BLANCHE ET STANLEY.
Le Kilimandjaro avait disparu dans la brume. Ils s’arrêtèrent, ils n’y voyaient plus goutte et la chaleur humide les étouffait. Seuls les cris rauques des singes hurleurs accrochés aux branches touffues des grands arbres invisibles les rassuraient. Oui la forêt continuait à vivre, la ouate avait gommé le monde des humains mais la faune n’en avait cure. Autour d’eux ce n’était que reptations gluantes, bruits secs de branches cassées, claquement de la pluie sur les feuilles, feulements étouffés et piaillements criards.
L’atmosphère était torride, pourtant Blanche grelottait. Elle était complètement trempée, sa longue chevelure rousse, si généreuse, tombait en queues de rat, lui amaigrissant les traits, ses yeux gris lui mangeaient le visage qu’elle avait pâle malgré le semis de taches de rousseur qui piquetait ses pommettes hautes. Ses lèvres, ordinairement roses, tremblaient, elles ruisselaient et pâlissaient peu à peu jusqu’à blêmir. Elle crut qu’elle allait fondre et se dissoudre dans la terre grasse, elle se sentait lentement absorbée par les forces affamées de la nature. Un bras entoura ses épaules tandis qu’une voix douce murmurait à son oreille des mots qu’elle ne comprit pas tout de suite mais qui la ramenaient lentement à la conscience. Stanley, tout aussi liquéfié, faisait de son mieux pour la réchauffer. Ses grandes mains noueuses la frictionnèrent vigoureusement. Il l’avait serrée contre lui et sa chaleur la gagnait peu à peu, il était si chaud, si tendre, si aimant, plutôt que de se diluer dans le sol, elle aurait voulu mêler ses chairs à ses os et disparaître en lui. C’était chez elle, depuis toujours, un fantasme récurrent. Qu’il l’absorbe, qu’elle devienne sienne, que leurs cellules se mélangent à ne plus pouvoir les distinguer, qu’elle meure pour renaître en lui, avec lui, qu’ils ne soient enfin plus que deux en un. Le visage sombre de l’homme s’écarta du sien, il riait. Perdue dans son rêve de fusion elle n’avait pas entendu, mais elle s’esclaffa avec lui. Elle se noya dans ses yeux quand elle réapparut à la surface du monde, des yeux sombres comme le ventre de la terre, noyés dans une barbe ténébreuse et épaisse, dense comme les forêts alentours, des yeux lumineux pourtant, qui ne brillaient que pour elle à l’instant où le soleil perça le brouillard. La pluie avait soudainement cessé et la végétation dense brillait de toutes ses feuilles. En une seconde le paradis venait de détrôner l’enfer.
Une semaine auparavant ils ne s’étaient jamais vus.
Stanley métis anglo-indien avait quitté l’Europe et la Légion en 1900. Successivement placier dans les milieux financiers un peu louches de Londres, puis voyou de petite envergure, il avait accumulé les délits et s’était retrouvé dans la Légion Étrangère, baroudant quelques années dans les colonies françaises d’Afrique. Il avait déserté le 31 décembre 1899 sans armes ni bagages, pour se retrouver, après un périple incertain en Afrique de l’est, sous protectorat allemand, dans un village sans nom au pied du Kilimandjaro. C’est ainsi qu’il s’était auto proclamé guide, le seul guide blanc du coin. Au début du siècle quelques européens à la recherche de sensations nouvelles arrivèrent dans la région, et bientôt Stanley se fit une petite réputation dans le petit monde des riches oisifs en quête d’émotions africaines. Il approchait de la quarantaine et ses dents blanches qui souriaient entre ses lèvres pleines, lui donnaient un charme particulier très apprécié des aventurières en dentelles. Son teint buriné par le soleil et sa chevelure noire en désordre ajoutaient à son naturel enjoué un petit côté hollywoodien, devantlequel les belles dames aux ombrelles ajourées se pâmaient volontiers. Stanley vivait surtout de leurs largesses et des quelques courses qu’il menait en moyenne montagne. Car l’homme connaissait ses limites et ne dépassait jamais les lisières supérieures de la forêt pluviale, se contentant, une fois atteints les 2500 mètres, de déboucher sur les prairies broussailleuses d’où ses clients pouvaient admirer les sommets enneigés. Et tous, fiers et ravis, la tête embrumée de souvenirs glorieux, redescendaient bravement au village.
