Littinéraires viniques » Hugues de Courson

MÉMÉ HUGUETTE…

Lady Bird. Peter Fendrik.

 Blanche reposa ses aiguilles à tricoter usées, et frotta ses doigts rouges et gourds. L’arthrose invalidante finissait de faire de ses mains, jadis fines et graciles, de vraies branches de vieux buis souffreteux, tordues comme les sorcières noires et hystériques qui peuplaient ses cauchemars d’enfant.

Le temps était au beau, elle était au plus mal.

L’étalon fringant qui grattait à sa porte en son jeune temps s’en était allé, emporté par une «fillette» de trop. Une belle mort quand même pour Pépé Jean. Lui, qui sa vie durant  avait aimé les grands vins de Bourgogne, était passé comme il avait vécu, accroché à son verre. Elle l’avait retrouvé, effondré au plus profond de son fauteuil verdâtre, gluant de crasse, de pisse et de vin. Dieu qu’il avait rapetissé d’un coup!!! Comme s’il avait fondu, comme si les hectolitres d’alcool en tout genre, sirotés élégamment et sans faiblesse au long cours de ces interminables années, s’étaient évaporés sous le fil gelé de la mort. La faucheuse l’avait vidé de ses humeurs, et il avait fallu des bidons de javel pure, pour que l’odeur tenace de la viande confite, longuement marinée, consente à baisser – un peu – pavillon.

Elle pensa à Molière que Jean avait tant vénéré. Il l’aurait imité jusqu’au bout. Enfin…presque.

Blanche fut prise d’une quinte, mi-rire mi-toux. Le ciel devint vert, et le feuillage des arbres qu’elle apercevait par la fenêtre entrebâillée vira au rouge. Elle cru que ses yeux explosaient, que ses sphincters allaient lâcher comme la semaine dernière. Mais non, ce ne serait pas pour cette fois. L’air chaud de l’été étouffant finit par siffler comme une baudruche percée dans ses poumons douloureux, dilatant jusqu’aux dernières de ses bronchioles flétries, ainsi que coquelicots privés d’eau. Elle continua à rire silencieusement, tandis que le ciel retrouvait un bleu pâle ordinaire. Elle l’avait préféré vert … Elle rit de plus belle, et son regard bleu-acier-tranchant de chien de traîneau disparut dans ses rides fines mais profondes. Elle aimait que le voile froid de la Charogne lui raidisse les épaules. C’était un orgasme à rebours qu’elle était la seule à pratiquer.

Bon, c’est pas tout ça, mais voilà que j’ai soif maintenant se dit-elle…

C’est vrai qu’il était presque neuf heures, et qu’elle avait depuis longtemps sué le canon de vin pâle, qui inaugurait, comme une eau de métal en fusion, chacune de ses journées. Plus de soixante ans qu’elle tordait les bouteilles. Jean avait bien tenté de l’initier aux subtilités élémentaires de la dégustation. Certes, elle l’avait à chaque fois écouté en silence, hochant la tête d’un air entendu, mais à la vérité, elle s’en branlait la motte. Elle repartit dans un rire silencieux et sinistre, qui résonnait à l’intérieur d’elle comme une cloche fêlée. Dans ses veines dilatées, coulait le fiel acide d’une méchanceté exacerbée qu’elle était la seule à connaître, et qui faisait courir sous sa peau tavelée de délicieux frissons immondes. Toutes ces années, elle s’en était nourrie, dans le silence glacial d’une conscience qu’elle avait aiguë comme un kriss Malais. Blanche parlait bleu, et sa parole était plus coupante qu’un épigramme de Voltaire. Personne jamais, ne l’avait percée à jour, pas même ses plus intimes. De toute façon, elle ne s’était jamais livrée, gardant tout au fond de son cœur de basalte brut, le secret de sa haine.

Blanche aimait le vin, blanc surtout, avec une frénésie violente, qui laissait son visage, lisse et souriant, comme l’Ange de la Cathédrale de Reims.

Toutes les vignes, de France et d’ailleurs, avaient abondamment baigné ses cellules, et souvent même ses amygdales … en toute fin de soirée. Blanche était une soléra à elle seule. Personne jamais ne l’avait vue trembler, vaciller, et pas même bafouiller. On affectait généralement la raideur mécanique de son pas d’ivrognesse à son tempérament ferme, et la fixité de son regard dur à son caractère, affilé comme un cutter givré. Elle avait connu la Loire, ses Chenins et ses Cabernets, trop francs pour elle. Les Sauvignons du Centre, les Merlots Bordelais, les Syrahs Rhodaniennes, les Grenaches de grand Sud … et d’autres encore qui avaient épanché ses grandes soifs de toujours, aussi discrètes qu’inextinguibles. Mais jamais, non jamais ils n’avaient su arrêter les terribles incendies qui lui dévoraient l’âme et le corps. Sa chair était napalm, et la moindre goutte la ravageait désormais. Elle vida le verre d’un trait, mais garda longuement le vin tiède en bouche, reculant le moment où son estomac exploserait, plaisir factice et souffrance vrillante conjugués.

La nuit dernière, immensément blanche, comme depuis des lustres, et la chaleur du jour, l’affaiblirent lentement. Elle plongea doucement dans un demi sommeil orange.

Sa vraie vie l’attendait.

