Littinéraires viniques » Christian Bétourné

ODETTE ET LÉON.

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Renoir. Danse à la ville. 1883.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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“Accordéonne moi” lui dit-elle.

Sa taille était si fine qu’il desserra son étreinte de peur de la briser, mais elle posa sa main sur la sienne, alors il la saisit plus vivement. Odette se cambra en souriant, à croire qu’elle s’offrait en ce dimanche de juin. Les bras ouverts, on eût pu imaginer sans peine un cygne délicat, d’autant que sa large robe blanche flottait autour de son corps gracile comme un léger plumage. Ils partirent à tourner, ils touchaient à peine le sol, les escarpins blancs et les vernis noirs s’entendaient à merveille. Léon relevait la tête, bombait le torse, sa chemise blanche le disputait à l’immaculé de la robe d’Odette, sa moustache noire en guidon de vélo tranchait sur son visage pâle en lame de couteau, son costume noir strict et près du corps le grandissait encore. Autant loin l’un de l’autre, sans être insignifiants, ils n’étaient rien moins que de physionomie agréable, autant quand ils étaient ensemble, et plus encore quand ils valsaient, ils s’embellissaient l’un l’autre.

En ce mois de Janvier 1914 il faisait un temps sibérien, glacial et sec. Le gel tenait la France entre ses serres acérées depuis Décembre. Le ciel de Paris était enfariné, les rues presque désertes, mais les cafés étaient pleins, les poêles à charbon ronronnaient, les salles froufroutantes sentaient le chocolat bouillant, la crème de lait et les gâteaux. Odette sirotait en soufflant sur la surface brûlante de son chocolat, avec des mines de minouche effarouchée. Ses lèvres fines grimaçaient sous la chaleur, mais elle avait tellement envie de sentir couler dans sa bouche le sucre de canne chaud mêlé à l’amertume du cacao, qu’elle trépignait presque. Elle avait posé son manchon sur la table. A gigoter ainsi, impatiente et gourmande, l’anneau tomba à terre sans qu’elle s’en aperçût. Elle avait le nez dans la tasse à savourer comme une chatte de concours, quand une voix interrompit sa régalade. Elle leva les yeux. Un grand échalas tenait son cylindre entre deux doigts, il souriait l’air satisfait derrière sa moustache en crocs luisante de cire. Elle le trouva dégingandé mais élégant. “C’est à vous ?” lui demanda t’il d’une voix charmeuse. Puis il éclata soudainement de rire. Odette, surprise, rougit. Alors il lui tendit un mouchoir blanc qu’il fit balancer au ras de son nez. Lequel nez avait trempé dans la tasse, et se trouvait ainsi décoré d’un petit chapeau de chocolat aux bords impeccablement ronds.

La conversation s’engagea, faite de petites choses de surface, des politesses appuyées, des banalités assumées, mais derrière le roucoulis léger, entrecoupé de rires de gorge, ils partageaient, à leur insu encore, quelque chose de plus subtilement délicat. Ils s’en aperçurent quasi ensemble, quand ils eurent de plus en plus de mal à tenir l’échange. Tous deux se turent en se souriant. La nuque leur piquait un peu, une boule, comme un chagrin doux, une émotion infiniment tendre, leur prenait la poitrine. Longuement ils se regardèrent, immobiles, tandis que le ravissement les gagnait. L’une emportait l’un qui emportait l’autre.

Ils se trouvèrent très beaux, séduisants, émouvants, attendrissants, ce qu’ils n’étaient pas plus que ça, au regard des gens qui peuplaient le café. Certains ne les virent même pas, encore moins les remarquèrent. Captifs l’un de l’autre, ils oublièrent le froid, le bruit des conversations, les rires des femmes et les exclamations des hommes qui faisaient leurs gommeux. Dans la tasse d’Odette le chocolat refroidissait. D’un geste machinal, du bout de sa cuillère, elle brisait la croute de crème qui coagulait et qu’elle léchait. Sans doute l’émotion qui l’envahissait, qu’elle cherchait inconsciemment à masquer. Sur sa lèvre supérieure, le chocolat dessina deux petites moustaches. Léon ne dit rien, mais il trouva cela charmant. Odette, le cœur serré par une émotion qu’elle n’avait jamais connue, était proche des larmes, elle s’excusa, prétextant un rendez-vous. Léon se dressa subitement alors qu’elle se levait, lui prit la main à la volée, la retourna, lui baisa la paume lèvres ouvertes. Odette rougit jusqu’aux racines, mais retira sa main doucement, un papillon lui chatouilla le ventre. Elle aima ça. Sur un rythme saccadé, d’une traite, sans respirer, il lui affirma qu’ils ne pouvaient pas ne pas se revoir. Il sentait bien qu’elle le savait. Il bafouillait de plus en plus, et les crocs de sa moustache avaient du mal à résister à la fougue brouillonne qu’il ne parvenait pas à dompter. La jeune femme, d’une voix claire qui l’étonna elle même, accepta. Le “oui” claironna, du moins le crut-elle, elle rosit, regarda à la ronde, personne ne bronchait, la volière, indifférente, continuait à piauler.

