D’ESTOC ET DE TAILLE.

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Octobre 1097 est sur sa fin. Le soleil lui ne faiblit pas. Sous les armures les croisés souffrent et la sueur tourne au sang. Les hautes murailles d’Antioche résistent. Très vite les oiseaux se sont tus et le crissement du fer des armes sur la ferraille des armures a remplacé leurs chants.

Godefroy, Bohémond et Raymond, profondément divisés sur la tactique, chacun de leur côté, encerclent trois des quatre coins de la cité. Bohémond installe ses troupes face à la porte Saint Paul, Raymond au pied de celle du Chien, et Godefroy devant celle du Duc. La porte Saint Georges qui n’est pas bloquée permet toujours de ravitailler la ville. Le trente décembre la terre tremble, la cité tient toujours et le froid s’installe.

A l’écart du campement de Godefroy, un guerrier Franc, Thibault de Castel- Vièlh s’affairait à dépecer la carcasse d’un des sept cents chevaux que la famine, qui s’était aggravée, avait décimés. Le cadavre était encore frais et Thibault s’escrimait comme un bon, taillant à grands coups d’épée la chair coriace de la bête à demi découpée. Le sang d’encre qui coulait des veines tailladées du bestiau se mêlait à l’incarnat qui sourdait des artères sectionnées et le regard bleu du garçon – il n’avait que seize ans – brillait follement, contrastant avec les balafres rouges et brunes qui le recouvraient presque entièrement. Le jeune écuyer était au service de Godefroy de Bouillon dont la barbe drue et la stature massive – il était presque aussi large et épais que haut – l’impressionnaient au plus haut point. Le jeune homme lui était dévoué corps et âme et s’il lui avait fallu se jeter dans l’huile frémissante sur un simple regard de Godefroy, il l’aurait fait en riant, sans même fermer les yeux. Il suivait son seigneur en toutes occasions, se battait comme un furieux qui aimait à s’enivrer au sang chaud des échauffourées quotidiennes. Les odeurs âcres des feux salpêtrés qui tombaient des murailles en gerbes mortelles, mêlées à celles grasses, repoussantes et métalliques du sang qui maculait les armures, le mettaient dans un état de frénésie quasi mystique. Et plus d’une fois, au bord du gouffre noir qui l’appelait à voix sirupeuse, il avait cru ne pas retrouver ses esprits. Bien avant qu’Antioche soit prise, il serait adoubé, il en était sûr, et dans le regard bienveillant de son maître, il se voyait à genoux, tête baissée sous l’épée qui le dominait.

Le jour, effrayé par le carnage, tomba comme une malédiction. Thibault frissonna, ordonna à ses compagnons de charger les quartiers de viande sur un chariot bancal tiré par deux canassons efflanqués et transis qui respiraient péniblement. Les deux rossards épuisés soufflaient bruyamment des brouillards humides que le froid figeait instantanément. Leurs os à fleur de peau saillaient dangereusement, menaçant de crever le cuir, et leurs naseaux sifflaient atrocement. L’odeur de la viande saignante les affolait et les hommes eurent mille peines à les calmer. De longs frissons couraient sous le cuir des carnes comme si elles avaient su, leurs yeux fous roulaient en tous sens, et Thibault cru un moment qu’ils n’en viendraient pas à bout. Puis le convoi s’ébranla difficilement, les roues bloquaient, les cadavres et les caillasses qui jonchaient le sol ajoutés aux flaques de boue étaient autant d’obstacles. Les hommes poussaient de chaque côté de la charrette, Thibault, du haut de son destrier, regardait de tous côtés, tant il craignait l’attaque d’une de ces escouades qui sortaient régulièrement de la ville pour harceler les petits groupes de croisés errant en quête de ravitaillement. Mais ils regagnèrent le campement sans encombres se frayant difficilement un chemin dans le chaos ambiant. La nuit de plomb gelé écrasait tout. Dieu, oui Dieu les abandonnait-ils ? Cette idée folle effleura la conscience de Thibault qui la rejeta d’une rapide prière.

