dans le vestibule. Il mit deux bonnes heures à regagner son appartement qu’il ne reconnut pas. Tout avait changé. De lourdes tentures sombres, damassées de fils d’or et d’argent, recouvraient les murs. De gros meubles de bois d’ébène sculpté emplissaient les pièces. Au centre de la salle, sur un piédestal de bronze chantourné, une énorme tête de mi-fauve mi-faune, surmontée d’une épaisse paire de cornes noires luisantes, le regardait. Ses yeux jaunes aux pupilles rouge sang le fixaient. Ce regard puissant l’éblouit. Il cria quand les deux lames d’argent de ce regard terrible s’enfoncèrent dans ses yeux. Sous son crâne sa cervelle grésillait. L’atmosphère devint étincelante, étrangement il voyait maintenant jusqu’au cœur de la matière, jusqu’aux atomes tourbillonnant du monde, il percevait des couleurs inconnues qui changeaient à toute allure. Son cœur était plein de force et de rage ! Lacer voulut se regarder dans un des miroirs précieux accrochés aux murs. Il n’y vit pas son reflet, mais une scène de bacchanale, noire de corps dénudés qui s’agitaient comme des asticots dans une charogne.

Dans son dos la tête de faune frémit, sa barbiche de bouc trembla. De sa gueule noire jaillit une mélopée rauque. Lacer se retourna. Les mots dansaient devant lui comme une sarabande de tarentules affolées aux longues pattes onglées d’onyx. Puis l’ouïe lui revint. Les yeux du faune virèrent au violet strié d’écarlate quand d’une voix sépulcrale il lui souffla au visage le parfum capiteux de son message : « Bienvenu Lacer le Nouveau, bienvenu dans le Vrai Monde … ».

L’immeuble implosa, les pompiers luttèrent tout le jour et une grande partie de la nuit. On déplora la catastrophe. Il n’y eut aucun rescapé. L’enquête ne donna rien mais fit les gros titres des journaux pendant une semaine. Puis l’ordinaire de la vie reprit.

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