Le dimanche suivant ils se promenèrent longuement dans les rues, frigorifiés mais ravis de marcher d’un même pas. Des heures durant. A la tombée de la nuit, ils partagèrent un chocolat chaud en riant, échangeant leurs tasses, se donnant la becquée à la cuillère. Ils se quittèrent fébrilement. Les mains tendues, ils se séparèrent à reculons. Cela dura des mois. Un soir de juin, appuyés contre la rambarde d’un pont, ils échangèrent un long baiser, un baiser qui les dévorait intérieurement depuis des mois. Le lendemain les crieurs de journaux aboyaient l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand. Léon comprit que la guerre ne tarderait pas.

L’été arriva à toute allure, ils se baisaient tous les jours, partout à petits bécots tendres, furtifs, piquants. Parfois le désir était si fort qu’ils forniquaient par bouches interposées, à coups de grandes galoches appuyées, ou de très longs patins dévastateurs, mais ils ne franchirent jamais le Rubicon. Malgré le désir qui les rongeait, jamais ils ne purent s’aimer peau à peau. La jeune femme habitait encore chez ses parents, et Léon, bien que plus âgé, tenait à ce que les choses se fassent selon les règles, et ce faisant, se montrait plus respectueux qu’un nonce apostolique.

Juillet passa comme une flèche. Le trois août, l’Allemagne déclara la guerre, Léon était déjà mobilisé depuis le premier. Emberlificoté dans son uniforme garance et bleu horizon, il parvint à s’échapper un peu le deux au soir, le temps de passer une heure avec Odette, à l’abri d’un mur, à cent mètres de la caserne. Ils restèrent enlacés et balbutiants tout ce temps-là. Odette pleurait sans un sanglot, à larmes continues, ça ruisselait sur son visage comme s’il pleuvait à grandes eaux. Léon, blanc comme amidon, semblait avoir saigné deux jours durant, tant son visage était blême, il avait perdu de sa superbe, et les crocs de sa moustache, qui s’étaient affaissés, lui donnait un air de phoque malade.

La nuit de tous les malheurs tomba comme une faux. C’était un soir de lune noire, Paris était muette, les chats avaient déserté les gouttières. Odette ne dormit pas. Le lendemain à la gare, elle regarda, à demi étouffée par la foule, les volutes de fumée, noires et épaisses qui saluèrent lugubrement le départ du train pour le front. La foule compacte applaudissait, agitait des drapeaux tricolores, Mais Odette, le visage figé, les yeux creusés par le chagrin, ballottée par le peuple à la joie, cherchait désespérément, entre les voilettes et les chapeaux qui roulaient et tanguaient comme une houle démente, ne serait-ce qu’un tout petit bout du visage de son amour en partance.

Tous les jours, elle quittait sa chambrette du quinzième – elle avait quitté le logis de ses parents depuis quelques mois maintenant -, et traversait la Seine vers l’atelier de couture où elle faisait la petite main, à l’entrée du seizième arrondissement. Tous les jours, sur le pont des Mirages , elle s’arrêtait un instant. Les mains crispées sur la rambarde de ses souvenirs, elle parlait à voix basse les yeux fermés, la tête baissée, au coin de ses yeux une petite larme perlait souvent. Tous les jours en passant, elle confiait sa tristesse, son manque aussi, à la statue qui jouait de la trompette au pied de l’une des arches du pont. Elle croyait dur comme fer que son message s’envolerait, là-bas, loin, jusqu’au front.

