Littinéraires viniques » SUR LA BRANCHE DROITE DE L’ÉTOILE

BLEU-BLANC et ROSE-BONBON.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

“Va-t’en, fous l’camp bon à rien d’nègw” !!!

Le cheval du contremaitre se cabra, le fouet du blanc à chapeau noir claqua sur le dos en sueur de l’homme courbé sur un tas de cannes à sucre fraîchement coupées. Son corps se cabra lui aussi, mais pas un son ne sortit de sa bouche grimaçante. Les dents serrées à se briser il tenta de fuir, mais le serpent de cuir enragé le rattrapa, s’enroula autour de son torse et sa queue effilée lui scarifia le torse. Puis encore et encore. Le cuir sifflait, le serpent rougissait, gras de sang, ivre de sueur, de chaleur, mordant et remordant la peau noire frissonnante. Bleu-Blanc s’écroula sur les cannes abattues, la poussière et les fragments de feuilles séchées collés à sa peau accentuèrent la douleur. Le cataplasme assoiffé avalait comme un buvard les humeurs écarlates qui sourdaient de la peau marquetée d’ébène et d’acajou précieux. Bleu-Blanc soufflait bruyamment, crachait et s’étouffait à moitié, son visage noir rouge de terre devint gris, ses yeux révulsés ne voyaient plus. On aurait pu croire que deux gros vers blancs sertis dans ses orbites lui dévoraient goulument la vie. Puis il lâcha prise, sa bouche couverte d’écume se ferma, à bout de force il s’affala et s’enfonça dans la nuit de l’inconscience. Autour de lui les hommes s’écartèrent, bras ballants, épaules voûtées, têtes basses. Vaincus d’avance. Stuart, debout sur ses étriers leva le bras, la serpentine menaçante, le travail reprit, les cannes se remirent à chanter sous les lames étincelantes des machettes. Le ciel était pur, éclatant, comme le ciel du paradis le dimanche à la messe.

Au dessus des vagues de cannes mûres couleur d’ambre foncé, agitées par une brise têtue, on pouvait apercevoir le bleu cobalt de la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le smalt profond des eaux était strié de vaguelettes vertes crêtées d’écume immaculée, que le vent chaud emportait jusqu’à la côte. Ce lait de mer brouillait un peu la pureté du ciel sans nuages, et déposait sur la peau basanée des moricauds au travail de fines marbrures salées. Deux hommes, veillant à ne pas être vus, déposèrent doucement le blessé sur un lit de bois brut à l’intérieur d’une cahute puis se sauvèrent pour rejoindre les champs. La douleur était telle qu’il râlait doucement et prononçait des mots incompréhensibles. Les quelques femmes occupées à rincer à grande eau la lessive des maitres baissaient les yeux, feignaient de ne pas entendre et n’osaient pas, ne serait-ce que s’approcher de la porte grande ouverte de la masure.

Dans la vaste demeure du becquet, maitre incontesté des immenses champs de cannes et des esclaves noirs qui y travaillaient durement, un piano chantait gaîment. Entre chaque volée de croches endiablées un rire insouciant roulait en perles cristallines, un rire joyeux de jeune fille. Louis-Charles Lavolière n’était pas un mauvais bougre, mais il dirigeait sa propriété d’une main de fer. Petit, chauve, bedonnant, il n’avait rien de l’image traditionnelle du grand propriétaire terrien élégant et racé, mais ses yeux gris acier et sa voix de basse profonde faisaient très vite oublier à ceux qui avaient affaire à lui, son physique atypique et ingrat. Louis-Charles était le troisième de la lignée, depuis que Louis-Jacques avait débarqué à la Pointe Allègre en juin 1635 avec la troupe menée par Jean du Plessis d’Ossonville et Charles Liènard de l’Olive, dans l’île de Guadalupe. Les esclaves arrachés aux terres Africaines, eux aussi, étaient de troisième génération. Ils avaient prospéré jusqu’à dépasser le nombre de cinq mille et Blanc-Bleu était l’un de ceux-là.

Clara faisait sa joyeuse, comme souvent lorsqu’elle tapait n’importe comment sur les ivoires du piano, en riant comme la moitié folle qu’elle était. Grande comme l’avait été sa mère morte d’une embolie foudroyante quand elle n’avait pas deux ans, sa longue chevelure noire descendait jusqu’à la taille, contrastant avec sa peau crème de lait et ses yeux vieux rhum. Clara souriait. Clara souriait toujours. Un sourire de façade. Mais pour savoir dans quelle humeur elle se trouvait vraiment, il fallait mieux se fier à son regard. Elle avait vingt ans, mais elle était pire encore que la plus expérimentée des garces. Et cruelle avec ça, le sourire aux lèvres quand elle éconduisait vertement les prétendants qui se jetaient à ses pieds, les babines frémissantes quand elle assistait, gourmande, aux supplices terribles, quand à la moindre peccadille un contremaître hilare lacérait les chairs fragiles des esclaves épuisés. Clara était la digne fille perverse de son père.

Ce jour là l’envie lui vint d’aller parader sous son ombrelle de dentelle blanche dans le quartier des ouvriers. Elle marchait, taille cambrée et sourire figé, affrontant les regards des pauvres hères surpris de la voir apparaître. Effrayés, ils faisaient aussitôt le dos rond et marmonnaient quelques mots inaudibles. Attirée par une petite troupe amassée devant la porte ouverte d’une cahute, elle s’avança. Tous se découvrirent et s’écartèrent pour lui laisser le passage. Clara entra d’un pas décidé, un pas de maîtresse, un pas ample et souple, provocant qui faisait rouler ses hanches. Devant elle, elle distingua dans la pénombre un corps affalé sur le ventre, le corps d’un noir athlétique dont le dos à vif, rouge comme la chair d’une grenade éclatée, luisait sous les rais de lumière crue qui perçaient entre les planches disjointes de la cabane misérable. L’air sentait la sueur chaude, le sucre de canne, la colère et la crasse accumulées. Elle aima cette odeur. La tête lui tournait un peu, un frisson courut sur sa peau, elle sentit le long de ses reins couler un ru de sueur. Délicieux. Jamais elle n’avait ressenti un tel plaisir. La surprise fut totale quand l’eau de ses larmes coula sur ses joues. Elle rougit, se sentit heureuse et coupable à la fois de perdre ainsi le contrôle de ses émotions. L’homme la regardait sans baisser les yeux, il avait un regard doux. Sous ses longs cils noirs ses iris couleur d’orage brillaient. “Mamzelle Rose-Bonbon!” murmura t-il d’une voix grave éraillée. Pour la première fois de sa jeune vie Clara demeura interloquée. Ne sachant que dire, dépassée par ce qui lui arrivait. Alors elle décida d’agir, se tourna vers la porte et ordonna d’une voix ferme qu’on lui apportât des linges propres, des onguents et une bassine d’eau chaude. Les dizaines de paires d’yeux, interrogatifs et curieux qui se massaient devant l’entrée, s’égayèrent en caquetant comme des volailles effrayées.

Une jeune négresse marron revint avec l’eau, le linge propre et les onguents qu’elle déposa à même le sol de terre, entre Clara, qui ne broncha pas, et le blessé. Puis s’éclipsa, effarouchée par le silence lourd qui épaississait l’air dans la cabane. La jeune femme lutta pour retrouver l’usage de la parole, elle s’humecta les lèvres avec un bout de drap mouillé, prit une gorgée d’eau claire tant sa bouche était sèche. L’homme la regardait toujours, ses bras ballants pendaient de chaque côté de la couche. Son visage tressaillait par instant, les douleurs étaient fortes. Clara s’approcha sans un mot, s’agenouilla et entreprit de nettoyer avec douceur les plaies qui commençaient à suinter. Elle chassa les grosses mouches bleues qui zézayaient en rondes impatientes au-dessus des chairs en bouillie. Tous deux se taisaient. Clara pleurait en silence tout en s’affairant, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, ne parvenait pas à mettre un nom sur ce sentiment nouveau qui lui avait serré la gorge dès qu’elle était entrée; la tête lui tournait, elle se sentait emportée par un étrange tourbillon, violent, puissant, renversant qui bouleversait brutalement ses certitudes comme son insouciance habituelle. Et cela l’indisposait au plus haut point, déchirée qu’elle était entre la douceur qui la gagnait et la grande colère qu’elle ressentait à se retrouver, malgré elle, dans cet état.

Les linges mouillés étaient maintenant rouges de sang noirs de croûtes sales, un mélange de terre, de fragments de feuilles de canne, de cristaux de sel. La douleur avait faiblit, le visage de Blanc-Bleu semblait apaisé. Clara regarda d’un air incrédule sa robe maculée d’écarlate, piquetée de débris divers; elle qui aimait la propreté et les vêtements impeccablement repassés ne cilla pas. Elle se pencha sur l’homme et demanda d’une voix douce : “Pourquoi m’as-tu appelée Rose-Bonbon?”. Blanc-Bleu déglutit plusieurs fois, une onde de joie passa sur son visage. Elle aima la vision furtive de ses dents blanches, saines et régulières, de ses lèvres noires, charnues, humides, au dessin parfait. “C’est l’nom que j’vous donne Mamzelle, c’est qu’elle est rose vot figure quand vous riez”. La réponse amusa la jeune femme qui continuait à pleurer en silence, elle n’y pouvait rien faire, les larmes coulaient lentement et s’en allaient mouiller le haut de sa robe de coton fin. On pouvait voir la pointe de ses seins se dresser au travers du tissu humide. Des images virevoltaient dans sa tête comme une nuée de papillons noirs, les images d’une ville dévastée, de lourdes pierres tombaient autour d’elle, le ciel tremblait, le visage d’un jeune homme au visage terrifié apparaissait aussi par instants pour se dissoudre aussitôt. Pleurait-elle pour ça ? Elle ne savait pas, c’était comme des souvenirs qu’elle n’avait jamais vécus. Clara secoua la tête pour chasser ces images. “Quel est ton nom?” demanda t-elle à l’esclave. “Blanc-Bleu” répondit-il. “Et pourquoi t’a-t-on donné ce nom ridicule?” poursuivit-elle. “A cause du drapeau bleu blanc rouge, à cause de la Liberté. c’est mon nom Liberté, Blanc-Bleu Liberté” s’entendit-elle répondre. Elle se mit à rire franchement sans pouvoir s’en empêcher. Elle se pencha spontanément et embrassa furtivement la joue de l’homme. Il rit aussi. Il leur sembla qu’ils étaient seuls au monde.

Après avoir châtié les deux cochons de nègw qui avaient secouru Blanc-Bleu Stuart galopa vers la cabane. A sa vue, les esclaves, tels des souris effrayées par l’arrivée du chat, s’enfuirent de tous côtés. Il regarda au travers des planches. Clara embrassait la joue de ce salopard de nègw et ils riaient tous les deux !!! Alors Stuart enfourcha d’un bond son pur-sang bai et galopa à toute allure informer le maître.

Clara se leva. Elle ne pleurait plus, elle se sentait joyeuse, mais sa joie était nouvelle, différente, son cœur battait plus vite, l’idée lui vint d’exiger qu’on l’appelât Blanc-Rouge. Elle rit de plus belle en battant des mains. “Je reviens te voir bientôt” murmura t-elle au moment ou le corps de l’homme se cambrait et retombait inerte sur sa couche. Un jet de sang écarlate giclait de son flanc en inondant le bas de sa robe. Elle n’eut pas le temps de comprendre, le second coup de feu traversa son dos, puis le mur de bois de la cahute éclata. elle tomba d’un bloc sur le corps de Blanc-Bleu, son sang se mêla au sien, sa main gauche recouvrit la joue gauche de l’homme. Comme une caresse. Ses doigts tremblèrent un court instant …

Louis-Charles baissa le canon de son fusil à deux coups, il était gris comme un matin d’hiver, son regard était figé. Puis il lâcha son arme et tomba à genoux en gémissant. Derrière lui les yeux énamourés de Stuart brûlaient d’un feu mauvais.

ANSELME ET CORALIE.

Portrait d'un vieillard et d'un jeune enfant, Ghirlandaio - 1490

Portrait d’un vieillard et d’un jeune enfant, Ghirlandaio – 1490.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Le “M en U” planait et planait, plongé dans une méditation profonde qui l’entrainait aux confins de Lui-même. Quadrature du cercle, qu’il pouvait seul dans l’univers infini réaliser. Lui qui par essence est sans limite, sans âge, sans commencement et sans fin. Les avatars du premier, du second et du troisième rang avaient pour mission, de mettre scrupuleusement en œuvre le Plan, en gestation constante, du “M en U”. Pour le “M en U”, ce qui est contradictions, oppositions, oxymores apparents, n’a aucun sens, car il est le centre de l’union parfaite!

Le petit Prince était une hiérarchie à lui seul dans ce système implexe, il pouvait, au gré de l’évolution, et au nom de l’amour, l’un des axes principaux autour duquel le Plan s’articulait, aussi parfait que la structure d’un nautile, intervenir partout et n’importe quand. Cela lui était facile puisqu’il n’était soumis, ni au temps, ni à l’espace, comme le sont encore et pour longtemps, ces pauvres humains préhistoriques!

Or donc, de ce point de vue, le petit prince était vraiment un Prince. Non pas un prince de pacotille avec couronne rutilante et fourrure de lombric sauvage, non, pas un prince dit de sang, à la mode de nos dynasties consanguines, mais un Prince (principio) au sens premier du mot. Un Seigneur au Service. Le petit Prince suivait toutes les âmes vierges lancées dans la très longue aventure de l’espèce humaine. Un travail gigantesque, quand on sait combien les bipèdes sont superficiels, versatiles et dangereux, pour leurs semblables comme pour eux-mêmes. A la différence des avatars un peu laxistes, l’enfant blond était un interventionniste, de temps en temps, il accélérait les évènements, freinait, ou lançait dans le jeu de quoi “consoler, aider … “, un peu, ces pauvres âmes sur le chemin. Avec le temps, qu’il ne connaissait pas mais dont il voyait les effets sur ses “ouailles”, il s’était attaché à certains couples écrasés par un karma très lourd, le fameux karma de “l’inaccessible étoile”, et les aventures douloureuses de ces âmes particulières lui mettaient les larmes aux cils. C’est pour ceux-làb et pour ceux-là uniquement, qui luttaient vie après vie, ne se décourageant pas et tenant bon le cap, qu’il donnait de petits coups de pouce. Imperceptibles. C’est ainsi qu’il avait apaisé Génevote, guidé Gelsomina, protégé Agakuk de l’ours, consolé Wahiba trahie par la nuit noire, et surtout, veillé, tout en les caressant du bout de son sourire lumineux, sur Splendide le chat tigré et Merveilleuse la Persane.