Blanche était arrivée là par hasard. Son père, irlandais bon teint, aimait follement l’Afrique, elle exerçait sur ce grand lecteur une attraction que les aventures de Livingstone et Stanley n’avaient fait qu’exacerber. Il projetait depuis longtemps de voir enfin ce Kilimandjaro terrible, mais deux jours avant le départ, le sort sans doute – plus que le caractère soumis de son épouse, alors qu’il frémissait déjà à l’idée du voyage imminent, une véritable expédition pour ce celte de tempérament casanier – avait bouleversé ses plans ! A sa grande surprise, son épouse fit volte face, et pour d’obscures raisons familiales refusa de l’accompagner. Aussitôt Blanche sauta sur place, dansa autour de son père comme autour d’un totem, le chatouilla, et remporta la place devenue vacante.
Le vent était rouge ce jour là, lourd de poussière de latérite quand Blanche et son père arrivèrent dans ce village sans nom au pied de la montagne. Le soleil au zénith écrasait le relief, et seules les neiges du Kilimandjaro osaient l’affronter, lorsque Stanley, saharienne claquant sous les bourrasques, foulard noué et casque colonial enfoncé jusqu’aux yeux, surgit devant la jeune femme. Elle crut un instant que le dieu des tempêtes se matérialisait face à elle, barbe d’ocre et sourcils maculés de terre craquelée. Apeurée et ravie à la fois, elle lui sourit. Puis il l’emmena, conversant avec son père, devant une cabane de planches et de torchis. « Vous êtes chez vous, départ demain à l’aube » leur dit-il. Dans la nuit le père, fatigué par le voyage, fut prit de fièvres et vomit toute la bile qu’il pût…
Une grosse araignée bleue descendit des arbres et se posa en douceur sur la main de Blanche. Son fil de soie se rompit, et les gouttelettes d’eau brillantes qui l’alourdissaient roulèrent autour de sa carapace. Stanley eut un geste pour la chasser mais Blanche retint sa main. L’aranéide était plus grosse qu’une cerise, ventrue, d’un bleu métallique, couverte de poils noirs, et ses quatre paires d’yeux jaunes la regardaient … crut-elle. Lentement l’animal monta le long de sa veste, s’arrêtant souvent, jusqu’à s’immobiliser sur son épaule gauche. La pluie cessa soudainement et la végétation brilla sous les rayons du soleil qui jouaient entre les feuilles. Un souffle de vent, léger comme une haleine tiède, eut raison de la brume humide. Blanche se retourna. Entre deux troncs, derrière elle, les deux yeux dorés d’un grand singe massif la regardaient. Stanley la serra un peu plus et lui fit signe de se taire. La jeune femme, déboussolée, égarée au tout fond d’un monde inquiétant, trempée jusqu’à la peau, entre l’étreinte odorante de l’homme dont elle sentait la chaleur contre son flanc, l’araignée bleue installée sur son épaule et le regard clair du grand primate au faciès de cuir noir, se sentait pourtant étrangement heureuse. Jamais comme à cet instant précis elle n’avait ressenti avec autant de force trouble le bonheur d’être en vie. Elle soupira doucement et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, le gorille avait disparu, l’araignée était remontée sur son fil. Et Stanley l’embrassait. Elle se dégagea doucement des lèvres douces – le visage lui piquait un peu, la barbe dure avait fait son effet – l’araignée se balançait doucement à hauteur de ses yeux. Elle soupira quand Stanley s’écarta d’elle, se redressa, docilement elle le suivit. La descente fut longue, interrompue plusieurs fois par le primate qui apparaissait régulièrement non loin d’eux. Quand ils sortirent de la forêt le grand singe noir cria plusieurs fois, puis trépigna avant de disparaître.
La nuit suivante, la jeune femme fit un rêve incohérent peuplé de visages inconnus, des hommes en armures ensanglantées, aux visages couturés, aux yeux crevés, galopant sur des chevaux en folie, un moine au regard triste ne la quittait pas des yeux pendant qu’une brute couverte de peaux de bêtes agonisait au pied d’un arbre. Ce n’étaient que hurlements, bruits de glaives entrechoqués et chants liturgiques psalmodiés. Juste avant qu’elle ne se réveille, un enfant fragile au visage translucide se mit à rire aux éclats. Un rire tendre et cristallin. De ses yeux azurins jaillissaient des gerbes de pierres précieuses scintillantes. Autour de lui une myriade d’étoiles constellées tournaient dans un ciel d’encre noire. Au réveil Blanche eut la certitude que sa vie commençait enfin.
Merci de m’avoir emmenée si loin ! J’ai pris la liberté de partager sur FB car j’aimerais que beaucoup découvrent aussi ces écrits qui me ravissent… merci