En septembre 1914, Léon fut envoyé dans la Marne. Le doux Léon fut bien vite déniaisé et grelotta de peur à la première rafale. Le tremblement s’installa, et ne le quitta plus. Alors, à chaque repas, il buvait goulument à la gourde de gnôle que ses camarades faisaient circuler dans les rangs. En avril 1915 il partit à Ypres sous les gaz, en février 1915 ce fut Verdun qui l’enterra dans ses tranchées, il continua à suçoter la gourde avant chaque offensive. La nuit aussi, enveloppé dans sa couverture crasseuse, les pieds gelés, il tétait convulsivement le bidon d’alcool à brûler qu’il prenait soin de remplir au matin. L’alcool dur lui fouettait les sangs, il finissait par s’endormir sous le regard radieux d’Odette et courait avec elle dans les rues de Paris. En mai 1917, il atterrit au Chemin des Dames, le regard hébété et la carcasse amaigrie. Le fer continuait à pleuvoir jour et nuit. quarante neufs mutins furent fusillés le 4, Léon, abruti par la bistouille, obéissait comme un automate. Il tremblait tellement qu’il n’arrivait plus à écrire. Odette reçu une fois de ses nouvelles, en mai 1915. Trois mots griffonnés au crayon de bois sur un mauvais papier. Elle ne réussit à en déchiffrer que quelques bribes, son prénom, et le mot amour amputé de son “u”. C’est du moins ce qu’elle comprit.

Le 8 mai 1917, le sifflet du petit lieutenant au regard triste retentit dès l’aube. Léon, complètement confit dans son jus, l’échelle à peine franchie, fut découpé par une rafale de mitrailleuse. Il ne sut jamais qu’il était mort. Son corps, encore chaud, tomba dans la boue. Son torse, tranché à la taille, ne tenait plus à son bassin que par le dos de sa vareuse. La terre avala son sang.

Ces années durant, le samedi matin, Odette achetait au poulbot qui se tenait à l’entrée du pont un petit bouquet de fleurs qui lui faisait la semaine. Tous les jours elle s’appuyait un moment à la rambarde de fer. Après avoir murmuré son message d’amour à la trompette de la statue vert de gris, elle confiait au courant une fleur et se persuadait que Léon la cueillerait en souriant, au loin, quelque part sur le front.

Le 10 novembre 1917, elle apprit la mort héroïque de Léon, tombé comme un brave en défendant la patrie. Le lendemain matin, au milieu des parisiens en liesse, elle posa longuement ses mains, à l’exact endroit du garde fou où Léon, se souvenait elle, crochait les siennes. Puis elle enjamba la balustrade du pont des Mirages envolés, et sauta dans le fleuve. Sa grande jupe violette s’ouvrit comme une fleur au printemps, les passants eurent le juste temps de voir faseyer son jupon blanc. Elle coula à pic dans le flot protecteur.

UNE HIPPOPOTAME.

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La coquelippotame de La De.

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Illustration Brigitte de Lanfranchi, texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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C’est une grosse dame, Madame l’hippopotame,

On dirait un ballon qui flotte sur l’eau noire,

Une vieille danseuse qui aurait mal tourné,

Son tutu a craqué, on a du mal à croire

Qu’elle a virevolté sur les planches de Broadway.

Sous le soleil couchant, son cul, un gros tam-tam.

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Sa bouche, un nénuphar de taille démesurée,

Bâille quand elle émerge du lac Tanganyika.

Autour d’elle les grands mâles frétillent, quand ils voient

La belle bayadère et ses grands yeux dorés,

S’élever dans les airs et faire des entrechats,

Sa danse vaporeuse les met en  bel émoi.

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Le soleil au zénith, lui aussi est ravi,

Ses rayons rutilants se reflètent sur les eaux,

Sur les rives, tout autour, les animaux en fête

Font une longue ronde sous les ombres replètes,

Des stratus aériens et des lourds cumulos.

Les grands arbres se penchent et bruissent à l’envi.

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Puis le soir est tombé. Sur le velours des eaux

Des vaguelettes courtes se sont misent à ourler,

Sous la brise brûlante venue de la savane,

Un orage violent brusquement a grogné,

Une terrible pluie a noyé les troupeaux.

Les mâles ont entouré la belle courtisane.

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La dame est une gourmande, les costauds affutés,

Sous les assauts multiples, la donzelle a pleuré.

ENTRE LES VIES.

L'œuvre, commandée par Étienne Chevalier à Jean Fouquet, fut exécutée vers 1450.  Ce diptyque est un concentré d'influences flamandes, italiennes et gothiques. Ainsi les détails du trône et de la couronne de la Vierge, le portrait d'Étienne

Fouquet 1450. Vierge à l’enfant entourée d’anges rouges.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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La mort survenait souvent la nuit. Bien sûr pas toujours, mais quand même. Personne n’a jamais su pourquoi, sauf peut-être l’enfant blond assis sur la branche droite de l’étoile.

Alors, après le dernier souffle, nul ne sait ce qu’il advient.

Les âmes disparaissent dans les abimes des mystères, pour reparaître, enfouies au tréfonds d’êtres nouveaux, enrichies par les vies qu’elles ont quittées, habillées de neuf. En silence elles palpitent, guident les nouvelles consciences, sans que celles-ci ne puissent même s’en douter.