Pendant que les âmes migraient de vie en vie, le petit Prince connaissait l’ineffable félicité de l’éternité. Du moins ce fut ainsi pendant des millénaires, jusqu’à ce jour nouveau, jusqu’à ce lever de soleil, semblable aux millions de ciels rosissants qu’il avait vécus …

Oui, ce matin là qui n’était pas le premier matin du monde, le vieux soleil, mais il y en avait eu d’autres avant celui-là, se désengluait de la nuit, une nuit comme les nuits précédentes, noire, impénétrable aux regards de chair, une nuit à ne jamais finir. Les étoiles pâlissaient, les premiers rayons de l’astre rasaient les montagnes, jouaient entre les feuilles des arbres agitées par la brise du lever, et dans les vastes plaines, aux quatre coins du monde, les humains ouvraient péniblement les yeux sur les épreuves à venir.

Anselme tutoyait le siècle, il avait quatre vingt seize ans bien écornés. Cela faisait des lustres qu’il vivait seul, il avait bien eu une femme dont il n’avait gardé aucun souvenir, un météore qui avait traversé sa vie, pour disparaître un soir d’été dans la sacoche d’un conducteur de train à vapeur. Une erreur d’aiguillage se disait-il en riant. Anselme aimait sa solitude, il vivait dans une masure à la sortie d’un village. Un si petit village que la sortie faisait aussi office d’entrée. Un jardin anarchique séparait son logis de la rue, il y cultivait un peu, de quoi se mettre une carotte sous la dent, et des fleurs aussi, plus ou moins sauvages, qui poussaient au hasard. Il jetait les graines sous le vent, vent de sud, de nord, d’est ou d’ouest, et son jardin vivant changeait de visage tous les ans. Deux poules et un coq lui donnaient quelques œufs, le coq était sacrifié à Noël et lui faisait table pleine jusqu’au jour de l’an. Anselme menait une vie taiseuse et frugale. Il était seul au monde. Souvent il s’asseyait sur un banc de bois brut, sous un auvent, contre la façade de la maison, Hiver comme été, il y passait des heures, les yeux fermés, il laissait libre cours au torrent d’images et de pensées qui lui traversaient l’esprit. Sans jamais s’y opposer. Au bout d’une heure, parfois de plusieurs heures, le flux faiblissait et son regard intérieur perçait les brumes de l’ego. Sur l’écran de ses paupières closes, il voyait apparaître, perché sur la branche d’une étoile, un petit bonhomme aux grands yeux de pierre précieuse qui le regardait sans faire un geste. Longtemps. De temps à autre, quand il avait perdu la notion du temps et de sa propre existence, l’enfant blond, d’un geste large, lui envoyait une pluie d’étoiles colorées qui éclataient sous son crâne. Dans ses membres engourdis par l’immobilité, une chaleur réconfortante l’envahissait. Ces jours là, il lui arrivait de passer un jour et une nuit sur son siège, insensible à la chaleur, au froid et à la pluie. Seule la faim parvenait parfois à le tirer de sa torpeur.

Coralie, huit ans, passait tous les jours devant la maison du vieil homme. Elle s’arrêtait un moment, et observait Anselme aux yeux fermés qui souriait. La petite était solitaire, certes elle avait les amours des enfants de son âge, maman, papa, et ses peluches, mais à l’école, assise sur un banc, elle regardait, sans participer, les jeux bruyants des autres enfants. Elle n’avait pas d’amis, et entretenait avec les mioches des rapports ad minima. Non pas parce qu’elle se sentait différente, mais parce que c’était sa nature. Coralie était petite, menue pour son âge, ni belle, ni disgracieuse, elle avait un petit air réfléchi, des yeux dorés, le nez en trompette, et un visage constellé de tâches de son sur une peau laiteuse. Comme un ciel à l’envers. Etonnament ses cheveux, légèrement bouclés étaient noirs.

Un soir après l’école, Anselme, assis sur banc, les quinquets pour une fois grands ouverts sur le monde extérieur, lui fit un sourire accompagné d’un petit signe de la main. L’enfant s’arrêta, franchit spontanément la barrière ouverte du jardin et s’assit sans un mot à côté du vieillard. A le voir chaque jour planté près de sa porte, elle se sentait comme lui, autre, à l’écart dans la cour de l’école. Anselme tourna son visage vers elle, ému par le geste de la petite fille. Il sortit de sa poche un éclat de quartz rose, qu’il avait trouvé à ses pieds après la dernière manifestation du petit Prince et le posa dans la main de l’enfant. Le quartz, malgré le ciel gris menaçant, rutilait dans la menotte de Coralie. Ses yeux se levèrent, innocents et interrogatifs vers le vieil homme, puis elle fut comme hypnotisée par la pierre dont la lumière se reflétait sur son visage, et éclaircissait son regard qui passa du doré à l’ambre translucide. Elle ne voyait plus que ce fragment de quartz, et souriait béatement, sans être intriguée pour autant, aux images étranges, aux silhouettes en foule, qui défilaient à toute vitesse sur la surface lisse du cristal de roche. Tout cela lui semblait naturel. Le soir en se couchant elle regarda à nouveau la pierre rose, la lumière qu’elle émettait pulsait dans le creux de sa main, elle l’embrassa et la cacha sous l’oreiller. Et s’endormit comme une enfant sage.

Elle rêva toute la nuit. Elle marchait dans la rue, une étoile la suivait, le ciel était d’azur, mais elle était visible comme en pleine nuit. Puis elle se retrouva au pied de hauts remparts; dans une maison, à peine visible derrière un moucharabieh de bois sculpté, une belle femme brune aux grands yeux noirs la regardait, et lui disait des mots qu’elle n’entendait pas. Des murs chaulés remplacèrent les remparts, une jeune femme aux cheveux voilés, très pâle, allongée sur un bat-flanc, murmurait des mots silencieux, le regard perdu au-delà du plafond de sa cellule. Un moine au visage de cire se penchait sur elle. La gisante se tourna vers l’enfant et lui sourit. Coralie baissa les yeux, ses jambes étaient courtes, épaisses, elle ne reconnut pas ses mains grosses et larges aux doigts boudinés. Elle nageait maintenant, se noyant à moitié dans une eau salée, agitée de vagues courtes, sous un soleil ardent qui ne la brûlait pas. Un ours blanc, gigantesque, jaillit d’un trou, elle le regarda, pas inquiète du tout, à l’abri du froid cinglant sous son anorak de peau de phoque. Dans un amas de décombre, deux jeunes gens enlacés dormaient ? Le jour pointait dans la chambre de Coralie perdue au milieu de ses peluches. Juste avant que la langue de soleil, qui courait sur son lit, ne la réveille, un petit bonhomme blond assis dans le ciel lui tendit, du bout de sa canne à pêche, une grande fleur rouge ourlée de jaune. Elle la prit du bout des doigts et se réveilla. Sous l’oreiller, sa pierre rose était toujours là. Quand elle la fit glisser vers elle, la pierre était chaude et vivante.

Le lendemain après midi elle se hâta vers la maison d’Anselme. Elle le trouva, les yeux clos, immobile sur sa banquette de bois. Quand elle s’assit près de lui, il ne parut pas l’avoir remarquée. Alors elle lui prit la main et y déposa le quartz rose. Les doigts d’Anselme étaient glacés et violacés. La pierre grésilla, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel puis s’éteignit soudainement. La tête du vieillard tomba sur son épaule. Coralie comprit qu’il était parti, elle n’en fut ni surprise ni effrayée, simplement très malheureuse comme si elle même était morte. Ce fut une immense douleur, bleue comme les glaces du grand nord. Elle glissa entre les mains croisées d’Anselme la grande fleur rouge ourlée de jaune, que le petit garçon de ses rêves lui avait donnée la nuit précédente pour la consoler, et lui dire aussi quelque chose qu’elle n’avait pas compris. La vieille âme de Coralie était si petite !! Elle pleura longtemps, des larmes d’enfant, de ces larmes qui coulent à flot. Là-haut, le petit Prince ne souriait plus.

Quand elle arriva chez elle, la nuit tombait, ses parents étaient aux quatre cent coups, des voisins les avaient alertés au sujet de ses visites suspectes chez Anselme, ce vieux bizarre, assis sur son banc à longueur de temps. Il devait guetter ses proies sans doute? La police était là. Deux inspecteurs l’interrogèrent longuement à propos du vieil homme. Ils lui posèrent des questions étranges que Coralie ne comprit pas.

DIANE ET AGAMEMNON.

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Gustave Moreau. Galatéa.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Nul n’a jamais su comment ils s’étaient retrouvés enfermés dans cet espace surchauffé. Pas même eux deux.

Ils ouvrirent les yeux au même instant, nus comme au premier jour, allongés, non loin l’un de l’autre, dans une chaleur humide qui leur luisait la peau. Le regard noir de Agamemnon rencontra les aigues marines de Diane. Elles brillaient d’un feu ardent, on eût pu croire que le feu de la toison touffue, qui l’embellissait de la tête jusqu’aux épaules, se reflétait jusque dans ses yeux. Et les aigues marines de Diane scrutèrent le puits sombre des yeux de Agamemnon. Regard noir, si enténébré, qu’elle ne distingua pas l’iris de la pupille. Elle frissonna.

Le boa constrictor qui s’était enroulé autour d’elle, des chevilles à la gorge, l’adornait toute entière d’un tissu d’écailles vivantes, ondulantes, qui lui faisait parure d’automne, sable, parsemée de lacis d’ivoire vieilli et de chocolat noir. La tête du serpent aux yeux clos s’était nichée dans le cou de la jeune femme, jusque dans l’épaisseur odorante de sa broussaille bouclée. Elle ne parut pas étonnée. Pourtant elle fut surprise, et sa main tressaillit quand elle se posa sur la peau froide du reptile. Agamemnon, sidéré par le spectacle, étrange, émouvant et si beau, de cette splendeur blanche et rouge dans son brocart vivant, en oubliait de respirer.

Diane observait cet homme robuste, à la carnation bistre, dont les rares zones de peau visibles étaient recouvertes d’un velours de poils couleur charbon, drus, lustrés, un peu inquiétants, comme si l’homme était lentement infesté de l’intérieur par les eaux montantes de la mort. Le corps fauve, tacheté de fleurs de fourrure couleur palissandre, d’un jaguar alangui, reposait en travers de ses hanches, dans sa gueule entrouverte le félin tenait le poignet droit de l’homme, sans le serrer vraiment. Ses crocs blancs, comme deux aiguilles d’ivoire ancien, brasillaient sous la lumière irradiante qui semblait surgir d’un ciel dissout dans la substance des choses. Le bout de sa langue humide pendait entre ses dents aiguës, comme un pétale de rose embrumé d’aiguail au petit matin d’un automne rêvé.

Leurs regards ne se quittaient pas, se reconnaissaient croyaient-ils, mais sans s’être jamais vus. Le monde organique s’éveilla doucement, des oiseaux pépiaient, criaillaient, roucoulaient dans les feuillages… des feulements rauques glissaient au ras du sol, invisible tant il disparaissait sous d’épaisses couches de roches dures, de branchages, de feuilles et d’humus. D’étranges chuintements gras sourdaient, des cliquetis, des craquements, des bruits inconnus arrivaient de toutes parts. Lentement ils sortirent de leur engourdissement.

Diane se demandait ce qu’elle faisait là, dans cet appareil, elle ne se souvenait de rien sauf de son prénom.

Pourtant, la veille, à la tombée de la nuit, elle courait en bord de Tamise. Du casque collé à ses oreilles coulait une musique forte, violente et rythmée, un rock à rendre sourd, un ouragan sonore qui roulait dans ses veines et cadençait sa course. Courir à perdre haleine, courir pour se débarrasser un temps du stress de sa vie de femme très affairée, solitaire et cruelle. En rentrant elle s’était longuement douchée, séchée, crémée, parfumée, avant de se glisser entre ses draps de soie, dans son grand lit de bois précieux, au fond de son loft, quelque part dans un quartier huppé de Londres. Demain très tôt, pensa-t-elle, dans son bureau haut perché, la finance internationale l’avalerait à nouveau. Elle prit un somnifère, suivi d’un grand verre d’eau.

Agamemnon regardait de tous côtés, perplexe il réfléchissait, cherchait dans son souvenir, mais rien ne remontait à sa mémoire, il ne se recordait plus de rien, excepté son prénom. Sous ses yeux clos, de grandes étendues de couleur blanche, molles, lisses, sans limites ni aspérités, informes, angoissantes, défilaient lentement.

Pourtant, la veille, le chef des Achéens contemplait pensivement les remparts de Troie qu’il attaquerait bientôt. Le ciel était noir comme les enfers, aucune étoile ne scintillait. Seul sous sa tente, il songeait à Clytemnestre, à ses trois filles, à Iphigénie surtout qu’il avait failli devoir immoler pour calmer la colère de la déesse Artémis. Mais au moment du sacrifice, Artémis, calmée, avait remplacé la jeune vierge par une biche.

Le grand roi s’allongea sous les épaisses fourrures, il soupira et ses yeux se fermèrent. Demain l’assaut serait rude.

Leurs cœurs battaient comme des purs-sangs affolés, ils respiraient comme des forges attisées par le grand vent des terreurs immémoriales, ils se regardaient, sidérés, incrédules, ne sachant plus qui ils étaient, ce qu’ils faisaient là, nus et sans défense, et quel était ce lieu étrange, touffu, dense, humide et chaud, oppressant, illuminé par cette lueur invisible qui ne faisait pas d’ombre ? Autour d’eux, une forêt épaisse, des arbres gigantesques autour desquels s’enroulaient des lianes torturées qui grimpaient, rampaient, s’accrochaient aux buissons, aux troncs, étalant de grandes feuilles dont la couleur verte allait du jade au Véronèse, en passant par l’anis, le sinople, l’olive et le bronze, des feuilles rondes, réticulées, des feuilles de toutes formes, de toutes tailles, mouillées, mates, brillantes, cirées, comme si toutes les forêts tropicales de la terre s’étaient rassemblées dans cet espace exotique. Ils avaient peine à se mouvoir, la végétation luxuriante semblait impénétrable dans ce royaume végétal aux limites indiscernables.

Les deux êtres avaient beau regarder de tous côtés, ils ne voyaient qu’une masse céladon au-dessus de leur tête, la canopée formait un nuage feuillu compact, insondable, et le ciel, qu’ils cherchaient désespérément, était invisible. Pourtant, il faisait jour autour d’eux comme en plein soleil ! Un son grave, profond, doux et velouté leur parvint, qui les calma. Pas une mélodie, non, quelque chose d’étrange et apaisant, comme une basse ostinato. C’était comme si la respiration paisible, chaude, réconfortante, de l’exubérante frondaison, distillait dans leurs veines, leurs esprits, et jusqu’au fond de leurs âmes inquiètes, la chaleur réconfortante du soleil disparu.

Alors le reptile et le jaguar disparurent dans la végétation. Diane et Agamemnon se rapprochèrent, leurs peaux collantes et palpitantes étaient à se toucher. Pourtant leur nudité ne les troublait pas, leurs mains se nouèrent, ils souriaient comme seuls peuvent sourire ceux qui ont oublié leur ego.

