BAFOMETHOS ET DAMONA.

Tomasz-alen-Kopera

Tomasz Alen Kopera.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Ummo était livide ou radieuse. C’était selon. Ummo n’était pas une planète ordinaire. Elle était autre chose, ni ronde, ni carrée, ni rien que puisse traduire le vocabulaire d’aucune langue articulée. Le plus souvent Ummo n’était pas. Il fallait que deux âmes s’y matérialisent, enfin que deux essences y prennent apparence, ou plutôt forme visible, pour que Ummo soit. Ummo est le miroir des âmes.

Bafomethos et Damona prirent corps ensemble. Alors Ummo se fit grise, Ummo avait le sens de l’équilibre, un gris sale, un gris qui pue la peste, la malédiction, la quintessence de la cruauté, le comble de l’horreur, le nec plus ultra de l’abomination. Ils arrivèrent, se matérialisèrent, ensemble, ou plutôt concomitamment, mais l’un sur une face de Ummo et l’autre sur l’exact avers.

Bafomethos était tissé de filaments rouges, lâches comme un tissu fin mais grossier. Derrière cette apparence, il n’était que masse informe, il ne ressemblait à rien, mais on aurait pu voir pulser des ondes lumineuses, d’intensité variable, selon son état de conscience. Des brillances qui tournoyaient à l’intérieur de son enveloppe, terriblement aveuglantes, des flux de couleurs crues qui chaloupaient parfois, s’échappaient du corps pour se projeter dans tous les sens, détruisant tout ce qu’elles touchaient. Les pierres noires volaient en éclat, les lacs immobiles aux eaux grises moirées de laques vert bronze, s’asséchaient d’un coup, les rapaces, aux corps en-cuirassés qui volaient dans le ciel de mercure en fusion, étaient désintégrés. Bafomethos hurlait sa haine, et son hurlement lugubre, de jais ardent, résonnait dans l’espace. “JE SUIS LE FLÉAU DES FLÉAAAAUUUUX” braillait-il de sa voix de métal en feu. Mais Ummo est plastique, tout ce qui y est détruit se reconstitue instantanément sous une forme légèrement différente. Le “M en U”, omniscient, avait tout prévu. Ummo est le grand Pandémonium, le lieu des expiations. Toutes les âmes viennent y déverser, le plus possible, les atrocités, les monstruosités, les infamies et autres exécrations accumulées au cours des vies traversées depuis l’origine. Ummo est la grande poubelle, le grand crématoire du “M en U”, l’athanor primordial et final.

Or donc Bafomethos fulminait, éructait, se vidait. Et souffrait inimaginablement.

Damona planait au dessus du sol irréel, ou plutôt lévitait sur une surface changeante. Un tapis mouvant, une bouillie de matière aux atomes distendus, qui n’aurait pas supporté le poids d’un moucheron terrestre. Damona, elle aussi, était une somme d’énergies colorées, à peine contraintes par une fine résille verte qui lui dessinait un corps féminin, hésitant, presque familier. La résille, quasi fluorescente, délinéamentait une silhouette svelte, au visage aveugle, strié de cirres délicates, des épaules étroites, aux bras très longs dépourvus de mains, aux hanches balancées comme le sont les amphores crétoises, au buste gracile décoré de deux éminences épanouies, deux demi-sphères galbées, elle mêmes surmontées de deux boutons rouge sang qui se dilataient régulièrement. Elle était à nu dans tous les sens du terme. Elle volait donc, et lançait autour d’elle de longs jets d’énergie colorée, dans les tons pâles, soleil de Vermeer, azur de printemps, gorge de tourterelle, tendrement caressantes. Le paysage était vert d’eau, tendre, doux, on pouvait distinguer de grandes étendues vallonnées, jaune d’or, ambre moyen, et maintes autres déclinaisons apaisantes. On apercevait encore, par endroits, de petits monticules de pierres précieuses qui étincelaient sous la lumière filtrée du ciel couleur blanc d’Espagne.