La lune est blanche cette nuit. Pas blême, ni rousse, pas même gibbeuse. Les cieux, que les yeux de chair ne percent pas, sont de jais, d’encre noire, de basalte fondu. Un vent d’altitude souffle à découper les montagnes, mais sur terre nul ne le sent. Les rues de la ville sont désertes, au cœur de la nuit le froid sec est tombé. Alors le grand vent, le souffle surpuissant de l’exosphère, a lancé vers le sol  un peu de sa force surhumaine. La terre aime le vent, il lui nettoie la peau, lui caresse le ventre qu’elle a si rond, il la lave des miasmes humains, ces crasseux inconscients.

Asha la grande louve noire s’est matérialisée au centre de la ville, au pied d’une statue équestre. La grande place est figée, les lampadaires se sont éteints d’un coup quand elle est arrivée, le temps s’est arrêté. Sous sa pelisse de poils drus l’animal ne craint ni le vent ni le froid. Invisible aux regards des hommes pétrifiés par le temps interrompu, elle trottine le long des artères dépeuplées, nulle ombre ne la suit. C’est que la bête est morte il y a bien longtemps, là-bas, dans une grotte sèche de la montagne des Esprits entre les bras caressants de Tala l’indienne défigurée. Asha tourne, vire, d’une rue à l’autre, ses yeux de citrine percent les murs. Elle s’arrête parfois, on dirait qu’elle sourit, lève la tête, ses narines humides frémissent, puis elle reprend sa marche chaloupée. Asha sait où elle va. Elle ira s’allonger, langue pendante, sous cette fenêtre aux volets de bois blanc clos pour la nuit. Elle fermera les yeux, sa langue rouge dansera au rythme de son souffle. Appuyée contre le crépi du mur, elle ne bougera plus – on pourrait, mais nul ne peut la voir, la croire morte.

Le ciel est brillant comme il ne l’a jamais été, absolument pur, l’air nocturne est si cristallin que les étoiles sont plus grosses qu’à l’habitude. Elles brillent d’une lueur étrange, vibrent comme des diamants en plein soleil. Sur la branche de l’étoile polaire, le petit prince des âmes, les genoux serrés entre les bras, a rangé sa ligne. Penché à presque tomber il regarde Asha. Il hésite à sourire, l’instant est grave, il réfléchit un instant puis il comprend et se met à rire de bon cœur. Le conteur facétieux, ignorant des subtilités supérieures, écrit sans se soucier, il se moque bien de savoir que la grande  louve ne devrait rien avoir à faire ici, qu’un animal n’entre pas dans le grand cycle ! Mais le blondinet est joueur, il aime tout ce qui va dans le sens de l’amour. Asha poursuivra sa mission.

La louve s’est allongée, elle respire régulièrement, sa langue corail pend sur le côté droit de sa gueule, ses crocs luisent sous la lune écarquillée. Rien ne bouge alentour, la ville est engluée dans la gelée, épaisse mais invisible, du temps arrêté. Et dans ce pur suspens, cet espace hors dimensions, derrière les volets blancs de sa chambre noire, le conteur d’histoires dort comme une oreille sourde. Cela fait des jours qu’il n’a rien entendu, qu’aucune image ne lui est apparue, qu’aucune phrase ne lui a taraudé la conscience, ces phrases étranges qu’il ne construit pas, qui apparaissent comme ça, n’importe comment, n’importe où, ces phrases dénuées de sens immédiat qui s’imposent  à lui comme des nécessités auxquelles il ne peut échapper. Le plus souvent, c’est une courte phrase sibylline, une suite de mots, elle lui colle au cœur, à la peau, le perturbe. Il a souvent tenté de lui échapper ou alors de la modifier un peu, mais c’est impossible, les mots de cette phrase ne font qu’un, ils ne cèdent pas, font bloc, lui grattent les neurones, il ne pense plus qu’à ça. Alors il met plume à terre, biffe, barre, renie tous les efforts qu’il a faits. Le conteur est lâche, impatient de poursuivre l’histoire, il capitule, et cette foutue phrase ! Ces foutus mots ont le dernier mot, il les aligne. Alors la phrase crie victoire, se met à scintiller sur la page blanche de son écran, le conteur souffle, heureux il s’élance.