Alors ils perdirent jusqu’à la perception de leurs limites corporelles. L’une et l’un se fondirent l’autre dans l’une. Une multitude de gros bourgeons dodus surgirent simultanément dans la verdure, éclatèrent, libérant profusion de fleurs multicolores et chatoyantes, délicates, fragiles, ou exubérantes, plantureuses, pulpeuses, charneuses, qui exhibaient leurs pétales versicolores, leurs habits chamarrés, leurs textures grasses ou poudreuses, leurs grâces bigarrées. La basse ostinato se tut. Lui succédèrent les eaux chaudes d’un Duduk Arménien à la voix de bronze miellé, dont les notes, rondes comme les hanches tremblantes des danseuses orientales, enturbannées aux sonorités liquides assourdies des tabla Indiennes, leur embrasèrent les os, les sangs, jusqu’à ravir leurs âmes.

Puis les embruns des mers anciennes, des fleuves et des rivières, l’odeur des fourrages, le musc des fauves et des savanes, des terres brûlées par le soleil, les parfums épicés des souks et des marchés, les essences de tous les continents, toutes les fragrances de la création, s’unirent aux beautés qui les entouraient. Ils crurent à ce moment toucher à la félicité absolue.

Entre eux un bloc de bois précieux, magnifiquement sculpté, se matérialisa, incrusté de bronze, d’or, d’éclats de lapis, de larmes d’obsidienne, d’éclairs de quartz rose, d’esquilles de malachite, un cube parfait, richement ouvragé, qui tournait sur lui-même. Au centre du chef-d’œuvre, derrière de fines parois de cristal, on apercevait une sphère creuse, taillée dans la masse, d’où rayonnait un chatoiement d’intensité variable qui passait par toutes les nuances de l’arc-en-ciel.

Enfin la scène pâlit, ce fut comme un mirage qui s’affaiblissait progressivement, quelque part entre les mondes perceptibles par les yeux de chairs, comme une scène inventée, un rêve inimaginé, un cauchemar, effrayant comme un chandelier d’argent noirci dans une crypte introuvable. Puis il y eut un grand bruit chuchoté, une implosion invaginée, un trou noir qui engloutissait tout ce qui n’avait peut-être pas été. Et les profondeurs infinies des espaces éternels réapparurent. Et les étoiles immobiles continuèrent leur ronde céleste. Les âmes explosèrent en milliards d’étincelles fulgurantes. Qui voyagèrent, invisibles, jusqu’à ce que …

Dans la douceur de ses draps, le corps de Diane frémit imperceptiblement, ses doigts se crispèrent, puis elle s’étira dans son sommeil finissant, sa main gauche remonta lentement de son ventre à sa bouche entrouverte, elle respirait maintenant comme un bébé qui tète en poussant de petits cris aigus. Une gerbe d’étincelles l’entoura.

Agamemnon avait rejeté la couverture loin au milieu du grand tapis qui rougissait le sol, Talia la servante l’avait aussitôt ramassée. Assise dans l’ombre au fond de la tente, elle le regardait dormir en serrant la fourrure contre son ventre. Cette nuit là, son roi, dont le repos était toujours agité, qui hurlait parfois, qui arrachait les draps au plus fort de ses cauchemars, lui, qui pleurait en criant le nom d’Iphigénie, cette nuit d’avant l’assaut, n’avait pas bougé. Allongé sur le dos, le corps détendu, il souriait. L’aube grisait, au-dessus des remparts de Troie, la lumière sourde du petit matin pointait. Talia, assoupie, ouvrit un œil quand Agamemnon se mit à hoqueter rapidement. Son corps tremblait, ses lèvres balbutiaient des sons crémeux qui éclataient en bulles moirées sur ses lèvres mouillées. Les flammes grasses des bougies mourantes perçaient encore un peu les ténèbres, une salve d’étincelles crépitantes jaillit en bouquet autour du lit, elles disparurent à l’instant où le premier rayon du soleil levant éclairait le visage du roi.

Diane traversait à grands pas la place immense qui conduit aux tours sinistres, elle avait dormi comme un plomb au bout d’une ligne. Et ce matin, le cœur chargé d’un espoir inhabituel, elle se demandait quelle pouvait bien être cette nostalgie sans nom qui lui chatouillait la conscience. Et cette chaleur douce qui réchauffait son ventre d’ordinaire si froid ? Elle pressa un peu plus le pas, les temps n’étaient, ni à la mélancolie, ni aux mollesses du cœur. Ses talons sonnaient la charge enivrante de la journée à venir.

Agamemnon décida de surseoir à l’assaut pour se consacrer aux dieux. Il demanda qu’on lui apportât des femmes, et pria à longs sanglots sur leurs ventres blancs. Une courtisane rousse à la peau d’albâtre demeura près de lui la journée entière, il s’employa à l’honorer régulièrement. Quand la nuit fut tombée, il sortit de sa tente, le camp brillait de mille feux, et sur les cuirasses polies des gardes qui l’encadraient les étoiles du ciel se reflétaient. L’une d’entre elles clignotait. le grand roi des Achéens frissonna malgré la chaleur accablante.

KALLISTRAT ET ROXALANE.

MARIE-JOELLE DE BROQUA. Le don de l'aigle - 60 x 60 cm - 2014

Marie-Joëlle de Broqua. Le don de l’aigle.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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L’aigle noir planait très haut dans les courants ascendants.

Un vent d’est, à perdre parfois la raison, soufflait sur la steppe Sarmate. A vouloir distinguer les limites de cette immense étendue, un homme y aurait pu aussi perdre la vue. Très loin à l’ouest, les Carpates étaient invisibles. Seul l’aigle là-haut dominait le monde. Presque immobile, les ailes largement écartées, il fixait un point minuscule, qui galopait dans les herbes en réverbérant la lumière du soleil blanc au zénith.

Au ras du sol, en ce Mai vigoureux, les herbes gorgées de suc fouettaient les pattes du petit cheval trapu qui fonçait droit devant lui. Les rongeurs effrayés zigzaguaient au ras du sol, la steppe était verte, d’un vert tonique, le vert de la vie renaissante, intense et juteux. Au-dessus le ciel était d’azur lisse, il retombait de tous côtés des horizons, comme s’il encerclait la steppe pour la protéger des temps à venir.

Kallistrat tenait l’équilibre sur son cheval à la force de ses cuisses musculeuses. En ces temps là, les hommes montaient au naturel, sans éperons. Le cataphracte filait comme un dieu amoureux, en faisant un bruit effrayant. Les broignes de bronze, épaisses, cousues à même le vêtement de cuir brut, s’entrechoquaient, tout comme celles qui cliquetaient sur la robe sombre de son cheval écumant. Sous son casque de fer, presque hermétiquement clos, trois fines fentes pour les yeux et la bouche, il suait à grosses gouttes. Le poids l’écrasait, mais sa monture ne semblait pas incommodée. A eux deux, harnachés comme ils l’étaient, ils pesaient bien soixante kilogrammes de plus qu’à l’ordinaire, quand la bête, libérée dé-caparaçonnée, arrachait les graminées croquantes à grands coups de museau de velours, quand l’homme, nu sous les fourrures épaisses de sa couche, fouraillait Roxalane sa guerrière, dans un combat qui les laissait tous deux hors d’haleine, le cœur au galop, le souffle court, et les reins fatigués.

Le Sarmate était un petit homme au corps d’os et de muscles sculpté par la rudesse, aux épaules larges, au torse épais, auquel s’attachaient deux bras gros comme des bûches, prolongés par des mains, puissantes à décoller une tête de barbare d’un seul revers. Son visage carré aux mâchoires proéminentes ne prêtait pas à sourire, d’autant que le regard de ses yeux en amandes, bleus comme la mer noire, glacés, inamicaux, brillaient d’une lueur inquiétante. Seuls ses cheveux blonds, longs et indisciplinés, adoucissaient un peu sa physionomie.

Le cavalier fendait la steppe en soufflant sous la charge, et la très longue lance qu’il pointait devant lui, était si lourde, qu’elle rendait sa course encore plus difficile. Alors, pour s’endurcir, en préparation des combats à venir, il chevauchait, pour maitriser sa cavalcade en insultant sa douleur. Quand il tira sèchement sur les longues rênes de cuir gras, l’étalon pila, puis se cabra, alors le poids du bronze, accentué par le choc et la position, devint insupportable. Kallistrat serra les dents à se les briser, ses reins, pourtant solides, plièrent un instant. Il serra les jambes encore plus, contracta à hurler ses muscles abdominaux, et laissa sa rage mordre le bronze, la steppe, le ciel, et les ennemis qu’il avait occis, comme ceux qu’il tuerait encore, jusqu’à que la terre entière soit Sarmate ! C’est à ce prix qu’il garda l’équilibre. Le coursier retomba lourdement, les dents du guerrier s’entrechoquèrent, son dos craqua, mais il ne chuta pas. Tête basse et corps meurtri, il haleta longuement. Le petit cheval, blanc d’écume, la tête enfouie dans les herbes tendres, broutait calmement.

Roxalane, à demi accroupie, roulait le cuir de tente. La tache n’était pas aisée, la peau épaisse, lourde et raide, résistait. Le temps était venu pour la tribu de nomade de changer de lieu, il fallait sans cesse bouger, selon les saisons, l’état des pâturages, et pour tromper les hordes ennemies. Les tribus Sarmates, en ces siècles négatifs d’avant la survenue du soi-disant messie, passaient le plus clair de leur temps à s’entretuer, à s’asservir, à se voler, femmes, enfants et bétails. La volonté brutale de domination dans tous les domaines était leur credo. La jeune femme tournait régulièrement la tête au-delà des herbes. Roxalane était grande, mince et forte à la fois elle avait la peau hâlée par l’air vif, des membres longs à la musculature fine, la taille marquée, des hanches souples, ses cheveux noirs, épais et rebelles, piqués sur le sommet de sa tête par un grand peigne d’os poli, dégageaient son visage. Sans toucher à la grâce des porcelaines romaines à venir, ses pommettes hautes, ses yeux olive, son nez droit et ses lèvres rouges joliment ourlées, donnaient une noblesse certaine à son visage. Seule la dureté de son regard dénotait. Elle maniait l’arc, l’épée courte et la lance, mieux que bien des hommes, et faisait jeu égal avec son compagnon. Kallistrat avait pris le mors aux dents depuis le lever du soleil, elle attendait son retour impatiemment, pour qu’il conduise la troupe au loin. Ces derniers jours elle avait vu roder quelques éclaireurs de l’engeance des Siraques, des guerriers aussi violents que le peuple des Lazyges dont Kallistrat était le chef. Un chef contesté, chez les Sarmates rien n’était jamais acquis! Comme chez les cerfs des forêts lointaines, les combats entre mâles dominants étaient habituels.

Roksaï, le rouquin à peau blanche, lui prit les hanches à deux mains, et se colla contre elle, mimant le coït, en ricanant. Il n’eut pas le temps d’en rire plus, le talon droit de la jeune femme, lancé à toutes forces, lui écrasa les génitoires. Ecarlate, la bouche grande ouverte, il tomba à genoux. Roxalane se redressa vivement, se retourna, et lui cracha au visage. Son poignard à lame d’os, noirci au feu, piqua vivement la gorge de l’homme, qui blêmit aussi vite qu’il avait rougi, et la lame lui fendit le visage, de la bouche jusque entre les yeux, séparant son nez en deux cartilages informes. Le rouquin s’étouffa à moitié, le sang refluait dans sa gorge. Roxalane lui tourna le dos.

Ce n’était pas la première fois que Roksaï, le rustre au poil fauve, tentait de la prendre. Sous l’os de son crâne épais, ses neurones de ragondin lui faisaient croire, qu’en réduisant la femelle il mettrait le mâle à genoux, car dans la tribu des Lazyges, cette fougueuse amazone était unanimement crainte et respectée. Dans les combats, cette cavalière émérite valait plus de trois solides guerriers, elle qui montait sans protections de bronze, était si prompte à diriger sa monture, qu’aucun trait ne l’avait jamais même effleurée. Elle décochait ses flèches à cadence plus rapide que n’importe quel archer, ses pointes précises affectionnaient les yeux des ennemis, et elle était la seule à pouvoir galoper, cuisses bloquées, la tête sous le ventre de sa cavale. Sans que cela n’eût jamais été dit, les femmes la reconnaissaient comme la plus vaillante d’entre elles, et l’auraient suivie au-delà des steppes, jusqu’à Lelus et Politus.

Kallistrat sauta de cheval, les broignes de bronze tintèrent comme les cloches brisées des églises, que ses descendants détruiraient bien des siècles plus tard. Avant de se délester, il soulagea son cheval. L’animal hennit de plaisir quand Kallistrat le bouchonna vigoureusement. D’une tape sonore sur la croupe il l’envoya décapiter les fleurs à l’extérieur du campement. Autant il était tendre, chaleureux et roucoulant sous les cuirs de la tente, autant au milieu de la tribu, il ignorait Roxalane, qui faisait de même.

La troupe à cheval conduisit les chariots de bois brut, aux chargements recouverts d’écorces, pendant des jours. Quand la mer fut à vue, ils s’installèrent. Le voyage avait été long, éprouvant, les fortes pluies printanières ne les avaient pas épargnés. Toute la tribu déchargea les chariots, déballa tentes et autres matériels, qui furent mis à sécher. L’aigle, qui planait toujours haut dans le ciel, vit le tapis vert de la steppe se couvrir de tâches multicolores, un patchwork gigantesque aux formes abstraites irrégulières. Il glatit à plusieurs reprises, les hommes levèrent la tête. Kallistrat leva le poing nu, l’oiseau piqua mais se posa en douceur. A coups de bec incisifs il tailla dans la chair du mulot qu’on lui offrait, puis la lumière qui sourdait de sa pupille, noire comme un jais poli, insondable, sertie dans le bijou jaune d’or de la sclérotique, sembla s’enfoncer dans l’outremer des yeux de Kallistrat. Ils restèrent longtemps immobiles, comme hypnotisés l’un par l’autre. On les aurait pu croire unis par quelque chose d’indicible. Enfin l’aigle secoua la tête, ouvrit le bec, le referma, et s’envola dans un bruit d’ailes froissées. Très vite il regagna ses hauteurs.

Roxalane se déshabilla, Kallistrat sourit, et se dépouilla lui aussi de ses vêtements souillés par le voyage. Ils coururent ensemble vers leurs montures. Par jeu, l’homme sauta en souplesse sur le dos de son cheval en posant ses deux mains sur la croupe, la jeune femme, par défi, fit de même. Tous deux partirent au galop vers la mer. Ils déboulèrent sur le sable vierge. Ne ralentissant pas, ils s’enfoncèrent dans le flot calme en soulevant de grandes gerbes d’eau et d’écume. Les cavales, excitées par la course, les désarçonnèrent en roulant sur le côté. Longtemps ils jouèrent comme des enfants violents, loin de l’autre, se giflèrent à poignées de sable mouillé, luttèrent sans se ménager, se renversèrent, s’amusèrent à s’enfoncer la tête sous l’eau jusqu’au bord de l’étouffement. Ils criaient comme des enragés, mais se couvaient tendrement du regard. Le soleil rasait l’horizon, rouge comme le Dieu du feu, la mer bruissait comme une femme offerte. Roxalane et Kallistrat s’étaient peu à peu rapprochés l’un de l’autre, leurs gestes s’adoucirent jusqu’à ce qu’ils finissent par s’étreindre. Ils glissèrent sur le sable blanc, s’accouplèrent tendrement. Ils restèrent enlacés un moment, leurs mains jouaient au-dessus de leurs visages, leurs bouches s’évitaient, se frôlaient, se mordillaient en balbutiant des voyelles liquides. L’amazone, ondulant doucement comme un roseau sous la brise, conduisit leur cavalcade.