Or donc, Damona planait au hasard des vents de Ummo. Et les deux êtres se rapprochaient.

A l’autre bout de l’infini, le petit prince observait attentivement la scène, car ce moment de vie là était capital dans le cycle d’évolution de ces deux âmes qui cheminaient, presque toujours ensembles, depuis plus de huit millénaires. C’était un passage obligé, une catharsis nécessaire pour qu’elles puissent enfin passer des affres à la lumière. Surmonteraient-elles l’épreuve ou exploseraient-elles en milliards de grains de poussière neutre, d’atomes, qui retourneraient se perdre dans l’indistinct de la soupe galactique ?

Soudainement la géographie de Ummo changea. Bafomethos et Damona étaient à vue l’un de l’autre. Le paysage afficha toutes les possibilités de gris. Le ciel se fit de perle, le sol se marqueta de nuances d’argent, de tourterelle, de chinchilla, de souris, d’acier qui brillait sourdement, d’ardoise, d’anthracite, de taupe, d’argile, de Payne et de tourdille. Seules quelques collines résistèrent et gardèrent leur manteau noir d’enfer, impénétrable, un noir de refus, de rage, de désespoir. Quelques éclairs rouges zébraient le firmament. Par vagues. Dans les hauteurs du ciel tamisé, le gris perle dominant, comme une éponge invisible, filtrait les rayons d’un petit soleil timide qui éclairait la scène d’un halo jaune saumoné. Tout cela était très beau, harmonieux comme la palette d’un peintre triste. On eût cru voir un décor de théâtre, au sein duquel on eût pu imaginer les déambulations fantomatiques de Phèdre, Antigone, Médée, Circée, Stratonice ou Cléomène.

Les deux êtres s’arrêtèrent, Bafomethos se tut, ses énergies pâlirent, sa résille orangea. Damona vacilla un instant, son réticule fonça, ses énergies tremblèrent subrepticement, une longue langue de feu bleu pervenche s’échappa de son enveloppe, s’arrêta un instant au-dessus de Baphometos, puis s’enroula autour de lui, comme une caresse musicale, de plume et de soie frémissantes. Le mâle prit forme, la masse brute s’affina, d’orangée sa fibre passa au bisque, ses énergies s’adoucirent, gardèrent leurs couleurs, mais devinrent pastelles. Debout sur deux jambes puissantes, bras ballants et tête baissée, l’entité devenait corps, elle émettait un son grave, comme la plus basse note d’un saxophone contrebasse, une note caverneuse, mais avec ce qu’il faut de vieux cuivre pour lui donner du velours. Puis Baphometos s’ébroua, ses couleurs reprirent une intensité violente, ses bras s’agitèrent, décochèrent des salves brûlantes de byzantium, d’indigo, de magenta, d’alizarine, de sang de bœuf et de pourpre, qui effacèrent le bleu tendre de Damona. Il hurla sa rage brune comme un cor des Alpes dans la brume. Le paysage blêmit et disparut. On eût pu croire que les deux âmes balançaient dans l’espace sans limites, Ummo semblait s’être éteint.