Cette nuit il n’en est rien, c’est Asha la messagère qui conduit la danse. Les images en foule percent les murs, glissent comme des eaux de couleur entre les mailles distendues du temps, des eaux tantôt brûlantes, parfois tièdes ou glacées s’introduisent silencieusement dans la chambre-refuge, rampent insidieusement sur le parquet de bois clair, s’enroulent autour des pieds du lit, éclatent en bouquets multicolores jusqu’au plafond, s’ordonnent, s’agencent, se mélangent, prennent sens, se tiennent par la main, font une ronde folle sur les murs noirs de la chambre endormie, puis, l’Ouroboros constitué, le serpent de la naissance, de la mort et de la renaissance, ondule sous la couette jusqu’au corps abandonné. De la louve allongée au pied du mur au conteur, les mystères interdits se diffusent, pénètrent le bonhomme, nourrissent son esprit. Et son âme enfouie se pâme.

Au dehors, le ciel est rouge sang, des espaces s’entrouvrent, en jaillissent, qui se tordent et s’emmêlent, des rubans multicolores, la passementerie des histoires humaines, le camaïeu des civilisations disparues, tous les états de la vie, des origines au plus lointains futurs, se rejoignent et s’unissent. La musique des sphères retentit. Cela dure l’éternité d’une poignée de secondes du temps humain.

Enfin, la louve se relève, hurle longuement. Elle tremble, se dilue lentement, les opales de feu de ses yeux pâlissent en dernier. Comme un mirage aux confins du désert, elle disparait. Le jour se lève, les fenêtres s’éclairent, la vie reprend son cours ordinaire sur la terre.

Le conteur s’est réveillé, son esprit, embrumé par les cauchemars de sa nuit qui n’en finissent pas de se dissoudre, s’éclaircit. Il s’est assis devant son clavier, ses doigts courent sur les touches, il est heureux, les images se télescopent sous ses paupières, il écrit.

“Lui” vient de mourir sous les crocs du lion dents de sabre affamé. Son âme grossière s’envole hors du temps, elle file comme une flèche d’or. La gorge éclatée par un fauve, l’âme de “Elle” l’a très vite rejointe. Toutes deux, côte à côte mais ignorante l’une de l’autre, se retrouvent dans l’inconnu de l’ailleurs. Là-bas, aux abords de la nurserie dans laquelle reposent des milliards de bébés dans leurs berceaux de bois précieux, entourés et choyés par une flopée de robots aux grandes ailes blanches emplumées, se dresse une espèce de grand cloître translucide aux fibres parcourues d’éclairs intermittents. Dans l’immense édifice blanc, nichées par couples, les âmes reposent, endormies. Sur chacun des duos, au chaud d’alvéoles dissemblables irrégulièrement disposées, veille un robot aux grandes ailes rouges empennées frémissantes. Entre ces sortes d’anges et les âmes, reliés par des filaments luminescents, se noue un dialogue silencieux qui peut durer le demi-temps d’un soupir de cil, ou plusieurs siècles de temps humain selon le travail nécessaire et l’âge des âmes. Plus elles sont vieilles, plus elles  ont vécu de vies, plus cela va “vite”. Pour les très jeunes âmes de “Elle et Lui”, le travail est immense. Guidées par les puissances aux ailes écarlates, elles vont devoir comprendre le sens de leur première vie. Dans leur alvéole-cocon, elles se débattent, passent du rouge d’andrinople au violet foncé, noircissent, durcissent par instant. Alors les génies se parent de teintes douces, se font gorge de tourterelle, ocre tendre, ambre clair, vert amande, ou rose de quinacridone velouté et apaisant. Les grands anges écarlates émettent aussi des guirlandes de sons, cristallins ou mats comme le bruit léger de la pluie sur l’étang, le souffle du vent d’été dans les feuilles des arbres au soleil couchant, les pleurs des fontaines au printemps, ou encore, quand les jeunes âmes colériques se rebellent à ne plus pouvoir rien entendre, les chérubins, dont la patience est infinie, prennent une couleur cuisse de nymphe, en susurrant à voix de velours la psalmodie assourdie des incarnations finissantes.

“Elle et Lui” travaillèrent cent siècles. Après qu’ils eurent accepté, compris leur première expérience cruelle, après qu’ils eurent décidé, en accord avec leur guide, du choix de leur prochaine vie, le réceptacle dans lequel ils reposaient s’éteignit. Le robot infatigable, aux grandes ailes rouges empennées, tour à tour, ange, puissance, génie ou chérubin, s’en est allé se poser sur le bord d’une autre couche. Il se penche.

Sur la branche droite de l’étoile polaire, le petit prince a levé ses yeux de pierres précieuses, il perce les profondeurs insondables, son regard prend la teinte claire du soleil levant, sourit, de son index droit jaillit une fontaine lumineuse. Dans la nurserie du bout des espaces, les âmes rassérénées de “Elle et lui” se glissent dans les corps boudinés de deux bébés endormis dans leurs berceaux de bois précieux. Bientôt, les robots aux grandes ailes blanches emplumées, déposeront Paul et Virginie sur le grand toboggan qui les enverra, très loin dans le temps, atterrir en douceur, très exactement le quatre vingt seizième jour du Simois de Lumen.