A deux pas de la porte Saint Georges, Wahiba ne dormait pas. Derrière le moucharabieh, elle regardait la rue pavée de grosses pierres carrées luisantes, le sable et la terre mêlés, gorgés d’eau, figés par le froid, les recouvraient d’une fine pellicule glissante. Des ombres masquées, aux turbans écroulés, s’agitaient et couraient en silence vers la porte libre, et les pas assourdis des chevaux chaussés de linges épais résonnaient comme des tambours aux peaux affaissées. Les hommes partaient en quête de nourriture en dehors de la ville. « Mektoub !». La maison était silencieuse, la famille dormait lui semblait-il. Elle enfila rapidement une djellaba ample, pareille à celles des hommes en partance, se coiffa d’un épais turban laineux , noircit de suie grasse son visage, et se coula dans l’escalier pour se fondre dans la file en désordre qui filait en maraude. Un homme massif aux yeux charbonneux la poussa sans douceur, elle lui répondit d’une voix rocailleuse aux intonations dures, et le guerrier ne se douta de rien. Les hommes parlaient entre eux à voix basse, Wahiba écoutait et marchait en silence, tête baissée sous la pluie fine, les épaules voûtées à la façon d’un chamelier tirant sa bête. Elle comprit que la troupe projetait de s’approcher au plus près du campement de Godefroy dans l’espoir d’y rapiner quelques victuailles entassées sous les abris.

Thibault souriait de toutes ses dents déchaussées, le manque de nourriture l’affaiblissait, mais les paroles amicales de son seigneur le ragaillardissaient. Godefroy lui disait sa satisfaction à voix forte, les quartiers de chevaux tombaient à point nommé, ils redonneraient du courage à la troupe affamée, et Thibault vacilla un peu sous les fortes bourrades de contentement du Bouillon. Dans sa joie brutale Godefroy lui confia le commandement de la garde de nuit, un grand honneur pour le jeune écuyer jusqu’alors confiné aux taches de bouche et d’intendance. Le jouvenceau se redressa, la main sur le coeur, prêt à pleurer de joie, et le souvenir de l’oiselle rondelette qui lui souriait à plein corsage au sortir de l’office du matin, là-bas, si loin, disparue entre les vallons de sa Bourgogne natale, lui mouilla les yeux le temps d’un battement de paupières. Il sortit de la tente, le torse bombé et la démarche plus assurée que jamais. D’une voix forte qui avait encore du mal à masquer ses aigus, il rassembla ses gens et les disposa tout autour du campement. Il fit éteindre les torches, les yeux des gardes perceraient mieux les ténèbres. Puis il entama sa ronde de nuit, passant de poste en poste. Épuisé par sa longue journée, il sut que sa veille serait longue, harassante, interminable, mais il serra la poignée de son épée plutôt que ses dents douloureuses, oublia le froid cinglant et se mit en éveil.

Derrière un repli de terrain, à peu de distance des croisés de Godefroy, la petite troupe avançait par à-coups, à pas aériens, de plus en plus prudemment pour s’arrêter derrière un amas de roches rouges, noires comme l’enfer en cette nuit de janvier. La lune, pleine ce soir là, avait déserté le ciel, le spectacle des humains stupides, cruels et entêtés, l’avait plongée dans un profond désespoir, tel, qu’elle en avait perdu l’envie d’éclairer le sol. Seules les étoiles brillaient encore dans le ciel de charbon, si lointaines qu’elles ne savaient rien des ordinaires horreurs humaines. Thibault venait de terminer son premier tour du camp, tout était calme, les sentinelles n’y voyaient pas à deux pas mais scrutaient front plissé les profondeurs térébrantes comme des aveugles obstinés. La petite troupe des Seldjoukides qui avait laissé les montures à l’abri des rochers sous la garde d’un guerrier, rampait maintenant vers le camp des chrétiens. L’odeur de la barbaque faisandée ne leur avait pas échappée. Wahiba suivait de près l’homme de tête, et sous ses vêtements durcis par le froid, la sueur coulait le long de son dos jusqu’au bas de ses reins, elle sentait la chaleur de sa peau contre le tissu glacé, ce contraste fort la faisait se cambrer, et contre son pubis écrasé sur le sol inégal couraient par saccades des vibrements surprenants qui allaient jusqu’à lui couper une seconde la respiration. Elle tremblait de peur et d’excitation à la fois et cela, étrangement, la mettait en liesse … La sueur qui s’était accumulée dans la petite vasque entre ses lombaires déborda, et coula entre ses fesses. Wahiba sursauta surprise par cette fraîcheur subite, mais attentive à ne pas perdre de vue les pieds de son prédécesseur, elle retint en se mordant les lèvres, le gémissement qui sourdait de son ventre à sa gorge. Crispant ses doigts gourds dans les anfractuosités du sol, elle continua d’avancer.