Le petit prince, soulagé se redressa, et souffla doucement. Il avait remisé sa canne, son fil, son bouchon de diamant, son hameçon d’or natif. En arrière plan le “M en U” englobait les espaces infinis. Le petit prince se retira en prière, hors des mondes matériels perceptibles. Le zéphyr créateur, l’expir du “M en U”, traversa l’espace jusqu’aux âmes éprouvées des deux êtres à l’arrêt. Ils reprirent vigueur. Ummo revint. A l’identique. Et Damona vomit de toute sa force. Des flammes de violence pure, une éruption de vulgarité extrême, accompagnée de mots orduriers, s’abattirent sur Bafomethos, comme une pluie d’huile brûlante tombée de tous les remparts qu’ils avaient connus, de toutes les géhennes, de toutes les trahisons, de tous les meurtres qu’ils avaient perpétrés ou subis. Baphometos disparut sous une avalanche de bistre fumant, de bronze fondu et de bitume enflammé. Alors il se mit à pleurer comme une guimbarde rouillée. De grosses larmes d’obsidienne sourdaient de sa résille, et formaient autour de lui un lac d’eau de ténèbres que le sol spongieux de Ummo avalait aussitôt. Petit à petit, il prenait des couleurs proches de celles de Damona, la Damona qu’il tentait d’aimer depuis si longtemps. Celle-ci, épuisée par tant d’efforts, s’agenouilla, elle chantait maintenant comme une harpe céleste sous le vent. Ummo prit des couleurs, un camaïeu harmonieux, un pastel de tous les arcs-en-ciel des mondes. Ummo prenait vie.

Le petit prince, qui n’avait pas oublié l’enfant joueur qu’il avait été au début du commencement des commencements, leva le pouce d’un air espiègle. Le “M en U” ne sourit pas, mais sa chaleur bienfaisante fit comprendre à l’enfant divin ce qu’il avait à connaître. Mais la musique des sphères ne résonna pas. Plongé dans sa Divine méditation sans fin, le “M en U”, en création constante, fit clignoter un instant l’étoile polaire. Très loin sur la terre, on pouvait entendre murmurer la mer.

Puis Ummo s’effondra comme un château d’étoiles, Baphometos et Damona se délitèrent, puis disparurent. L’espace les avait avalés, dépliant à nouveau sa toile immensurable et impénétrable.

Les âmes continuaient leur chemin. Quelque part, perdues dans l’ailleurs.