Le conteur aux yeux fatigués a mit le point final à son incompréhensible histoire. Il se lève et s’étire. Les yeux citrine de Asha la grande louve noire peinent à le quitter.

LE FRELON.

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Vespa le Capulet par La De.

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©Brigitte de Lanfranchi – Christian Bétourné. Tous droits réservés.

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Vespa est un frelon qui file ventre à terre,

Son vertex globuleux et son gastre arrondi

Le distinguent des guêpes en habits de panthère.

C’est un vrai cuirassé qui déchire les airs,

Et sa chitine épaisse ne craint pas le roulis.

Son dard est virulent, un regard, il jaillit .

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Vespa est amoureux d’une petite abeille,

En habit de lumière elle danse autour des fleurs,

Mais les clans sont en guerre, inutiles rêveurs.

Aux quatre coins des champs de gros yeux les surveillent,

Juliette fine mouche s’est cachée dans une souche,

Mais Vespa le lourdaud est un frelon qui louche.

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Il a beau la chercher, Juliette a disparu !

Puis le vent s’est levé et Vespa s’est perdu,

Quand la nuit est tombée, les guetteurs sont partis,

Les ruches ont bâillé, ils se sont assoupis.

A l’abri dans sa grotte Juliette a mouliné,

En faisant plus de bruit qu’une troupe de pompiers.

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Près de l’abeille Juliette, Vespa s’est allongé,

Longuement dans le noir leurs trompes se sont cherchées,

Ils ont mêlé leurs sucs dans un très long baiser,

Leurs ailes embrassées comme des soies damassées.

Les couleurs de l’amour brulaient dans la pénombre,

Ils auraient tant aimé que la nuit soit plus longue.

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Mais le coq a chanté, la vie s’est réveillée,

Les guerriers des deux ruches enfin les ont cernés,

La bataille fut rude, on vit beaucoup de corps,

Regards exorbités, par la mort apaisés,

Recouvrir  tout le champ, quel sinistre décor

Pour les deux amoureux aux cœurs dilacérés !

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Vespa le Capulet, Juliette la Montaigu,

Ont péri tous les deux, Shakespeare l’a voulu.

WAKANDA ET TOKELA.

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L’œil du bison.

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Texte Christian Bétourné  – ©Tous droits réservés.

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Au loin, la terre tremble déjà.

Ils dansent pour le soleil, pour la pluie, pour le vent. Les sioux. Souvent. Dansent.

Ce soir le feu est à la rage, les braises, incandescentes sous le Chinook montant, s’envolent, étincelles fugaces, escarboucles bleues, fumerolles en volutes, bouffées brutales qui font perler les yeux des enfants. Flammèches et fumées s’enlacent, tourbillonnent, tournoient, s’étalent, retombent, composent un ballet indéchiffrable, elles chaloupent avec l’indicible. Le feu mordant attaque les demis troncs empilés, ses dents ardentes creusent le bois épais, brisent les branches, tordues au désespoir, qui éclatent en gémissant. Le feu chante, murmure, puis hurle, explose, sa lumière jaune orangée éclaire le campement jusqu’au sommet des wigwams. Par instant il se calme, et l’on ne voit plus briller que les visages échaudés. Le ciel de nuit scintille lui aussi, des millions d’étoiles, poussière du quartz des mondes, brasillent dans l’infini des cieux, et dessinent sur la voûte immense une résille d’ivoire, si pâle, que le jais des espaces sidéraux enrage de ne pouvoir lutter. Tout en haut des montagnes, sur les pics, aux bords des grands ravins de pierres aiguës, dans leurs aires de branches tressées, les grands aigles enfouis dans leurs manteaux de plumes, royaux à têtes blanches, reposent en attendant le jour, quand ils planeront à nouveau, et que leurs ailes seront fusain sur cobalt. Les coyotes frileux se sont tus, les loups gris, allongés apaisés, invisibles aux abords du campement, regardent, hypnotisés, les hommes danser. Dans leurs yeux de cuivre et de citrine les braises du grand feu dansent elles aussi.

Le train des Tatanka approche et les hommes sont affamés.