Une face craquante de croutes ensanglantées les épiait, cachée au creux herbeux d’une basse dune, à quelques mètres d’eux. Roksaï attendit longtemps. Les deux amants finirent par se laisser tomber au sol. Alors le rouquin, poignard levé, fut sur eux.

Le cri de l’aigle fusa, à l’instant où le soleil effleurait l’eau qui tournait à l’encre. Avant que le coup ne tombe, Kallistrat avait saisi d’un mouvement, si vif que Roxalane fut surprise, la gorge de l’assaillant. Les cartilages craquèrent, puis les cervicales cédèrent sous les doigts de bronze du guerrier. Roxalane déjà lui enfonçait les siens dans les yeux. Le sang gicla sur leurs visages. En courant, riant et pleurant, ils se jetèrent à l’eau.

Au loin l’aigle noir se dissolvait dans les ténèbres.

Au milieu de la nuit, les Siraques attaquèrent le campement endormi à la belle étoile. Roxalane, arrachée aux bras de son époux, fut clouée au sol, le ventre déchiré par une lourde contus lancée par un guerrier à cheval. Kallistrat se battit comme un aigle royal, il tomba le dernier, le corps percé de flèches.

BAFOMETHOS ET DAMONA.

Tomasz-alen-Kopera

Tomasz Alen Kopera.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Ummo était livide ou radieuse. C’était selon. Ummo n’était pas une planète ordinaire. Elle était autre chose, ni ronde, ni carrée, ni rien que puisse traduire le vocabulaire d’aucune langue articulée. Le plus souvent Ummo n’était pas. Il fallait que deux âmes s’y matérialisent, enfin que deux essences y prennent apparence, ou plutôt forme visible, pour que Ummo soit. Ummo est le miroir des âmes.

Bafomethos et Damona prirent corps ensemble. Alors Ummo se fit grise, Ummo avait le sens de l’équilibre, un gris sale, un gris qui pue la peste, la malédiction, la quintessence de la cruauté, le comble de l’horreur, le nec plus ultra de l’abomination. Ils arrivèrent, se matérialisèrent, ensemble, ou plutôt concomitamment, mais l’un sur une face de Ummo et l’autre sur l’exact avers.

Bafomethos était tissé de filaments rouges, lâches comme un tissu fin mais grossier. Derrière cette apparence, il n’était que masse informe, il ne ressemblait à rien, mais on aurait pu voir pulser des ondes lumineuses, d’intensité variable, selon son état de conscience. Des brillances qui tournoyaient à l’intérieur de son enveloppe, terriblement aveuglantes, des flux de couleurs crues qui chaloupaient parfois, s’échappaient du corps pour se projeter dans tous les sens, détruisant tout ce qu’elles touchaient. Les pierres noires volaient en éclat, les lacs immobiles aux eaux grises moirées de laques vert bronze, s’asséchaient d’un coup, les rapaces, aux corps en-cuirassés qui volaient dans le ciel de mercure en fusion, étaient désintégrés. Bafomethos hurlait sa haine, et son hurlement lugubre, de jais ardent, résonnait dans l’espace. “JE SUIS LE FLÉAU DES FLÉAAAAUUUUX” braillait-il de sa voix de métal en feu. Mais Ummo est plastique, tout ce qui y est détruit se reconstitue instantanément sous une forme légèrement différente. Le “M en U”, omniscient, avait tout prévu. Ummo est le grand Pandémonium, le lieu des expiations. Toutes les âmes viennent y déverser, le plus possible, les atrocités, les monstruosités, les infamies et autres exécrations accumulées au cours des vies traversées depuis l’origine. Ummo est la grande poubelle, le grand crématoire du “M en U”, l’athanor primordial et final.

Or donc Bafomethos fulminait, éructait, se vidait. Et souffrait inimaginablement.

Damona planait au dessus du sol irréel, ou plutôt lévitait sur une surface changeante. Un tapis mouvant, une bouillie de matière aux atomes distendus, qui n’aurait pas supporté le poids d’un moucheron terrestre. Damona, elle aussi, était une somme d’énergies colorées, à peine contraintes par une fine résille verte qui lui dessinait un corps féminin, hésitant, presque familier. La résille, quasi fluorescente, délinéamentait une silhouette svelte, au visage aveugle, strié de cirres délicates, des épaules étroites, aux bras très longs dépourvus de mains, aux hanches balancées comme le sont les amphores crétoises, au buste gracile décoré de deux éminences épanouies, deux demi-sphères galbées, elle mêmes surmontées de deux boutons rouge sang qui se dilataient régulièrement. Elle était à nu dans tous les sens du terme. Elle volait donc, et lançait autour d’elle de longs jets d’énergie colorée, dans les tons pâles, soleil de Vermeer, azur de printemps, gorge de tourterelle, tendrement caressantes. Le paysage était vert d’eau, tendre, doux, on pouvait distinguer de grandes étendues vallonnées, jaune d’or, ambre moyen, et maintes autres déclinaisons apaisantes. On apercevait encore, par endroits, de petits monticules de pierres précieuses qui étincelaient sous la lumière filtrée du ciel couleur blanc d’Espagne.

Or donc, Damona planait au hasard des vents de Ummo. Et les deux êtres se rapprochaient.

A l’autre bout de l’infini, le petit prince observait attentivement la scène, car ce moment de vie là était capital dans le cycle d’évolution de ces deux âmes qui cheminaient, presque toujours ensembles, depuis plus de huit millénaires. C’était un passage obligé, une catharsis nécessaire pour qu’elles puissent enfin passer des affres à la lumière. Surmonteraient-elles l’épreuve ou exploseraient-elles en milliards de grains de poussière neutre, d’atomes, qui retourneraient se perdre dans l’indistinct de la soupe galactique ?

Soudainement la géographie de Ummo changea. Bafomethos et Damona étaient à vue l’un de l’autre. Le paysage afficha toutes les possibilités de gris. Le ciel se fit de perle, le sol se marqueta de nuances d’argent, de tourterelle, de chinchilla, de souris, d’acier qui brillait sourdement, d’ardoise, d’anthracite, de taupe, d’argile, de Payne et de tourdille. Seules quelques collines résistèrent et gardèrent leur manteau noir d’enfer, impénétrable, un noir de refus, de rage, de désespoir. Quelques éclairs rouges zébraient le firmament. Par vagues. Dans les hauteurs du ciel tamisé, le gris perle dominant, comme une éponge invisible, filtrait les rayons d’un petit soleil timide qui éclairait la scène d’un halo jaune saumoné. Tout cela était très beau, harmonieux comme la palette d’un peintre triste. On eût cru voir un décor de théâtre, au sein duquel on eût pu imaginer les déambulations fantomatiques de Phèdre, Antigone, Médée, Circée, Stratonice ou Cléomène.

Les deux êtres s’arrêtèrent, Bafomethos se tut, ses énergies pâlirent, sa résille orangea. Damona vacilla un instant, son réticule fonça, ses énergies tremblèrent subrepticement, une longue langue de feu bleu pervenche s’échappa de son enveloppe, s’arrêta un instant au-dessus de Baphometos, puis s’enroula autour de lui, comme une caresse musicale, de plume et de soie frémissantes. Le mâle prit forme, la masse brute s’affina, d’orangée sa fibre passa au bisque, ses énergies s’adoucirent, gardèrent leurs couleurs, mais devinrent pastelles. Debout sur deux jambes puissantes, bras ballants et tête baissée, l’entité devenait corps, elle émettait un son grave, comme la plus basse note d’un saxophone contrebasse, une note caverneuse, mais avec ce qu’il faut de vieux cuivre pour lui donner du velours. Puis Baphometos s’ébroua, ses couleurs reprirent une intensité violente, ses bras s’agitèrent, décochèrent des salves brûlantes de byzantium, d’indigo, de magenta, d’alizarine, de sang de bœuf et de pourpre, qui effacèrent le bleu tendre de Damona. Il hurla sa rage brune comme un cor des Alpes dans la brume. Le paysage blêmit et disparut. On eût pu croire que les deux âmes balançaient dans l’espace sans limites, Ummo semblait s’être éteint.

Le petit prince, soulagé se redressa, et souffla doucement. Il avait remisé sa canne, son fil, son bouchon de diamant, son hameçon d’or natif. En arrière plan le “M en U” englobait les espaces infinis. Le petit prince se retira en prière, hors des mondes matériels perceptibles. Le zéphyr créateur, l’expir du “M en U”, traversa l’espace jusqu’aux âmes éprouvées des deux êtres à l’arrêt. Ils reprirent vigueur. Ummo revint. A l’identique. Et Damona vomit de toute sa force. Des flammes de violence pure, une éruption de vulgarité extrême, accompagnée de mots orduriers, s’abattirent sur Bafomethos, comme une pluie d’huile brûlante tombée de tous les remparts qu’ils avaient connus, de toutes les géhennes, de toutes les trahisons, de tous les meurtres qu’ils avaient perpétrés ou subis. Baphometos disparut sous une avalanche de bistre fumant, de bronze fondu et de bitume enflammé. Alors il se mit à pleurer comme une guimbarde rouillée. De grosses larmes d’obsidienne sourdaient de sa résille, et formaient autour de lui un lac d’eau de ténèbres que le sol spongieux de Ummo avalait aussitôt. Petit à petit, il prenait des couleurs proches de celles de Damona, la Damona qu’il tentait d’aimer depuis si longtemps. Celle-ci, épuisée par tant d’efforts, s’agenouilla, elle chantait maintenant comme une harpe céleste sous le vent. Ummo prit des couleurs, un camaïeu harmonieux, un pastel de tous les arcs-en-ciel des mondes. Ummo prenait vie.

Le petit prince, qui n’avait pas oublié l’enfant joueur qu’il avait été au début du commencement des commencements, leva le pouce d’un air espiègle. Le “M en U” ne sourit pas, mais sa chaleur bienfaisante fit comprendre à l’enfant divin ce qu’il avait à connaître. Mais la musique des sphères ne résonna pas. Plongé dans sa Divine méditation sans fin, le “M en U”, en création constante, fit clignoter un instant l’étoile polaire. Très loin sur la terre, on pouvait entendre murmurer la mer.

Puis Ummo s’effondra comme un château d’étoiles, Baphometos et Damona se délitèrent, puis disparurent. L’espace les avait avalés, dépliant à nouveau sa toile immensurable et impénétrable.

Les âmes continuaient leur chemin. Quelque part, perdues dans l’ailleurs.

BÊTISE ET CALISSON

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Manaa. A la manière de Arcimboldo.

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Quelque part dans l’ailleurs.

Ils avaient tous le nez collé aux larges baies vitrées.

Alignés côte à côte dans une immense salle blanche, baignés par une lumière jaune pâle très douce, des milliers de berceaux. Dans ces nacelles de bois précieux, des milliards de bébés endormis, bercés par la musique des sphères. Au-dessus d’eux, une flopée de robots, aux grandes ailes blanches emplumées, attendaient sagement que l’On décide.

Au dehors, en lévitation, entourés de vortex aux couleurs de leurs humeurs, ils se chamaillaient comme marchands au souk. Thor, le marteau à fleur de divinité, négociait avec Ahura-Mazdâ l’éclairé : “Je te laisse les bicolores, et je garde les pâles”, Zeus tonnait bien sûr, exigeait les enfants divins nés des copulations éthérées de son aréopage, ce que Jupiter contestait, en demandant que lui soient réservés les nouveaux nés, issus des orgies complexes de ses propres troupes, lesquelles troupes, aux noms près, ressemblaient assez aux dieux de l’Olympe. Alors bien sûr, entre Méditerranéens, le ton montait vite. Les vortex spiralaient à toute vitesse, s’élevaient dans l’infini des cieux, passaient du bleu nuit à l’électrique, du jaune d’or à l’écarlate, de l’albe au fuligineux, du splendide au sinistre. A l’écart, le tétragramme susurrait à l’oreille de Quetzalcóatl aux yeux furieux, lui proposant de se garder les bébés à Kipas, et de lui céder les basanés à cheveux noirs raides. L’Empereur de jade, le regard baissé, conversait, à force gestes doux, avec Buddha l’éternel souriant. Très vite ils décidèrent de se partager les jaunes aux yeux bridés.

La cacophonie était à son paroxysme. Alors le “M en U”, l’omniscient, l’omniprésent, ceLui que les hommes ne connaissent pas, du bout de Ses lèvres invisibles, souffla. Un peu. Et cela suffit pour que le silence effrayant des espaces éternels se fasse. Les avatars, que les hommes ignorants révèrent, disparurent, emportés par les vents galactiques. Puis il se retira. Nulle part. Le petit prince agita le bout de sa canne à pêche, les robots se mirent à l’ouvrage.

C’est ainsi que deux bébés furent ainsi jetés ensemble, pour la dix milliardième fois, dans le noir sidéral, sur le toboggan des naissances humaines. Sur les hauteurs d’Aix en Provence, Amandine et son époux accueillirent un petit Calisson aux yeux noisette, qui pleura, à peine quelques notes cristallines, au sortir de sa mère. Puis il sourit aux anges. Dans les faubourgs de Cambrai, Berlingot, célibataire en mal d’enfant, adopta la petite Bêtise, que sa mère, bien trop jeune pour avoir vu venir le coup, venait d’abandonner à la naissance.

Bêtise avait de grands yeux sombres, de jolies joues appétissantes, le teint clair et le sourire franc. Elle grandit aux côtés de Berlingot, qui fut un père attentionné, doux, affectueux et câlin. Quand il rentrait de l’usine, le dos fatigué, les mains gourdes d’avoir brassé de la ferraille huit heures durant, c’est avec délice qu’il retrouvait sa Bêtise, la prunelle de ses yeux. Il avait bien une liaison, discrète et régulière, avec Violette, une accorte toulousaine plantureuse, exilée dans le nord depuis toujours. Assembleuse dans une usine de confection, elle chouchoutait Berlingot, dont elle aimait le goût léger et la cambrure naturelle. Mais chacun vivait de son côté. Pas question de même risquer perturber l’enfant, aussi pratiquaient ils leurs congrès tumultueux chez l’assembleuse à la voix de Diva. Certains soirs, elle montait allègrement au contre-ut. Pour Bêtise, Violette était la Tata Violette, qui jamais ne se privait de chérir l’enfant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des Cambrai possibles, quand un samedi soir, au sortir d’un bal – Violette et Berlingot aimaient à longuement valser ensemble – leur 2CV, passablement fatiguée, dérapant sur un lit de betteraves écrasées rendu glissant par la pluie en cette froide nuit d’hiver, s’en alla s’encastrer sous un trente tonnes, qui passait inopinément par là. Tous deux furent écrabouillés. On eut du mal à reconnaître les morceaux et à reconstituer les corps. Comme ils n’avaient pas de famille, hormis Bêtise, leurs débris ne furent pas séparés. Ils restèrent unis pour l’éternité.