Thibault passait au ras des abris sous lesquels la viande avariée lâchait un jus immonde dont le froid peinait à atténuer l’odeur, quand l’homme le plus proche l’arrêta en pointant du doigt le mur de nuit opaque qui leur faisait face. A voix presque inaudible il lui dit avoir cru entendre un bruit ! Puis un autre encore ! Thibault dépêcha promptement une des sentinelles à la recherche de renforts. Wahiba avançait en rythme avec les hommes dans un ballet silencieux réglé par la faim et la peur quand son pied droit décrocha une poignée de petites pierres qui roulèrent derrière elle. La petite troupe se figea comme un seul corps et ne bougea plus. Les poignards à lames courbes sortirent lentement de leurs étuis, la sueur qui coulait des visages pétrifiés comme des masques de cuir, tombait en gouttes translucides sur le sol dur. Wahiba tenait serré à se blanchir le poing, un de ces stylets fins et pointus, au manche d’ivoire délicatement ouvragé, un de ces bijoux capable de vous trouer le coeur sans faire couler ne serait-ce qu’une seule goutte de sang. Une arme perfide, petite, presque invisible, qui se cachait souvent sous les atours féminins. Les soudards, aux soirs des villes conquises, se méfiaient des filles affolées, dans les alcôves dévastées comme au détour des ruelles. Et ceux qui grisés par la victoire venaient à l’oublier le payaient souvent de leur vie. Les renforts arrivaient bruyamment, Thibault les poussa dans l’obscurité mais ils ne firent pas cinq pas. Sans un bruit les poignards tranchèrent les tendons de tous les mollets qui passèrent à portée des lames, et les hurlements des hommes résonnèrent dans la nuit impénétrable. Dans le silence qui régnait leurs cris claquèrent pour se briser en notes rauques dans l’air glacial. La mort rodait autour des croisés, la carogne noire, la terrible faucheuse aux yeux de jais, cette infâme garce, ils la sentaient si proche qu’ils croyaient voir son manteau tissé de d’ombres lugubres danser dans la nuit ténébreuse.

La lune se leva quand nul ne l’attendait plus. Le sol était jonché de corps sans vie, croisés et seldjoukides entremêlés dans une dernière danse. Wahiba leva tête et dague. Au-dessus d’elle, un guerrier casqué qui lui sembla gigantesque, la regardait d’un air fou et ses yeux couleur de ciel de juillet, écarquillés par la surprise, la peur et la colère, la transpercèrent. Elle se releva d’un bond, son turban alourdi par la pluie s’écroula et ses longs cheveux bouclés tombèrent sur ses épaules. Son visage était pâle et ses yeux agrandis par l’effroi brillaient comme de précieuses hématites sous la lumière froide qui tombait du ciel. Thibault n’eut pas le temps de dire un mot, ni même d’esquisser un sourire, le stylet de Wahiba venait de se glisser entre les mailles de sa côte, il tomba d’un bloc. Sa bouche s’ouvrit en chuintant sur un fil de salive rouge, puis le sang pulsa et les humeurs jaillirent. Wahiba retira l’arme du corps du croisé dans un bruit de succion qui la fit trembler. A genoux devant le corps inerte elle se mit à pleurer sans savoir pourquoi. Elle s’enfuit en courant …

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