Littinéraires viniques » FUCKIN’ PROSERPINE.

LA DÉESSE IMPROBABLE.

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Portrait de Aflaia Coronio.

CHAPITRE  2.

La mère de Proserpine avait comme étrange prénom Xéresse, ce qui lui valut tout au long cours de sa vie bon nombre de questions, auxquelles elle ne sut jamais répondre. Enfant trouvée un soir de pluie sur les parvis d’une ancienne église transformée en bar interlope, elle se retrouva derechef dans le giron très sec de l’Assistance Publique. Quelque rond de cuir, à la mémoire incertaine et grand amateur de mythologie, lui trouva ce prénom impossible. Ce matin là Jules Lerouble avait la mémoire trouble, sa nuit avait été blanchie à coups d’alcool de patate de contrebande, passablement frelaté, qui lui avait épluché la tête jusqu’à l’os. Alors ce matin là, après avoir vainement cherché à retrouver le nom de cette putain de foutue déesse romaine, Jules écrivit « Xéresse » à la plume sergent-major sur le registre d’état civil de la mairie de Lille.

Elle passa son âge très tendre dans une maison de la DDASS en compagnie d’autres enfants délaissés, puis fut mise en famille d’accueil vers ses cinq ans. Là elle rencontra une autre enfantelette perdue Mathilde Delamoule, une brunette élancée au cou de cygne, une noblesse naturelle aux yeux noirs et brillants comme deux olives. Xéresse lui voua instantanément une admiration sans borne. Elle, qui n’était que rondeurs et arabesques charnues, ne se lassait pas de contempler, admirative et silencieuse, ce pur visage de camée et les longs cheveux épais, noirs et élégamment bouclés, qui cascadaient sur les belles épaules de tanagra ivoirin de sa compagne. Les deux fillettes ne se quittaient pas, l’angélique dominait de la taille et du caractère la gracieuse énamourée, qui se pliait, avec une joie matinée de reconnaissance, à tous ses caprices. Josette et Martin Pêcheur étaient de braves gens sans façon, assidus aux offices de l’église voisine, qui affectionnaient les deux fillettes, pour autant que l’on puisse aimer deux recueillies qui mettaient quand même, via les émoluments versés par l’état, un peu de gras dans les hosties de la famille. Ils avaient un fils d’un an plus âgé, un petit rouquin filiforme, doux et passif, prénommé Gracieux, et ce prénom, pour le moins original, ne faisait qu’ajouter à la disgrâce naturelle du garçon. Mais Gracieux n’en souffrait pas, c’était un être simple au regard vert éteint, voilé d’une sorte de tristesse absente. Il avait de longs pieds au bout de chevilles graciles, des genoux plus épais que ses cuisses, surmontés de fesses convexes sur un bassin étroit, d’un torse court à la poitrine souffreteuse, rehaussé d’un cou exagérément long sur lequel reposait un visage maigre et pâle couronné d’une broussaille d’épis enflammés. Rien jamais ne le fit sortir de ses gonds, pas même les pires tortures qu’il endura sous la coupe conjointe des deux filles. Gracieux, bien plus tard fit une carrière de bourreur de saucisses dans une charcuterie industrielle du voisinage. Il mourut assez jeune, en oubliant de respirer, un soir qu’il était encore plus chargé que ses saucisses.

Mathilde et Xéresse ne se lâchaient donc pas, ou plutôt Xéresse courait sans cesse, à la remorque, derrière les longues enjambées élégantes de Mathilde. Autant la première était dégingandée, svelte et racée, autant la seconde était petite, rose et rondelette, et sa tignasse rousse, épaisse, mouvante, un peu bouclée, ondulait au moindre souffle. Elle avait une bouille très bille, couleur de lait cru, agrémentée de deux pommettes roses, deux yeux noisettes piquetés de tâches dorées, des yeux de pierres précieuses brillantes qui lui donnaient, tant ils étaient immensément sphériques, l’air d’une petite grenouille étonnée, aussi ravie que souriante. Elles grandirent l’une collée à l’autre, l’autre édictant, décidant, ordonnant, mais toujours si délicatement, que ses désirs semblaient venir de l’une. Mathilde était une finaude qui menait Xéresse du bout d’une cravache invisible, flexible, qui caressait, puis piquait à peine, juste ce qu’il fallait pour passer du trot au galop. Xéresse avait un caractère confiant, un regard naïf aussi, qui prenait les pires humiliations comme des marques d’amour. Mathilde l’avait très tôt compris et ne se privait pas d’en profiter. Elle était plus vicieuse et curieuse d’expériences cruelles qu’un éclat de verre acéré sur un carrelage blanc, son imagination sans bornes la conduisait à considérer les chairs fragiles de celle qui l’adulait, comme un champ consentant, qui jamais ne se plaignait, jamais ne rechignait à se laisser explorer, tripoter, maltraiter parfois. Xéresse fut sa chose, non pas qu’elle la considérât seulement comme un objet docile, car elle avait de la tendresse, une tendresse quelque peu amusée, pour cette petite boule de vie, mais parce qu’elle aimait par dessus tout, en toutes circonstances, être adorée inconditionnellement.

Or donc, par les sévices et délices que Mathilde lui imposa, Xéresse confondit dès l’aube de sa vie, sentiments, douleurs et plaisirs, et crut dur comme chair, qu’à accepter sans broncher les désirs des autres, même les plus étranges, elle existerait peut être un jour et deviendrait capable de choisir, détachée et libre.