“Hei, Hei, Hei!”, les hommes oiseaux, aux ailes raides, piétinent en cadence. “Pam, Tatam, Pam, Pam, Pam”, les tambours résonnent dans les ténèbres, rebondissent sur les flancs nus de la montagne proche, la plaine silencieuse tressaille. La sueur coule sur les torses dénudés, les coiffes blanches, brunes, aux panaches parfois teintées de rouge sang séché comme les âmes des grands oiseaux blessés, bruissent, et les guerriers à voix rauque grasseyent les chants sacrés. “Ya-Na-Hana, Ya Na Hana …” !! Les trophées rasent le sol, les plumes des anciens aigles morts reprennent vie, les lourdes couronnes ailées volent, planent comme de grandes voiles vivantes au-dessus du feu, l’attisent et le relancent. Les mocassins, gris de poussière, piétinent, comme des marteaux fous ils frappent le sol en eurythmie. Les Sioux, asphyxiés par la chaleur, la poussière, la fumée, la cadence, ahanent, leurs muscles, gonflés de sang épais, striés de grosses veines bleues prêtes à se rompre, enduits de peintures noir charbon, de lacis blanc pur, de plages carmines, et de tâches d’ocre jaune, roulent sous leur peau brulante. Les dyspnées gutturales des hommes au bord de l’épuisement accompagnent la débauche sonore, la prière sauvage dédiée à Tatanka ! Au-dessus de la scène les esprits des anciens, les âmes des grands bisons nourriciers, planent, tournent et virevoltent, mais seuls les vieux sorciers aux visages scarifiés, aux corps couturés, les hommes-médecine empanachés, hiératiques sous leurs colliers cliquetants d’os polis, de perles multicolores, d’amulettes cachées, participent à la transe invisible. En cercle, au large du feu au paroxysme, les femmes et les enfants aux yeux écarquillés, blottis dans leurs jupes en corolles de cuir, psalmodient à voix basse les chants vivants des âges immémoriaux.

Puis le vent a baissé et le feu est tombé. Au centre du campement endormi, sous la cendre épaisse, la braise agonise en silence, seules quelques petites flammes bleues éphémères se tordent en chuintant. Les plumes, essaimées par les danseurs, se poudrent de velours gris et disparaissent.

Allongé sur ses fourrures, Tokela a trop chaud. Il repose,  nu sous un pagne de peau tannée peint aux couleurs de la chasse, pourtant il transpire comme en plein feu. Demain, si le grand esprit des bisons guide les bêtes sur le chemin qui traverse les plaines, ce sera sa première chasse. A ce jour, il ne connaissait que le bruit terrifiant de la mer de toisons brunes aux cornes acérées, qui, tous les ans, traversait les vastes étendues dans un nuage de poussière ocre. Le jeune Sioux, depuis son enfance, se cachait à l’abri des roches, au milieu des femmes et des enfants apeurés. Le bruit assourdissant, qui faisait trembler la terre et claquer les dents des plus aguerris, nourrissait son imagination, et les histoires racontées, avec force grimaces et cris par les guerriers ensanglantés, avaient, au fil des ans, décuplé son désir de galoper au rythme des puissants Tatanka !

Tokela finit par sombrer dans le sommeil, à l’extérieur les dernières braises crépitèrent avant de mourir, seule la nuit profonde, doucement adoucie par le regard clair des étoiles, enveloppait de velours brûlé le campement silencieux. Au loin, quelque part dans les collines, des loups hurlèrent à la mort prochaine.

Puis Tokela se mit à rêver.

Très haut dans le ciel lapis, l’indien éberlué regardait la plaine. Au loin la forêt roussie par l’automne s’embrasait, les torches incarnates des érables dessinaient dans les feuillages, ocres, rouilles, auburn, fauves, jaune d’or, des grands ormes, des vieux chênes blancs, des cornouillers tourmentés, de longues arabesques étranges et sensuelles. Seules les aiguilles persistantes des pins ponderosa, et les bleus enfarinés des épinettes, échappaient à la mort programmée. Derrière le tapis mouvant des arbres sous le vent du nord, comme une barrière infranchissable qui coupait l’horizon, les Rocheuses aux pics neigeux resplendissaient sous le soleil.

Autour de lui, en larges cercles, portés par les vents ascendants, un vol d’aigles blancs tournoyait lentement. A l’autre bout de l’immensité, une grande tâche sombre, ondoyante et changeante, galopait dans un nuage de poussière qui semblait tamponné d’or fin. Le soleil cavalait entre les cumulus boursouflés, et ses flèches éblouissantes jouaient à révéler les beautés du monde. Tokela fronça le sourcil et vit le troupeau de près. Il pouvait distinguer sans effort jusqu’aux nuances de couleur les plus fines des toisons épaisses, le lustre des cornes claires, l’ardoise de leurs pointes effilés, le noir luisant des mufles des grands mâles, et les manteaux clairs des jeunes bisons de l’année. La grande déferlante de vie fonçait à perdre haleine. En tête de cortège, le front massif des grands buffalos, alignés épaules contre épaules, imprimait la cadence. Sous leurs garrots énormes, des tonnes de muscles, gorgés de sang noir et d’hormones âcres, emportaient la horde sauvage affamée qui déboulait du nord. Il se perdit dans leurs petits yeux ronds, tomba tout au fond jusqu’à sentir leurs âmes en prière.