Louis XIV l’avait sauvée du naufrage annoncé. Au pied des marches du bel escalier de pierre, elle regardait, le menton levé, la façade immaculée de son Château. Oui le sien désormais, depuis qu’elle avait épousé son amour Claude de La Coste. Ah, toutes les rages qui l’avaient bouleversée, tous les espoirs insensés qu’elle avait soigneusement entretenus, les arrosant de ses larmes, plus d’une fois versées … Oui tout cela était fini, par la grâce du Roi Soleil. La Baronne de Brandon, la Dame Blanche de la légende était née. Cette femme était son secret. Elle était Huguette, chaque fois que les yeux clos par les vins empilés, elle se coulait dans sa peau. Quand elle perdait l’équilibre instable de son quotidien morose, elle retrouvait sa vraie nature. Ces minuscules instants de bonheur diffus, factices comme de petits nuages d’opéra, elle les avaient rencontrés sur les bouteilles, sur les milliers de flacons vidés au long des jours éteints de sa vie. Ah, les palettes de blancs, que Pépé Jean avait achetées pour elle !!! Il fallait que le nom soit toujours le même, sur le kil à Mémé !!! Tardy, Goichot, Dufouleur, Ponsot, Bertagna, elle s’en foutait de tous ces domaines, de tous ces Bourguignons. Seule l’étiquette comptait, et surtout et seulement, le nom du vin, ce nom qui l’avait emportée tant de fois, qui avait opéré la magie de la rencontre dans l’ailleurs des mondes intermédiaires, cette fusion Alchimique qui transmutait le jais de sa poitrine en un rubis d’amour chaud. «Dame Huguette» !!! Sur chacun des cols qu’elle avait brisés, il fallait que ce soit écrit. Faute de quoi, elle partait dans une des célèbres rages blanches qui en avaient terrorisé plus d’un. Une fois même, le chaton qui dormait dans son giron ne s’était pas réveillé. Chaque litre bu la dédoublait, la renvoyant chez elle. Alors elle ne faiblissait pas à la manœuvre qui, immanquablement, la propulsait dans la vie rêvée d’Huguette.

C’est ainsi que Blanche travaillait à sa mort, pour trouver sa vie.

Toute la famille ricanait quand à voix basse on parlait de Mémé Huguette,  elle qui ne savait même pas que dans son dos on l’appelait ainsi.

 

ELAMOVIETIESTBELLECONE.

LA DAME DU HAUT ADIGE…

Nicolas de Staël. Nu couché bleu.

Là haut dans la montagne, là haut, tout là haut, dans la vallée froide de Rotaliano et depuis plus de vingt ans, Elisabetta Foradori, du domaine éponyme, remet au goût du jour, un cépage, plus qu’obscur hors les terroirs du Mezzolombardo, le Teroldego, qui fut célèbre au… Moyen-Âge. Trente cinq hectares de cette curiosité ampélographique subsistent, du fait de la pugnacité de cette montagnarde dont le caractère et le charisme ne sont pas sans rappeler les roches escarpées des Dolomites. Son visage, sans apprêts, est pur oval et son regard franc a la fraîcheur de la torrentueuse Adige, qualités que l’on retrouve dans ses vins…

Trentin, Haut Adige, Dolomites, altitude, vallée froide, on s’attend – les associations d’idées sont souvent trompeuses – à des vins plutôt raides, sans doute rugueux, issus d’un cépage rustique, capable de résister et croître sous un climat contrasté !

Que nenni ! Car à caractère fort, main douce. Conviction, patte légère et savoir faire font des miracles. Et dans la plaine aux galets roulés, seuls les flancs des Dolomites sont rugueux comme pierres coupantes. Adepte de la biodynamie – qui ne veut que respecter la terre et soigner, le plus naturellement possible la vigne en respectant les grands équilibres naturels – Elisabetta a hissé le Teroldego, élevé et vinifié par ses soins, au rang des plus grands.

Le Teroldego Rotaliano 2004 est sombre et intense comme un soleil prisonnier d’un coeur de pigeon. Dans le cristal fragile largement ouvert, la cerise toujours, s’étale et s’aleste de belles fragrances de fruit mur, de noyau, de bois humide, de graphite et de goudron. Odeur de pierre fumée aussi, comme celle que les carriers ont laissé dans les entrailles du vin, souvenirs des étincelles qui jaillirent de la roche sous leurs burins… Le vin ravit aussi la bouche, lisse, frais et fluide, comme les eaux des torrents marquées par la roche. Croquant comme la peau sucrée des cerises, qu’épice la réglisse, et que tend le caillou, dont la poudre austère, tout au bout de l’avalée, laisse sa trace pimentée… Quelques roses parfument encore, longtemps après que le vin a disparu, le verre vide.

La robe obscure du Granato «Vignete del Dolomiti» 2004 semble engloutir le verre. Seul un liseré rose violacé éclaire la périphérie du disque vineux. Il faudra prendre temps et patience avant que la lumière puisse l’éclairer. Du fond de sa pulpe de jais, montent le printemps du fruit, rouge comme le cassis et la framboise. Vagues successives qui vous chatouillent doucettement l’hypothalamus. Des notes fumées et réglissées s’y adjoignent, l’odeur de la terre humide aussi. Un beau nez pur, de race, à la Rostand.

Le baiser du vin de la dame est fraîcheur tendre, comme celui supposé, de Roxane. La matière enfle le jus et le plaisir de boire. La chair, pulpe lissée de tanins murs, étire la densité souple du vin.

Comme l’union aérienne du velours et de la grâce dans un bas de soie…

EῬωMOξάTIνηCONE…