Bêtise avait dix huit ans, c’était une jeune fille épanouie, ses joues rondes, sa physionomie aimable, mettaient le sourire aux lèvres de celles et ceux qui la croisaient. Excellente élève, elle sortait de l’école avec un Brevet Bonbons, mention très bien. L’usine de Afchain – elle y avait fait un stage très probant – lui tendait les bras. Le directeur envisageait même d’en faire la mascotte de la marque, tant sa géographie vallonnée était plaisante, à donner envie de manger des bêtises. Mais la jeune fille cachait derrière son air sage, une solide envie d’aventure, la mort de son père l’avait terriblement affectée, quelque chose en elle lui souffla de s’en aller au sud, vers d’autres horizons. C’est ainsi, qu’après avoir fleuri la tombe de Berlingot-Violette, elle prit le train, pour se retrouver, avec son maigre bagage à la main, sur le quai de la gare d’Aix en Provence.

Bébé Calisson ne pouvait mieux atterrir. Entre les seins si doucement opulents de Mamandine, sa voix de tourterelle, son giron plus accueillant qu’un coussin de duvet de poussin, et la voix de basse profonde, les battoirs à faire le tour du pâté de maisons, la grande barbe noire, la gaîté, la tendresse bourrue de PaPraslin, sa vie commença sous les meilleurs auspices. Praslin tenait une minuscule confiserie, dans le laboratoire lilliputien attenant, il inventait tout le jour, concassait à la main les fèves de cacao précieux, grillait les pistaches odorantes, lissait ganaches et pralins, pesait les fruits frais et juteux du jardin, dont il extrayait de gouteux élixirs. Et tout cela finissait en gourmandises suaves, craquantes, pleines de saveurs exaltantes, qu’il montait minutieusement, pièces après pièces, belles comme des bijoux, émouvantes comme des poésies délicates, ciselées avec amour. Mais il en produisait si peu, que les gens se seraient battus pour espérer en obtenir, ne serait-ce que quelques miettes. Praslin était un souriant, sa sature de lutteur de foire cachait une âme d’enlumineur.

Très tôt, Calisson courait entre ses jambes, plongeait ses doigts dans les bassines. Le soir il arrivait souvent qu’il eût le visage, si barbouillé de chocolat, qu’il fût si crouté – ses cheveux poisseux pendaient en dreadlocks de Rasta blanc – qu’on l’eût pu croire fraîchement débarqué de Zanzibar! Avec sa tignasse de paille, ses yeux cobalt, sa dégaine de langoustine, son sourire à la Praslin, Calisson faisait fondre les cœurs de pigeon des clientes.

Une nuit de printemps, il devait avoir dix sept ans, lui qui d’ordinaire dormait comme un plomb, fit un rêve délicieux. Une jeune fille aux grands yeux noirs malicieux le regardait, tandis qu’il glissait entre ses lèvres une confiserie oblongue, recouverte d’un glaçage blanc à l’œuf. Entre les deux feuilles de pain azyme, une couche épaisse de pâte blonde fondante ne demandait qu’à être dégustée. Il vit des bulles de plaisir apparaître dans les yeux de la fille, quand ses lèvres rouges se refermèrent sur le bonbon. Puis elle passa plusieurs fois la langue sur sa bouche, en poussant un petit cri de plaisir. Ses yeux s’agrandirent, Calisson s’y noya. Dès le lendemain, il se mit à l’ouvrage sous le regard approbateur de Praslin. Il lui fallut près d’une année pour mettre au point la douceur de ses rêves, le mélange au gramme prêt, poudre d’amande, sucre, et melon confit. Les bijoux aux amandes furent parcimonieusement exposés dans la vitrine réfrigérée du magasin. Pour voir. Ils virent très vite. Au bout d’une semaine, ça sentait la castagne autour de la boutique, les gens agglutinés s’apostrophaient, d’aucuns cherchaient à tricher, d’autres prétendaient être de vrais clients “canal historique”, et à ce titre s’arrogeaient le droit de ne pas attendre des heures. Praslin n’aima pas du tout, pour que calme et sourire reviennent dans son échoppe, il refusa tout net de vendre la sucrerie de son fils. Et la foule, comme la mer après la tempête, se calma.

Calisson perdit tout entrain, il se traînait tristement dans l’arrière salle, tournait, rangeait baquets et bidons, piquait des colères solitaires, qui le voyaient donner de grands coups de pieds dans les sacs de sucre ou de poudre d’amande abandonnés. Il en vint à déserter les lieux, se mit à errer des journées entières dans les rues d’Aix.

Bêtise cligna des yeux. La lumière crue de midi était si forte, pour ses yeux habitués à la grisaille de Cambrai, qu’elle zigzaguait un peu au sortir de la gare. La main droite en visière, hésitante mais prudente, elle marchait au jugé. Elle s’arrêta près d’un poteau indicateur, pour attendre que la vue lui revienne. Le choc la projeta en arrière, le souffle coupé elle se retrouva sur les fesses, qu’elle avait bien rebondies. Calisson s’approcha d’elle, cafouilla des excuses incompréhensibles, s’avança, voulut se pencher sur sa victime,et lui écrasa l’orteil droit. Elle poussa un cri suraigu. Des passants s’attroupèrent, crurent à une agression, voulurent appeler la police. Mais Bêtise se releva, expliqua, minimisa avec humour l’incident, les gens se calmèrent. Calisson tremblait, plus il bredouillait, plus il rougissait, plus la jeune fille lui souriait. Et ce fut elle qui le prit par le bras, le força à s’asseoir sur un banc pour qu’il s’apaise !

Calisson la présenta à Mamandine. Elle la trouva charmante. Vous êtes si jolie lui dit-elle qu’on devrait donner votre prénom à un bonbon! Ce qui les fit rire de bon cœur. Praslin lui trouva une chambre de rien, et la mit au comptoir. Calisson commença à frétiller autour d’elle, à faire le beau. De temps à autre, il lui glissait un bonbon dans le bec. La petite adorait ça, elle léchait ses lèvres, tantôt rouges, tantôt vertes, tantôt bleues, qui devenaient roses, gonflées, ourlées, humides. Et le garçon, troublé, avalait sa salive en riant comme un benêt. Un jour qu’il nettoyait le laboratoire, au fond d’un placard il retrouva la dernière boite de ses bonbons mandorles. Il en prit un, demanda que Bêtise ferme les yeux, et le lui glissa lentement, tout entier, dans la bouche. Quand elle rouvrit les yeux, il y vit pétiller des bulles de plaisir. La dernière bouchée avalée, elle se pourlécha consciencieusement. Calisson ne voyait plus que ça, cette langue qui tournait, cette bouche souple qui s’entrouvrait, ces grands yeux noirs qui l’avalaient, ces seins qui se soulevaient, cette blouse qui gonflait. La tête lui tourna. Mais déjà Bêtise était sur lui et l’embrassait à pleine bouche. Elle avait goût d’amande et de melon …

Le lendemain Hitler envahissait la Pologne. La nuit suivante l’étoile polaire ne parut pas. Quelque part dans l’ailleurs, les robots aux grandes ailes blanches emplumées, inlassablement, déposaient délicatement les couples de bébés sur le bord du toboggan.

ADHUGHMAS et DJÉDJIGA.

Extrait d' une sŽrie de portraits, Timia, Niger, 2001.

Photographie de J. L. Gonterre.

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Le soleil à son plein zénith était si chaud, que le sable pleurait, que le porphyre suintait, que le basalte craquait.

Les pans de la vaste tente de peaux cousues bruissaient sous le vent, qui soufflait tout là-haut sur l’Atakor du Hoggar. Le soir, à l’instant ou le soleil, plus rouge que les grenades des oasis lointaines, disparaissait, lentement dévoré par les mâchoires des chacals affamés, le froid tombait comme une guillotine sur le cou d’un oiseau. Et le gel terrible de la nuit de pure obsidienne constellée d’étoiles, si nombreuses qu’elles contestaient les puissances nocturnes, succédait à l’éclatante lumière brûlante de la journée.

Alors Djédjiga rabattait les peaux et les fixait au sol. La tente était doublée de toiles épaisses, protectrices, de grandes lattes de bois, assemblées et serrées, tenaient lieu de mur bas, dans lequel une ouverture ménagée faisait office d’entrée, close la nuit par l’auvent de cuir replié qui assurait une parfaite étanchéité. Elle s’était assise en tailleur près du foyer, s’affairait à cuire des galettes de taguella – le pain targui. La chorba, la soupe épaisse de légumes et de viande de chèvre, mijotait depuis le matin. La lumière du feu central et des bougies de suif grossier disposées au pied des cloisons de bois, se reflétait sur la toile du toit comme sur les tapis laineux qui recouvraient le sol, ces lueurs rouges repoussaient l’ombre aux limites de l’espace de vie. Au-delà de la poutre d’acacia qui partageait la tente en deux, la partie consacrée au repos de la famille et des invités, protégée par une paroi de tissus épais, était plongée dans l’obscurité totale. La jeune targuia aimait cette lumière tremblante, chaude et rassurante.

Elle avait épousé Afalku, le fils de son oncle voici peu. Elle l’avait choisi parmi les autres prétendants déclarés de la tribu, personne n’avait discuté. Monté sur son méhari blanc, Afalku, au visage de rapace, était parti à la tête d’une caravane lourdement chargée jusqu’au Tassili, loin au Nord Est. Cela faisait des semaines. Tous deux étaient des Imajaghans de haute extraction, des âmes nobles et libres, leur tribu d’origine se trouvait au sommet de la hiérarchie Touarègue.

La jeune femme psalmodiait un chant ancien en pétrissant la pâte, alternant notes graves et longues, ornementées d’aigues brèves, un chant qui célébrait les vertus de Hin Hanan, “celle qui se déplace”, la Mère des origines, la Fondatrice de la Légende. Ses mains aux longs doigts agiles s’enfonçaient dans la chair molle qui fleurait bon la farine, elle l’écrasait entre ses paumes, la pâte, entre ses doigts fuselés, coulait en longs filaments qui se tordaient. Puis elle frottait ses mains l’une contre l’autre, dégageait ses doigts des reliefs de pommade collante qu’elle aspergeait de farine sèche, observait méticuleusement ses paumées noires de henné, avant de les replonger dans la soie de blé immaculée, pour reprendre son pétrissage. Et cela jusqu’à ce que la consistance de la taguella la satisfasse pleinement. Toute à sa tache voluptueuse, elle bourdonnait son cantabile, s’arrêtant parfois pour soupirer de plaisir. Elle écrasait ensuite sur une pierre plate les boules de pâte, pour en faire des galettes rondes, puis les posait au bord du feu pour qu’elles blondissent lentement. Une odeur de pain cuit, de grillé, d’épices chaudes, de légumes et de viande fondante, flottait dans l’air, des bulles, qui crevaient à la surface de la soupe en faisant de petits bruit gras, s’échappaient des parfums chauds de coriandre et de cumin qui relevaient tous les autres.

Djédjiga se rinça les mains dans une bassine. Trois gouttes d’eau lui suffirent. Elle se leva, et, les mains sur les hanches qu’elle avait évasées, se cambra pour se désengourdir. Ce jour-là elle était vêtue d’un melhfa rouge d’Andrinople, un grand voile qui s’enroulait autour de son corps élancé en masquant ses formes. Ses longs cheveux très noirs étaient drapés dans un foulard couleur ocre ambré, un tissu léger, presque arachnéen, qui semblait danser au moindre mouvement. Ses yeux noirs, légèrement allongés, soulignés par un trait de khôl fin, brillaient sous leurs cils épais et recourbés, contrastant avec sa peau claire. Elle avait le nez aquilin, des narines étroites, des lèvres charnues couleur de sang séché. L’ivoire blanc de ses dents régulières, qui filtrait entre ses lèvres entrouvertes, éclairait sa physionomie. Djédjiga, mince et grande, se tenait droite, les épaules dégagées, la poitrine fière, la tête qu’elle portait haute lui donnait un air racé, presque intimidant, d’autant que son regard droit ne cillait pas.

La tempête ne faiblissait pas, le vent de sable violent giflait hommes et animaux. Les targuis baissaient la tête, ils avançaient courbés, le chèche remonté, serré au ras de leurs yeux qui clignotaient, pour échapper aux morsures des grains de silice, gifles acides, qui les maquillaient de blanc comme les prostituées de Tamanrasset. De grosses larmes sableuses coulaient sous leurs turbans, s’en allaient mourir de soif sous les larges plis des gandouras qui claquaient séchement comme des bannières. Afalku surveillait comme il le pouvait les dromadaires en file indienne. Les hommes avaient mit pied à terre, mais les bêtes au port hiératique affichaient leur morgue habituelle, continuant de suivre la piste comme si de rien n’était. Tout à l’arrière de la caravane, au cul du dernier dromadaire, Adhughmas peinait à suivre. Autant Afalku dégageait une impression de puissance, d’élégance, de force maîtrisée, sa haute taille, sa silhouette harmonieusement proportionnée, sa démarche souple et son pas élastique avaient séduit bien des targuias, effrayé bien des guerriers parmi les plus valeureux, autant Adhughmas, son allure sans grâce, son corps souffreteux, son air fuyant, ses épaules étroites et ses joues creuses, donnaient une impression de servilité fausse, tant il exagérait son attitude. Mais face au chergui, il est vrai qu’il n’avait pas à se forcer, à simuler, il était bien trop léger pour faire face.

Le désert but le soleil. Ils s’arrêtèrent à l’abri d’un éboulis de rochers couleur cacao grillé, de grosses pierres rondes, érodées par les âges, les vents, fracturées par les combats incessants entre le soleil de feu et la lune de glace. Les dromadaires formaient un cercle. Les hommes, adossés aux flancs chauds des bêtes, préparèrent les trois thés traditionnels et se restaurèrent. Le ciel lacté d’étoiles brillantes, la lune à demi pleine, éclairaient le campement autant qu’un petit matin. Ils burent le thé chaud accompagné de taguellas et de dattes onctueuses. Au deuxième thé, le thé fort, celui de l’amour, l’un des targuis se mit à gringotter une complainte lancinante. L’homme, d’une voix grave, le regard vague, s’accompagnait à l’Imzad, un instrument monocorde dont les notes répétitives scandaient la mélopée. Cela faisait deux mois qu’ils avaient quitté leurs campements, alors ce chant, mélancolique et obsédant, accentuait encore leur tristesse. Mais demain, ils retrouveraient enfin leurs familles.