Commentaires
  • Commentaires sur Facebook :
    Zakaria El Idrissi Cette parenthèse en apesanteur donne beaucoup de sens à tous les autres épisodes. Je dirai que c’était nécessaire sans que j’y pense avant d’avoir lu.
    Xavier Finidori J’y pensais à la fin, nécessaire, essentiel.
    Adrien Rombaldi Tout à fait d’accord avec vous deux
    Xavier Finidori Puissant. Absolument puissant. Elle et Lui, comme aux premiers temps, énergies pures, liens obscurs créateurs de vie.
    Antoine Gaffori C’est encore elle et lui, bien vu Xavier
    Adrien Rombaldi C’est tellement bien écrit que je voyais.
    Antoine Gaffori : Bétourné: électricien poète! Deux boules d’électricités contraires s’affrontent, cour-jus assurés mais le génie poétique de l’électricien mystique fait du chaos une boule d’amour qu’on se prend en pleine poire à travers nos écrans
    Christian Bétourné Ben dis donc Antoine !!! Merci
    Forniacceri Afforismo + + + + +
    Brigitte de Lanfranchi Bien que tout le monde s’en tape de cocotier avec force, je voulais dire que ce passage est un de mes préférés, il réussit l’impossible, matérialiser l’impalpable, l’évanescence, la quintessence. Il allie une poésie quasi surréaliste avec des émotions pleines, rondes, violentes et douces. C’est, pour moi, un rubis qui palpite au coeur d’une dentelle d’or liquide.
    Zakaria El Idrissi Tu donnes ton avis bien trop rarement. Tu sais pourtant toujours trouver les mots justes. Je ne crois pas que nous soyons nombreux à nous en taper le cocotier
    Simon-Pierre Corteggiani C’est qu’elle a raison la gente LaDiDe
    Antoinette de Susini · C’est d’une beauté rare!
    Antoinette de Susini · Et bravo pour le choix de l’illustration, saisissant.
    Simon-Pierre Corteggiani Une histoire, sans repères temporels, on s’en moque, sans lieu précis si ce n’est le lieu mouvant convenant à l’instant. L’histoire c’est une fantasmagorie poétique parlant de la simple force du vrai amour.
    Ardashir Mansour Les commentaires sont très vrais, ils résument bien la richesse de cet épisode. Moi je l’ai adoré Christian, ça chope tous les atomes de poésie dispersés dans ma carcasse mal foutue
    Jean-Baptiste Villanova Très très très très bon.
    Sophia Moretti Frataguzzi chéri, tu remarqueras que ça plait beaucoup aux messieurs! Hé hé hé! ça va les chatouiller au plus profond de leurs aspirations secrètes.
    Christian Bétourné Oui les filles, moins ou pas …. ça doit pas les chatouiller au plus profond de leurs aspirations secrètes. Sauf La De mais elle, est un tout.
    Sophia Moretti Ouais, elle est très virile à sa façon! MDR!!! Hey je déconne même pas là! Je crois que c’est une poésie qui parle aux hommes, c’est rare ce type de poésie, qui leur raconte ce qu’il ne savent pas se dire. J’ai l’air débile mais je ne le suis pas trop, des fois.
    Paul Pietri La De est un tout. Vrai. Et Sophia est une grande intelligence, vrai. On peut l’avouer, une fois de temps en temps.
    Paul Pietri Suis d’accord, pour la poésie particulière touche à la masculinité fine.
    Paul Pietri Un électricien poétique mais avec les fils qui se touchent. Et ça fond, ça brûle, ça coule, ça crépite, ça disjoncte, ça s’allume et s’éteint en même temps, dans la tête, les tripes, le coeur de l’électricien. Après ça donne ce truc magnifique, inclassable, sublimissime.
    Christian Bétourné je comprend bien Paul, que les fils qui se touchent ça te parle bien
    Sophia Moretti Très bon ce commentaire.
    Jean-Marie Haudepin Cher Christian, certainement une des plus belles choses que vous ayez écrites!
    Christian Bétourné Pour le moment
    Maxime El-Bakhr Je viens de vivre un de ces moments qui laissent satisfait, heureux. Je m’explique, heureux d’avoir vu -oui vu!- nos âmes braver l’épreuve suprême et satisfait comme quand on déguste un mets qu’on apprécie particulièrement, avec délectation. Je me sens bien.
    Rosa-Albina de Santis · Rien que des couleurs et des mouvements, reliés à des images musicales et des émotions savamment distillés. Et le tout prend forme et sens. Merveilleuse histoire.
    Pier Andrea de Santis : Un conte fantastique. Une allégorie. Myriade de sens. Puissance poétique presque destructrice. La fragilité de l’espoir humanise l’ensemble. C’est un très grand texte Christian.
    Camelia Centifolia Un peu “out” , moi, sur ce coup
    Fabrice Maïsani “Elle chantait maintenant, comme une harpe céleste sous le vent”. Elle les a sauvés. Leur parcours peut continuer. UNE MERVEILLE CET EPISODE
    Gianfranco Ruggieri Whaaaoouuuu la claque!!!!!! Je suis juste ravi d’avoir lu ça, je ne sais pas dire autrement!
    François-Marie Leschi “un rubis qui palpite au coeur d’une dentelle d’or liquide”, D’autres ont fait référence à Elle et Lui, certains ont dit que ce chapitre était nécessaire. Je suis d’accord avec tout ça. Une fois lu, on réalise à quel point ce chapitre apporte à l’ensemble de l’histoire. Je crois que c’est une histoire, je dis peut être une connerie. Ce chapitre est un poème, en prose, magnifique. Il a une vibration particulière.
    François-Marie Leschi En définitive, c’est pas mal dit ça: “il réussit l’impossible, matérialiser l’impalpable, l’évanescence, la quintessence. Il allie une poésie quasi surréaliste avec des émotions pleines, rondes, violentes et douces. C’est, pour moi, un rubis qui palpite au coeur d’une dentelle d’or liquide.” ça résume bien

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