Il se réveilla en sursaut, Wakanda le secouait depuis un moment. Elle avait l’air fâchée et ses yeux noisette grillée le regardaient durement. Tous les guerriers s’affairaient, et lui dormait comme un opossum dans son terrier ! Tokela avala de travers et le hoquet le prit. Wakanda se mit à rire, un gloussement cristallin et tendre qui découvrait des petites dents régulières. Tokela fondit sous l’ondée fraîche de ce rire spontané. En maugréant un peu, il se leva et sortit en courant du tipi. Seul son cremello aux yeux verts était marqué d’une main noire sur la croupe, comme s’il partait en guerre. Les guerriers sourirent mais se turent. Tous se concentraient en silence, Tokela lui s’agitait sur son cheval qui piaffait sous ses talons. Deux hommes l’encadrèrent et le calmèrent.

Du sommet des deux buttes jumelles, les Sioux se ruèrent. Dans le creux, les bêtes en rangs compacts défilaient en grondant. Les deux troupes de guerriers se postèrent sur les flancs opposés du troupeau. Il fallait les approcher au ras de la masse, en prenant tous les risques, les noircir de flèches, en faire tomber le plus possible pour que la tribu mange à sa faim tout l’hiver. La terre volait en mottes lourdes, et la poussière dense leur brouillait la vue. Mais leurs mustangs, habitués à la chasse, savaient louvoyer, éviter les brusques écarts des bisons, en serrant toujours au plus près leurs proies. Tokela cavalcadait en hurlant. L’odeur violente des buffalos apeurés, le parfum âpre, rance et acide, de leurs longs manteaux de poils détrempés, lui montaient à la tête et le rendaient fou à tuer la troupe entière. Hanska le bien nommé, un colosse qui avait plus de vingt chasses dans les bras, le suivait. Tokela décochait et décochait encore à la volée, mais ses flèches imprécises se perdaient dans la masse brune indistincte. Le jeune guerrier se rapprocha encore des bisons, à frôler un gros mâle, engoncé, du mufle à la selle, dans un manteau de fourrure noir ébène, bouclé dru, épais comme un astrakan. La bête baissait la tête, la course était rude et l’animal protégeait de toute sa taille, une jeune femelle au poil crème. Tokela se pencha, le monstre le surveillait, son œil noir brillant ne le quittait pas, son iris doré semblait tourner comme une spirale, sa pupille qui reflétait le soleil l’aveugla, il crut que l’esprit du bison l’aspirait. Avant qu’il puisse se redresser, Tatanka infléchit soudainement sa trajectoire, sa corne droite déchira le ventre du Palomino. Tokela, désarçonné, perdit l’équilibre et chuta. Sa tête heurta violemment le sol, il perdit connaissance, disparut sous les sabots battants, mais avant que la harde ne l’achève, Hanska, sans effort apparent, se baissa, rasant le sol, sa main gauche attrapa le bras du jeune homme, et d’un coup de rein il le jeta en travers de l’encolure de son cheval.

Ce jour là la chasse fut belle. La grande plaine verte était jonchée de cadavres, tous les Sioux étaient à la découpe.

Wakanda nettoyait à l’eau fraîche les blessures de Tokela, à n’en plus finir. Son crâne était à nu, on l’aurait cru scalpé. Son visage boursouflé n’était qu’ecchymoses, ses paupières si enflées qu’il n’y voyait plus. A demi inconscient, il geignait en bavant des caillots noirs. Son corps entier était griffé de larges balafres sanguinolentes, une jambe dépiautée et tordue comme le bras sur lequel il avait chu, n’étaient que chairs en lambeaux et os brisés. Le sorcier avait bien marmonné un instant à son chevet, mais tous savaient qu’il était perdu. Obstinée, la jeune femme s’acharnait en chantant à voix faible.

Puis elle se tut. Tokela sourit étrangement et expira sans un mot.

Au dessus des Rocheuses, l’étoile polaire apparut en plein jour, plus brillante qu’en pleine nuit. Elle scintilla trois fois comme un œil de diamant brisé. Seuls les loups la virent et s’enfuirent la queue basse en glapissant. Un aigle translucide s’éleva au-dessus du tipi et disparut, avalé par l’azur.