Afalku, les yeux mi-clos, semblait perdu dans ses pensées. Certes, il avait hâte de retrouver Djédjiga, sa peau douce, ses lèvres tendres et les secrets de ses vallées ombreuses. Le visage de sa jeune épouse, comme les braises rouges du feu mourant, palpitait sous ses paupières, pourtant une inquiétude qu’il ne s’expliquait pas le submergeait par instant. Quand l’un de ses chameliers, prit d’une fièvre aussi foudroyante qu’inexplicable, était mort en l’espace d’une nuit, alors que la caravane venait d’arriver à Djanet, ville principale du Tassili des Adjers, terme de leur voyage aller, il avait bien fallu que Afalku le remplace. Ce n’est qu’au bout de trois jours de palabres serrés, tandis que les chameliers préparaient le chargement du retour, qu’un targui, un Kel Ajjer d’une tribu d’Imrad, accepta son marché. Adhughmas et ses manières de vassal obséquieux, d’emblée, ne lui plurent pas, mais il avait besoin de lui pour le retour. Depuis lors Afalku, inquiet, le surveillait. Il tourna légèrement la tête, ses yeux rencontrèrent le regard de l’homme installé, un peu en retrait, du cercle des chameliers. Il n’eut pas le temps d’y lire quoi que ce soit, Adhughmas avait aussitôt baissé la tête sur son thé. Puis tous les hommes, dont les corps se balançaient en mesure, accompagnèrent à voix basse le musicien. Dans le silence sidéral du désert, leur chant traversait les espaces. Blotti au creux de l’amas de pierre, un fennec aux yeux de pierres précieuses, invisible, les observait. Envoûté par le chant mélodieux des hommes, il posa son museau pointu entre ses pattes et ferma les yeux. Une étoile, plus étincelante que les autres clignota le temps d’un battement de cils.

Le lendemain, à la mi-journée, ils touchèrent au but, hommes et dromadaires s’égayèrent vers leurs tentes proches. Les lois de l’hospitalité sont incontournables chez les Touaregs, Afalku invita Adhughmas sous sa khayma et le logea dans une cellule du fond, séparée de la sienne par deux autres chambres de toile. Djédjiga eut un imperceptible mouvement de recul quand l’homme lui fut présenté, mais elle ne montra rien, son visage afficha un demi sourire, elle se comporta comme l’Imajaghan qu’elle était, le traitant avec la distance courtoise qu’il convenait d’adopter, en face d’un targui de noblesse inférieure. Le soir les dromadaires, soulagés de leurs charges de semoule, de sel, de tissus, de sucre et de thé, avait regagné le troupeau. Afalku et Djédjiga partagèrent le repas avec leur invité en échangeant des politesses de circonstance.

Adhughmas ne dormait pas, les soupirs assourdis de ses hôtes, le chuintement de leurs étreintes, le bruit des tissus froissés, lui mettaient les nerfs à vif et les chairs au martyr. La beauté hautaine de cette femme splendide l’avait subjugué au premier regard, l’indifférence qu’elle manifestait à son égard exacerbait le désir qui lui mangeait les reins, dès le soir venu, dès qu’il se glissait dans sa chambre de toile. Cela dura des nuits, le jour brûlant il ne disait mot, vaquait toute la journée, traînait à ne rien faire dans la montagne, attendant, avec une impatience qui allait grandissante, la mort inexorable du soleil. Alors le froid tombait d’un coup. Le repas expédié, sous sa couverture de laine odorante, il était aux aguets, se repaissant de ses imaginations voluptueuses.

Un mois avait passé. Dans quelques jours la caravane repartirait pour un nouveau voyage, Adhughmas regagnerait définitivement sa solitude du Tassili. Cette nuit là, la lune ne s’était pas montrée, l’obscurité était totale sous la tente. On pouvait distinguer, mais à peine, la très faible lueur d’une bougie grasse dans la chambre des époux. Du moins Adhughmas percevait-il au travers des toiles une vague lueur grisâtre. A la pensée du départ proche, il fut pris d’une tristesse profonde, qui se transforma, les heures passant, en une colère sourde qui finit par le submerger. Alors il rampa dans l’obscurité, traversa les chambres inoccupées, se figea derrière la dernière toile qui le séparait du couple. Les moindres frôlements étaient perceptibles, il imaginait leurs mains caressantes, il entendait leurs chuchotements, leurs gloussements complices, il sentait leur parfum, le bruit mouillé de leurs baisers, les râles sourds venus du fond des ventres, qu’ils retenaient comme ils pouvaient. Adhughmas déplaça légèrement un coin du tissu, et ce qu’il vit le rendit fou.

Djédjiga, assise sur le ventre de Afalku, ondulait lentement, ses seins lourds, opulents et tremblants, brillaient comme deux lunes pleines sous la lumière vacillante de la bougie. Les deux amants se tenaient par les mains en se souriant. Le torse en sueur de Aflaku était tendu, ses reins cambrés faisaient ressortir les muscles saillants de son ventre plat, il soulevait sans effort la cavalière dont les reins accélérèrent d’un coup la cadence. Ils se mirent ensemble au galop en fermant les yeux.

Le poignard jaillit au moment où l’homme jouissait, le sang de la gorge tranchée éclaboussa le ventre de la jeune femme. Afalku avait ouvert les yeux, il mourut sans revoir le visage de sa femme. Djédjiga ne bougeait plus, le poignard de Adhughmas lui piquait la gorge, de sa main libre il se mit à lui malaxer durement les seins en bavant à moitié. Son regard de dément la décida. De rage, elle saisit le poignet de l’homme, le maudit en hurlant sa douleur, puis, tirant de toutes ses forces, elle se trancha la carotide sur la lame. Le sang gicla sur le visage épouvanté du targui.

Des siècles ont passé. Parfois dans la nuit du désert, on peut entendre gémir les fennecs, quand un hurlement atroce, venu de nulle part, porté par un vent maudit, laisse sa trace sombre sur le sable clair.

JACQUES ET GRAZIELLA.

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Marialis.

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Accoudé au bar, il buvait distraitement un Perrier rondelle. Du bout de la cuillère il écrasait le citron, ça le faisait sourire. Il sirotait à petites gorgées piquantes qui le rafraichissaient. Il aimait l’atmosphère feutrée, la lumière douce du lieu surtout. Les gens passaient comme des ombres qu’il ne voyait pas. L’eau glacée éclatait dans sa bouche fatiguée, giclait sur ses gencives, fuyait entre ses dents, lui agaçait la pointe de la langue. C’était un rituel. Tous les soirs, il préparait la douche salvatrice à venir, en buvant cette eau bullée, pour se purifier la bouche. Comme un préalable.

Et il se souvenait. Tous les soirs il se souvenait de cette malédiction qui l’avait écrasé dès son plus jeune âge. Un parfum délicat ou lourd, une odeur, même désagréable, du moment qu’elle venait d’une femme, le vent léger qui fait voler les jupes, la courbe d’une nuque, un regard entraperçu, une silhouette croisée, cela suffisait, pour que le sang chaud envahisse et gonfle son sexe. Jusqu’à la douleur. Puis il était submergé par une vague incoercible, un désir brutal, immédiat, sans objet précis. Il fallait qu’il fasse tomber la tension. Question d’urgence, comme si sa vie en dépendait. Il n’avait jamais su pourquoi. Alors tous les soirs, au sortir du haras, accoudé au bar, il tombait dans une mélancolie douce. Il sourit à nouveau, un sourire intérieur, amer comme le zeste du citron qu’il continuait à maltraiter sous sa cuillère d’inox, au manche un peu tordu maintenant.

Toutes ces heures, cloîtré dans sa chambre d’ado, à calmer ses angoisses sans nom à la seule force du poignet. Au sang. Pour un peu de répit. Somnoler, paupières rougies, closes, regard verrouillé, lèvres serrées, front souffrant. S’intéresser un peu au monde, jusqu’à ce qu’une nouvelle image lui traverse l’esprit. Sa mère, à l’autre bout de la maison, qui hurle depuis dix minutes. A table Jacques, à table, bordel ! Alors il courait avaler, sans presque mâcher, de quoi retrouver des forces. Un matin qu’il déjeunait goulûment, la vue de sa mère, les deux mains plongées dans une vaisselle grasse lui mit le ventre en ébullition. Il quitta la maison le lendemain, un sac à moitié vide sur le dos. Il venait d’avoir dix sept ans. En paraissait au moins huit de plus.

Jacques grattait la guitare assez joliment. Pendant un temps il erra de foyers d’hébergement en squats glauques. Le soir il écumait les cafés, assis à même le sol, il jouait comme il pouvait les bluettes à la mode. Les passants, que sa gueule d’ange triste émouvait, lui jetaient des pièces. Ses rengaines plaisaient aux filles un peu paumées, ses yeux clairs cernés de noir, enfoncés dans leurs orbites, lourds des fatigues accumulées, les attiraient, étonnées qu’elles étaient par ces iris bleu azur cerclés d’un fin liseré d’argent, qui lui donnaient un regard profond et mystérieux. Son teint pâle, son allure robuste et ses longs cheveux blonds épais faisaient le reste. Alors il puisait dans ce cheptel qui s’offrait, les plus affriolantes, et calmait, accroché à leurs flancs consentants, ses ardeurs récurrentes.

Le soir de Noël 1970, il ne fêta pas ses dix neuf ans. Le temps était très froid et ses doigts gourds souffraient sur le manche de sa guitare. Peu de monde dans les rues, peu de pièces glanées. La neige se mit à tomber. Deux jolis genoux, gainés de soie noire, s’arrondirent devant lui. Il leva un peu la tête. Une jeune femme aux yeux gris aimables lui souriait entre deux fossettes qui creusaient ses joues roses et rondes. Deux pommes d’api. Jacques les croqua toute la nuit. La fille était gourmande, pour la première fois de sa courte vie, il se retrouva à court d’énergie.

L’aube, qui pointait au-dessus des habitations, se faufila lentement dans la chambre. Le ciel passa du gris intense au blanc laiteux. Puis la lueur naissante s’intensifia sensiblement, glissa sur les toits d’ardoise jusqu’à les faire étinceler. La lumière réverbérée, décuplée, rebondissait de fenêtre en fenêtre. Quand elle perça les vitres de l’alcôve, une rivière dorée inonda le lit, Jacques se réveilla. Son regard accrocha un cœur rose brodé sur canevas clair, exposé sous un grand cadre à large bord, l’œuvre recouvrait un bon quart du mur qui lui faisait face. Il lui sembla que le cœur de gros fils entrelacés fondait sous les rayons opalescents du soleil levant. Il se leva. La pièce était grande, il n’avait jamais vu un tel espace d’un seul tenant. Le lit king size paraissait perdu. Graziella dormait encore, allongée sur le ventre, ses seins généreux débordaient un peu, sa taille marquée accentuait le galbe de ses hanches généreuses, sa jambe gauche en équerre reposait dans le creux de son genou droit, et mettait en valeur la rondeur de ses fesses, ses deux mains croisées encadraient sa tête, seul le bout de son nez pointait sous ses cheveux noirs en cascade. Mais il ne vit que la pâleur de sa peau, éblouie de soleil, dont il sentait encore le grain soyeux vivre et chatouiller le bout de ses doigts. Le spectacle de cette jeune femme abandonnée le bouleversa, et cette émotion, nouvelle pour lui qui n’avait jamais connu autre chose que la brutalité impérative du désir charnel, le décontenança. Les larmes perlèrent, il dut s’asseoir, il eut même un peu peur de ce qui lui arrivait.

Graziella partait le matin de bonne heure, et rentrait parfois très tard le soir. Certaines nuits même, elle ne rentra pas. Cela durait quelques temps, quelques semaines, rarement plus, puis s’ensuivait une période calme qui la voyait à peine s’éclipser. De son côté Jacques gratouillait quelque sous tous les soirs. Noël et les fêtes avaient été fastes, il avait même ramassé des billets, les enfants lui jetaient de grosses pièces qu’il fourrait aussitôt dans sa poche. En rentrant, il posait précieusement son magot sur un coin de la commode. Ils vivaient paisiblement, se promenaient main dans la main le long des boulevards, sur les bords de la seine aussi, s’embrassaient dans le cou, mangeaient des pâtes et des légumes, buvaient l’eau du robinet, et passaient des heures entières, allongés tout habillés sur le lit, serrés l’un contre l’autre sans un mot. Graziella, dans ces moments là, poussait de gros soupirs liquides. On eût pu croire qu’elle réprimait des sanglots. En général la jeune femme parlait peu, mais elle passait des minutes entières, perdue dans l’azur éclatant des yeux énamourés du garçon. C’était toujours comme ça quand elle ne travaillait pas. Ces nuits là n’étaient pas de tout repos, ils se mangeaient à se dévorer, s’emboîtaient comme des fous, inventaient des figures audacieuses, s’accouplaient en dansant de toutes leurs fibres. Ils dormaient le matin, épuisés et ravis. Un mauvais jour le téléphone sonnait. Graziella s’isolait à l’autre bout du loft, elle se glissait toujours entre l’armoire et le mur, là où elle cachait les cartons qu’elle n’avait jamais déballés. Elle parlait à voix basse, mais son ton, elle qui gazouillait plutôt, prenait des accents métalliques, durs, tranchants. Elle faisait sa voix de rasoir. Souvent elle s’énervait, montait dans les aigus, criait des insultes d’une grossièreté inouïe. Jacques ne comprenait pas grand chose, il était question, de simple, de double, de pourcentage, de contrat, d’argent. A chaque fois elle raccrochait brutalement, à chaque fois on la rappelait, la conversation repartait calmement, Graziella prenait sa voix de trompette bouchée, un peu rauque, murmurait presque, et le dialogue finissait paisiblement . Les jours suivant, elle reprenait le boulot sans trop rien dire. Elle avait un contrat d’une semaine, d’un mois au plus, je bosse lui disait-elle. Jacques hochait la tête.

Quand elle travaillait, elle rentrait fatiguée, le visage creusé, l’air dur, elle prenait des douches qui n’en finissaient pas, et interdisait au garçon de la rejoindre sous le jet brûlant, elle qui l’appelait, le conviait à jouer sous l’eau quand elle ne trimait pas. Elle n’était jamais aussi câline que dans ces moments là, elle voulait qu’il la prenne dans ses bras, qu’il lui caresse doucement les cheveux, qu’il lui baise tendrement les paupières, qu’il lui frôle les lèvres mais pas plus, qu’il lui chante ses chansons de trois sous à voix basse. Pour elle, il apprit tous les grands succès de “Piaf la grande” comme elle disait. Dans leur grand lit à même le sol, elle dormait dans ses bras, refusait tout autre forme de contact, et Jacques était ému, content de ce qu’elle demandait. Pour elle, il acceptait de se contenir, de ne pas pouvoir se vider jusqu’à la moelle épinière, il souffrait avec délice. Ces nuits là, il l’aimait à la folie.

Elle sortit du métro, serpenta entre les passants qui déambulaient, s’arrêtaient, mataient les vitrines des peep-show, s’engouffraient, épaules voûtées et regard à terre, dans les sex-shop, discutaient avec les racoleurs qui tous les dix mètres accrochaient les provinciaux intimidés ou calmaient les ivrognes, puis elle tourna dans une petit rue tranquille et poussa une porte cochère. Jacques la suivit.