Les deux filles partageaient la même chambre, petite mais suffisante et leurs deux lits parallèles se touchaient presque, seule la couleur des couvre-lits les différenciaient. Mathilde avait choisi le patchwork crocheté par les mains peu habiles de Josette, fait de plus de trous que de carrés de laine. C’était un pastel dans les tons sombres, qui décroissait, de la terre d’ombre au miel d’acacia, en passant par la terre de Sienne, la toison d’ours, la sépia et le chocolat au lait. Le côté à la fois chaleureux des bruns pâles, qui contrastait avec l’impression plus animale des nuances foncées évoquant les sous bois en décomposition, lui plut instantanément. Selon l’humeur du moment elle serait miel tendre ou grizzly griffu. Xéresse hérita, sans avoir eu son mot à dire, de la vieille couverture rosâtre épuisée par les lavages, ce qui ne la dérangea nullement. Une armoire de vieux bois sans grâce et deux chaise complétaient l’ameublement. Elles y passeraient des années, jusqu’à leur majorité …

PROSERPINE LA GALOPINE …

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Dante-Gabriel Rossetti. Proserpine.

CHAPITRE 1.

Proserpine, mais pourquoi ce prénom ? Très tôt, elle se posa la question. Très tôt. Elle questionna sa mère. Parce que, comme ça, c’est joli, ça sonne espiègle, s’entendit-elle répondre. Son père ? Elle n’en avait pas. Enfin il n’était pas présent. Enfui, juste après avoir joui dans la chatte de maman. Sa mère lui avait dit « la graine », bien sûr. Mais au sortir de l’école primaire, le premier matou renifleur lui avait traduit ça en langage normal, celui du rut, qui allait meubler sa vie et son entrecuisse …

A peine sut-elle marcher et ouvrir un peu les yeux sur le monde, qu’elle vit, à hauteur de ses yeux d’enfant, passer nombre de pattes plus ou moins grêles, diversement poilues, chaussées de godillots genre skinhead, de charentaises avachies, de mocassins vernis – très rares ceux-ci – de radeaux improbables, de cuirs griffés, cirés, luisants, cradingues et autres, enfin toute la collection des godasses des mondes occidentaux et extérieurs. C’est ainsi qu’elle apprit à compter. Outre cet indispensable apprentissage qui lui serait utile très tôt, elle développa concomitamment son odorat, et les parfums capiteux des corps de passage, à l’hygiène variable, l’initièrent rudement, de telle sorte, qu’elle n’eut jamais, de toute sa vie, le moindre haut le cœur. Ajouté à cela l’incompétence crasse de sa matrice en matière d’hygiène, elle fut de suite vaccinée, à la dure, contre nombre de microbes et virus ambiants. Elle eut bien quelques fièvres, mais ni quartes, ni même tierces, dont elle sortit, avec difficulté parfois il faut bien le dire, considérablement renforcée.

Proserpine naquit un soir étrange, entre un 31 et 32 Décembre, ce qui est le sort habituel des sorcières ou des âmes dégagées des obligations humaines. Mais par un prodige du destin qui étonne encore à ce jour l’Olympe aussi bien que les ciels divers des religions du livre, et même, c’est dire, les plus hauts extasiés au-delà du Parinirvãna, elle se retrouva, hurlante et sanguinolente, sur le ventre ville ouverte de Xéresse, sa salope de mère. C’est ainsi qu’elle parlait d’elle, avec tendresse, quand son regard faisait contrepoint à ses paroles. Une putasse de première, sa mère, qui n’arrêta que fort tard, passé sa quatre vingtième année, de se faire bourrer la tranchée qu’elle avait accueillante. C’était pour elle une nécessité absolue. Sans quoi, elle se traînait et perdait tout entrain. C’est pour vivre et survivre qu’elle passa sa vie entière à passer en revue tout ceux qui passaient à portée de sa coquille. Pour garder joie, bonne humeur, et parfois, souvent même, pour faire bouillir la marmite. A se faire ramoner le coquillard, elle n’eut de cesse. Une dévoreuse, une assécheuse, une bouffeuse d’énergie, un vampire qui ne vivait que des substances, voire des subsistances d’autrui, et qui dépérissait dès qu’elle n’était plus comblée.

Coïncidence, elle cessa ses activités un beau matin que son désir s’envolait, les poinçonneurs des Lilas, remplacés par des portiques sans âmes, disparaissaient des couloirs du Métropolitain. C’était comme si le monde basculait d’un coup. Un coup qui l’ébranla et mit à mort son désir jusqu’à lors, inextinguible, cette soif impétueuse qui avait été l’unique sens unique de sa vie. Car Xéresse avait une affection particulière pour ces tickets odorants qui lui ouvrait les entrailles de la terre. Leur odeur d’encre et de poussière l’émouvait. Elle aimait à les voir poinçonner par ces hommes et ces femmes aux yeux baissés, qui d’un coup sec du poignet, perçaient en deux notes sèches et crémeuses à la fois, qu’elle vivait comme un déchirement voluptueux, le carton fragile du billet. Chaque jour le fer qui déchirait le papier tendre lui mettait au front et sur le dessus des lèvres quelques perles de sueur chaude; entre ses rondeurs qui se crispaient en frissonnant, courrait une caresse à peine ressentie, douce, qui lui embrasait les sangs en eau. Quand le poinçon se tut, rouilla, ses chairs se rétractèrent. La mort tapie au coin de son ventre lui mordit les entrailles. Elle pourrit et mourut en quelques mois, seule, sous le regard rougeoyant de la camarde à l’ouvrage …