Il monta à pas hésitants un escalier branlant, faillit rebrousser chemin à plusieurs reprises, et aperçut, au-dessus de lui, Graziella pénétrer dans un appartement. Sur le palier des hommes déroulaient des câbles en s’engueulant. Il entra l’air faussement affairé sans que personne ne l’arrête. Au bout d’un couloir étroit, une vaste pièce bourgeoise, au luxe clinquant, grouillait de monde. Jacques ferma les yeux, les spots qui encadraient le lieu envoyaient une puissante lumière aveuglante. Il ne vit tout d’abord que des silhouettes indistinctes, mangées par la clarté intense. Quand il rouvrit les yeux, devant lui, penchée sur l’œilleton d’une caméra numérique, il reconnut les courbes généreuses de Graziella, sa position, demi courbée, accentuait la grâce Hottentote de ses fesses tendues sous le tissu serré de sa courte jupe noire. Le spectacle de cette croupe ronde à craquer l’émut fortement, une fine résille de sueur lui emperla le front. Devant la caméra, une fille étendue, jambes écartées, sur un grand lit de cuir noir, attendait qu’une maquilleuse méticuleuse finisse de lui poudrer le sexe, qu’elle avait ouvert comme une fleur au printemps. A ses côtés un homme, au corps prématurément fatigué, entretenait sa flamme d’une main mécanique. Jacques avala sa salive. La maquilleuse mouilla délicatement l’entrée du coquillage de la jeune beauté brune, puis s’écarta. Alors l’homme se mit au travail, ses gestes avaient la précision d’un entomologiste devant sa planche. Il finit par épingler le papillon qui frémit en grimaçant. Une grimace dont la vulgarité contrastait avec la joliesse un peu fragile de la jeune femme. Elle se mit à hennir bruyamment en se contorsionnant, et l’image du lépidoptère gracieux s’effaça dans l’esprit de Jacques, pour faire place à celle d’une limace gluante agonisant sous le bec d’un étourneau rapace.

Dans un coin de la pièce, le regard perdu dans l’ailleurs, une longue fille aux jambes maigres, à la poitrine étrangement gonflée, appuyée au mur blanc glacé, fumait mollement une cigarette. Dans l’air saturé de lumière, la fumée, qui montait droit au plafond, s’étalait, et sa dentelle lourde redescendait lentement sur le crâne rasée de la jeune femme au regard brûlé. Autour d’elle on s’affairait, on la crémait, on lui titillait les tétins. A ses pieds, la maquilleuse indiscrète épilait d’une main sûre les quelque rares poils courts oubliés sur le pubis renflé de la donzelle. Qui ne bronchait pas. De sa main libre la maquilleuse, à petits gestes rapides, du bout d’un large pinceau, étalait un fond de teint neutre. De l’autre côté de la chambre, deux hommes nus, entre deux âges, assis à même le sol de bois sombre, lisaient un court feuillet imprimé, discutaient, et se récitaient leur rôle à voix basse. L’un des deux montra la scène du doigt et l’autre s’esclaffa bruyamment.
D’une voix que Jacques ne reconnut pas, une voix puissante, rauque, dure et cinglante à la fois, Graziella hurla “coupez” !!! La lumière baissa, sur le lit le couple lança une bordée d’insultes. La jeune femme à la cigarette soupira en levant les bras au ciel, la maquilleuse jeta son pinceau. Un silence s’installa, Graziella marcha de long un large un moment sans un mot, puis elle se lança dans un long discours qui finit dans les aigus pendant qu’elle trépignait sur place. Elle battit des mains, se retourna et vit Jacques. Elle recula de deux pas.
Le jeune homme s’enfuit, dévala l’escalier, se mit à courir au hasard des rues, le corps en feu et le cœur givré. Il se soulagea en trois mouvement sous un pont, s’approcha du bord, la tête lui tournait, il entendit au loin Graziella qui hurlait son nom. Il ferma les yeux, sous ses paupières des images multicolores, floues et déformées, défilaient à toute vitesse, jusqu’à ce que le visage de Graziella envahisse l’écran. Elle le regardait, fraîche et souriante. Puis son expression pâlit, ses traits se ramollirent, se délirèrent, et disparurent dans les ténèbres qui le gagnaient.

Jacques bascula, la nuit tomba, l’eau glacée de l’hiver le prit à la gorge, il lui sembla que ses yeux explosaient, il ouvrit la bouche, et la mort, comme une limace, hideuse, pustuleuse, affamée, s’engouffra. Au dessus de sa tête, les eaux noires tourbillonnèrent avant de se refermer. Sous le pont Mirabeau la Seine continua son cours.

Sur le bord du parapet, les ongles brisés de Graziella saignaient. Les lampadaires s’allumèrent. Ce soir là l’étoile polaire ne parut pas, mais nul ne s’en aperçut.

LE SCRIBE ET LA CONCUBINE.

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Eugène D. La mort de Sardanapale.

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Babylone était à son apogée. La luxure débordait des palais. Jusqu’à sa mort aux environs de moins 627, Assurbanipal en fut l’ordonnateur. Ce grand guerrier – il détruisit Thèbes, conquit la Chaldée, la Phénicie, l’Arménie, ainsi qu’une grande partie de l’Arabie – aimait la vie, les vits et les papillons aux ailes translucides, les âges épars aussi. Babylone, bouton de rose incandescent, planté comme une oasis luxuriante au sud de la Basse-Jéziré, dégoulinait d’humeurs diverses. Tout autant que les eaux lentes du Tigre et de l’Euphrate, les fluides inondaient la belle Babylone. Au-dessus d’elle, aussi suspendue que ses jardins, invisible et délétère, la toile gigantesque d’une araignée venimeuse la contaminait. Son venin la digèrerait avant qu’elle ait eu le temps d’entrevoir le piège.

En cette année moins 644, Assurbanipal dans la force de l’âge, entre guerres et orgies multicolores – il aimait le nombre et l’harmonie ambrée des peaux empilées – rassembla à Ninive tablettes et œuvres d’art. Il fallut bien que ces trésors fussent gardés, organisés, exposés. C’est alors que Enkidu, fils de modestes paysans, amoureux de tout ce que l’écriture cunéiforme avait permit de développer, fut nommé par l’un des nombreux exécuteurs du roi, à la tête de cette, sans doute, toute première bibliothèque humaine. Lorsqu’il découvrit en compulsant les tablettes d’argile, que l’ami de Gilgamesh, dont il lut l’épopée maintes fois, portait le même prénom que lui, il en conçut une fierté qui sût rester discrète, mais qui lui donna l’énergie dont il avait besoin pour réaliser la tâche immense qui lui avait été assignée. Enkidu avait le poil rare, la barbe maigrelette, le teint clair, les yeux vairons, petit, la poitrine creuse, la voix fluette et la silhouette courte d’un jeune adolescent en mal de croissance. Mais il devint très vite l’ami des savants, poètes et autres érudits qui se mirent à fréquenter les couloirs éclairés de sa librairie. Endiku passait le plus clair de son temps à lire et relire tablettes et rouleaux, jusqu’à très vite devenir la mémoire vivante des lieux.

De temps à autre, Assurbanipal et son aréopage de nobles dignitaires luxueusement accoutrés visitaient Ninive. La première fois que le roi demanda à voir le scribe, Enkidu, à la vue du monarque, fut glacé d’effroi. Drapé dans un kusîtu de lin pourpre qui lui descendait au dessous des genoux, les épaules recouvertes de laine de mouton nattée qui lui faisait large carrure, la poitrine constellée de parures d’or frappé, d’améthystes sculptées, de cornalines polies et de lapis bruts, les poignets entourés de lourds bracelets à rosettes, le roi lui fit plus impression encore que les grandes statues de pierre qui bordaient l’allée menant au palais. Ses yeux soulignés d’un large trait de khôl brillaient comme l’étoile du soir, une longue barbe tressée, piquée de boules de verre multicolores lui mangeait les joues, lui donnant l’air du terrible dieu Assur. Enkidu se prosterna, il aurait voulu que les dalles de pierres l’avalent, il aurait voulu fondre comme cire au feu et disparaître aux yeux du roi. Ce fut une voix étonnamment douce qui lui intima l’ordre de se relever. “Apprends-moi les tablettes et les rouleaux” lui dit-elle.

C’est ainsi que le scribe souffreteux enseigna respectueusement au monarque tout puissant, l’art de lire. Assurbanipal s’amouracha de L’épopée de Gilgamesh, à tel point qu’il en pût bientôt réciter des chapitres entiers. Un jour qu’il déchiffrait difficilement une tablette consacrée à l’art de la divination, il se mit à rire de lui même et se traita d’empoté. Endiku en eut le souffle coupé, le roi le regardait d’un air presque complice, ses mains décrivaient de grands cercles, tandis qu’il comprenait enfin les mystères des prédictions. Les nobles qui l’entouraient se mirent à toiser étrangement le petit maitre de la bibliothèque royale. Puis un jour, le roi dépêcha une escorte fastueuse qui emmena Enkidu aux portes du palais, autour duquel, comme une chatte langoureuse, se lovait la ville de Babylone.

Les jardins suspendus semblaient descendre des nues en cascades végétales multicolores. De grands arbres feuillus, d’essences diverses, s’élançaient au sommet du Kasr, leurs plus hautes branches, mangées par l’azur du ciel étincelant, tutoyaient les dieux. Sous ce toit du monde, de larges terrasses, presque invisibles, tant les plantes grasses, les herbes en larges camaïeux de vert, les roseaux balançant sous le vent, les fleurs en massifs éclatants, imbriqués dans une sorte de marquèterie vivante, se succédaient jusqu’au presque ras du sol. La pierre, la brique, la construction humaine elle-même avait disparu sous la puissance généreuse des gigantesques forces de la terre. C’était ainsi que la nature se donnait aux hommes, abondante, magnifique, sensuelle jusqu’à la lascivité. Les eaux sourdaient d’entre les massifs, se glissaient entre la verdure et les fleurs qu’elles abreuvaient. Le souffle léger du vent, entre les lacis céladon des graminées étalées, les troncs musculeux aux écorces épaisses, les corolles vibrantes, les phragmites aux feuilles tranchantes, les calames graciles, les cannes cliquetantes, se mêlait au babil des eaux bondissantes, et les jardins suspendus devenaient musiciens. Des vols d’étourneaux dessinaient dans le ciel céruléen d’étranges arabesques mouvantes, sans doute les dieux délivraient-ils dans une langue inconnue, des messages d’une telle complexité, que les prêtres eux-mêmes ne parvenaient pas toujours à les interpréter. Parfois ils s’abattaient sur les cimes des arbres en criaillant. Alors mésanges, rouges-gorges, harles piettes, garrots à œil d’or, et mille autres espèces de volatiles, toutes plumes hérissées, s’envolaient de toute part, leurs cris dissonants, rebondissaient sur les hauts murs des palais alentours, pour se perdre sur les rives de l’Euphrate proche gonflé par les pluies du nord. Mais les grands milans royaux, attirés par le vacarme ailé, piquaient dans le brouillard de plumes. Alors quelques instants les jardins se taisaient, les grands rapaces reprenaient de la hauteur, puis la vie, indomptable recommençait. Les glissandi des eaux et les staccatissimi du vent dans les branches redonnaient aux corbeilles végétales le calme et la douceur un instant disparus.

Enkidu la tête levée, le regard perdu dans celui des dieux et des forces naturelles, subjugué par d’aussi grandes beautés, ne bougeait plus. Il fallut que le chef de l’escorte le tire par un bras, pour qu’il sorte de sa sidération, et continue sur la voie pavée qui menait au palais du roi. Une construction carrée, fastueuse, à l’architecture puissante. Les hauts murs étaient recouverts de grandes fresques historiées finement sculptées dans la masse. Assurbanipal terrassait Elam, entre ses bras épais il étranglait le lion d’Assyrie, trônait majestueusement, et dominait partout et toujours. Aucun détail n’avait échappé aux artistes, jusqu’aux moindres nuances de ses habits, jusqu’à l’ultime crin de sa barbe fournie, rien ne manquait. De gigantales statues ponctuaient salles et couloirs qui conduisirent le scribe jusqu’aux pieds du monarque.

Dans l’atmosphère feutrée du harem, entre lumières douces et ombres fuligineuses, la tête penchée et le regard perdu, Damkina, entre deux lames de bois peint d’un moucharabieh, entrapercevait les marches montantes et le parvis qui menait à la porte ouvragée du palais royal. Sa position particulière au sein du bītānu – elle était première concubine du roi – lui permettait d’échapper par moments à la surveillance des chefs de musique, lesquels  bien que rendus à jamais inoffensifs, et peut-être pour cela, redoublaient de rouerie et de cruauté. Une de ses escortes, dont le roi se servait quand il était pressé de rencontrer un de ses sujets, gravissait les hautes marches de pierres taillées. Le chef de la troupe tenait par un bras un jeune homme malingre vêtu d’une simple robe de toile écrue. Ce garçon attira son regard. Il ne ressemblait pas à ces Assyriens à la peau sombre et au poil abondant, à toutes ces barbes tressées, enrichies de pierres rutilantes, de rubans et autres ornementations, qu’il lui arrivait de croiser furtivement dans les couloirs qui, tous, aboutissaient à la salle de réception royale. Car Assurbanipal était le centre, tout comme Assur était le cœur flamboyant du monde divin.

L’escorte, sur un ordre sec du chef, se figea devant une large baie qui s’ouvrait sur une terrasse. Enkidu se pencha sur la balustrade. Il surplombait une cour carrée entourée de tribunes bruyantes et colorées. Sur la terre battue, Assurbanipal, torse nu, armé d’un simple poignard à large lame, combattait un lion. Dignitaires et nobles royaux encourageaient leur maitre. Le lion fut éventré après qu’il eut été à moitié étranglé par la poigne du souverain. La courtisanerie exultait, trépignait, félicitait, se répandait en louanges, et les prêtres rendaient grâce aux dieux.

Puis le jeune lettré fut invité à attendre dans l’antichambre des appartements du grand roi. Tous les murs finement sculptés célébraient la gloire du monarque. La porte monumentale de la chambre était flanquée de deux statues de la déesse Istar qui allaient au ras du plafond. Les gardes en tenues d’apparat déambulaient, ignorant Enkidu qui n’en menait pas large. Il était prostré contre un mur quand les deux battants des appartements s’ouvrirent sans un bruit. L’un des guerriers l’invita à entrer. Dans la vaste pièce trônait un lit immense recouvert de draps pourpres, de couvertures de soies de toutes couleurs et de  coussins blancs. Assurbanipal, à demi allongé, vêtu d’un large chiton de lin froissé brodé d’or et de pierres, reposait, le coude droit relevé, la tête appuyée dans la main. Autour de lui un essaim de femmes et d’hommes à demi nus s’étalaient. Le roi le regardait sans sourire, ses yeux noirs encharbonnés donnaient à son regard une profondeur aussi cruelle qu’inquiétante. Enkidu s’agenouilla tête baissée. “Relève toi, homme de culture et joins toi à nous” tonna le monarque. A ses pieds, une jeune femme brune à la peau d’albâtre, le fixait en souriant. Un sourire qui lui coupa le souffle. Jamais il n’avait de beauté aussi parfaite. Elle était presque nue, ses seins lourds aux aréoles maquillées d’écarlate se soulevaient  lentement au rythme de sa respiration paisible. La main du roi jouait négligemment dans ses longs cheveux noirs et bouclés. Damkina frissonna, la vue de ce jeune garçon fluet la mit dans une émotion qui la surprit. Des larmes chaudes perlèrent à ses yeux. Sous sa poitrine elle sentit son cœur qui s’affolait, une suée l’enveloppa, elle eut froid et remonta sur ses flancs un voile de soie transparente. Sa nuque la brûla, elle tourna la tête, le regard du roi la glaça instantanément. Assurbanipal leva la main, les filles agacées par les garçons caressants cessèrent de glousser, les couples enlacés se désunirent, tous se figèrent et se turent. “Cet homme est un peu mon maitre” dit-il en riant, “il m’enseigne l’art des lettres et m’initie à la compagnie enrichissante des tablettes et des rouleaux de ma bibliothèque. C’est pourquoi je l’ai convié. Faites lui bonne place, soyez tendres, douces et doux avec lui, enseignez lui à son tour les plaisirs de la chair”. Alors garçons et filles encerclèrent le scribe qui fut dénudé par une foule de mains habiles. Enkidu avait beau vouloir esquiver, se libérer des peaux envahissantes qui se collaient à la sienne, des bouches qui le léchaient, l’embrassaient, le suçotaient partout à la fois, il finit par succomber sous le nombre. Une tempête de plaisir et de douleur mêlés le secoua des pieds à la tête. Pénétré et enfoui à la fois, le corps en ébullition, il perdit connaissance quand un spasme fulgurant lui mit les yeux à l’envers.

Quand il se réveilla, Damkina lui épongeait le front en chantonnant doucement. Son sourire était si doux qu’il faillit perdre conscience à nouveau. “N’aie pas peur petit lion d’argile” murmura-t-elle en pleurs. Elle ne savait plus, ne comprenait plus, il lui semblait que tout l’amour du monde était en elle, dirigé vers lui. Elle n’y pouvait rien, c’était comme si les eaux de toutes les mers, de tous les océans, convergeaient vers elle, bouleversant son corps et son cœur, un incommensurable tourbillon qui l’entrainait contre sa propre volonté, contre le sens commun, vers des mondes qui l’effrayaient déjà ou la comblaient, elle s’y perdait. Contre toute raison. Enkidu, lui, avait replongé dans l’entre-mondes. Etrange état. Ni mort, ni vivant. Il ne sentait plus rien et ressentait tout à la fois, savait tout, confusément,  dans une ignorance totale. Alors il lâcha prise, et se retrouva, dérivant, flottant, nageant – il ne savait plus trop – au milieu d’un magma de visages fuyants, flous, déformés, changeants. Ces visages qui lui étaient, sinon familiers, du moins pas vraiment étrangers, déclenchaient en lui des salves d’émotions qui n’étaient pas tout à fait les siennes. Par moments le défilé était interrompu par de longs plans fixes, il ne percevait plus qu’un ciel ténébreux, il lui semblait planer bien au-dessus du monde, très haut – sans doute dans l’univers des dieux, pensait-il, terrorisé et enchanté à la fois – les étoiles clignotaient, elles étaient si nombreuses qu’il se demandait comment les nuits pouvaient être aussi noires. Puis la farandole des masques reprenait. Ils lui susurraient des mots assourdis, leurs voix lointaines parlaient des langues inconnues dont Enkidu comprenait le sens général.

Il reprit conscience une seconde fois, Damkina le caressait toujours, souriant et pleurant en silence. Les larmes donnaient à son regard une brillance égale à celle des étoiles qu’il venait de quitter. Elle se pencha, lui embrassa le front et reprit sa mélopée.

La chambre monumentale s’était vidée, Assurbanipal avait chassé femmes et éphèbes d’un geste de la main. Sous la lumière coruscante qui tombait des fenêtres étroites, la pourpre des tissus brûlait, et le phormium tissé de la robe de lin du grand roi paraissait plus blanche encore. On eût cru un grand lys au pistil noir renversé par le cours sombre de ses ruminations morbides. Le fin politique qu’il était n’avait pas mit longtemps à remarquer l’inclination soudaine de Damkina, sa première concubine, pour le scribe maigrelet. Il avait eu beau retourner dans sa tête toutes les raisons imaginables, il ne comprenait pas. Mais comment cette fille intelligente, aux ardeurs presque impossibles à satisfaire, avait elle pu tomber ainsi en adoration devant cet être, certes cultivé, mais insignifiant ? Alors qu’il se savait “Lui”, être le grand monarque, aux yeux des sujets de son empire qui s’étendait en arc parfait, de Tur à Thèbes en remontant par Assur, Tarse, puis redescendant vers Byblos, Tyr, Gaza, Tanis … !!! Entre l’affection réelle, le désir violent que lui inspirait la belle Damkina, et la trahison qu’il pressentait, il trancha.

Damkina dormait paisiblement, le cobra égyptien croqua le creux diaphane de son bras droit qui pendait hors de sa couche. Elle cessa de rêver. Le visage de Enkidu, qui peuplait ses nuits depuis leur rencontre, pâlit lentement, pour disparaitre au moment où sa conscience se dissolvait. La même nuit à Ninive, Enkidu eut la gorge tranchée d’une oreille à l’autre par une ombre térébrante qui ne fut jamais retrouvée.

Parfois, certaines nuits, Assurbanipal se réveille, tourne, soupire, et regrette un instant d’avoir dû sacrifier son maitre de lecture. Puis il repose la main sur la hanche rebondie de la nouvelle première concubine et se rendort du sommeil du juste.

LE JASMIN JAUNE.

Basilique du sacré coeur de Montmartre

Basilique du Sacré Cœur de Montmartre.

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Yasmine tricote. Son regard délaisse ses aiguilles – depuis le temps elles savent cliqueter toutes seules – et se perd par la porte fenêtre, vers un horizon qui n’existe pas pour elle. A deux mètres des vitres, le dos de béton d’un garage. Alors elle se noie dans le jasmin jaune qui fait la boule contre le mur gris.

L’hiver est tombé d’un coup, il a réduit les jours et bouché le ciel, ce n’est plus qu’étoupe grise bourrelée de nuages d’encre, pleins à craquer de froidures diverses. Yasmine n’y voit plus grand chose, la lumière anthracite éclaire si chichement son ouvrage qu’elle le confond avec son tablier sombre. Mais peu lui importe. Elle voit avec les yeux de l’âge bien plus perçants que ceux de chair.

Dans le fond de la pièce obscure, Alfred est à ses réussites. Le pauvre vieux n’y arrive pas, il n’y voit plus goutte. Il lui faut approcher au plus près chaque carte au ras du nez, pour espérer la reconnaitre dans cette pénombre épaisse. Yasmine l’entend pester et même jurer comme le charretier qu’il n’a pas été, lui qui faisait le beau à calligraphier des actes notariés dans son costume gris, cravaté comme un ministre, les manches recouvertes de lustrines protectrices, fièrement assis derrière son bureau de bois de chêne à l’entrée de l’Office. “Alfred, apportez moi le dossier Michaud !”, criait maître Tabellion sans même ouvrir la porte matelassée de son bureau. Et Alfred se levait et courait. Retrouver le dossier dans le fatras n’était pas chose facile, ça montait bien à mi murs de tous côtés, mais le sous clerc connaissait son capharnaüm. Le Tabellion avait juste clôt son clapet que déjà le dossier atterrissait sur son sous main de cuir patiné. Alfred, torse bombé, se dressait devant lui, les guidons de sa moustache cirée frémissante, parfaitement pointés vers le plafond, le sourcil droit en accent circonflexe, le jarret tendu, le visage crispé, le sourire pincé du loufiat aux ordres, raide et rouge comme un Dalloz au sortir de l’imprimerie.

Dès qu’il poussait la porte du pavillon qu’il habitait avec Yasmine, Alfred se métamorphosait. Sa colonne vertébrale s’arrondissait comme celle d’un scoliosé, ses épaules s’affaissaient et se voutaient, ses bras tombaient à raser les genoux, son regard surtout s’éteignait plus encore quand il enfilait ses pantoufles, avant de s’écrouler en soupirant dans un antique fauteuil vert bronze à poils ras. Yasmine s’enquerrait de sa journée, trottinait autour de lui comme une souris fragile. Mais lui hochait à peine la tête. L’oreille distraite et le regard vide, il semblait avoir prit dix ans entre la porte et le fauteuil.

Alors Yasmine retournait à ses aiguilles, le regard braqué sur le petit monde qui vibrionnait autour de l’arbrisseau. Mais la vie prenait son temps. Patiente, elle regardait le jasmin d’hiver, le jasmin constellé d’étoiles jaunes. L’arbre était aussi haut qu’elle, c’est dire qu’il ne tutoyait pas le ciel, ses branches montaient du pied en s’évasant vers le sommet. Là elles redescendaient se perdre dans le buisson épais, cette géométrie végétale lui faisait penser – Yasmine ne manquait pas d’imagination -, à un cœur plus haut que large, dont la pointe longue semblait enfoncée dans l’herbe au pied du mur. Un cœur vert, touffu, piqueté de petites fleurs d’or à six pétales minuscules. Ajouté à cela de longues branches vertes, garnies de quelques rares feuilles miniatures cirées, et l’ensemble suffisait à ravir Yasmine. Au bout d’un bon quart d’heure, un couple de mésanges charbonnières arrivait, le mâle et la femelle sautaient de branche en branche, s’enfonçaient dans le profond du buisson où ils criaillaient et sautillaient sans cesse. Puis un petit campagnol à poil brun pointait le bout de son museau moustachu, ses petits yeux noirs en tête d’épingle brillaient, il se figeait – Yasmine croyait dur comme fer qu’il voulait lui faire comprendre quelque chose d’important et de mystérieux, mais elle avait beau se creuser, et ce depuis des mois, elle ne comprenait pas – puis la bestiole, en un éclair, disparaissait dans les herbes. Parfois, un étourneau ou une pie se posait à grand bruit, et la vie, effrayée, s’en allait. Mais que ce jasmin jaune lui faisait du bien !

En juin 1944, la petite Sarah Stein et ses grands yeux à boire l’amour, pas plus grosse qu’une mésange charbonnière, descendait du train à coups de crosse, pour se retrouver à moitié estourbie sur un lit de bois dur au ras du sol d’un baraquement crasseux. Toutes les nuits qu’elle y passa à se frotter les os sur les planches dures, elle occupa le plus sombre de son mauvais sommeil à éviter les excréments qui suintaient des lits supérieurs. En quelques jours la petite oiselle ne fut plus qu’un squelette fragile aux grands yeux dévorants et à la peau translucide. Dès le petit matin du second jour les kapos à matraques envahirent le baraquement en hurlant. Ils cherchaient dix zombies pour le docteur Sigmund Rascher, qui avait besoin de cobayes pour ses petites expériences. Un colosse à poils roux empoigna la petite Sarah, mais un grand kapo maigre au visage sévère lui parla brièvement à l’oreille. Le rouquin la rejeta brutalement sur son bat-flanc.

Le kapo aux longs bras d’araignée s’appelait Moshe, il sauva régulièrement la petite d’une mort certaine. Entre le froid, la faim, les travaux forcés, et Rascher l’expérimentateur sadique, les prisonniers tombaient comme mouches au Groenland. Tous les matins, les kapos emportaient par charrettes entières les morts de la nuit ramassés dans les baraquements insalubres. Les fosses communes creusées dans le sol débordaient. Tous les matins, Moshe tremblait quand il inspectait la cahute de Sarah. Quand il croisait dans la pénombre le regard fiévreux de la petite recroquevillée sur sa paillasse infecte, il soupirait discrètement, s’arrêtait un instant, son visage ne marquait aucune émotion, mais quelque chose de l’ordre du soulagement lui dénouait le ventre. Il lui arrivait de voir passer dans le regard halluciné de la moinelle déplumée une lueur imperceptible, douce comme un soleil voilé. Alors Moshe savait qu’ils avaient gagné une journée de plus. Et cela lui donnait de la force.

Sans la protection de Moshe le taiseux, Sarah n’aurait pas survécu longtemps. Une année durant elle n’entendit pas le son de sa voix, mais elle comprenait au demi battement de cil ce que les yeux du kapo muet lui disaient. La nuit, la pisse et la merde qui descendaient des étages fétides l’engluaient. Mais elle ne bronchait pas, attendait que ça sèche pour gratter les croûtes épaisses qui la recouvraient. Sous ses yeux clos, le sang battait faiblement et déformait le visage flou de Moshe qui brillait sur l’écran rose de ses paupières. L’espoir de le revoir passer, le temps d’un soupir, le bref arrêt qu’il marquait en face d’elle dès que l’aube grise pénétrait le baraquement, la tenait en vie, sa croyance en Dieu s’effilochait au fil des jours, le kapo était sa seule espérance.

A la mi avril 1945, la rumeur courut que les américains approchaient de Dachau. L’état major allemand ordonna de tuer tous les prisonniers. La nuit d’avant le début du massacre, Moshe enleva Sarah. Tous deux descendirent dans la dernière fosse creusée, se glissèrent sous les cadavres en décomposition. La main du kapo serrait celle de la petite qui suffoquait dans les humeurs malodorantes. Ils tinrent une semaine. Le 29 avril les américains les retrouvèrent, décharnés et respirant à peine.

C’est ensemble qu’ils furent rapatriés. Ils changèrent de nom, Sarah devint Yasmine et Moshe devint Alfred. Ils se marièrent à la mairie. Le reste de leur vie ils ne se dirent pas trois mots. Sans avoir eu besoin d’en parler, ils décidèrent de ne pas avoir d’enfants. Yasmine ne sortit presque jamais du logis, elle passait ses journées dans l’espoir du retour d’Alfred. Elle tricota d’innombrables layettes et autres pulls pour enfants qu’elle entassait dans un grand coffre de bois sombre. Quand il était plein, Alfred déposait un colis soigneusement ficelé devant la porte d’un orphelinat.

Assise devant la porte fenêtre, Sarah regardait le jasmin jaune et les mésanges lui racontaient de belles histoires. Souvent ce spectacle lui tirait une minuscule larme de bonheur qu’elle essuyait furtivement. Un soir, comme tous les soirs depuis des lustres, au fond de la pièce qu’envahissait la nuit, Moshe s’escrimait sur sa réussite. Mais ce soir là, il poussa un petit soupir. Les cartes tombèrent de sa main au moment où la nuit devint noire. Aucune étoile ne s’alluma dans le ciel. Quand plusieurs mois plus tard les pompiers défoncèrent la porte du pavillon, Sarah, momifiée, souriait devant le jasmin jaune.